Mathieu OLIVIER « L’IDEE D’EURAFRIQUE DANS LE DEBAT EUROPEEN DES ANNEES 1920 AUX ANNEES 1950 » Table des matières INTRODUCTION 3 L’ENTRE-DEUX GUERRES : ENTRE IDEALISME ET REALISME 4 L’APRES PREMIERE GUERRE MONDIALE : ECONOMIE ET PACIFISME LES PRINCIPES LE COUPLE CAILLAUX-SARRAULT L’EURAFRIQUE AU CENTRE DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES (1933-1938) REVENDICATIONS ALLEMANDES LES DIVISIONS ET LA FIN DE L’EURAFRIQUE DE L’ENTRE-DEUX GUERRES 4 4 5 7 7 8 L’IDEE D’EURAFRIQUE APRES LA SECONDE GUERRE MONDIALE 10 UN DOUBLE OBJECTIF DE CONSERVATISME ET D’ANTI-COMMUNISME LE CONSTRUCTION EUROPEENNE ET LA COOPERATION AFRICAINE LE MARCHE COMMUN ET L’AFRIQUE 10 11 12 CONCLUSION 14 BIBLIOGRAPHIE 15 INTRODUCTION « Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a à côté d’elle l’Afrique. (…) Au 19ème siècle, le Blanc a fait du Noir un Homme ; au 20ème siècle l’Europe fera de l’Afrique un monde. »1 Les pensées des années 20 ont souvent des liens étroits avec les intellectuelles de la fin du siècle précédent. La notion d’Eurafrique ne fait pas exception. Ainsi, Victor Hugo, en 1879, prend fait et cause pour une action européenne en Afrique, alors que, plus de soixante ans plus tôt, en 1814, Saint-Simon livrait une pensée relativement semblable. « Peupler le globe de la race européenne qui est supérieure à toutes les autres races d’Hommes, le rendre voyageable et habitable comme l’Europe, voilà l’entreprise par laquelle le parlement européen devra continuellement exercer l’activité de l’Europe. »2 Dès le 19ème siècle donc, le développement de l’Afrique, structurel et civilisationnel, est intimement lié à l’action commune des nations européennes. Et malgré la résurgence des rivalités impérialistes de la fin du 19ème et du début du 20ème, qui vont avoir raison des visées internationalistes européennes, pour un temps tout du moins, l’idée survit jusqu’aux années 20. De Coudenhove-Kalergi aux multiples théoriciens de l’idée, l’Eurafrique n’a cessé d’agiter les milieux intellectuels, économiques, politiques, dans les années 20 empreintes d’idéalisme et de pacifisme, puis les années 30 géopolitiques et réalistes, épousant la montée en puissance des régimes autoritaires, qui ne signent pas, au contraire, son acte de décès. En effet, après une brève parenthèse durant la Seconde guerre mondiale, l’Eurafrique finit par s’adapter au nouveau monde bipolaire, aux nouveaux enjeux pour les puissances coloniales déclinantes ainsi qu’à la construction d’une nouvelle entité : l’Europe politique et économique, via les négociations du Traité de Rome où s’arrêtera cette étude à la fois chronologique et thématique. Ainsi, si l’Eurafrique a existé en ces trois grandes époques, c’est qu’elle a su s’adapter, en tant que concept, à leurs particularités en devenant tour à tour enjeu de paix et de puissance. 1 2 Discours de Victor Hugo lors du banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage le 18 mai 1879. De la réorganisation de la société européenne, Henri Saint-Simon (Comte de), 1814 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 3 L’ENTRE-DEUX GUERRES : IDEALISME ET REALISME L’après première guerre mondiale : économie et pacifisme Les principes C’est surtout à la suite de la Première Guerre mondiale que va ressurgir l’idée d’Eurafrique. On reprend alors en partie l’idée internationaliste pacifiste des années 1880 et de certains intellectuels des années 1900-1910, comme Charles Andler par exemple.3 A la même époque, « La Dépêche coloniale », organe du parti colonial d’Eugène Etienne, milite ainsi pour une « politique d’apaisement et de conciliation avec l’Allemagne ». De ce fait, l’Eurafrique des années 20 prend notamment la forme d’accords commerciaux entre Européens sur le territoire africain comme au Kameroun ou en Afrique Equatoriale Française avec la création de sociétés germano-françaises.4 Le conflit mondial pousse les Européens à voir en l’Afrique une possibilité de développement économique mais surtout une opportunité d’en finir avec les rivalités en plaçant ce développement sous la coupe d’une entité supranationale. Le député de Charleroi, Jules Destrée, en 1917, avance par exemple l’idée d’une fédération des Etats européens intéressés à l’Afrique dirigée par un Comité fédéral européen. Ce projet comporte deux volets, « la mise en valeur par de grands travaux des richesses agricoles et minérales des immensités africaines » et « la protection et l’éducation des Noirs », pour un objectif plus global : « en finir avec la guerre ».5 Alors que, la même année, le Labour