Texte des communications

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A.R. S. I. N. O. E.
Autre Regard Sur l’Inceste pour Ouvrir sur l’Espoir
Actes des journées d’étude et de réflexion franco-québécoises
Angers 9 – 11 mai 2006
Sous la présidence de Roland COUTANCEAU
Inceste : un autre regard sur les différences culturelles
et les situations de handicap.
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« in ARSINOE, Actes des journées d’étude et de réflexion franco-québécoises, Angers 911 mai 2006, site www.arsinoe.org »
Pour tout contact : [email protected]
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Sommaire des communications
Inceste : un autre regard sur les différences culturelles et les
situations de handicap.
Agressions sexuelles, inceste : approche interculturelle.
Amérindiens face à l’inceste. Une perspective anthropologique.
Gilles BIBEAU
………………………………………….…………… ….4
Le tabou de l’inceste consanguin et symbolique à travers la culture française, maghrébine et
tamoule (Sri Lanka)
Yolande GOVINDAMA………………………………………… ………………..13
Le cercle de guérison pour les hommes Amérindiens en milieu carcéral
Bob et Johanne BOURDON………………………………………………………..23
Double trahison : Inceste et religion. Quel avenir pour ces souvenirs ?
Jean-Bernard POCREAU et Lucienne Martins BORGES………………………24
L’inceste en Afrique
Etsianat ONDONGH-ESSALT…………………………………………………….37
Agressions sexuelles et handicaps. Constat et perspectives.
Message d’ouverture
Paul JEANNETEAU………………………………………………………………..52
Sexualité et abus sexuels chez les enfants et adolescents porteurs de handicap.
Henri Nhi BARTE ……………………………………………………… ………..56
Maltraitance, violences sexuelles sur des personnes "handicapées mentales" : briser le tabou.
Nicole DIEDERICH…………………………………………………… …………..73
Sexualité et déficience intellectuelle. Quel espace entre protection et reconnaissance du désir
Denis VAGINAY………………………………………………………………… .82
2
Regards pluridisciplinaires.
L’amour et la mort, le sexe et la violence à la lumière de l’anthropologie spirituelle.
Michel FROMAGET……………………………………………………………
100
Expérience d’un partenariat de dix ans avec la justice dans la prise en charge thérapeutique
des victimes d’agression sexuelle et de leur famille.
Dominique FREMY……………… ………………………………………………113
Justice et réparation. Peut-on « réparer » des agressions sexuelles ?
Michel SUARD…………………………………………………………
……… .118
Quand l’enfant victime devient adulte : principales étapes d’une lutte contre la répétition…
pour tenter de l’éviter.
Jean-Paul MUGNIER……………………………………… ………………… …131
Présentation des intervenants…………………………………………………… … …137
3
Amérindiens face à l’inceste, une perspective anthropologique.1
Gilles BIBEAU
Professeur au Département d’anthropologie, Université de Montréal.
L’inceste est-il meurtrier ? Existe-t-il vraiment des liens entre l’inceste et le suicide des jeunes
filles autochtones ? Est-il davantage meurtrier chez les jeunes filles et les femmes autochtones qui
choisissent huit fois plus souvent de se donner la mort que leurs consoeurs canadiennes? Il semble
impossible de répondre à ces questions. Dans une pratique de douze ans, la psychanalyste Ginette
Raimbault n’a rencontré, écrit-elle dans Incestes (2005), que deux fois l’issue dramatique du suicide
chez une jeune femme et chez un jeune homme qui avait connu l’inceste. Il est vrai que la situation des
jeunes filles autochtones du Québec a sans doute peu à voir avec celle des femmes que la
psychanalyste française rencontre dans sa pratique.
Le désir de mourir et son accomplissement fatal dans certains cas s’expliquent, si on s’appuie
sur ce que disent les jeunes survivantes de tentative de suicide, par le fait qu’elles avaient cru trouver
dans le suicide une issue à une impasse relationnelle confuse, à une situation désespérée et au
sentiment que leur avenir était bouché. À travers ces passages à l’acte «pour s’en sortir», le jeu avec la
mort se révèle des plus préoccupants. Les comportements autodestructeurs tels que la tentative de
suicide, l’automutilation, l’abus de l’alcool et/ou des drogues et les troubles de l’alimentation chez les
filles autochtones sont autant de «conduites à risques» qui exposent ces filles à une probabilité non
négligeable de se blesser et de mourir, de détruire leur avenir personnel, de mettre leur santé en péril.
Sans doute faut-il considérer que les très nombreuses tentatives de suicide chez les filles
amérindiennes sont de vrais passages à l’acte suicidaire au même titre que le suicide complété.
Ces passages à l’acte d’auto-destruction, souvent mortels, signalent ni plus ni moins la
prégnance massive de la mort dans la psyché de ces jeunes femmes en même temps qu’ils manifestent
un désinvestissement dangereux de la parole à l’égard de la souffrance reliée au trauma sexuel et à
l’inceste en particulier. L’impossibilité de dire cette souffrance précipite la jeune fille dans le silence,
en dehors de l’espace social, dans une exclusion d’autant plus porteuse de désespoir que la vie
communautaire définit largement l’identité dans les petites communautés amérindiennes, surtout dans
le cas des communautés géographiquement isolées.
Un cadre pour penser l’inceste : la mise en jeu répétitive de la sexualité et de la mort
La perspective que je propose pour interpréter l’inceste en milieu amérindien s’ancre dans une
réflexion qui combine l’histoire, l’anthropologie et la psychanalyse. Je soutiens que nous assistons,
dans les communautés autochtones, à un phénomène arborescent et systémique de la violence où la
sexualité et la mort sont violemment et répétitivement mises en jeu. Lorsque le sujet traumatisé est luimême traumatisant pour celles et ceux qui partagent, avec lui, une même enveloppe narcissique
commune, on peut penser que « le trauma, vécu par l’un, prend valeur de rappel traumatique
insupportable et de blessure narcissique impansable, pour l’autre » (Kaës 1989 : 177). Dans le cas
Ce texte a été rédigé en m’appuyant sur les travaux de Denis NOËL, un membre de l’équipe de recherche-intervention du
projet NOKITAN que je dirige. Cette équipe travaille dans les communautés Atikamekw.
1
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amérindien, nous devrions dire « impansable pour les autres », particulièrement pour les jeunes filles
qui deviennent souvent la cible de la violence des pères. Kaës évoque l’idée d’une co-production
traumatique affectant l’ensemble de l’espace psychique partagé par une famille et éventuellement par
toute une communauté. Il ne s’agit pas, pour chaque relance traumatique, d’un simple ajout, mais d’un
renvoi dénégateur en miroir d’une immensité parfois abyssale. Autrement dit, la violence et la
souffrance qu’elle réveille chez l’un, par défaut d’être justement contenues, élaborées et intégrées, sont
indéfiniment renvoyées d’un sujet à un autre, comme une balle folle, rebondissante, meurtrissante, que
personne n’est en mesure de garder, d’abriter pour en guérir.
Le phénomène de la co-production traumatique en tant qu’horizon pour penser l’inceste est à
son comble et repérable comme tel dans les communautés autochtones, notamment lors d’épisodes de
crises répétées, provoqués par des suicides en rafale, alors que les intervenants des services sociaux
appellent à l’aide faute de ne plus pouvoir contenir la souffrance, ni répondre à la demande d’aide
intrapsychique de la communauté. Le psychanalyste dirait que nous sommes ici confrontés à une
situation dans laquelle on peut penser que narcissisme et pulsion de mort sont antagonisés.
L’anthropologue ajouterait que les repères symboliques et éthiques servant d’étayage à la fonction de
paternité s’affolent et se brouillent : dans le cas d’un bouleversement radical du champ culturel comme
celui qui a affecté les sociétés amérindiennes, c’est d’abord la figure du père qui se révèle la plus
fragile ou qui tend à prendre le bord ; la maternité est bien sûr elle-aussi l’objet d’un glissement des
repères de certitude mais sans être aussi profondément affectée dans ses fondements. Le sort de la
fonction paternelle se révèle être prisonnier de la violence structurelle qui a historiquement déstructuré
en profondeur les nations amérindiennes.
Alors que l’on assiste à une croissance démographique significative dans les communautés
autochtones, les chercheurs remarquent une augmentation importante du nombre de foyers
autochtones dans lesquels la mère s’acquitte seule de l’ensemble des fonctions parentales ; on trouve
aussi un nombre grandissant de jeunes mères célibataires, ce qui aggrave la problématique de la nonreconnaissance de la paternité par les enfants ; enfin, les enfants d’une même mère sont souvent de
plusieurs pères, ce qui contribue à amplifier la reconfiguration de la figure paternelle dans les familles
autochtones (Affaires Indiennes et du Nord Canadien, 1985-1999). Ces faits révèlent non seulement la
fragilité au sein des couples et dans les relations familiales mais aussi l’existence d’un écart
grandissant entre jeunes hommes et jeunes femmes au niveau des relations amoureuses et familiales.
Les repères traditionnels de la filiation sont subvertis, les questions que les enfants se posent au sujet
de leur origine sont reformulées dans un cadre qui mélange souvent le réel, le symbolique et
l’imaginaire.
À l’heure du post-colonialisme et de la post-modernité qui prévalent dans l’ensemble des
sociétés occidentales (y compris au Québec), le climat familial et social dans les communautés
autochtones au Québec apparaît marqué par un double mouvement. D’une part, un nombre important
de personnes travaille avec conviction à l’intégration des forces d’intégration et au renforcement des
liens sociaux au sein des communautés ; d’autre part, beaucoup d’autres personnes, jeunes et adultes,
entretiennent sans toujours le vouloir l’anomie dans leur communauté à travers la multiplication de
comportements destructeurs et autodestructeurs. Or dans ce second groupe, on compte certains
hommes qui occupent des fonctions politiques importantes : leur inadéquation leur confère une figure
d’Autorité défaillante, laissant ainsi entrevoir une souffrance du côté de l’énoncé de la Loi dont ils
sont par ailleurs les représentants. La défaillance des leaders politiques autochtones traduit la blessure
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qui affecte les communautés ; elle vient encore renforcer la fragilité de la figure des pères en tant que
chefs de famille.
Impossible de s’y tromper, le phénomène de la violence est vaste et multiforme dans les
communautés amérindiennes du Québec. Les manifestations de cette violence sont d’ailleurs
reconnues par la majorité des membres des communautés autochtones depuis la fin des années 90
comme l’élément le plus important qui fait obstacle à la reconstruction identitaire des Premières
nations. Une étude de l’EAPA (1991) révèle que 40% des adultes autochtones reconnaissent qu’il
existe un problème de violence dans les familles ; 62% disent que l’abus généralisé d’alcool et de
drogues a des effets néfastes sur le PIMADIZIWIN (Pelletier, 1999). L’inceste et l’abus sexuel des
enfants, les agressions physiques sur la mère, la maltraitance des enfants et les conduites à risque des
parents incluant la négligence parentale, créent au sein même des familles un environnement auquel
les enfants, filles et garçons, ne peuvent se soustraire. Du côté de l’espace publique, collectif, les
enfants sont confrontés, dès les premières années de leur vie, avec la mort violente et les blessures de
proches, associées à des conduites à risque sous différentes formes, abus d’alcool, accidents
d’automobile, noyades etc. Notons que l’abus d’alcool est presque toujours associé aux tentatives de
suicides, aux suicides, ainsi qu’aux agressions sexuelles (Coloma, 1999 ; Groupe d’étude sur le
suicide, 1994)
Une longue histoire collective de violence et de traumas
Avant d’examiner plus en profondeur le phénomène des rapports entre violence et sexualité
sous l’aspect fondamental de la violence incestueuse, il apparaît important de considérer les différentes
violences qui ont été imposées aux Premières nations au cours de l’histoire. Nous pensons à cinq
coups de force majeurs qui ont déstabilisé les sociétés autochtones depuis la période historique du
Contact : 1) les épidémies ; 2) la promulgation de la Loi sur les Indiens (1867) ; 3) l’implantation des
réserves sur les territoires et les nombreux déplacements de population concomitants ; 4) l’exploitation
à outrance des ressources du territoire et 5) l’entreprise de civilisation et de conversion forcée à travers
l’instruction et l’éducation des enfants Autochtones. Ces coups de force ont provoqué des
changements structurels profonds dans l’organisation et dans l’ordre social des communautés,
déstructurant les fondements mêmes de leur forme de vie et entraînant la perte de repères éthiques
dont nous sommes à même d’identifier, quelque quatre siècles après l’arrivée des Blancs en Amérique,
les conséquences pour les personnes, les familles et les communautés.
En 1996, la Commission Royale d’Enquête sur les Peuples Autochtones mettait à jour
l’idéologie ségrégationniste et le racisme qui sous-tendent, depuis le XVIIe siècle mais encore
aujourd’hui, l’inégalité des rapports entre la société dominante et les Premières nations. De plus en
plus d’experts autochtones et non autochtones conviennent que la violence structurelle adressée aux
Premières nations par l’état canadien est responsable de la détérioration de balises culturelles
fondamentales et du vacillement des valeurs organisatrices de la représentation et de l’être au monde
autochtone.
Or l’impact de ces transformations radicales continue de détériorer et de mettre
dangereusement en péril la fonction paternelle et la figure de l’Autorité essentielle garante de la
sécurité et de l’interdit qui lui est attenante. La violence sexuelle s’étaye sur le défaut de cette fonction
qui fait vaciller la construction de l’identité masculine dans les communautés. Nous sommes à même
de constater aujourd’hui que la solidarité entre les femmes et les hommes s’est effritée à un point tel
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que de plus en plus de familles sont dirigées par des mères seules et que les mères seules délaissent,
dans une bonne proportion, la pratique d‘inscrire le nom du père de leurs nouveaux-nés.
Pourtant, c’est sur un véritable système de coopération, de connivence et d’échange entre les
vivants, entre plantes, animaux et humains (y compris les esprits) que les sociétés amérindiennes
avaient érigé leurs stratégies de subsistance et les stratégies de procréation, dans un climat de respect
et de partage ritualisés pour tous les protagonistes, ignorant la violence sexuelle (Descola, 2005 ;
Tanner, 1979) Les Relations des Jésuites décrivent les sociétés autochtones qu’ils fréquentèrent au
XVIIe, à l’est du Canada, comme des sociétés dont l’organisation interne était fort paisible. Ignorant
comment les règles, la cosmogonie et le rapport au monde de ces sociétés animistes et nomades étaient
arrimés à l’Ordre symbolique, les Jésuites s’étonnaient du fait que la permissivité inhérente au
processus d’éducation des enfants donnait des résultats plus probants que la méthode européenne du
«surveiller et punir». L’anthropologue Jacques Leroux parle d’une permissivité dans l’éducation et
d’une absence de coercition dans l’exercice de l’autorité.