britannique choisit également l’angle de la supranationalité en proposant le transfert des colonies de l’Afrique tropicale à la League of Nations, l’Afrique entre de plein pied dans les réflexions ayant trait à la recherche de la « paix juste »6 en Europe. En effet, selon certains intellectuels et politiques, les dispositions du Traité de Versailles, et notamment son article 1197, représentent un risque majeur. Car pour le député français Pierre Renaudel, déposséder l’Allemagne de ses colonies revient à la priver de débouchés pour sa production et d’un exutoire pour sa population : « on la mettait dans l’obligation de s’assurer une autre colonie, la Russie. »8 En résumé, comme l’écrit Charles Gide9, seule une « union douanière africaine » supranationale serait à même de garantir une paix plus sure à l’Europe. L’influence des prises de positions évoquées est notable chez le plus célèbre des animateurs de l’idée d’unité européenne, le comte Richard de Coudenhove-Kalergi. Ainsi, en 1923, il 3 Celui-ci prône, en pleine première guerre mondiale « une large autonomie accordée à toutes les colonies européennes de l’Afrique Centrale » afin « de ménager l’amour propre de toutes les métropoles. » Il rejoint ainsi les thèses du pacifiste anglais, l’écrivain et journaliste Edmund Dene Morel. 4 On notera le cas des concessions de la Ngoko-Sangha, la Compagnie forestière de la Sangha-Oubangui et la Compagnie de l’Ouhamé-Nana qui passèrent en partie sous contrôle allemand après la cession de certains territoires coloniaux par la France. (Sur le passé de l’Afrique Noire, Georges Mazenot, L’Harmattan, 2005) 5 Pour en finir avec la guerre, Les Cahiers de l'Eglantine n°8, p. 53, 1917 6 Selon l’expression de la Confédération Générale des Travailleurs (CGT) française en 1919. 7 Selon l’article 119, « L'Allemagne renonce, en faveur des principales puissances alliées et associées, à tous ses droits et titres sur ses possessions d'outre-mer. » 8 Discours à la Chambre, 26 septembre 1919. 9 Dans la Revue d’économie politique, dont il est l’un des fondateurs. L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 4 décrit sa vision de la Paneuropa comme une fédération européenne qui comprendrait toutes les colonies européennes en son sein, « entre la ligne droite de Petsano à Katanga à l’Est et de l’Atlantique à l’Ouest ».10 Il n’exclut de ce concept que la Grande-Bretagne, jugé atlantiste davantage que continentale. Coudenhove-Kalergi ne fait ici que reprendre des objectifs déjà évoqués : la mise en valeur économique et culturelle de l’Afrique par l’union des capitaux et des forces techniques européennes et l’apaisement européen par la redistribution des colonies aux Etats qui n’en disposent pas.11 Coudenhove-Kalergi utilise vraisemblablement le premier le terme d’ « Eurafrique »12 et la définit comme libérale et non nationaliste tournée vers la mise en valeur du territoire et l’égalité absolue des droits individuels. L’Afrique devient sous sa plume un « fonds de commerce pour les Européens où l’on renoncerait à toute souveraineté nationale. » Une tâche difficile de développement qui ne peut être accomplie que par une entité supranationale : l’union des forces européennes. Ainsi, Coudenhove-Kalergi écrit en 1930 : « Cet empire de l’avenir ne peut être exploité que par le travail commun européen. Les Européens (…) devraient commencer en Afrique à prendre conscience d’eux-mêmes en tant que membre d’une communauté. »13 Ainsi l’Afrique est toujours considérée comme une réserve de matière première, ce qui rejoint l’idée de Eugène Guernier, théoricien français du « fuseau continental », pour qui le continent eurafricain constitue « une aire d’harmonie économique non pas issue de quelque plan velléitaire des hommes, mais puisant sa réalité et sa force dans l’irréfragable réalité des choses, œuvre du soleil souverain ».14 L’Afrique pourrait donc construire l’union européenne, la « conscience » européenne comme l’écrira en 1955 l’un des précurseurs italiens de l’entre-deux guerres, d’Agostino Orsini, qui affirme qu’« il n’y aura pas d’Europe sans Afrique ».15 Dans l’entre-deux guerres l’Eurafrique est donc partie prenante d’un développement économique et d’un idéal européen basé sur l’apaisement des rivalités nationales. Le couple Caillaux-Sarrault Un couple de politiques français, Albert Sarrault et Joseph Caillaux, va porter cette double idée économique et pacifiste par la construction d’un bloc eurafricain. Ainsi, Joseph Caillaux, qui s’attache à l’intérêt économique, parle dès 1925 d’une union douanière franco-allemande et propose en 1927 à l’Allemagne une « collaboration aux colonies et dans les affaires d’Asie »16. 