Les Jésuites souhaitèrent néanmoins réguler la liberté des mœurs des jeunes Indiens grâce à la
conversion religieuse, notamment par le contrôle de la sexualité avant mariage et par le rituel de la
confession des péchés. Le baptême aura pour conséquence, à travers l’imposition d’un nom chrétien,
de détruire le processus traditionnel de nomination des enfants qui était ancré dans la croyance en la
réincarnation, prégnante chez tous les peuples autochtones de l’Amérique du nord ; à terme, la
pratique des noms fondés sur la filiation patrilinéaire viendra remplacer les usages antérieurs qui
étaient beaucoup plus complexes. C’est ainsi qu’une nouvelle modalité de l’Ordre et de la Loi s’est
lentement imposée sur les corps et sur les esprits des Amérindiens et a profondément changé les
manières de nommer les enfants, d’habiter l’espace domestique, de construire les rapports au sein de la
famille élargie, de penser la filiation, et plus largement de se situer dans le monde.
Les solidarités familiales et économiques ont été mises à mal dès le XVIIe siècle avec
l’introduction de l’économie marchande sur les territoires de la forêt boréale. Le mode de production
indigène n’a pas eu d’autre choix que de s’articuler sur l’économie marchande, mettant ainsi fin à
l’exploitation collective, par petite bande, sur de vastes territoires (Leroux, 1995). La figure d’Autorité
fondée sur le prestige du savoir sur la nature que représentait le grand chasseur s’est affaissée, en
même temps que s’effritaient les solidarités lignagères, que se démantelaient les systèmes d’échange,
économique et politique, entre les diverses communautés ; tout ce système reposait sur les qualités de
l’intelligence, sur les ressources de la ruse, et sur le savoir qui permettaient non seulement la survie
biologique des bandes mais aussi le maintien de leur monde qui tirait sa vitalité et sa force de la
communication avec les esprits maîtres des animaux. La pratique de la parole chamanique dont le
pouvoir de persuasion permettait de rassembler et de guider quelques familles sous un leadership
spirituel n’a cessé de se détériorer, jusqu’au point d’être remplacé par les églises pentecôtistes de
toutes sortes (Tanner, 1979).
Le mouvement de démantèlement du système d’échanges politiques s’est intensifié après que
la Loi de 1876 sur les Indiens soit venue sanctionner la destitution de l’Autorité autochtone
traditionnelle et que les Conseils de bande (des unités administratives isolées les unes des autres) aient
privés les Autochtones de tout pouvoir réel sur le jeu de la diplomatie extérieure et sur les décisions
concernant leur propre communauté, y compris pour tout ce qui touchait aux ressources naturelles sur
le territoire. La création des réserves s’est faite dans ce contexte. Les différents groupes appartenant
aux grandes nations ont été installés dans des espaces étriqués, des no man’s lands, qui leur furent
7
assignés, à l’écart de la vie des citoyens canadiens à laquelle ils sont pourtant assujettis. Les Indiens
ont été mis sous tutelle, réduits au statut d’enfants incapables d’assumer par eux-mêmes leurs
responsabilités, et soumis à l’administration canadienne dans un rapport de dépendance politique et
économique humiliant.
Chez les Algonquins, par exemple, la transformation du mode de production s’est achevée
vers le milieu du XVIIIe siècle. À cette époque, c’est l’industrie forestière qui a commencé à envahir
la forêt boréale, privant les Indiens de leurs territoires de chasse. De nombreux témoins de cette
époque rapportent les scènes d’éthylisme auxquelles s’abandonnèrent les Autochtones dans le but
d’apporter un remède puissant mais éphémère à l’abandon de leurs activités traditionnelles, à leur
pauvreté et aux maladies (Leroux, 1995). Les détériorations et les pertes territoriales subies et le
confinement juridique de la population dans l’espace de la réserve, un espace d’enfermement qui
prévaut encore en toute légalité aujourd’hui, ainsi que les arrachements, les déplacements des
communautés et les établissements forcés ont constitué une attaque sévère face à l’espace psychique
interne et à ses contenus à hautes valeurs symboliques et imaginaires. On peut se demander si la
violence de l’inceste père-fille ne vient pas mettre en acte la violence sexuelle du conquérant qui
s’emparait autrefois du corps des femmes ennemies en même temps qu’il annexait le territoire des
vaincus. C’est là une piste qu’il serait sans doute instructif d’explorer.
La création des Pensionnats à l’usage exclusif et obligatoire des enfants Indiens pendant plus
d’un siècle a aussi beaucoup déstabilisé les fondements culturels, linguistiques et identitaires des
sociétés amérindiennes, achevant en quelque sorte le processus de la mise en réserve. L’impact
traumatique de l’épisode des pensionnats est considéré par plusieurs experts autochtones comme une
tentative intentionnelle de génocide culturel de la part des autorités canadiennes. Il s’agit de
l’entreprise la plus efficace de désubjectivation des membres des Premières nations : la langue
maternelle était interdite de pratique dans les murs des Pensionnats, le système de croyances et des
valeurs, la transmission orale ainsi que tous les objets de la transmission (mythes, rituels, et autres
manières de faire autochtones) étaient dévalorisés par les autorités religieuses en place (Noël et Tassé,
2001). L’intégrité de la famille a aussi été touchée à travers la séparation de ses membres mais aussi à
travers la diaspora des enfants disséminés dans les différentes institutions loin de leur famille. Bon
nombre de familles amérindiennes ont alors adopté un mode de vie sédentaire pour se rapprocher de
leurs enfants, d’autres étant contraintes, à l’époque de la fréquentation obligatoire des pensionnats, à se
déplacer pour habiter définitivement dans une réserve. L’autorité parentale a ainsi été confisquée et
usurpée par les autorités religieuses. Dans l’enceinte des Pensionnats, de nombreux enfants furent
victimes d’abus sexuels, de violence physique et de violence psychologique, autant de manifestations
du racisme à l’égard des Autochtones et du dénigrement de leur culture.
Une déstructuration majeure de l’identité culturelle des enfants s’est alors faite, suite aux
ruptures multiples, aux pertes et aux traumas sévères qu’il leur a fallu intégrer isolément,
individuellement, sans le recours aux repères traditionnels contenant, soutenant et structurant de la
famille puisque le père et la mère étaient eux aussi incapables de faire sens de ce maelström. À la
sortie du pensionnat, plusieurs jeunes, plongés dans un mutisme traumatique, ont retrouvé une famille
appauvrie et un père autrefois valorisé pour ses qualités de chasseur qui était désormais destitué de son
autorité, coupé de ses activités traditionnelles, chômeur et arborant une identité d’alcoolique ou de
dépressif (Noël et Tassé, 2001). L’état de précarité économique, associé à la violence structurelle, qui
prévaut jusqu’à ce jour dans les réserves, peut être considéré comme une forme d’agression majeure
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qui porte atteinte aux droits fondamentaux des Amérindiens, provoquant la destructuration des
familles et affectant la sécurité des enfants ainsi que leur développement (Chamberland, 2003).
L’effondrement des limites étayantes et les situations de catastrophe sociale
L’effondrement des limites étayantes caractérise les situations de catastrophe sociale. De
l’histoire de la violence à l’égard des Premières nations procède soit l’annihilation soit la perversion
des systèmes imaginaires et symboliques inscrits dans les institutions sociales que s’étaient données
les sociétés amérindiennes. On peut penser que l’inceste d’abord ainsi que toutes les agressions
sexuelles logent dans cet espace de déstructuration des fondements des sociétés autochtones, la
catastrophe de destruction sociale dont ces sociétés furent victimes se transformant dans des conduites
d’auto-destruction de la part des figures d’autorité, y compris des pères, conduites auto-destructives
parmi lesquelles il faut compter l’inceste. Kaës a écrit que l’ensemble des systèmes imaginaires et
symboliques ont été touchés, notamment « les énoncés fondamentaux qui régissent les représentations
partagées, les interdits, les contrats structurants, les places et les fonctions intersubjectives, l’économie
des rapports narcissiques, des renoncements pulsionnels, des pactes dénégatifs et défensifs » ainsi que
« les rites régulateurs des passages vitaux, de la vie à la vie, de la vie à la mort, de l’amour et du deuil,
lieux de mémoire, représentations imaginaires et symboliques de l’origine et des figures fondatrices »
(Kaës, 1989 : 179).
La colossale violence libérée par cette désagrégation des étayages culturels se retourne contre
l’ensemble de la société, sans doute dans des comportements anti-sociaux dirigés contre l’ennemi
extérieur mais plus encore peut-être contre soi-même, dans des conduites d’auto-destruction qui
touchent surtout les familles les plus déstructurées au niveau de l’autorité parentale, celles dans
lesquelles la figure du père se révèle la plus problématique. En réalité, c’est l’intégrité de la famille et
de sa capacité à se constituer comme un espace de protection capable de transmettre des savoirs et des
valeurs qui a été attaquée en profondeur, principalement en désagrégeant la figure du père et de
l’Autorité, hier fier gardien ancestral de la Loi ou de la Tradition. L’entrée forcée des nations
amérindiennes dans la modernité a été accompagnée, depuis le XIXè siècle, d’une désagrégation
culturelle progressive qui touche véritablement l’ensemble de la vie des Premières nations.
Aujourd’hui, la post-modernité qui secoue les valeurs de l’Occident presse à nouveau les sociétés
amérindiennes à faire rapidement d’importantes transformations sociales, économiques et
technologiques, ce qu’elles se révèlent souvent incapables d’entreprendre. Ces pressions sont tenues
partiellement responsables du malaise des jeunes, garçons et filles, des nations autochtones qui
intériorisent le conflit profond entre l’appartenance au monde de la Tradition et l’obligation de réussir
dans le monde compétitif de la culture nord-américaine. Adolescentes et adolescents vivent sur la
frontière de plusieurs mondes, à la jonction de divers systèmes de normes face auxquels ils arrivent
d’autant plus difficilement à se situer que leurs parents semblent incapables de leur fournir des repères
clairs.
La violence sexuelle à l’égard des filles et des femmes
La problématique du suicide, bien qu’elle puisse être sous-évaluée selon plusieurs experts
(Kirmayer, 1994, ; CREPA,1995), est aujourd’hui largement documentée sur un plan
épidémiologique. Ce sont les jeunes hommes entre 15 et 25 ans qui s’enlèvent davantage la vie dans
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les communautés ; les filles pour leur part commettent beaucoup plus de tentatives de suicide.2 Un
suicide est tout de suite de notoriété publique dans une communauté ; il n’en va pas de même pour la
violence sexuelle qui une fois dévoilée, incrimine, antagonise et/ou victimise les protagonistes, autant
la victime que l’agresseur, lequel est souvent un proche. Même si l’importance des délits sexuels dans
les communautés est difficile à évaluer, les études et les témoignages des femmes autochtones
indiquent que la violence qui sévit dans les communautés est un problème envahissant, insidieux et
complexe (John Hylton 2002). Selon la recherche Knightingale (1991), les témoignages affirment que
80% de la population autochtone a expérimenté la violence directement dans sa famille ou
indirectement en en étant le témoin. Toujours selon cette étude, plus de 50% des femmes autochtones
disent avoir été abusées sexuellement.
Selon Pelletier (1999), ce sont les femmes et les enfants de moins de quinze ans qui sont
victimes d’agressions. Nous savons par ailleurs que les femmes autochtones rapportent cinq (5) fois
plus d’agressions sexuelles que les hommes (Cree Injury Study, 2004). En tant qu’agresseur mais aussi
parfois en tant que victime, il est possible que les hommes se prêtent moins facilement au dévoilement
des agressions sexuelles que ne le font les femmes. Quoiqu’il en soit, ces derniers seraient davantage
exposés à des agressions physiques alors que les jeunes filles et les femmes font davantage l’objet de
la violence sexuelle imposée presque exclusivement par les hommes, souvent par des apparentés. Le
phénomène de la violence à l’égard des filles et des femmes dans les communautés, est répétitif,
persistant et invasif, et les touche depuis la petite enfance. Il s’agit pas seulement d’actes isolés
participant du cycle plus large de la violence auquel les hommes sont aussi soumis (ce que nous
sommes habitués à entendre dire), mais d’un continuum de violence multiforme qui frappe beaucoup
plus durement les filles et les femmes que les garçons et les hommes.
La transgression de l’interdit de l’inceste par les pères avec leurs filles apparaît, dans un
environnement aussi profondément anomique, comme une manifestation indéterminée, sans doute
aussi insignifiante, d’une violence fondamentale qui s’attaque aux étayages culturels les plus profonds
des sociétés amérindiennes. Les pères apparaissent engagés dans une sorte de jeu extrême avec la
mort, avec leur propre mort et celle de leurs enfants face auxquels ils démissionnent souvent. La
violence des hommes s’exprime en effet dans les différents registres de la vie privée et de la vie
collective ; leurs comportements destructeurs ou autodestructeurs sont présents dans l’espace
domestique, entre autres à travers la violence sexuelle et dans l’espace public, souvent par des
conduites d’auto-destruction.
Ce paysage infernal nous invite à envisager la question de l’inceste sur l’horizon beaucoup plus large
des sources de la violence familiale, de la dévalorisation de la figure paternelle et de l’affaissement des
régulateurs éthiques dans les communautés amérindiennes. La question de l’inceste père-fille est en
effet affectée par la conjoncture globale de la violence associée aux ruptures sociales catastrophiques
où elle se pose et par l’affaissement des étayages culturels dans les communautés.
L’inceste, la désintégration de la fonction paternelle et le suicide chez les filles autochtones
Les enquêtes canadiennes sur la santé des jeunes autochtones ne distinguent pas l’inceste des
autres formes de violences sexuelles. Les diverses violences sexuelles sont le plus souvent
Le taux de suicide des jeunes femmes autochtones, entre 15 et 24 ans, est huit fois plus
important que celui de la moyenne nationale canadienne. (Canada, 2003)
2
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documentées et répertoriées sous la rubrique générale de la violence ou encore sous celle de la
violence dite familiale. Une telle classification révèle et reconnaît, malgré sa faible spécificité, la
souffrance des couples et les formes de violence de toutes sortes, y compris sexuelle, qu’on trouve
dans les familles. Elle passe néanmoins sous silence la dynamique destructrice spécifique qui s’opère
au sein d’une famille entre des personnes qui ont un statut d’autorité parentale et occupent une
fonction responsable à l’égard des enfants, sur leur corps et sur leur esprit dont ils doivent assurer le
développement. Dans les documents, les données statistiques l’emportent souvent sur la description
des contextes dans lesquels sont posés des gestes transgressifs, les auteurs des études perdant de vue le
sens respectif des divers types de transgressions et négligeant l’analyse de leur impact destructeur
singulier non seulement sur les sujets mais aussi sur le lien familial et social qui en ressort toujours un
peu plus fragilisé.