10 Paneuropa, Coudenhove-Kalergi, 1923. A savoir l’Allemagne, la Pologne, la Tchécoslovaquie et les Etats balkaniques et scandinaves. 12 Les avis des auteurs divergent sur ce point entre les auteurs italiens et français notamment. 13 Paneurope ABC, Coudenhove-Kalergi, 1930. 14 L’Afrique, champ d’expansion de l’Europe, Eugène Guernier, Ed. Armand Collin, 1933. 15 D’Agostino Orsino est le précurseur italien de la notion d’Eurafrique, souvent cité aux côtés de Eugène Guernier comme l’un des fondateurs du concept. Il prône en effet en 1934 une union eurafricaine centré sur la Méditerranée et dont le centre serait Rome. (Eurafrica. L’Europa per l’Africa. L’Africa per l’Europa, Geopolitica, P. D’Agostino Orsini, n° 2, p. 90-96, 1934) 16 Le secrétaire général du parti radical et proche de Caillaux, Jean Montigny, plaidait également pour une collaboration coloniale entre les deux pays, tout comme Paul Claudel en 1925. 11 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 5 L’Allemagne, qui avait besoin de matières premières et de débouchés, ce dont disposait la France, devait s’entendre avec cette dernière en manque de main d’œuvre et de capitaux, abondants outre-Rhin. Cette idée de mise en valeur rationnelle et collaborative de l’Afrique par l’Europe et le couple franco-allemand est ralliée entre 1925 et 1930 par de nombreux pacifistes et socialistes, par quelques radicaux, mais également par des membres de la Ligue des Droits de l’Homme et du Grand Orient de France et par le mouvement Jeune Europe de Jean Luchaire, partisans d’une révision du traité de Versailles. Dans tous les cas, les projets paneuropéens, regroupés grâce au travail de La Revue des vivants de Henry de Jouvenel, relevaient de trois positions. La première17 affirmait que les colonies devaient conserver leur caractère national dans la propriété et l’administration mais être exploitées de façon supranationale. En second venaient les initiatives prônant une tutelle de la Fédération européenne, puis enfin celles prévoyant de donner aux « colonies » un statut égal aux pays européens à l’intérieur de la Fédération. Ces projets ont un accueil positif dans certains milieux de la SDN ou au Bureau International du Travail, séduit par le contrôle international de l’exploitation. Ainsi, son directeur Albert Thomas estimait dans une interview en 1931 qu’on ne pourrait créer l’Europe qu’en l’unissant dans une entreprise qui pourrait bien être l’équipement de l’Afrique. Mieux, la réalisation de grands travaux publics européens en Afrique permettrait de lutter contre le chômage issu de la crise de 1929, ce que la SDN confirma dans une résolution adoptée en septembre 1931.18 On assiste en France à une montée de l’européanisme chez une partie des socialistes et des démocrates chrétiens, de la revue Politique notamment, qui reprennent l’idée de donner aux pays sans colonies les débouchés qu’ils réclament en Afrique. Ainsi, la formule de Marcel Déat dans Le Populaire en 1930, « Faites l’Europe, sinon faites la guerre », est non seulement à comprendre au sens premier mais également à celui de « Faites l’Afrique ». L’Eurafrique est donc à la fois une doctrine pacifiste, politique et économique. Chez certains leaders radicaux, notamment chez Albert Sarrault, le deuxième artisan de l’ancrage de l’idée d’Eurafrique en France, le projet de fédération européenne construite par l’Afrique devient donc un cheval de bataille. Sarrault s’y attelle notamment dans Grandeur et servitude coloniale en 1931 mais c’est surtout en 1933, à la faveur de son poste de ministre des colonies, qu’il choisit de s’exprimer : « La délégation française envisage les jours prochains où il sera possible que certaines nations européennes qui n’ont pas de colonies puissent collaborer à la tâche des nations colonisatrices pour la réalisation d’une grande oeuvre : la mise en valeur d’immenses continents comme l’Afrique (…). »19 Il semble cependant qu’en 1933, l’époque ne soit plus à la construction pacifiste. Jusqu’en 1938, les débats vont progressivement venir se greffer aux rivalités entre pacifistes et anti-fascistes, à mesure que l’Allemagne nationale-socialiste prend forme. C’est le cas du projet de Robert Mangin. Pour lui, « l’Afrique apparaît liée à l’Europe au point d’être dans une majeure partie organiquement intégrée. » (Europa y África: juicios federalistas, L.Lerugar, Cuadernos de Estudios Africanos, 1953. 18 Celle-ci stipule qu’ « il convient d’envisager l’exécution de grands travaux publics entrepris en commun par des collectivités publics ou privées sur des territoires européens ou extra européens. » 19 Allocution lors de la conférence du désarmement à Genève le 6 mars 1933. 17 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 6 L’Eurafrique et les relations franco-allemandes (1933-1938) Revendications allemandes Les réactions à l’intervention de Sarrault à Genève ne se font pas attendre. Ainsi le sénateur Maurice Ordinaire les qualifie de « dangereuses rêveries » et de « souveraine imprudence ». Pour Charles Ageron20, Sarrault aurait dû « comprendre qu’il avait soulevé le couvercle de la boîte de Pandore. »21 Car l’Allemagne comprend aussitôt que ses velléités africaines, mûries depuis la première guerre mondiale et développées par la discipline géopolitique allemande, reviennent à l’ordre du jour.22 En effet, dès la première guerre mondiale, le projet d’Afrique centrale allemande, ou Mittleafrika, traduit la vision coloniale outre-Rhin : les colonies africaines devaient, en tant que signe de la puissance allemande, atteindre le même rôle que l'Inde pour l'Empire britannique. Et si le traité de Versailles met fin aux colonies allemandes, l’idée ne s’éteint pas. Le 20 novembre 1920, le gouvernement allemand remet au Conseil de la Société des Nations une note témoignant de son désir de voir le pays désigné comme puissance mandataire. En 1924, la Deutsche Kolonialgesellshaft23, présidée par le docteur Schnee, pose même l’octroi de mandats comme condition à l’entrée de l’Allemagne à la Société des Nations. Pour les intellectuels allemands, l’heure est donc à la redistribution équitable des parts africaines. Certains, comme Walter Hagemann, n’hésite pas à évoquer une compétition entre nations : « Ce serait faire preuve d’un grand esprit de prévoyance que de nous assurer en temps voulu une participation à l’exploitation de ces vastes territoires (…), ultime réservoir de matières premières quand les nations européennes auront perdu leurs colonies d’Asie et d’Amérique. »2425 La question des colonies devient de plus après le traité de Versailles une question d’honneur pour Berlin avec la déclaration du ministre français des Colonies en 1919 estimant que « si l’Allemagne [avait] été chassée de ses colonies, c’est qu’elle y avait apporté des méthodes indignes d’un peuple civilisé. »26 Renoncer aux colonies revient de fait à l’indignité nationale. Les coloniaux et les partisans allemands de la théorie de l’Eurafrique poursuivent donc avant tout deux objectifs : la révision du traité de Versailles et la mise en valeur économique de l’Afrique par les nations européennes, avec, dans le rôle principal, l’Allemagne.27 20 L'idée d'Eurafrique et le débat colonial franco-allemand de l'entre-deux-guerres, C.AGERON, Revue d’Histoire Moderne et contemporaine, p.446, 1954. 21 Certaines inquiétudes avaient déjà surgi. Léon Archimbaud, président du groupe colonial à la Chambre se déclarait ainsi troublé en 1932 par « le rêve toujours présent en Allemagne d’une restitution des colonies perdues. » 22 Notamment les théories d’Haushofer. Voir l’article Political geography of panregions, John O’Loughlin et Herman van de Wuster, The Geographical Review, 1990. 23 Société coloniale allemande. 24 Cahier n°14 de la collection Deutschtum und Ausland, Walther Hagemann. 25 L’Allemagne utilise même un argument des plus forts : celui du versement des réparations décidées par le Traité de Versailles. Pour elle, seul l’octroi d’un domaine colonial solide peut lui permettre de s’acquitter de cette « dette ». 26 Déclaration de Henry Simon le 17 septembre 1919 à la Chambre des députés, 27 Comme l’écrivait Hans Zache dans la revue de la Kolonialgesellshaft en 1928 : « L’Allemagne seule a l’excédent de population suffisant pour mener à bien cette transformation, sans elle l’existence de l’Europe ne pourra être assurée. (…) Sans la collaboration de l’Allemagne, l’Afrique demeurera un trésor improductif. » L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 7 Ainsi, en 1933, la main tendue de Sarrault apparaît comme une opportunité d’acter la liquidation du Traité de Versailles et également de redonner à l’Allemagne une place digne de sa puissance. Celle-ci en profite pour réaffirmer ses positions. Elle ne réclame ni plus ni moins que la restitution des colonies africaines perdues en 1919 ainsi que l’octroi de nouveaux territoires aux dépens d’autres peuples moins énergiques. Berlin et son représentant Von Papen refusent désormais le principe