À travers l’imposition de la sexualité adulte sur le corps de l’enfant, on peut dire que I’abus
incestueux nomme à la fois la transgression d’une loi régissant les échanges sexuels, la perversion des
fonctions parentales et la désorientation de la position des pères à l’égard de la transmission. Peut-être
faut-il rappeler ici que l’interdit de l’inceste est lui-même en voie de perdre sa dimension structurante
dans les rapports intergénérationnels au sein des familles depuis que «le consentement» a pris le pas
sur «l’interdit» dans les textes de lois, au Canada comme dans bon nombre d’autres pays ; un indice de
son repositionnement dans l’imaginaire se trouve dans le fait que le terme d’inceste ne figure plus dans
le DSM-IV. Ce qui est perdu à travers cet oubli de l’inceste, c’est son effet dévastateur sur les limites
étayantes qui fondent l’ordre éthique, les processus de transmission intergénérationnelle et la
possibilité même de toute vie sociale. « Le mélange des sexes, des générations, du lit, du licite et de
l’interdit s’y confond dans une indifférenciation et une confusion où les rôles et les places n’obéissent
qu’aux caprices des pères tout-puissants » (Raimbault, 2005 : 24). Dans le cas des pères amérindiens,
il faudrait sans doute plutôt parler de pères profondément impuissants qui sont réduits à exprimer leur
violence auprès des personnes les plus faibles, celles-là mêmes qui sont les plus proches d’eux. La
transgression de l’interdit de l’inceste devient une réponse accessible pour les pères Autochtones qui
ne savent plus comment, ou qui ne se sentent plus en mesure de, se faire le support de la fonction
paternelle pour les membres de leur famille.
L’abus sexuel incestueux peut être un facteur déterminant dans la précipitation des
comportements destructeurs et autodestructeurs chez les filles autochtones en ce sens que cette
violence singulière qui les atteint menace de détruire l’image qu’elles se font d’elles-mêmes, de leur
corps, de leur psyché et de leur future maternité ; les jeunes filles apparaissent d’autant plus
profondément blessées par l’inceste que celui-ci les frappe à un âge alors qu’elles sont en plein
développement. L’inceste est en quelque sorte paradigmatique de toutes les autres violences dont elles
sont les victimes, comme si l’effondrement du barrage organisateur que constitue l’interdit de l’inceste
ouvrait la porte à toutes les autres transgressions sexuelles et aux conduites auto-destructrices chez les
victimes d’inceste. Il reste cependant difficile d’établir des liens directs entre l’inceste et le suicide ou
les tentatives de suicide chez les filles autochtones.
Les fils des pères Autochtones vivent un conflit d’appartenance important entre la tradition
qu’on leur demande de soutenir à tout prix et l’obligation de réussir dans la culture moderne. Pour être
de «vrais hommes»3, peut-être croient-ils qu’ils doivent jouer avec le risque de la mort et
Plusieurs groupes Autochtones avaient choisi de s’appeler «Les vrais humains, les vrais
hommes». Les Innus, les Inuits, les Anishnabe témoignent de cette réalité.
3
11
éventuellement l’imposer aux autres ? Les activités qui recherchent le vertige et son contrôle servent
sans doute chez bon nombre d’entre eux à exorciser le sentiment d’impuissance qu’ils éprouvent dans
le quotidien. Or à l’heure d’aujourd’hui, dans les territoires étriqués où les gouvernements ont enfermé
les réserves, dans le contexte de discrimination dont ils sont l’objet, dans les conditions de pauvreté
dans lesquelles les hommes vivent, la précarité vient marquer de son empreinte l’identité masculine.
L’homme amérindien apparaît exilé de la place de chasseur et de gardien de la vie qui était la sienne
dans son univers d’autrefois, notamment dans l’espace de la famille ; l’homme autochtone
d’aujourd’hui semble avoir perdu le pouvoir, comme le faisaient ses pères et ses ancêtres, de maintenir
la Loi et de fabriquer du lien social du côté de la vie. La perte de ce pouvoir de la part des hommes est
d’autant plus inquiétante que les femmes sont les premières à payer le prix de l’affaissement de la
paternité.
On ne pourra sans doute venir à bout des incestes que dans une refondation de la position des pères
dans les familles amérindiennes.
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Le tabou de l’inceste consanguin et symbolique à travers la culture
française, maghrébine et tamoule (Sri Lanka)
Yolande Govindama
Maître de conférences-H.D.R. Université René Descartes
psychologue-psychothérapeute- Expert près de la cour d’appel de Paris.
Avant d’introduire le sujet, il convient de préciser ce que nous entendons par le concept de
« culture ». En effet, ce concept qui est né sur le terrain de l’ethnologie et de l’anthropologie n’a pas
cessé de diviser les praticiens et les chercheurs. En ce qui nous concerne, nous nous sommes toujours
référée dans notre démarche d’ethno-psychologue de terrain à la pensée de M. Mauss (1899 ; 19231924), car elle nous semble la plus adaptée à la clinique et particulièrement à la clinique
psychanalytique. Et pour illustrer notre propos, nous allons nous référer à des « vignettes cliniques ».
Compte tenu que nous allons traiter du tabou de l’inceste et de son rapport aux interdits dans le
droit (la loi), nous commencerons par la définition de Tylor qui précède la pensée de Mauss. En effet
en date de 1871, Tylor précise que la culture est un ensemble complexe impliquant tous les savoirs, les
rapports économiques, l’art, la science, la loi, la morale, la religion, les coutumes, les croyances et
toute habitude et capacité acquise par un membre d’un groupe social . Cette définition englobe toutes
les dimensions de la culture qui imprègnent une société et un sujet à son insu. Ainsi tout être humain
possède une culture. Cette définition sera remise par la suite en question avec la laïcité en raison de
son caractère trop canonique et plus de 350 définitions verront le jour en 1952.
En effet, l’Eglise et l’Etat n’étant guère séparés à l’époque, la définition de Tylor prend en
compte l’implication de la dimension religieuse dans l’éducation à travers le concept de « morale », et
dans la loi (code civil et pénal) qui est l’expression du mythe fondateur de chaque civilisation,
notamment du mythe chrétien pour l’Occident. L’implication du religieux dans la mise en scène du
judiciaire notamment dans la procédure pénale n’a pas disparu en Occident, malgré la laïcité officielle
des institutions. Il s’agit de maintenir quelque chose de « sacré » dans ce décorum pour signifier les
tabous et les interdits. En Angleterre et dans certains Etats américains, on jure encore sur la bible avant
tout procès. Est-ce une façon de rappeler qu’un absent (Dieu, Ancêtre fondateur) existe et que
l’Homme n’est qu’un être mortel ?
Face aux affrontements entre différentes écoles ethnologiques entraînant par la même occasion
la psychanalyse qui prenait naissance dans un tel contexte, M. Mauss (1899 ; 1923-1924) tente
d’apporter une définition qui nous semble plus adaptée à la pensée freudienne. Selon l’auteur, la
culture assure une fonction symbolique qui se transmet à travers les mythes (les mythes fondateurs),
les rites et les croyances. En effet, ce sont ces mythes qui organisent les tabous d’une société, les
alliances permises et interdites notamment le tabou de l’inceste consanguin et symbolique. Mais c’est
dans le droit civil et pénal de chaque société que ceux-ci sont intégrés et rappelés au sujet qui les
transgresse. Il s’agit de gérer d’une manière universelle la transmission de la généalogie autour d’un
référent fondateur (un ancêtre commun à un groupe) à qui chaque sujet doit la vie. Cette organisation a
pour but de gérer le respect de la différence des générations et de préserver le tabou de l’inceste, et de
meurtre qui sont les deux tabous fondamentaux de l’humanité.
La pensée de Mauss n’a pas été exploitée par la psychanalyse alors qu’elle apportait bien des
réponses à la notion de « culture » et à sa fonction « symbolique » incarnant la pulsion de vie (éros)
telle qu’elle a été précisée par la suite par G. Roheim (1943). C’est dans ce même état d’esprit que G.
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Devereux (1956) montre à travers les notions de « normal et anormal » que chaque société définit ses
normes qui sont toujours excluantes quelles qu’elles soient et qu’il nous faut connaître la « culture »
avec un petit « c » pour pouvoir accéder à une lecture du fonctionnement psychique notamment de
l’inconscient qui exprime la Culture humaine avec « une grand C ».
En 1950, certes Lévi-Strauss tente de conceptualiser la pensée de Mauss, dans cette définition
« la culture est un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent, le langage,
les relations matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion », mais il fait
disparaître « la loi » (le droit) qui est le dépositaire de la culture de chaque société. La notion du
« symbolique » emprunte un peu moins le caractère transcendantal structurant de Mauss pour
entretenir cet absent (Dieu, ancêtre commun), car elle met plutôt en avant une organisation humaine
impliquant malgré tout le religieux comme le démontre Tarot (1999), disciple de Mauss.
1-Le tabou de l’inceste consanguin et symbolique
Dans « Totem et tabou », Freud (1912-1913) explore le tabou de l’inceste en utilisant le
modèle naturaliste, ethnologique et clinique pour démontrer son aspect universel. Mais de quel tabou
s’agit-il lorsqu’il met en doute la capacité des primitifs à refouler ce tabou parce que leur culture ne
serait pas totalement opérante ?
La confusion entre le tabou de l’inceste consanguin et symbolique naît à partir de cette œuvre.
Freud s’inscrit dans la pensée évolutionniste de l’époque et considère que le modèle culturel
occidental est le seul opérant pour le refoulement et qu’il est universel, ignorant ainsi que le tabou de
l’inceste symbolique chez le primitif à travers le culte du totem (ancêtre fondateur de ce peuple) est
plus important que celui du consanguin. L’exogamie pratiquée par ces peuples concernait notamment
ce tabou et non celui du consanguin, tel que nous l’avons entendu dans Totem et Tabou. Freud luimême doutait de cette confusion, car il a repris une phrase de Frazer qui dit « les liens totémiques sont
plus forts que les liens de sang chez ce peuple ». Malgré tout, ce doute n’a pas été entendu par les
psychanalystes qui continuaient à évoluer dans une pensée évolutionniste. La prise de conscience aura
lieu avec l’ouvrage de F. Héritier (1994) intitulé « Les deux soeurs et leur mère » qui met en évidence
que le tabou de l’inceste symbolique, appelé, inceste du deuxième type est plus important que celui
consanguin dans certaines sociétés.
A partir d’une recherche d’ethno-psychanalyste de terrain, dès 1985, dans le monde hindou
nous mettions en évidence la structuration du tabou de l’inceste consanguin et symbolique dans cette
société et son mode de transmission à travers les rites de passage (Van-Gennep 1909) pour garantir
l’ordre symbolique défini par le référent fondateur de cette civilisation (Govindama, 2000b). Dans une
démarche d’aller-retour permanent entre ma pratique clinique dans le milieu judiciaire impliquant une
approche pathologique, et celle de chercheur traitant de la clinique « du normal », s’enrichissant l’une
de l’autre, j’ai pu mettre en évidence que le seul objet de transmission qui est universel est la
généalogie qui organise la différence de générations et préserve le tabou de l’inceste (consanguin et
symbolique) et de meurtre, deux tabous fondamentaux de l’humanité. Mais j’ai aussi démontré que le
tabou de l’inceste passe à travers la gestion de la pudeur, de la différenciation des sexes, qui se
retrouvent dans les soins maternels dispensés à l’enfant (Govindama, 2000b, 2004).
Par ailleurs, la transmission de la généalogie introduit le référent fondateur de chaque
civilisation afin que celui-ci soit reconnu par chaque sujet chez qui la culpabilité est mobilisée
d’emblée pour cultiver la dette symbolique de vie à celui-ci. Il s’agit en même temps d’amener chaque
sujet à reconnaître par l’intermédiaire du fondateur sa condition humaine (être mortel) alors que seul
le référent est immortel.
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A partir de ces précisions, nous allons définir le tabou de l’inceste consanguin et symbolique
dans les sociétés étudiées.
-Dans la culture Française autochtone :
Dans les sociétés occidentales notamment en France, le tabou de l’inceste consanguin s’étend
aux cousins germains dans le droit coutumier ou civil . Ce tabou qui règle les alliances vient d’être
aboli dans le droit civil en France pour permettre l’intégration des Français musulmans pour lesquels
ce tabou n’existe pas. Toutefois, pour les Français autochtones, cette pratique va perdurer dans les
alliances comme un interdit mais sous la forme d’une coutume, non inscrite dans le droit écrit.
En ce qui concerne, le tabou de l’inceste symbolique, nos recherches nous ont permis de
repérer, deux formes :
-A- La première est celle qui figure dans l’ordonnance de Villiers-Cotterêts, signée en 1539 par le roi
François 1er (art. 51) qui organise l’Etat-civil. Cette ordonnance institue les prescriptions canoniques
relatives aux alliances illégitimes entre parents (les consanguins) et entre les affins (parenté
symbolique), c’est à dire entre le parrain et la marraine d’un même enfant pendant 9 mois alors qu’ils
ne sont pas consanguins. Le système de transmission est structuré sur un mode patrilinéaire impliquant
la toute-puissance paternelle qui va perdurer en France jusqu’en 1970.
Cependant, l’Etat-civil est confié aux paroisses des Eglises avec une obligation de déclarer
l’enfant dans les trois jours qui suivent la naissance, délai qui fut repris par le droit-civil lorsque l’Etatcivil fut transféré dans les mairies en 1792.
Durant, le temps de la gestion de l’Etat-civil par les Eglises, les rites de passage (le baptême,
le mariage, les funérailles), garantissaient le passage du sujet sur la terre et son identité impliquant
l’ordre symbolique, tels que les « dits » primitifs le pratiquaient dans une société dite orale et que le
peuple hindou, civilisation relevant d’une société écrite datant du 5ème siècle environ avant Jésus
Christ, le pratiquent encore.
-B-La deuxième est la pratique du lévirat qui figure dans la loi de 1917 et qui est la possibilité
d’épouser sa belle-sœur, épouse de son frère au décès de celui-ci. On peut d’ailleurs se demander si
celle loi a été votée durant la première guerre afin de garantir la structure familiale et l’héritage ?
-Dans la culture maghrébine ou musulmane :
Les alliances dites préférentielles dans le monde musulman sont pratiquées entre cousins
germains patrilatéraux (enfants de deux frères de la lignée paternelle) particulièrement au Maghreb, et
patrilatéraux et matrilatéraux dans le monde africain musulman (enfants de deux frères de la lignée
maternelle). Ainsi le tabou de l’inceste consanguin ne s’étend pas comme en France aux cousins
germains.
En ce qui concerne, le tabou de l’inceste symbolique, le Coran interdit les relations sexuelles
et les alliances entre la fratrie de lait (entre des enfants nourris par une même nourrice), ou encore avec
le beau-frère (le Lévirat) et la belle-sœur (le Sororat) de leur vivant sauf au décès de leur conjoint,
alors qu’aucun lien de consanguinité existe entre eux.
-Dans la culture hindoue (tamoule)
Dans le monde hindou, l’interdit de l’inceste consanguin s’étend aux cousins germains d’une
manière générale, mais en Inde du sud (le peuple tamoul) les alliances entre cousins croisés sont
favorisées (enfants d’un frère et d’une sœur). Nous avons démontré à travers les mythes fondateurs de
cette civilisation que cette préférence avait pour but de gérer le tabou de l’inceste fraternel dont on
parle peu en Occident et qui était déjà très présent dans le culte du totem par les primitifs.
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Dans les villages les plus reculés en Inde du sud, dans le milieu tamoul, y compris au SriLanka, des alliances sont encore pratiquées entre le plus jeune oncle maternel et sa nièce, la fille aînée
de sa sœur aînée. L’écart d’âge est souvent restreint entre les deux partenaires.