des mandats de la SDN et cherchent une pleine et entière souveraineté sur ces territoires, refusant d’être restreints à un rôle d’apporteur de main d’œuvre et de capitaux. L’Allemagne exige désormais catégoriquement – elle le fait officieusement depuis 1930-193128 - l’égalité des nations en préalable à tout accord sur une union ou une fédération européenne. Divisions et fin de l’Eurafrique de l’entre-deux guerres Offrir à l’Allemagne révisionniste une possibilité de débouchés et de marchés de matières premières ne pouvait raisonnablement plaire à une partie de la classe politique française. Si le Plan du 9 juillet29 reprend sans hésiter les idées de Coudenhove, l’heure est à l’abandon des thèses eurafricaines ou à leur utilisation à des fins d’apaisement, la division rejoignant celle de l’anti-fascisme et du pacifisme.30 Sur ce point, la position des gouvernements anglais et français sont assez similaires, Lord Halifax et Léon Blum31, notamment dans son discours de Lyon du 24 janvier 1937, étant chacun favorable à la discussion avec l’Allemagne. L’Eurafrique, dans le sens de l’entente européenne sur les colonies, devient de fait un possible dérivatif à offrir à la puissance montante de Berlin. Mais la division en France est profonde entre anti-fascistes et pacifistes. Ainsi, les milieux pacifistes et la gauche non communiste applaudissent les initiatives d’apaisement. Au contraire, quand Albert Sarrault dénonce en 1936, le 30 janvier exactement, la « situation injuste de certains pays », le radical patriote Franklin-Bouillon s’exclame « Mais c’est exactement ce que dit Hitler ! » De même, à la gauche de la SFIO, on juge impensable de confier des territoires et le gouvernement d’indigènes à une Allemagne en plein développement national-socialiste. La conférence de Munich va en quelque sorte clore le débat, le mythe du dérivatif donné à la puissance allemande prenant rapidement fin. Le dernier à utiliser le concept d’Eurafrique après 1938-1939 semble en quelque sorte avoir été Hitler, suivi de quelques Français « anglophobes » et de quelques Italiens. Il reprenait ainsi les théories de Erich Obst, théoricien allemand, qui voyait l’Eurafrique comme une « unité politique dominée par l’axe germanoitalien » et des géopoliticiens allemands à la suite d’Haushofer au début de la seconde guerre mondiale dont le but était « de garder les USA et l’URSS neutres pendant que l’Axe vaincrait la France et le Royaume-Uni et instituerait un nouveau régime dans leurs anciennes L’Allemagne refuse en 1930 le projet d’Union Européenne porté par la France pour ce motif. Signé par Jules Romains et Paul Marion notamment. 30 Ainsi, le député conservateur britannique, Sir Samuel Hoare, à la SDN le 11 juillet 1935 ou encore Paul Bastid, président de la commission des affaires étrangères de la Chambre en octobre 1935, prônent une révision de la question coloniale allemande et italienne afin d’éviter les conflits italo-éthiopien ou la montée des revendications allemandes. 31 Respectivement président du Conseil britannique et président du Conseil français en 1937. 28 29 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 8 possessions coloniales, qui seraient inclues dans l’Eurafrique ».3233 Pour le Führer, l’Allemagne travaillait ainsi à faire de l’Europe l’espace vital de l’Allemagne et à terme à faire de l’Afrique l’espace vital de l’Europe. Se trouverait ainsi réalisé le mythe eurafricain prédit par le docteur Schacht le 30 janvier 1933, jour de l’accession au pouvoir d’Hitler, à Coudenhove-Kalergi : « Vous verrez, Hitler fera la Paneurope ! » Political geography of panregions, John O’Loughlin et Herman van de Wuster, The Geographical Review, 1990. 33 Voir les cartes fournies dans Political geography of panregions, John O’Loughlin et Herman van de Wuster, The Geographical Review, 1990. 32 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 9 L’IDEE D’EURAFRIQUE APRES LA SECONDE GUERRE MONDIALE Un double objectif : conservatisme et anti-communisme Au lendemain de 1945, l’idée d’Eurafrique doit s’intégrer au nouvel ordre mondial. D’une part, les pays colonisateurs ont perdu de leur superbe, et d’autre part, les deux superpuissances sont résolument anticolonialistes. Ainsi, l’idée d’Eurafrique conserve son aspect géopolitique dans le sens du territoire, face aux blocs américain à l’Ouest et soviétique à l’Est proposant une réponse au défi économique et militaire posé par la Guerre froide naissante. Ainsi, comme durant l’entre-deux guerres, l’Eurafrique vaut surtout par la théorie de la complémentarité économique, et le continent noir est avant tout vu comme une réserve de matières premières et d’hydro énergie, comme décrit dans l’ouvrage de l’Autrichien Anton Zischka en 1952.34 Pour le militaire et romancier français Pierre Nord, l’alliance formée aurait même le potentiel d’une « grande puissance moderne type USA ou URSS ».3536 C’est l’opinion des Français surtout mais également des Britanniques37 qui estiment que l’Europe ne peut que devenir la proie des deux blocs alors que l’Eurafrique avec ses 35 millions de kilomètres carrés et ses 600 millions d’habitants peut résister. L’Eurafrique présente donc un double intérêt, celui de l’existence, pour l’Afrique, et de la puissance conservée pour l’Europe et surtout pour la France, soucieuse de se gagner une place dans le gouvernement du monde en conservant et en mettant en valeur son Empire, dont l’importance dans la Libération du pays en 1944-1945 a fortement marqué De Gaulle. Les publications de militaires ou coloniaux38 sont éloquentes sur ce point. Persuadés de la décadence de la France en présence du « danger communiste » et des « manœuvres » américaines, ils appellent à la construction d’une union eurafricaine, afin d’assurer le redressement du pays. Pour le général André en 1954, La France ne doit pas hésiter « à prendre la tête du mouvement eurafricain seul mouvement capable de rendre à l’Europe sa place dans le monde, démographiquement, politiquement, économiquement. »39 La question est donc sans conteste d’ordre géopolitique. Mais elle est également d’ordre idéologique. L’Eurafrique apparaît en effet comme un rempart à la subversion communiste venue de l’Est. Un bloc eurafricain fort, autour de puissances européennes occidentales et indépendantes assurerait de contenir l’avancée communiste comme l’écrit le député des Deux- 34 Afrique, Complément de l'Europe, Anton Zischka, Robert Laffont, 1952. Cet ouvrage livre une étude complète du projet économique eurafricain. Il préconise l’exploitation de millions de tonnes de gisements de charbon, de minerais de fer ou encore, devant l’augmentation continue de la demande pétrolière européenne, celles des ressources sahariennes d’In Salah, de Hassi Messaoud et d’Edjelé. 35 L’Eurafrique, notre dernière chance, Pierre Nord, Arthème Fayard, 1955. 36 Eugène Guernier estime quant à lui, que l’Eurafrique peut représenter la « troisième force mondiale ». 37 La France, le Royaume-Uni et la défense de l’Afrique dans les années 1950, S.-M. Decup, Histoire des rapports politico-stratégiques, Cahiers du CEHD n° 3, p. 75-94, 1997. 38 Tels les généraux Meynier (rédacteur en chef d’Eurafrique) et Carpentier (directeur et rédacteur en chef de la Revue militaire générale) 39 Cité dans Le projet d’Eurafrique en France (1946-1960) : quête de puissance ou atavisme colonial ?, Papa Dramé et Samir Saul, Guerres mondiales et conflits contemporains n°216, 2004. L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 10 Sèvres, André-François Mercier, parlant de l’effort à accomplir pour « soustraire » l’Afrique française au « péril jaune » ou communiste qui la menace.40 De plus, la conservation de l’Empire et l’avancée communiste sont étroitement liées, l’URSS favorisant les mouvements nationalistes africains. Pour la France, l’intégrité de l’empire et le combat contre l’influence communiste en Europe comme en Afrique sont donc deux aspects d’une même politique. D’autant que le domaine militaire vient se mêler à ses considérations, l’Afrique se présentant comme une base arrière de repli ou de lancement face à la menace nucléaire venue de Moscou.41 Les puissances coloniales occidentales doivent conserver les colonies sous contrôle et répondre au communisme, au monde bipolaire, et aux velléités nationalistes africaines. Construction européenne et coopération africaine Avec l’émancipation progressive des peuples africains, l’Eurafrique prend peu à peu un visage de coopération entre Européens et Africains plutôt que d’une mise en valeur de l’Afrique par l’Europe au profit de la seconde. Les actions de Léopold Sédar Senghor ne sont certainement pas étrangères à cette évolution. Ainsi en 1952, lors d’un débat parlementaire, le député du Sénégal s’interrogeait : « L’Eurafrique dont il s’agit, est-ce une Eurafrique à la française, dans l’estime et l’égalité réelle, ou est-ce l’Eurafrika à l’allemande, celle du pot de fer et du pot de terre ? »42 Mais, dans le même temps, l’Association des Amis du Sahara et de l’Eurafrique continue d’œuvrer en faveur d’une Eurafrique conservatrice et de liens d’ordre coloniaux