Par ailleurs, l’oncle maternel (l’aîné) est garant des interdits et des tabous dans la famille
hindoue, il seconde le père réel dans sa fonction. Tout comme la tante paternelle seconde la mère dans
ses fonctions. Ils représentent, en l’absence de parrain et de marraine dans cette société, la parenté
symbolique des enfants.
Au niveau du tabou de l’inceste symbolique, figurent l’interdit d’alliances ou de relations
sexuelles, entre l’oncle maternel et la tante paternelle, et avec tout enfant qui a été investi
affectivement par un adulte dans un rôle de transmission comme le gurù (qui lui apprend le Veda,
texte sacré), l’oncle maternel , la tante paternelle, les parents adoptifs légaux ou officieux.
3- « Râtés de la transmission » et enfants exposés aux abus sexuels
Les « râtés de la transmission » contribuent au brouillage des places dans les familles
développant un mode de communication de type horizontal, créant des relations de type fusionnel,
duel, sans triangulation, évoluant vers un climat incestuel au sens où Racamier (1995) l’entend, à
savoir qu’un vent d’inceste plane sur la famille avec un télescopage entre fantasme et réalité, avec des
effets psychopathologiques aussi graves que la réalité de l’abus. Ces enfants non respectés dans leur
place dans la famille, posent, à travers les troubles du comportement manifestés dès l’entrée à l’école,
cette question aux institutions. Cette question sera d’autant plus accentuée que les parents restent
« sourds et aveugles » psychiquement à leur détresse. Ces parents décrits comme « narcissiques »,
infantiles, immatures, ont tendance à inverser les rôles, en mettant l’enfant dans un statut d’enfant
parentifié. Il s’agit d’une inversion des générations exposant l’enfant à un contexte incestuel pouvant
mener à l’inceste. On retrouve ce dysfonctionnement familial dans toutes les familles qui présentent
une configuration « narcissique » au-delà des cultures. Cependant, en raison, des problèmes de perte
de repères culturels, linguistiques, de logiques de pensée, ce statut d’enfant parentifié sera accentué
dans les familles migrantes pour devenir « le guide de leurs parents infantilisés par eux-mêmes, par les
institutions, et par leurs enfants ».
La culture avec un petit « c » attribue un sens au tabou de l’inceste consanguin et symbolique
et contribue à son refoulement pour le maintenir à l’état de fantasme dans l’inconscient. Cet
inconscient sera ainsi composé d’une partie universelle et d’un refoulé commun propre à chaque
société, à savoir l’inconscient collectif et qu’il est nécessaire de connaître pour aborder le
fonctionnement psychique du sujet et mener une thérapie analytique.
Lorsque qu’il y a rupture de transmission des repères culturels qui garantissent un certain
ordre symbolique, la généalogie est mise à mal et l’enfant devient un enfant exposé. Cette approche est
aussi valable pour la culture française autochtone. La recrudescence de l’inceste, de sévices en
Occident conduit à se poser cette question en impliquant une approche historico-anthropologique dans
la lecture de l’inconscient collectif.
En effet, nous avons montré que la culture de chaque société transcende les valeurs propres à
chaque civilisation, en rappelant les invariants psychiques qui relèvent de la culture humaine avec un
grand « C », tels que : l’interdit de l’inceste consanguin et symbolique, le tabou du meurtre impliquant
un référent fondateur (la loi). La société nomme le garant de cette loi pour entretenir cette
reconnaissance du fondateur comme le seul être immortel qui a impulsé cet ordre à travers la
transmission de la généalogie pour garantir ses tabous. IL s’agit de reconnaître dans le fondateur, le
père symbolique qui intervient en tant que tiers dans l’interaction mère-enfant dès la naissance voire
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dès la grossesse pour contrôler les interactions fantasmatiques mère-bébé, évitant la fusion incestueuse
tant recherchée par les deux protagonistes. La violence primitive au sens où l’entend Bergeret (1984)
est également gérée dans les interactions mère-bébé à travers les rites de passage, afin de contrôler
l’ambivalence maternelle inhérente à la maternité avec un fantasme d’infanticide qui serait universel et
qui serait ravivé en fonction du vécu de la mère lors de la maternité (Govindama, 2000b). La relation
père réel-enfant est souvent gérée à travers celle du père symbolique en réunissant les trois plans (réel,
imaginaire et symbolique) (Govindama 2000b).
Toutes les cultures considèrent que les râtés de la transmission introduisent une rupture de la
généalogie exposant l’enfant à être un objet de jouissance des adultes et à être « sacrifié » (sévices,
abus sexuels et folie) (Govindama, 1999c, 2000b). Il s’agit de fabriquer au mieux des névroses par
l’entretien de la culpabilité à travers la dette de vie symbolique au fondateur et de faire échec à la
psychose en évitant le déni de la mort. Ainsi, la culture éviterait la forclusion du nom du père et aurait
cette fonction de tiers souverain dont parle Lacan ( 1987 ) .
Ce sont des études cliniques portant sur les maltraitances et abus sexuels qui nous ont permis
de nous interroger sur la fonction de la culture et sur les effets de la rupture de transmission ou de la
transgressions afin de dégager cette logique universelle qui rejoint la théorie psychanalytique.
En effet, nous avons dès 1984 mené des études rétrospectives d’une manière longitudinale sur
des enfants victimes de sévices (maltraitances physiques, psychologiques et abus sexuels) et constaté
que les jeunes mères abusées sexuellement dans leur enfance exposaient leur bébé garçon aux sévices
avec une crainte de répéter l’inceste (Govindama, 1993, 1999b, 2001). Le bébé ne représente que
l’abuseur et devient persécuteur.
La rupture de transmission opérée chez la jeune mère avec le brouillage des places se répète
dans la deuxième génération et indépendamment des cultures. L’absence de repères culturels ne
médiatise plus la relation mère-bébé pour préserver l’altérité de l’enfant ; il devient l’objet des
projections et des fantasmes.
Par ailleurs, une autre étude plus approfondie, nous a permis de mettre en évidence que
l’inceste père-fille implique une complicité inconsciente maternelle (Govindama, 1999b). En effet, la
maternité ravive les traumatismes infantiles non surmontés impliquant des réaménagements
psychiques avec la réactivation du conflit oedipien et surtout pré-oedipien avec la mère. Il s’agit du
stade du miroir à l’envers (Lemoine-Luccionni, 1976) qui permet à la mère de rejouer la scène, d’avec
sa mère, avec le bébé, surtout le bébé fille. Cette relation d’identification en miroir qui est nécessaire à
la construction des deux protagonistes n’est pas pathologique si la mère n’a pas été victime de traumas
dans l’enfance. Si elle fut victime du rejet maternel en raison de son sexe, ou exposée comme une
rivale dans un contexte confus, la mère exposera sa fille. Dans le cas d’inceste père-fille, nous avons
démontré qu’il s’agit d’un inceste avec la mère à travers la recherche d’une relation fusionnelle avec
l’objet qui s’actualise avec le père à cause du rejet de la mère. Dans ces cas, la mère délègue très tôt
les soins maternels au père indépendamment de la culture. La fusion s’opère avec le père dans un
langage de corps à corps avec absence de repères culturels et de pudeur. Le bébé fille se construit avec
la haine de la mauvaise mère et l’investissement de la bonne mère dans le père maternant et donc un
clivage de l’objet. Ce clivage de l’objet comme mécanisme primitif dans la construction du sujet et qui
doit être progressivement intériorisé et surmonté est cultivé dans l’investissement des objets externes.
On constate une absence de tiers séparateur qui triangule la relation mère-enfant, avec un échec de la
fonction paternelle, donc de la signification du tabou de l’inceste. La personnalité du père abuseur
(Govindama, 1999 a, 1999b), qui est souvent très immature, rêvant d’être mère plutôt que père se
retrouve dans la fonction maternante qui lui est attribuée par la mère. Ceci vient conforter son
fantasme de grossesse, de maternité par identification à sa propre mère (au semblable). Il est un bon
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relais maternel et l’enfant ne fait pas la différence entre le geste fonctionnel de maternage et vicieux
comme le disent les filles adolescentes abusées. La mère continue à confier le corps de la fille au père
y compris à l’approche de la puberté. Et c’est au moment de celle-ci qui implique la transformation du
corps de la fille (8-9ans), que le père inverse cette relation fusionnelle avec sa mère, il commence à
jouir du corps de sa fille par des jeux ludiques érotiques pour la préparer à l’abus sans violence. Cet
abus dure souvent 5, 6 ans dans le contexte familial avant que la fille dénonce les faits à l’extérieur de
la famille. Cependant, lorsqu’elle tente d’attirer l’attention de la mère, celle-ci reste « sourde et
aveugle ». La relation confuse mère-fille annule la parole de l’enfant qui n’est vécu que comme le
double de sa mère dans cette relation en miroir. Et dans la plupart de ces cas, la fille est souvent
l’aînée, et a été exposée à une forme de maltraitance (physique ou psychologique) qui a précédé l’abus
mais sans que celle-ci ait été révélée dans l’enfance aux Institutions.
La rupture généalogique s’est opérée à travers les traumatismes successifs intergénérationnels
faisant obstacle à la transmission et contribue aux abus sexuels. La relation n’est pas verticale mais
horizontale. L’acculturation négative avec une absence de repères culturels ne favorise pas le soutien
de la place de l’enfant réel qui n’est qu’objet de jouissance de l’autre.
C’est à partir de cette approche anthropologico-psychanalytique que nous allons illustrer nos
propos dans le cas du tabou de l’inceste consanguin et symbolique dans les cultures citées.
-Dans la culture française autochtone : l’enfant de l’interdit issu d’un couple de cousins germains.
Carine a 5 ans lorsque nous la rencontrons en 2000 lors d’une expertise civile dans le cadre
d’une séparation de ses parents. Elle est épanouie, et ne comprend pas le conflit qui oppose ses parents
et encore moins ses deux grands-mères maternelles. Et pourtant, elle est bien repérée dans sa
généalogie en ayant bien intégré l’extension du tabou de l’inceste à ses cousins germains qu’elle
affectionne beaucoup. Mais elle ne fait guère allusion au lien de parenté qui unit ses parents. Ce n’est
qu’à la fin de l’expertise que les parents lui parleront de cette transgression dont elle est issue et qui est
objet de conflit entre les deux grands-mères et la lignée maternelle dans sa famille.
En effet, les deux grands-mères de Carine ont été orphelines de mère très jeunes comme leurs
autres frères et sœurs. Leur père vivant dans une extrême pauvreté n’a pas pu les élever. Tous les
enfants ont été confiés à l’assistance publique. Les deux grands-mères de Carine seront placées chez la
même nourrice. Après avoir grandi ensemble, le destin de leur vie se trouve séparé par leur mariage
suivi d’une rupture. Elles ont des enfants qui de leur côté ne connaîtront pas leurs cousins. Aucun lien
affectif ne s’établit entre les cousins. Les parents de Carine, âgés alors de 22 et de 23 ans se
rencontrent à Paris alors qu’ils ont entamé une carrière professionnelle et tombent amoureux l’un de
l’autre. Lorsqu’ils parlent ensemble de leur famille, ils découvrent leur lien de parenté. Ils gardent le
secret et décident d’aller jusqu’au bout de leurs désirs, celui de vivre ensemble et d’avoir un enfant,
malgré le refus de leur mère respective. Ils consultent les médecins, les spécialistes de la génétique
pour soumettre leur cas et leur désir. Aucun médecin n’émet un avis défavorable sur le plan médical.
Ils conçoivent Carine. Malgré la naissance de l’enfant, ils continuent à être exclus plus ou moins de
leurs familles qui craignent le regard du village attirant la honte. La vie du couple est mise au fil des
années à rude épreuve, et Carine a 5 ans, quand son père décide de mettre fin à cette union dans la
transgression du tabou de l’inceste. On constate ici que le tabou de l’inceste consanguin ne se transmet
pas automatiquement mais surtout affectivement. Cet exemple nous démontre que ce n’est pas le lien
consanguin en tant qu’entité qui introduit le tabou, mais le sens qui lui est attribué par la culture dont
le sujet est porteur. La rupture des liens affectifs n’a pas permis de nouer des relations d’attachement
impliquant le lien de parenté pour faire obstacle au tabou de l’inceste.
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-Dans la culture maghrébine
Nora âgée de 14 ans était victime d’un abus sexuel par son père depuis l’âge de 9 ans, bien
qu’elle ait tenté d’attirer l’attention de sa mère qui est restée « sourde et aveugle ». Nora est l’aînée de
sa fratrie composée de trois enfants dont deux garçons. Sa mère est la dernière enfant de sa fratrie. Sa
grand-mère maternelle attendait la naissance de Nora, premier petit enfant de sa dernière fille pour
mourir lorsque Nora était âgée de 40 jours. La mère de Nora avait subi une césarienne pour
l’accouchement.
Confrontée à la perte de sa mère lors de l’accouchement, elle doit faire face à ces deux
événements en même temps et ne peut assumer tous les réaménagements psychiques inhérents à cette
étape de sa vie. Nora est alors investie dans une relation d’extrême ambivalence par sa mère qui la
confie à son père musulman pour les soins maternels en lui déléguant entièrement sa fonction.
L’implication du père dans les soins lui donne accès au corps de l’enfant. Toutefois, son rôle
s’inscrit dans une transgression culturelle, car aucun père musulman de cette génération n’assume
cette tâche surtout à l’égard d’un bébé-fille et fait disparaître la gestion de la pudeur qu’implique les
soins dans cette société. Ainsi les gestes fonctionnels et symboliques se confondent avec un déni du
sens.
Le père accède au corps de sa fille y compris après la puberté, en surveillant avec l’accord de
la mère ses douches, ses habits etc.. Malgré les remarques désobligeantes rappelant l’interdit de
l’inceste à travers le non-respect de la pudeur de la fille par la lignée maternelle et paternelle, les
parents perdurent dans leur fonctionnement.
Rejetée par sa mère, Nora trouve refuge dans la relation fusionnelle avec son père qui lui offre
ce relais affectif. Etant persuadée que sa mère avait un fantasme d’infanticide à son égard pour ni
s’occuper d’elle, ni la toucher, elle interpréta les traces qu’elle portait sur son corps, traces des
infections cutanées de l’enfance comme des effets de sévices infligés par sa mère.
Dans ce cas, on assiste à une rupture de transmission liée à un effet de télescopage introduit
par la mort de la grand-mère, la maternité de la mère, et la naissance de Nora comme bébé-fille qui a
réactivé l’enfance de la mère. En effet, la mère de Nora a été envoyée en France seule à l’âge de 17
ans avec son père pour être le garant de la fidélité de celui-ci à la demande de sa mère. Enjeu du
couple de ses parents dans une relation intime, elle a été investie à une place qui n’était pas la sienne.