afin de « conserver intacte la civilisation gréco-latine de ce petit continent européen. »43 Si l’Eurafrique apparaît dans le début des années 50 comme un débat essentiellement français, et à moindre ampleur britannique et belge, il va rapidement gagner les sphères européennes. En effet, les apôtres français de l’Eurafrique se rendent rapidement compte que, même en cette période des Trente Glorieuses, la France seule ne peut assurer la mise en valeur du continent africain. L’enjeu est donc européen : obtenir des partenaires du marché commun les financements pour le développement de l’Afrique, en particulier des territoires de l’Union Française, tout en la conservant si possible sous une influence bien française. Un projet de note de 1955, émanant de la direction des Affaires politiques44, propose ainsi d’inviter les Pays-Bas, l’Italie et l’Allemagne « non pas à un partage de territoire (…), mais à une œuvre de coopération » en Afrique, afin de faire face aux périls nationaliste, communiste et américain. Les premières institutions européennes, la Ceca et la CED, n’associent pas d’emblée les territoires d’outre-mer.45 En effet, le 9 juillet 1949, répondant à Senghor sur la place de l’Afrique au Conseil de l’Europe, la réponse du ministre Robert Schuman est claire : sauf 40 Revue Union française et Parlement, juin 1957. On notera notamment nombre d’articles sur le sujet publiés dans la Revue de Défense nationale ou un article du Général Némo, Les aspects militaires des problèmes africains, dans la Revue militaire générale, en octobre 1959. 42 Débat parlementaire du 17 janvier 1952. 43 Extrême urgence de la création de l’Eurafrique, Général Meynier, revue Eurafrique, 26 février 1958. 44 Cité dans Le projet d’Eurafrique en France (1946-1960) : quête de puissance ou atavisme colonial ?, Papa Dramé et Samir Saul, Guerres mondiales et conflits contemporains n°216, 2004. 45 La Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca), créée le 18 avril 1951, précise en son article 79 « qu’il est applicable aux territoires européens des Hautes Parties Contractantes. » 41 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 11 « indirectement » par le biais de l’Union Française, « ne se poseront et ne seront traités au Conseil de l’Europe que des problèmes européens ». C’est lors des débats portant sur le projet d’une Communauté politique européenne (CPE) que la question de l’association des Tom aux différentes institutions européennes se pose avec la plus grande acuité. L’article 38 du projet de Communauté Européenne de Défense prévoit, en effet, de donner à l’Europe une structure fédérale. Pour cela, l’étude d’une Constitution européenne est confiée, le 11 septembre 1952 à la Ceca et à une commission constitutionnelle créée pour l’occasion. Son rapport est lui aussi limpide : « Le nombre de sièges pour chaque pays ne préjuge pas la question de la participation des territoires d’outre-mer à la Communauté; il appartiendra à chaque pays (…) d’effectuer (…) une répartition convenable des sièges dont il dispose. » La réaction de Senghor ne se fait pas attendre. Estimant que la République française comprend la métropole et les territoires d’outre-mer, il estime aussitôt qu’il « est inadmissible que la France ne soit représentée que par les 63 députés attribués à la France métropolitaine, comme à l’Allemagne et à l’Italie » et propose que le nombre de sièges soit calculé en tenant compte des 40 millions d’habitants des Tom. Seulement, malgré le combat de Senghor, isolé, l’intégration de l’idée d’Eurafrique à la construction européenne s’éloigne inexorablement du volet politique. Devant les nombreux obstacles, c’est en effet dans le domaine économique que la question de l’association eurafricaine ressurgit. Afrique et marché commun La France et la Belgique présentent, lors des négociations sur le marché commun, un mémorandum sur les conditions d’une association des Tom. Les deux pays listent trois exigences : un accès progressif et non discriminatoire des Etats membres aux marchés des territoires d’outre-mer, un régime de préférence pour les productions agricoles de ces territoires et, surtout, la participation des membres à un fonds d’investissement pour le développement économique des Tom. Ce dernier point, les partenaires européens de la France préféreraient l’éviter. C’est notamment le cas de l’Italie, occupée à développer le Sud de son propre territoire mais aussi de l’Allemagne et des Pays-Bas réticents à investir dans des territoires sous contrôle principalement français. Ce n’est