Il y a une complicité père-fille qui annule la différence des générations, complicité qu’elle favorise
dans la répétition entre Nora et son père. Le climat incestueux dans lequel elle vit devient une réalité
pour Nora qui est intégrée comme le double de sa mère. Nora ne sera jamais entendue malgré les
nombreux appels lancés à sa mère pour lui exprimer sa crainte de rester seule avec son père
incestueux. Elle lui répondra un jour : « il ne va pas te violer quand même », alors qu’à ce moment là,
l’inceste durait depuis déjà 3 ans. La personnalité immature du père a favorisé la réalisation de
l’inceste père-fille.
La perte des repères culturels liés à la migration et associée à l’histoire singulière des deux
parents ont contribué à exposer Nora à l’inceste.
-Dans la culture tamoule de Sri-Lanka
Nous rencontrons Parvatiaman dans le cadre de la protection de l’enfance alors qu’elle est
âgée de 12 ans et demi et a été abusée par son oncle maternel de qui elle a été enceinte de 6 mois. Un
avortement thérapeutique a été pratiqué. Son oncle est en prison. Elle est placée dans une famille
d’accueil. Elle est accompagnée par ses deux parents qui sont des tamouls de Sri Lankà , de
confession catholique et hindouiste comme c’est souvent le cas dans cette société. La mineure nous
semble peu coupable et encore moins traumatisée. Elle souhaite retourner vivre chez elle. Elle pense
être protégée dans la mesure où l’oncle se trouve en prison.
19
Les parents qui ont migré pour des raisons économiques et politiques sont bien intégrés dans
la communauté sri-lankaise à Paris. La mineure est née au pays d’origine. Ils ont 3 autres enfants qui
sont des garçons. Le père travaille, la mère effectue des ménages et paraît assez frustre. Ils ont accepté
d’accueillir le frère de la mère, oncle maternel de Parvatiaman, pour l’aider à surmonter les
traumatismes de guerre. Il est le plus jeune frère de la mère qui est sa sœur aînée. N’étant pas encore
en situation régulière, le père et la mère lui délèguent la fonction parentale selon la tradition. Il est
arrivé lorsque Parvatiaman avait 7 ans. Il se met à boire sans chercher de travail et assume son rôle. Il
demande aux petits de rester devant la télévision et monte tous les soirs dans la chambre de sa nièce
pour multiplier les attouchements réciproques dès cet âge jusqu’à la pénétration progressive en lui
promettant le mariage. A la puberté, les relations sexuelles se poursuivent et la mineure est enceinte.
Personne s’en aperçoit. Le couple regarde ensemble les livres d’anatomie concernant la gestation d’un
bébé. C’est lors d’un malaise à l’école alors qu’elle est enceinte de six mois, qu’on découvre la
grossesse et l’abus sexuel.
Les parents ne comprennent pas la situation ; le père désavoue son beau-frère qui selon la
culture aurait dû respecter sa confiance. L’abus d’alcool de l’oncle est nié par les parents mais pas par
la mineure. La relation de complicité père-fille quasi-incestueuse s’exprime lors d’une rencontre où la
mineure se met à s’asseoir sur les genoux de son père et ceci avec la complicité de sa mère qui est
présente. Cette transgression culturelle exprime la violation du tabou de la pudeur qui précède le tabou
de l’inceste dans cette culture. La mère est complice de la transgression sans émettre de limite et
d’interdits.
Lorsque nous demandons au père comment va-t-il présenter cette situation dans sa
communauté qui applique le mariage arrangé mais avec une fille vierge impliquant la dot. IL banalise
en disant qu’il lui appartient de traiter ce problème avec son futur gendre en lui expliquant le viol de la
mineure par l’oncle. Sa complicité dans la transgression est flagrante. Quant à l’oncle maternel, il ne
pouvait garantir l’interdit, puisque le père ne l’a jamais signifié à sa fille et que la mère est complice
de ce climat incestuel.
En ce qui concerne le mariage possible avec l’oncle maternel, les parents ont dit qu’ils ne
pratiquaient pas ce type d’alliances dans leur famille respective. Or, sur le plan traditionnel, ce type
d’alliance est possible à condition de respecter les règles de la tradition du mariage. Dans ce contexte
confus, cette relation ne peut que s’inscrire dans un abus sexuel.
L’absence d’intégration du sens du tabou de l’inceste dans la relation père-fille avec la
complicité de la mère introduit la réalisation de l’inceste avec l’oncle maternel, qui selon la tradition et
le discours du père est un substitut paternel. Ainsi la mineure passe à l’acte avec l’oncle et réalise son
fantasme incestueux avec son père transgresseur. Quant au statut de l’oncle abuseur qui pouvait
s’inscrire dans une relation possible selon sa culture il emprunte le caractère de viol parce qu’il est
réalisé hors contexte culturel avec une absence de sens.
Dans ce cas, il est certain que la relation père-fille est la réplique de la relation fusionnelle
mère-fille, relation impossible avec une mère frustrante et rejetante à l’égard de la mineure.
CONCLUSION
Ces exemples culturels ne sont pas exhaustifs, ils ont été choisis pour mettre en évidence la
problématique des abus sexuels à l’aube du troisième millénaire dans un pays industrialisé avec une
approche interculturelle. L’implication des paramètres socio-économiques qui pouvaient servir à
expliquer les sévices et qui stigmatisaient une partie de la population depuis la première loi sur
l’enfance maltraitée de 1889, ne tient plus. En effet, sans opposer les pratiques éducatives et
culturelles entre elles, il y a lieu de constater que l’enfant exposé aux abus sexuels est un enfant
20
désaffiliée symboliquement et pour lequel la question de sa place dans sa famille et dans sa généalogie
fait défaut.
Ces exemples ont eu également pour but de démontrer que le lien de parenté ne suffit pas pour
garantir le tabou favorisant sa reconnaissance et son refoulement par l’enfant si le sens n’est pas
attribué par l’interdit posé et si ce lien ne s’accompagne pas d’un lien affectif. Ils ont eu également
pour fonction de montrer qu’il existe deux tabous de l’inceste le consanguin et le symbolique qui lui
est défini par la culture de chaque société.
« Les râtés de la transmisison » mettent à mal la structuration de la généalogie et contribuent à
l’exposition de l’enfant au-delà des différences culturelles. La culture n’assure plus ainsi sa fonction
symbolique et refoulante pour structurer le lien social et préserver le statut de l’enfant et le tabou de
l’inceste.
---------------------------Bibliographie
Bergeret J : La violence fondamentale, Paris, Bordas, 1984.
Devereux G : « Normal et anormal » in Essais d’ethnopsychiatrie générale, (1956), TF, Paris,
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Devereux G : Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion., 1972.
Freud S : Totem et Tabou, Paris, Payot, 1947.
Govindama Y : « Maltraitance, violence et sexualité. Une approche de la violence intra-familiale à
travers la clinique judiciaire in Psychologues et psychologies, 1993, N° 114-115 : 12-17.
Govindama Y : « Réintroduire la loi symbolique à travers la loi du juge des enfants in Castro (dir)
Incestes, Paris, L’esprit du temps, 1995 : 359-373.
Govindama Y , Rosenblat Ch, Sanson M : Itinéraires des abuseurs, Paris , l’Harmattan, 1999a.
Govindama Y : « La complicité maternelle inconsciente dans l’inceste père-fille ou la mise en acte
d’un fantasme d’infanticide maternel ? » in Enfants victimes de violences sexuelles : quel devenir,
Paris, Hommes et perspectives, 1999b : 189-212.
Govindama Y : « La fonction symbolique de « l’enfant ancêtre » dans l’interprétation de la maladie
mentale chez les adolescents de la première génération »in Adolescence, 1999c, T 17, N°2, 34, : 275296
Govindama Y : « Perspective cliniques de la transmisison » in MELAMPOUS,(revue de l’association
française des magistrats de la jeunesse et de la famille) N° 8, Martin Media, 2000a : 165-168
Govindama Y: Le corps dans le rituel. Ethnopsychanalyse du monde hindou réunionnais, Paris, ESF
2000b.
Govindama Y : « Clinique judiciaire et efficacité symbolique » in Psychologie clinique, N°11, 2001 :
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Govindama Y : « Gestes fonctionnels et symboliques dans le maternage », in Familles d’ici, familles
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Héritier F : Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob, 1994.
Hubert H, Mauss, M : Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899) réed. In Mauss, t. 1,
1968.
Lacan J : Les psychoses, Paris, Le Seuil 1987.
Levi-Strauss Cl : « Introduction » in Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris , PUF (1950)
Lemoine-Luccioni, E : Partage de femmes, Paris, Le Seuil, 1976.
Mauss M : « Essai sur le don – Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (19231924), in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 8ème éd, : 143-280.
21
Racamier P.C : L’inceste et l’incestuel, Paris, éd. Du Collège, 1995.
Roheim G : Origine et fonction de la culture (1943), TF Paris, Gallimard, 1972,
Tarot C : De Durkheim à Mauss – l’invention du symbolique. Paris, éd. La Découverte et Syros , 1999.
Van Gennep A : Les rites de passage, Paris, Picard et Mouton, 1909, réed, 1981.
22
Le cercle de guérison pour les hommes Amérindiens en milieu carcéral
Bob et Johanne BOURDON
Amérindiens/Métis
Partage de leurs expériences de terrain avec les auteurs d’abus sexuels, d’inceste dans les
prisons autochtones, Montréal.
Bref historique de la clientèle Amérindienne en milieu carcéral au Canada.
L’arrivée des colonisateurs et le choc culturel.
--Perte de territoires et d’un mode de vie.
--Le christianisme et la perte de la spiritualité ancestrale.
--Les écoles résidentielles (pensionnats) et leurs conséquences.
Le rôle des personnes ressource traditionnelles en milieu carcéral.
--Ré-introduire la connaissance spirituelle et culturelle au quotidien.
--Partage des traditions spirituelles et culturelles.
--Rencontres individuelles et accompagnement aux audiences de libération conditionnelle.
Les outils utilisés par les personnes ressources traditionnelles.
--La « Fraternité Autochtone » comme groupe de soutien.
--Résolution de conflits avec le Cercle à deux Plumes.
--La loge de purification (sweat lodge) et les cérémonies.
--Le « Big Drum », le grand tambour. Lieu de ralliement et de fierté.
Le but de notre intervention en milieu carcéral.
--Partager la culture traditionnelle Amérindienne afin de redonner une fierté aux hommes et
de nourrir leur identité.
23
Double trahison : Inceste et religion.
Quel avenir pour ces souvenirs ?
Jean-Bernard POCREAU
Professeur Titulaire, Psychologue
Lucienne Martins BORGES
Psychologue Université Laval – Québec
Dans le cadre de ce colloque – dont l’intitulé traite de l’inceste et d’un autre regard sur les
différences culturelles – nous aimerions vous présenter quelques pistes de compréhension et
d’intervention issues de notre pratique au Service d’Aide Psychologique Spécialisée aux Immigrants et
Réfugiés (SAPSIR). Il s’agit effectivement d’un autre regard possible sur l’ethnopsychiatrie prenant
en compte, bien sûr, la dimension culturelle et psychique de la personne mais aussi s’appuyant sur des
universaux existentiels et humanistes tels les besoins de sens et de cohérence et sur les impacts
psychologiques des dimensions identitaires.
Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur les observations du suivi psychothérapique d’une
jeune femme originaire de Madagascar, réfugiée au Québec et qui a consulté à notre service il y a
quelque temps. Son histoire évoque une véritable tragédie et illustre également tout le potentiel créatif
de l’humain confronté à ces grands malheurs qui compromettent le devenir de soi et l’existence même.
La vie de Jeanne (c’est ainsi que nous la nommerons) débute par la violence et la domination d’un Être
sur un autre, plus vulnérable, et par la suite, vont se succéder d’autres traumatismes : traumatisme du
rejet qui interroge la différence, traumatisme de l’inceste qui brouille les repères, sème la confusion et
engendre la terreur des affects, traumatisme du « non-dit » qui contraint à penser jour et nuit, du non
sens qui obnubile et qui enferme … choc de la révélation, désarroi de l’après coup où alternent colère
et tristesse, vengeance et soumission, espoir et résignation… Quel avenir pour ces souvenirs ?
Comment survivre à ces blessures psychiques et trouver la force de renaître ? Par quel lien, par quelle
relation se reconstruire dans le regard de l’Autre ?
Ces questions n’ont pas nécessairement de réponses, mais elles suggèrent des directions et
nous forcent à penser la détresse en des termes renouvelés, moins techniques et théoriques, et de
manière plus humaniste. Elles se posent dans tout contexte culturel, selon des modalités et des
signifiants spécifiques. La souffrance est universelle, elle fait partie de la condition humaine mais sa
mise en forme, son expression, est fondamentalement culturelle tout comme la manière d’y réagir ou
de composer avec elle. Nous savons que certaines des grandes fonctions psychologiques de la Culture
sont de rendre le Réel supportable, de protéger l’individu et le groupe en mettant à leur disposition des
modalités de défense, des significations, des solutions possibles de réparation. Elle est indispensable à
la survie de la Personne, mais elle peut aussi contribuer à son élimination si l’équilibre du groupe se
trouve compromis.
Jeanne – nous le verrons un peu plus loin – est réfugiée au Québec. Sa tentative de fuir sa
propre histoire l’a conduite loin de sa terre natale, avec l’espoir que cette rupture radicale d’avec les
24
siens serait salutaire et faciliterait sa renaissance. Le fantasme de « refaire sa vie ailleurs », de
« repartir à zéro » n’est ni réaliste ni compatible avec ce que l’on comprend du fonctionnement
humain. L’ethnopsychiatrie, et en particulier les travaux de Georges Devereux, de Tobie Nathan, de
Marie Rose Moro – pour n’en citer que quelques uns – a bien mis en évidence la vulnérabilité
psychique de ceux ou celles qui sont contraints à l’exil, qui ont laissé leur double, leur clone et parfois
leur âme, au pays. Perte ou éloignement des références fondatrices, des contenants culturels, de
« l’enveloppe », rupture des liens significatifs hypothèquent le devenir et fragilisent l’identité. La
solution espérée se transforme en complication; non seulement aux traumatismes vécus au pays
d’origine s’ajoute souvent (mais pas toujours) celui de l’exil mais la migration rend plus complexe la
restauration de l’équilibre psychique, la réparation des désordres et la cicatrisation des blessures.
L’exil est rarement guérisseur même si, parfois, il peut représenter une solution salutaire et nécessaire.
Laissons-là pour le moment ces considérations théoriques et présentons maintenant l’histoire de
Jeanne.
Commençons par les faits. Elle nous est référée par une travailleuse sociale d’un organisme
du réseau de la santé car elle vit des accès de désespoir, avec confusion émotionnelle; elle présente
donc des symptômes dépressifs, avec idéation suicidaire et vit beaucoup d’anxiété liée à des problèmes
de santé (abcès intracrânien).
Jeanne est une jeune femme dans la vingtaine. Elle est l’aînée d’une famille de quatre enfants,
tous issus du même père sauf elle. La couleur de sa peau, plus claire que celle de ses frères et sœurs,
attire l’attention et devient rapidement un marqueur de sa différence voire de sa marginalité au sein de
la famille. Son enfance est marquée du sceau du secret et de la trahison, du non-dit et par la suite de
sous-entendus ou d’allusions à peine voilées. La vérité entourant sa naissance, plus précisément son
origine, lui a longtemps été cachée. Elle apprendra vers le début de l’adolescence, par sa mère, des
fragments de vérité. Son père adoptif qu’elle affectionne beaucoup, n’est pas son père biologique. Ce
« père biologique » est le prêtre de la paroisse, d’origine européenne, qu’elle connaît bien puisqu’il
continue de fréquenter régulièrement la famille. Elle apprendra également, par la suite, que sa
conception s’inscrit dans un rapport de force où il est difficile de distinguer ce qui relève d’un viol
commis par ce prêtre (les premiers aveux de sa mère), d’un marchandage ou d’une entente conclue
entre sa mère et ce religieux. Pour Jeanne, l’ambiguïté et le doute quant aux circonstances persisteront
mais la dernière version qu’elle retient est celle d’un arrangement visant à la fois à masquer
l’évènement de son origine afin de sauver les apparences et à effacer des dettes financières contractées
par madame. Un mariage sera donc conclu entre sa mère et son père adoptif, avec la bénédiction – si
l’on peut dire – du prêtre. Elle grandit avec, dit-elle, « une impression d’étrangeté » sans pouvoir
identifier l’origine de ce sentiment où où se mêlent le doute et l’incompréhension. Son frère cadet est
particulièrement rejetant et agressif envers elle et continuera de l’être au point où il occupe une grande
place dans ses cauchemars actuels. Entre l’âge de 8 ans et le début de l’adolescence, elle subira les
agressions sexuelles (attouchements) de ce frère incestueux mais aussi (peut-on dire « encore plus
odieusement » ?) du religieux qu’elle ne sait pas encore être son père biologique. Sur le plan familial,
elle décrit de vives tensions entre son père adoptif et sa mère et vit celles-ci comme si elle en était la
cause. La présence pseudo amicale du prêtre proche de sa mère et d’elle-même serait à l’origine du
climat conflictuel permanent. Son père adoptif décidera alors de se séparer (il l’aurait associé devant le
tribunal aux raisons de son départ) et de vivre avec une autre femme. Jeanne vit la séparation de son
père et de sa mère avec beaucoup de culpabilité et se sent responsable de cet événement. La relation de
son père avec sa nouvelle conjointe déclenchera chez elle de violentes réactions de colère, de jalousie
et de rejet au point où elle rompra la relation à ce père tant aimé qu’elle n’a pas revu depuis
25
maintenant presque dix ans. Elle entretient par contre une excellente relation avec un jeune frère qui la
protège ainsi qu’avec sa petite sœur. Les débuts de sa vie amoureuse sont chaotiques, irréguliers et
instables; en intimité avec un garçon, elle a l’étrange impression de vivre quelque chose d’incestueux,
de répréhensible – ce qui l’angoisse et la fait rompre. Sa confiance envers les hommes et envers les
adultes en général, est gravement ébranlée, surtout suite aux révélations de sa mère au début de
l’adolescence. Étudiante brillante, mais rebelle et opposante, elle participe aux mouvements de
contestation étudiante et le rôle qu’elle y joue la fait remarquer des autorités gouvernementales qui la
menacent. Elle décide alors de fuir et de se réfugier au Canada. C’est dans ce contexte que nous la
rencontrons un an et demi après son arrivée.
Sur le plan du « vécu », Jeanne fait souvent référence au sentiment d’étrangeté, à des
impressions diffuses d’être flottante dans un univers plus ou moins vaporeux, irréel. C’est « bizarroïde
» dit-elle souvent pour exprimer sa confusion, son incertitude. Elle recherchera d’ailleurs
constamment le mot juste pour traduire sa pensée, ses sensations : « Comment dit-on ça, déjà ? ». Ce
qui colore son univers intérieur oscille de la tristesse, du désarroi à la révolte et à la colère. Suite aux
révélations plus ou moins partielles – car nuancées – de sa mère, Jeanne vit une profonde détresse et
un fort sentiment de trahison face à son entourage familial mais surtout vis-à-vis de ce prêtre violeur et
incestueux – sentiment de trahison qui se généralise à l’Église catholique et à tous ses représentants.
Ce choc de la révélation concernant son histoire et l’identité de celui qui par la suite l’abusera entraîne
chez elle une profonde désillusion et une perte de ses repères fondamentaux, notamment sur le plan
spirituel. « Qui croire ?... En qui avoir confiance ? » Tout la dégoûte; la honte et la culpabilité
alimentent à la fois son ressentiment et un besoin constant de réparer des erreurs, celles qu’elle pense
être les siennes mais surtout celles d’autrui, de sa mère en particulier. « Elle porte une croix qui ne lui
appartient pas », dira-t-elle. Dans certains rêves évoqués en thérapie, « elle veut être sacrifiée pour
expliquer ce qu’est le véritable amour ». Sacrifice rédempteur et expiatoire comme le Christ sur la
Croix. Son sentiment de valeur personnelle, son estime d’elle-même s’effondrent et la conduisent à
s’isoler, à se marginaliser. Elle refuse son origine, rejette son histoire tout en tentant de lui trouver un
sens, quitte à minimiser les faits en disant, par exemple : « un prêtre ne devrait pas avoir d’enfant »…
L’impact de ces évènements, de ce vécu douloureux et destructeur – on s’en doute – est
considérable. Il compromet l’élan vital, le sens de la vie, le lien à Autrui (autant le lien familial que le
lien social en général). Il touche les fondements mêmes de l’existence, la dynamique du vivant, le
cœur de l’identité. C’est d’un véritable désastre existentiel qu’il s’agit et qui va bien au-delà du choc et
de l’après-coup traumatiques. Le diagnostic d’État de stress post-traumatique nous paraît ici bien
réductif même si on lui ajoute le qualificatif de « complexe ». Jeanne vit en quelque sorte une mort
sociale qui lui enlève toute légitimité et si elle existe, c’est sous un autre statut identitaire que celui
d’être une Personne. Son frère n’hésite pas à l’affubler du nom de « bâtarde », d’autres « d’enfants du
péché », d’autres encore de « vicieuse, de pute ». Enfant, il lui était arrivé de faire de l’épilepsie
(maintenant stabilisée) et la nuit, elle sortait de ses cauchemars récurrents en criant et en réveillant
l’entourage. Il n’en fallait pas plus pour que les plus âgés de la famille, notamment le grand-père
maternel, la traite de « possédée du démon » et d’autres de « sorcière ». Culturellement on lui concède
une existence, mais dans une identité où se mêlent le produit de la transgression des interdits,
notamment sexuels (bâtarde, enfant du péché) et du mauvais (le démon) et du méchant (la sorcière).
Tout se passe donc comme si l’identité qu’on lui fait porter incarne à la fois le tabou et sa
transgression et le non-dit qui structure la communication familiale et plus largement l’entourage
social. Pour Jeanne, il est bien difficile d’être à la fois « tout ça » et « elle –même ». Elle exprimera
26
cette difficulté en disant qu’elle se vit comme ayant trois personnalités distinctes : 1) la « naïve », la
généreuse, l’aimable mais qu’elle perçoit comme étant très vulnérable, 2) la « méchante », la
colérique/agressive, 3) la « manipulatrice ». Pour tenter de contenir ces parties fragmentées d’ellemême et de rendre ce vécu cohérent, elle proposera, comme signification possible de cet « état du
moi », que les deux dernières personnalités visent à protéger la première, trop fragile, un peu comme
une cuirasse protège le corps et le cœur du chevalier. Ses difficultés touchent également la dimension
sexuée de son identité. Distinguer clairement le masculin du féminin, se définir comme femme, ne se
fait pas sans confusion ni ambivalence. L’intimité sexuelle avec les hommes soulève anxiété et
malaise profond jusqu’à la faire fuir; la simple proximité est vécue comme une menace sexuelle. Le
regard d’une femme posée sur elle avec insistance la révolte et est interprété comme un manque de
respect. L’accès à l’intimité lui est interdit. Le terme « maliba » (malaise dans sa langue maternelle)
lui vient à l’esprit pour décrire cette sensation. Son attitude défensive et les distorsions qu’elle entraîne
se manifesteront également dans la relation à sa jeune sœur qu’elle cherche à contrôler en lui
interdisant de sortir avec les garçons.
Au cours du suivi psychothérapique, nous apprendrons que Jeanne a eu, dans le passé, une
chirurgie au niveau des intestins « d’où sortait une sorte de boule blanche » qu’il fallait extraire. Nous
n’en saurons pas la nature ni la cause exactes mais le contexte dans lequel elle nous a présenté cette
anecdote nous permet de penser qu’il s’agit d’une métaphorisation corporelle de son « mal originel » –
pour ne pas dire du « péché originel » – symbolisation de l’effraction de l’utérus maternel par un intrus
de race blanche – effraction qu’elle a fait sienne, par identification mais surtout suite aux abus qu’elle
a elle-même subi de la même personne. La répétition du même traumatisme, chez la mère et chez la
fille, entraîne la confusion des frontières et des destins personnels. Différencier ce qui appartient à sa
mère de ce qui lui est propre, « dessouder » et « contenir » les identités respectives, seront des
objectifs prioritaires de la démarche. Nous apprendrons également que Jeanne, quelque temps après
son arrivée au Canada, tombera enceinte. La grossesse étant ectopique, une intervention chirurgicale
s’imposera, laissant une cicatrice. Celle-ci est interprétée comme le témoin de son inconduite sexuelle
et morale , trace – avoue-t-elle – qu’elle craindrait de révéler à un futur amoureux. Mais il est troublant
de constater que la reprise d’une activité sexuelle coïncide avec son arrivée « ailleurs », à l’extérieur
donc, et débouche sur une grossesse ectopique. Redondance ou symbolisation de quelque chose qui
veut se dire – (mais le Corps a-t-il cette intelligence créatrice pour l’exprimer de cette façon ?) – reste
que l’attention de Jeanne sera alertée par cette coïncidence. Un autre évènement à caractère médical,
cette fois-ci durant la psychothérapie, agira comme déclencheur de changement, introduisant une
rupture salutaire dans la chaîne de cette transmission horizontale des traumas mais aussi dans la
trajectoire personnelle de Jeanne. Dans son motif de consultation, il était question – nous l’avons vu –
d’anxiété liée à la présence d’abcès crâniens, porte d’entrée, en quelque sorte, de sa demande de soins
psychologiques. De ces « abcès crâniens » nous n’en saurons guère plus si ce n’est qu’ils ont justifié
une hospitalisation de plusieurs jours pour fins d’examens approfondis et d’évaluation. Quelques
semaines plus tard, un traitement en provenance de l’extérieur du Québec lui est prescrit. L’avenir
nous apprendra que celui-ci a été efficace. Ce séjour à l’hôpital, suivi des résultats tant espérés,
marque un tournant dans le cheminement et dans le temps vécu : il y a désormais un « avant et un
après » matérialisé par le succès de l’intervention médicale. Ses « kystes » – comme elle les appelle –
ont disparu et c’est « la bonne nouvelle » qu’elle pourra donner à ses amis évangélistes. Elle avait en
effet adhéré à cette Église (qui autorise le mariage du pasteur et la paternité) en réaction au désarroi
provoqué par la double trahison de ce prêtre abuseur et incestueux. La « Bonne Nouvelle », expression
familière des Catholiques, la conduira à réintégrer les rangs de cette Communauté et à se réconcilier
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avec elle. Ces symbolisations corporelles constitueront un puissant levier thérapeutique au cours du
processus.
Au cours de la thérapie, de nombreux rêves seront présentés par Jeanne en attente d’une
restitution de sens et de compréhension d’elle-même de la part du groupe de thérapeutes. Ces rêves
chargés d’anxiété ont en commun, au début, des situations à caractère sexuel et les thèmes les plus
fréquemment rencontrés sont en lien avec les relations incestueuses (avec son frère, son oncle, un
aspirant prêtre), l’abus et l’Église ; les affects concernés expriment la honte, le dégoût, la culpabilité
mais aussi la colère et l’agressivité. Elle rêve qu’elle se lève durant une cérémonie religieuse pour crier
à l’assistance de ne pas faire confiance et dénoncer l’hypocrisie de l’Eglise…Progressivement, le
caractère résolutoire de ses rêves deviendra prépondérant : sa mère, appelée à l’aide pour la défendre
d’un monstre caché dans son lit et qui sort sa tête des couvertures, viendra à son secours… ou encore
elle récupèrera sa robe que son frère lui avait prise… vomit des rats – animal qu’elle déteste
profondément lorsqu’elle est éveillée – mais n’éprouve aucune peur ni aucune aversion. Les affects de
honte, de culpabilité, de dégoût disparaissent; l’agressivité et la colère sont aussi moins souvent mis
en scène. Dans un des derniers rêves présentés, vers la fin, donc, de la thérapie, elle est une star; elle
prend la main de son amoureux et s’enfuit en courant. « L’histoire dont vous êtes le héros » n’est pas
une « histoire sans fin ». Celle-ci a été mise en mots et le potentiel créateur de Jeanne lui a permis de
sortir de ce qui ne fut pas, hélas, qu’un cauchemar éveillé.
Les symptômes présentés peuvent être regroupés sous plusieurs registres pour les besoins de cette
analyse :
 Sur le plan des affects : idéation suicidaire, grande tristesse. accablement, désarroi,
déception, mais ressentiment, colère et agressivité, irritabilité. Globalement, ils
expriment le vécu dépressif de Jeanne.
 Sur le plan cognitif : distorsion de l’image d’elle-même, estime de soi et sentiment de
sa valeur personnelle dépréciés, confusion.
 Sur le plan existentiel : la perte affecte diverses dimensions, à savoir la désillusion et
le doute quant à ses croyances, la perte de ses références, l’ébranlement de son
système de valeurs.
 Sur le plan identitaire : identité fragmentée, provoquée par les actes de violence des
autres à son égard (abus sexuels) et par le regard hostile et négatif qu’ils portent sur
elle. Son identité culturelle est également affectée par les rôles qui lui sont attribués. Il
va de soi que les révélations entourant les circonstances de sa conception ont
profondément ébranlées les assises de son identité.
 Sur le plan des liens : rupture ou distorsion des liens au sein de son groupe familial et
avec son entourage, perte de confiance généralisée à toutes les relations. On observe
également une ambivalence qui s’exprime par une ambiguïté dans ses relations ou par
une érotisation de celles-ci.
À ce résumé, ajoutons les effets de la migration et de l’exil, dans le contexte de fuite que l’on
connaît, qui viennent complexifier le tableau clinique tel que présenté et compromettre la continuité
existentielle d’elle-même. Plusieurs de ses symptômes se sont d’ailleurs amplifiés quelque temps après
l’arrivée au Canada. N’oublions pas que Jeanne est aussi une réfugiée – doublement réfugiée même,
car en fuyant, elle se protège de l’État et de sa famille. La privation de sa culture d’origine doit donc
impérativement être prise en compte pour qu’une intervention soit possible.