qu’en mettant l’accent sur les justifications politiques de son projet46 que la France arrache un accord favorable. Ainsi, la quatrième partie du traité de marché commun signé le 25 mars 1957 à Rome est consacrée à l’association des pays et territoires d’outremer.47 La victoire est de taille pour Maurice Faure qui, le 21 février 1958, n’hésite pas à considérer « les dispositions du Traité de Rome, qui touchent à ces questions de l’association des Tom à la Cee, [comme] les plus 46 Dans un contexte international tendu du fait de la nationalisation du canal de Suez par Nasser et du début du conflit algérien, le projet représente selon la France la garantie de conserver les colonies dans le giron occidental. 47 Les articles 131 à 136 définissent les objectifs de cette association qui vise en premier lieu le développement économique, , social et culturel de ces territoires, via les fonds européens de développement notamment. L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 12 originales et, peut-être, les plus constructives du Traité. »48 L’unité européenne en construction, l’Afrique associée au mouvement, l’Eurafrique semble alors être en marche. 48 Commission de coordination économique métropole-outre-mer, 21 février 1958. L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 13 CONCLUSION L’Eurafrique est-elle réalisée pour autant ? La réponse n’est pas facile à fournir. L’association des Tom à la CEE, découlant essentiellement d’une volonté économique, n’en a pas moins eu des effets en terme de développement via les Fonds Européens de Développement, surtout dans le cas de l’Algérie.49 Le vieil idéal eurafricain semble sur ce point s’être adapté à la réalité. Cependant, l’ampleur territoriale bien moindre que celle envisagée de prime abord dans les théories50 pousse à relativiser ce constat. La Grande-Bretagne ou le Portugal, essentiels en Afrique, en sont exclus, et seuls six pays européens y participent. On est donc bien loin d’une Paneurope de Coudenhove ou d’un fuseau continental de Guernier et plus proche d’une Françafrique qui ne porte pas encore son nom. Peut-on pour autant parler de « néo-colonialisme », la France confiant à l’Europe ses anciennes colonies ? L’objet de cette étude n’est pas de trancher. Cependant, il semble que l’Eurafrique du Traité de Rome ait pu permettre à la France de conserver son influence politique plus durablement que les autres anciennes puissances colonisatrices. S’il n’est pas dans l’objet de cette étude de traiter du bilan de l’association des Dom Tom au Traité de Rome, il convient en conclusion d’en mentionner l’importance. D’autant qu’aujourd’hui encore, les tentatives d’Union Méditerranéenne reflètent en partie les mêmes problématiques. Malgré des débuts difficiles, les auteurs s’accordent à donner aux FED des vertus positives sur les bénéficiaires. 50 Outre les DOM TOM français, le Togo et le Cameroun (territoires sous mandat), les territoires associés à la CEE sont : le Congo belge, les territoires (sous mandat belge) du Rwanda et du Burundi, le territoire (sous mandat italien) de la Somalie et la Nouvelle-Guinée (colonies néerlandaise de l’Océan pacifique). 49 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 14 BIBLIOGRAPHIE En français Paneuropa, Coudenhove-Kalergi, 1923. L’Afrique, champ d’expansion de l’Europe, Eugène Guernier, Ed. Armand Collin, 1933. L'idée d'Eurafrique et le débat colonial franco-allemand de l'entre-deux-guerres, C.Ageron, Revue d’Histoire Moderne et contemporaine, 1954. Afrique, Complément de l'Europe, Anton Zischka, Robert Laffont, 1952. La France, le Royaume-Uni et la défense de l’Afrique dans les années 1950, S.M. Decup, Histoire des rapports politico-stratégiques, 1997. Le projet d’Eurafrique en France (1946-1960) : quête de puissance ou atavisme colonial ?, Papa Dramé et Samir Saul, Guerres mondiales et conflits contemporains n°216, 2004. La question de l’Eurafrique dans la construction de l’Europe de 1950 à 1957, Avit Désirée, Matériaux pour l'histoire de notre temps n°77, 2005. L'Eurafrique dans les négociations du traité de Rome, 1956 – 1957, Rik Schreurs, Politique africaine n° 49, mars 1993. L'Eurafrica des Italiens, La revue Geopolitica conscience géographique du régime fasciste, Marco Antonsich, Outre-Terre no 11, 2005. En anglais Political geography of panregions, John O’Loughlin et Herman van de Wuster, The Geographical Review, 1990. En espagnol Europa y África: juicios federalistas, L.Lerugar, Cuadernos de Estudios Africanos, 1953 L’idée d’Eurafrique des années 20 aux années 50 15