Quelle psychothérapie peut-on justement envisager? Quel cadre théorique peut-il nous
permettre de penser la souffrance de cette personne? Quel dispositif faut-il concevoir pour que les
28
conditions d’un changement soient réunies? Affirmons d’emblée que notre pratique s’inspire de
l’ethnopsychiatrie, du moins de ses principes fondamentaux. Le malaise que cette discipline suscite
parfois est sans doute le reflet des tensions idéologiques qui traversent notre monde. Outre le fait que
la pratique ethnopsychiatrique est éminemment politique (Andoche, 2001), parler de cette discipline
suppose aussi, d’emblée, une prise de position : celle de dénoncer l’illusion qu’il n’y aurait qu’une
seule ethnopsychiatrie, celle qui anime la presse (française, notamment) de débats passionnés, voire
violents – certains propos confinant au lynchage médiatique! L’ethnopsychiatrie, en tant que
psychothérapie, est nécessairement multiple, changeante, porteuse de nuances et de différences car son
exercice s’appuie sur la dynamique du métissage : métissage des univers logiques, du cadre, des
manières de penser le sens (plus que la cause) et le traitement des désordres, (notamment, pour ce qui
est des objectifs de l’intervention). Elle est ni une théorie fermée, ethnocentrique – c’est-à-dire à
l’occidental – ni la mise en pratique d’une approche toute codifiée.
Diversité donc, de l’ethnopsychiatrie dite « clinique », condition nécessaire et résultat d’une
pratique ouverte au métissage des êtres et des savoir-faire mais aussi unité car le point commun est –
selon Devereux – la mise en œuvre d’une méthodologie complémentariste. Il s’agit, selon lui, d’une
« généralisation méthodologique » qui « coordonne » différentes théories et méthodes pertinentes pour
son objet. Les « sciences anthropologiques » et les « sciences psychologiques » (plus précisément une
psychanalyse qui s’intéresse aux liens entre le sujet et ses appartenances, filiation et affiliation) sont
les références complémentaires, mais non simultanées, sans être pour autant exclusives.
L’ethnopsychiatrie d’aujourd’hui a bénéficié d’une intense réflexion ; les controverses n’ont pas été
inutiles ni stériles. Cette discipline s’est enrichie de nouvelles pratiques et a élargi sa compréhension
du fonctionnement humain, que ce soit dans le cadre du normal ou du pathologique. La dimension du
sacré, de l’altérité, de la rencontre de l’Autre dans l’équilibre et le devenir humains est reconsidérée à
sa juste valeur et occupe désormais une place dans la pratique ethnopsychiatrique.
L’ethnopsychiatrie est plus qu’une psychothérapie métaculturelle ou qu’une sociothérapie,
plus qu’une technique de soin appliquée à l’individu et à sa famille, et ne se limite pas à la suppression
des symptômes tant physiques que psychiques. Elle vise la restauration de la vitalité de la Personne,
dans toutes ses dimensions et ses divers canaux d’expression. Dans son ouvrage « Anthropologie de la
maladie » Laplantine pose la question des relations du médical et du religieux, c’est-à-dire « de la
santé et du salut ». Cette question fondamentale du religieux et plus largement encore, de la relation au
Sacré exerce, nous semble-t-il, une sorte de contrainte logique sur la réflexion et la pratique
ethnopsychiatrique. Si le malade ou son groupe d’appartenance, victime de désordres se relie
inévitablement au monde invisible, à l’Au-delà, pour donner un sens à son épreuve douloureuse et y
chercher secours, le thérapeute n’échappe pas à cette expérience quasi mystique. Confronté aux limites
du dicible, du pensable et de l’imaginable et en contact étroit avec la souffrance du patient, comment
ne pas percevoir et ressentir celle-ci comme étant de l’ordre du Sacré? Ces questions théoriques sont
au cœur de la pratique ethnopsychiatrique actuelle et c’est de celle-ci dont nous aimerions vous
entretenir dans quelques instants, ou du moins vous présenter une de ses modalités, à partir de notre
propre expérience. Le suivi psychothérapique de Jeanne en est une illustration.
Auparavant, il serait bon de préciser, du moins brièvement, ce qu’il en est de la maltraitance
des enfants à Madagascar, afin de comprendre le contexte socioculturel qui s’y rattache et dans lequel
Jeanne a évolué. Celle-ci peut prendre diverses formes (violence physique, abus sexuels, inceste,
négligence grave, etc.) Dans tous les cas, elle est présentée comme alarmante. Une étude réalisée en
1998, révèle que 20% des enfants sont victimes de maltraitance à Antananarivo. Barbara Beintein, de
29
l’UNICEF, précise que la pratique sordide de l’inceste, du viol, et du détournement de mineures est
devenue de plus en plus fréquente. « Ce phénomène, semble-t-il, s’explique par la fragilité de la
structure familiale et par les comportements irresponsables des adultes vis-à-vis des enfants ». La
législation en vigueur à Madagascar condamne tout acte qui porte atteinte aux droits des enfants et
punit de plusieurs années de prison les actes pédophiles et incestueux (de 5 à 20 ans de travaux forcés
si les attouchements sont accompagnés de violence sur un enfant de moins de 15 ans et des travaux
forcés à perpétuité s’il s’agit du père, de la mère, d’un enseignant ou d’un ministre du culte). Le
signalement de tout cas de maltraitance est obligatoire et punit de plusieurs années de prison ceux qui
ne l’ont pas fait et auraient dû le faire. Culturellement, les anthropologues et les historiens ont décrit
quelques situations où l’inceste était considéré comme « normal » : c’était principalement le cas des
souverains (le roi Vazo, le roi Alidy, au XIXe siècle etc…). Ces derniers étaient considérés comme
l’émanation de la divinité sur Terre et comme les représentants de Zanahary le Créateur. Dieux
vivants, leur statut les plaçait au-dessus de tous les autres humains et à ce titre, ils n’étaient soumis à
aucune loi morale ni à aucun tabou. Par contre, pour toute autre personne du commun des mortels, la
violation des règles régissant le mariage, notamment l’inceste, était durement châtiée.
Avant de poursuivre cette présentation, il est grand temps de préciser un peu plus de quelle
place et de quelle fonction nous vous exposons ces observations, de quel lieu elles sont issues, et
auprès de quelle population. Ceci permettra de montrer comment le lieu thérapeutique auquel nous
participons, constitue une petite communauté fondée sur l’expression des productions humaines, telle
l’énonciation des faits, du récit, l’évocation des souvenirs parfois heureux mais plus souvent
douloureux, la compréhension mutuelle, les émotions, les affects, et bien sûr, la mise en circulation du
sens et des significations. Une variété de liens et de relations est donc ainsi aménagée au sein du
dispositif afin que soit rendu possible le projet thérapeutique.
Nous appartenons – en quelque sorte – au monde de la psychologie, celle dite « clinique et
pathologique », et nous tentons d’exercer une forme d’ethnopsychiatrie auprès des immigrants, mais
surtout auprès de ceux qui sont réfugiés – ceux dont on dit qu’ils sont des migrants non volontaires,
des exilés, et qui n’ont pas fait le choix de rupture et de distance par rapport à leur référence originelle,
ni même celui du lieu de vie. Cette expérience clinique a été acquise par une pratique régulière,
presque quotidienne, dans le cadre du Service d’Aide Psychologique Spécialisée aux Immigrants et
Réfugiés (SAPSIR) – que nous avons mis sur pied il y a quelques années à l’École de Psychologie de
l’Université Laval (Québec).
Le Service d’Aide Psychologique Spécialisée aux Immigrants et Réfugiés (SAPSIR)
Qu’en est-il de ce Service ? Brièvement, disons qu’il s’agit d’une clinique de l’exil et de la
migration, une clinique du lien et de la médiation, d’un espace transitionnel – de parole, mais aussi
d’action – où s’exerce une activité de soin dispensée par une équipe de psychologues et d’étudiants
doctorants en psychologie, généralement d’origine culturelle différente et parlant leur langue et le
français.
a) le dispositif
Ces praticiens exercent en groupe – groupe de thérapeutes – au sein d’un dispositif spécifique
où l’on accorde une attention particulière à la dimension culturelle du désordre et de son expression
symptomatique sans négliger pour autant l’analyse des fonctionnements psychiques. En effet, comme
30
le définit si bien Claire Mestre (2004), « la pratique de l’ethnopsychiatrie s’appuie sur une
anthropologie qui reconstruit un contexte social de souffrance, décode des représentations spécifiques
de la maladie et du désordre, analyse des systèmes d’alliance des rapports humains et conçoit la
culture comme un ensemble riche, cohérent et dynamique de représentations, de récits, de métaphores
et de symboles qui aident les patients à penser l’expérience qu’ils vivent puis leur donnent les moyens
de la modifier ». Effectivement, le SAPSIR a été créé suite aux observations concernant la pertinence
de cette anthropologie mais aussi en raison du codage culturel dans la mise en forme et l’expression de
la souffrance psychologique d’un grand nombre d’immigrants et de réfugiés arrivant à Québec. À titre
indicatif, notons que le Québec accueille entre 25000 et 30000 immigrants par année, toutes catégories
confondues pour une population totale d’environ 7 400 000 habitants. Si nous ne considérons que la
ville de Québec, 1500 à 2000 immigrants s’y installent, dont 700 à 800 comme réfugiés, soit près de
50 %, venant principalement des pays de la Colombie, de l’Afghanistan, du Rwanda, du Congo et des
pays limitrophes. Pour compléter cette présentation, ajoutons que lorsque cela est nécessaire et
possible, nous comptons sur la collaboration d’un médiateur linguistique et culturel (communément
appelé « interprète »), qui assure la traduction de la langue, mais également de la culture. Il nous paraît
en effet important (comme bien d’autres praticiens et théoriciens l’ont noté avant nous) de favoriser
l’expression du vécu et des affects dans la langue maternelle (dans la mesure du possible) et de faire
une large place aux données culturelles et aux représentations sociales. Les personnes sont référées, en
général, par les intervenants du milieu de la Santé et des Services Sociaux (CLSC, Hôpitaux, Cliniques
externes, ONGs, etc.). Lorsque la personne qui réfère le patient immigrant au SAPSIR est disponible,
sa présence lors de la première consultation est non seulement souhaitée, mais surtout d’une grande
utilité. Cet accompagnement a souvent pour effet de rassurer le patient et de valider sa confiance dans
une situation où, une fois de plus, il aura à exposer son histoire. Ces aspects techniques illustrent de
façon concrète comment l’ethnopsychiatrie est une pratique du lien, de la rencontre, de la médiation et
du métissage. C’est justement pour qu’une rencontre soit possible entre des univers de pensées et des
logiques culturelles différentes, pour que soit réalisable la mise en place d’une relation opérante,
qu’elle s’appuie sur un tel dispositif. Celui-ci, vous l’avez noté, offre l’occasion de liens multiples et
de nature diverse entre les intervenants, entre le patient et chacun d’entre eux ainsi qu’avec le
médiateur culturel (l’interprète), et l’accompagnant. Il constitue également une aire de médiation à de
multiples niveaux : médiation entre deux langues, deux univers culturels, médiation temporelle entre
« un avant et un après », « un ailleurs et un autrement ». Travail de médiation également sur le plan
psychothérapique entre le dedans et le dehors de l’appareil psychique, entre l’Inconscient et le
Conscient, entre le dit et le non-dit dans le cadre duquel le thérapeute assume une fonction de
« passeur » entre ces mondes. On ne peut manquer d’évoquer le mouvement intense de transfert et de
contre-transfert, de transfert culturel et de transfert co-latéral, c’est à dire entre les co-thérapeutes euxmêmes. Cette rencontre des psychismes conscients et inconscients constitue, à certains égards, un
travail de métissage. On ne quitte jamais une consultation d’ethnopsychiatrie sans être porteur de la
trace l’Autre dans notre existence et sans être un tant soit peu transformé par cette rencontre.
b) La population concernée :
Les personnes qui consultent sont, dans la grande majorité des réfugiés, victimes des guerres
et des bouleversements violents qui marquent leur histoire nationale, familiale et individuelle. Ils
correspondent à la destruction de l’univers de référence, affectant le sens, la temporalité, le lien à
l’Autre, l’initiative […] et ébranlent tout ce qui assure la consistance et la logique interne de l’homme
en situation parmi les siens » (Monroy, 2003). Ces réfugiés, déracinés par les évènements et les
circonstances tragiques de leur vie, transplantés contre leur gré dans une terre d’accueil plutôt neutre à
leur égard, portent en eux l’expérience de la rupture, de l’effraction traumatique et de l’arrachement.
31
Et ceci n’est pas sans impact sur leur santé mentale et leur fonctionnement psychique, et ce, d’autant
plus que la perte du cadre culturel familier, provoque en eux une « vulnérabilité psychique ». Aux
traumatismes antérieurs qui les ont fragilisés s’ajoute alors un véritable traumatisme de l’exil aux
conséquences psychologiques majeures, notamment la perte de la cohésion et de la continuité de soi.
L’ethnopsychiatrie, dans certaines de ses modalités pratiques, notamment comme clinique du lien et
de la rencontre, du sens et de la médiation, et en particulier comme expérience de cohérence, nous
paraît pouvoir proposer quelques solutions aux défis posés par ces désastres existentiels. En
s’appuyant sur les diverses dimensions dynamiques de l’identité et de l’altérité, sur les impacts
mobilisateurs des relations à l’autre et au groupe social, cette approche permet aussi de mieux
comprendre comment les traumatismes peuvent être métabolisés et transformés lorsque la personne
peut se réapproprier son histoire, la sienne et celle de sa famille, de ses enfants et de son groupe
d’appartenance.
c) Modèle d’intervention
Notre modèle d’intervention, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique, est métissé,
pragmatique et éclectique si l’on se réfère à celui de Devereux, de Nathan ou à ceux de la clinique
interculturelle. De la théorie de Devereux ne découle pas un dispositif spécifique pour l’intervention.
On retiendra cependant cette manière originale et forte de considérer le matériel culturel comme un
puissant levier thérapeutique susceptible de déclencher des associations ou de nouveaux liens de
pensée et de remettre en « route » des processus mentaux bloqués par la perte du cadre culturel et les
traumatismes pré et post-migratoires . Nous partageons avec lui ce postulat de l’universalité
psychique, c’est-à-dire des fonctionnements psychiques, et ce constat que « tout homme tend vers
l’universel mais qu’il y tend par le particulier de sa culture d’appartenance ». De Nathan, nous avons
retenu le dispositif groupal, notamment pour sa fonction de contenant et de multiplicateur de l’altérité.
La référence aux représentations culturelles, aux logiques et aux hypothèses étiologiques
traditionnelles, aux rites d’initiation, de filiation et d’affiliation, aux règles de dénomination et
d’inscription dans la lignée familiale ainsi que certaines prescriptions d’action ou des gestes dont la
signification est lourde de sens pour le sujet, sont également utilisées de façon transitoire et
complémentaire à d’autres modalités d’intervention. Enfin, un certain style d’interaction où toutes les
interventions des co-thérapeutes passent par la médiation du thérapeute principal qui juge de leur
pertinence. La formulation de celles-ci varie, allant du questionnement, de l’observation à une
proposition de « compréhension ». Ce détour par la culture, sa culture, c’est-à-dire à la façon dont il
s’y réfère et se l’approprie, s’avère particulièrement efficace car il permet au patient de reprendre
contact avec ce qui la porte intérieurement et de se relier à ses origines. Ces techniques, propres à
renforcer l’alliance thérapeutique, doivent être manipulées avec prudence et rigueur, pour ne pas
enfermer le sujet ou le réduire à sa seule appartenance culturelle et encore moins à son origine. De la
clinique interculturelle, nous avons retenu son réalisme pragmatique et son souci d’articuler le social et
le culturel en supportant des solutions facilitant l’intégration à la société d’accueil, tout en étant
conscient que l’interculturel ne conduit pas au métissage et qu’il se limite à des ajustements des savoir
faire et des comportements.
Ajoutons que notre modèle ethnopsychiatrique s’appuie sur ce qui caractérise une dimension
importante du fonctionnement psychique et aussi de la culture à savoir la dynamique de cohérence. Si
la culture rend cohérent l’espace social, le besoin de faire du sens, de donner une signification à une
expérience vécue rend cohérent l’espace intérieur. Cette cohérence s’étend également à l’espace
existentiel et identitaire. L’intervention psychothérapique vise à restaurer la capacité de rendre
cohérent ce qui est devenu chaotique ou morcelé. Il va de soi que cette intégration ne s’est pas faite
32
comme une arlequine bricolée et arbitraire. Il s’agit d’une synthèse propre à notre modèle
ethnopsychiatrique caractérisé par sa dimension existentielle-dynamique. Elle découle de la réalité des
patients avec qui nous travaillons et de l’expérience clinique qu’ils nous ont permis d’acquérir et
d’approfondir.
Cette présentation théorique nous conduit à introduire les questions fondamentales qui se
posent à chaque personne réfugiée :
 Comment préserver cet équilibre dynamique quand vivre dans une autre culture signifie
perdre le cadre externe, du moins temporairement, avant que le nouveau ne soit
intériorisé ?
 Comment réapprendre à exister ou plus exactement comment poursuivre son existence,
tout en restant soi-même, dans une continuité psychique cohérente, ailleurs et après ?
 Comment restaurer le narcissisme fondamental endommagé par ces expériences négatives
antérieures et par les multiples pertes ?
 Comment préserver son identité lorsqu’on est exposé à une acculturation brutale, sorte de
« mort culturelle », avec tous les deuils nécessaires que cette réalité implique?
 Comment garder ouverte cette identité pour que les expériences nouvelles et actuelles
puissent être intégrées?
Mais la vie de la personne transplantée ne se limite pas au passé et ne doit pas rester fixée, dans la
mesure du possible et du réalisable, aux pertes douloureuses subies. Pour qu’elle se poursuive, pour
que la catastrophe et les souffrances qu’elle a engendrées soient, sinon dépassées du moins
supportables, il est nécessaire qu’il puisse s’ouvrir au nouveau lieu de vie, à la société d’accueil et
construire des liens significatifs avec l’environnement social, par le travail, le réseau des relations
amicales (vie associative laïque ou religieuse), le maintien des contacts avec des compatriotes).
L’expérience psychothérapique, et en particulier la pratique inspirée de l’ethnopsychiatrie et
appliquée à ces situations, nous conduit aussi à souligner l’importance de dispositions psychologiques
et d’attitudes humaines fondamentales chez les intervenants, plus précisément celles concernant
l’accueil et la disponibilité à la rencontre de l’Autre, et à privilégier trois grandes modalités techniques
d’intervention, sans pour autant négliger les « savoir-faire » généraux à toute psychothérapie :



travail sur les liens d’origine – liens d’appartenance et liens actuels
travail sur les différentes dimensions identitaires en lien avec l’altérité
travail sur la cohérence et le sens des situations vécues, passées et actuelles.
Le travail sur les liens d’appartenance et les liens actuels
Travailler sur les liens, c’est accompagner le sujet dans l’évocation de son histoire personnelle,
celle de sa famille, de ses ancêtres. Le récit permet aussi de réintroduire le temps. C’est l’aider à se
réinscrire dans cette histoire après la fracture qu’elle a subie. Témoin de celle-ci, il doit se la
réapproprier, la faire sienne, assumer les zones sombres, tumultueuses et conflictuelles qu’elle peut
comporter. À ce prix, il pourra accéder au statut de sujet actif et contribuer à l’écrire et à la vivre. Nous
avons obtenu d’excellents résultats en utilisant de façon libre et spontanée, le génogramme, arbre
généalogique subjectif, (M.-R. Moro parle « d’arbre de vie ») tel que pensé par le sujet de manière à la
fois réelle et fantasmée. Il s’agit d’un puissant activateur de liens, potentialisant les capacités
psychiques de liaison et d’évocation. Il permet également au patient de s’affilier à ses origines et de
retrouver une certaine continuité existentielle. L’utilisation de photos personnelles (photos de famille,
33
du pays, etc.) marquant les moments significatifs de sa vie constitue aussi un excellent moyen pour
remplir ces fonctions. Restaurer la capacité relationnelle c’est aussi, au présent (et dans le cadre de la
consultation au SAPSIR, dans « l’ici et maintenant ») renforcer et soutenir les liens nouveaux que le
sujet est appelé à nouer dans la société d’accueil.
Le travail sur l’identité et l’altérité
Parler d’identité nécessite, au préalable, quelques mises au point, tant cette notion est sujette à
polémique. Tout d’abord, affirmons qu’elle ne peut être saisie sans être mise en étroite relation avec
celle d’altérité. « L’identité présuppose l’altérité », écrit M.-R. Moro, « l’autre est posé et saisi comme
un autre moi-même ». L’identité n’est pas appréhendée comme une substance ou comme un état mais
comme un processus, comme une construction dynamique à renouveler constamment dans la relation à
l’Autre. (M.-R. Moro) ». Travailler sur l’identité comme dimension opératoire nous paraît
fondamental dans ce contexte psychothérapique. Le mouvement identificatoire est mis à rude épreuve
dans le parcours migratoire où tout est à reconstruire sur ce plan. L’exil dénude ; le regard de l’Autre
n’est plus ce qu’il était. La culture d’origine, fondatrice donc, est à ce titre, la base de l’humanité de la
personne, par la langue dans laquelle se construisent sa pensée et ses premiers attachements.
Toutefois,il ne s’agit pas de l’enfermer dans sa culture d’origine, dans une conception du temps
centrée sur le passé. Ce qui importe, c’est de partir de ces données, de ce noyau identitaire, cœur de la
vitalité et de la sécurité.
Nous insistons pour souligner que la référence à l’identité est avant tout une référence à la
Personne, préoccupée de son unité, de sa continuité et de sa similitude à elle-même, de sa singularité.
Continuité, stabilité de l’image de soi, cohérence d’ensemble des représentations de soi et de l’univers,
telles sont – selon Erickson – les différentes dimensions impliquées dans l’identité .
Le travail sur la cohérence et le sens
Donner un sens à notre environnement, puis à nos expériences et enfin à notre vie est tout
aussi fondamental et spontané que le principe de plaisir tel qu’énoncé par Freud. Viktor Frankl (1970)
l’a parfaitement saisi et y a consacré tout un champ de ses activités cliniques et de recherche. L’Être
humain est producteur de sens et il ne peut se soustraire à cette contrainte de l’appareil psychique. Il
est animé par ce que Frankl appelle « la volonté de sens » que l’on peut comprendre comme une
pression interne pour donner une signification à son expérience. Selon Frankl, l’homme peut donner
un sens à sa souffrance, en retirer quelque chose de positif, même dans les situations les plus
dramatiques. Faire du sens est essentiellement une expérience de cohérence avec soi-même et avec le
monde extérieur. C’est mettre en lien, en relation, les diverses dimensions de son Être.
L’accomplissement de cette nécessité de sens s’exprime par une réduction de la distance entre
l’expérience interne et les stimuli externes ou les données de la situation vécue. Cette réduction de
l’écart se manifeste sur les plans émotionnel, cognitif et existentiel et donne au sujet un sentiment
d’harmonie intérieure et de cohérence. Léon Festinger (1957), dans sa « théorie de la dissonance
cognitive » considère ce besoin de cohérence comme un besoin qui motive les personnes à réduire les
contradictions (internes et externes). (Detraux, 2003) mettra aussi en évidence les liens étroits entre ce
concept et celui de résilience.
La personne réfugiée, tout comme celle qui a été exposée à des situations extrêmes (abus
sexuels, violences,…) n’échappe pas à cette pression de faire du sens, mais cette fonction sémiotique
34
se trouve souvent lourdement hypothéquée par la sévérité des évènements vécus. Il est alors possible,
dans bien des cas, de parler de traumatisme du non-sens et de l’incohérence. Ces traumatismes
spécifiques sont particulièrement dévastateurs et les symptômes qui y sont associés traduisent les
ruptures de l’organisation interne, la perte de l’harmonie psychique (clivage, désorganisation, pertes de
repères, perturbation du monde des valeurs, etc.). Comment restituer alors au patient une possibilité de
sens à des situations aussi incompréhensibles que celles que nous avons décrites (et dont Jeanne est un
exemple particulier)? Cette activité restitutive de sens pour le sujet est un travail patient, progressif qui
ne peut avoir lieu qu’en fin de démarche thérapeutique. Elle en est l’aboutissant. Il est par contre plus
aisé, car plus accessible, de co-construire avec le patient un sens à des situations actuelles. Soulignons
enfin, l’importance de la cohérence du projet de vie que la personne peut être amenée à élaborer.
Celui-ci doit respecter ce qu’est la Personne actuelle, ce qu’elle est devenue, mais aussi ce qu’elle a été
et ce qu’elle pourrait être. C’est au prix de cette cohérence interne et existentielle, de cette unité, que la
continuité psychique de soi pourra être rétablie.
Soulignons enfin, l’importance de la réparation, pour que la recouvrance soit complète et
durable. La réparation nécessite bien sûr la reconnaissance par l’Autre ou par le groupe social des
blessures infligées (psychiques et autres), de l’injure faite à un des leurs. La dynamique personnelle de
la victime se modifie et l’impact pathogène de l’injustice peut alors évoluer. Le ressentiment et
l’attitude revendicatrice si souvent observés comme expression de la souffrance tendent, dans ces
conditions, à s’apaiser. La réparation ainsi comprise ouvrira – éventuellement – la porte à une autre
disposition psychologique : celle du pardon.
Jeanne a suivi patiemment ce parcours, durant quarante-trois séances. Le travail sur les
diverses dimensions présentées ci-dessus (identité, sens et cohérence, liens…) a été minutieusement
fait. Elle dit maintenant vivre plus souvent un sentiment de paix et de confiance en la Vie et en Autrui.
Elle a l’impression d’avoir récupéré ce quelque chose d’elle-même dont elle avait été dépossédée. Elle
s’est réconciliée avec l’Église, faisant la distinction entre ce qui relève de l’humain de ce qui est de
l’ordre du Sacré et de la spiritualité. Elle ne s’était jamais fâchée avec Dieu… Sur le plan familial, elle
a repris contact – par téléphone – avec sa mère, pour lui demander conseil… avec son père adoptif, par
écrit, pour lui expliquer ce qu’elle a vécu. Elle occupe un emploi dans un magasin et envisage de
poursuivre ses études universitaires « mais dans un autre programme ». Elle a accepté de répondre au
contact épistolaire d’un ex-prétendant mais a décidé de ne pas s’engager ni de reprendre la relation
avec lui . Elle ne croit plus au sort qu’un amoureux éconduit lui aurait jeté pour la condamner au
célibat. Santé physique et santé mentale se sont considérablement améliorées. Bref, « elle se sent
comme un papillon qui vient de sortir de son état antérieur et prêt à prendre son envol ». « Happy
end » d’un drame humain aux conséquences multiples et incommensurables? Peut-être, même si
Jeanne se sent fragilisée par ce trop de souffrance vécue : « elle évitera désormais toutes les situations
où elle pourrait souffrir », formule-t-elle comme résolution et programme de vie.
Jeanne possédait les ressources psychologiques pour faire face à cette tragédie, sans doute les
a-t-elle aussi développées au contact de l’adversité. Ses capacités créatrices, son intelligence, son
rapport à la spiritualité, ont contribué sans nul doute à la sortie de son drame personnel.
Références
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Angers (France) mai 2006
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L’inceste en Afrique
Etsianat ONDONGH-ESSALT
Ethno-psychanalyste
Président de l’association LICOSECS, Directeur d’EKHAMYS ICCPC
Parler de « l’inceste en Afrique » est pour moi une sorte de gageure. En effet, l’Afrique est
multiple, les coutumes et les pratiques ethnoculturelles sont innombrables. Je suis clinicien.
Ma pratique d’ethnopsychanalyste, depuis plusieurs décennies en France avec les migrants,
m’a maintes fois confronté aux problématiques incestueuses vécues par les enfants, en
particulier par les jeunes filles en provenance du continent africain. Je souhaiterai donc rendre
compte dans cette communication d’une observation clinique que j’ai eue à traiter dans mon
cabinet privé et en institution (association Déméter recherche-action), observation qui traite
de la problématique de l’inceste dans un contexte interculturel. Avant d’aborder le cas
clinique, je vais tenter dans un premier temps de montrer la complexité de cette notion
d’INCESTE telle qu’elle était usitée en terre africaine autour de quelques données
anthropologiques et socioculturelles mais je ferai également une petite incursion dans la
gestion de ce phénomène à l’époque présente.
DE LA GESTION TRADITIONNELLE ET MODERNE ; DE L’INCESTE EN AFRIQUE
SUBSAHARIENNE
Dans le continent africain et principalement dans sa partie située au sud du Sahara, une
grande majorité des communautés villageoises, claniques ou tribales comme les Kongos
d’Angola, des deux rives du fleuve Congo mais aussi les Batékés situés au centre et au nord
du bassin du Congo et au Gabon comme les Bagangoulous, les Batékés de Djambala ou de
l’Alima (TH. Obenga, 1976, 1985), toutes ces populations qui font en particulier partie des
Bantous d’Afrique centrale n’ont pas dans leur langue maternelle l’équivalent du mot viol et
encore moins celui d’Inceste de premier degré. Ils désignent cet inceste père/fille, mère/fils ou
frères/sœurs d’acte de sorcellerie, ou Ebélé, ou encore Ndoki. Pour ces populations d’Afrique
centrale, lorsqu’un tel acte se produit et qu’il est rendu public, il entraîne automatiquement
dans leurs esprits et représentations, la destruction de la famille ; il apporte des malheurs dans
le village (épidémies, mauvaises récoltes, calamités naturelles…) mais cet acte peut
provoquer des morts de personnes par sa violence.
De même en Afrique de l’ouest, les Samos du Burkina-faso, comme le rapporte Françoise
Héritier (1995) n’ont pas eux aussi l’équivalent du mot inceste pour désigner les rapports
sexuels concernant la parenté de premier degré. Ils qualifient traditionnellement un tel acte
par le vocable « chiennerie » comme pour dire que l’inceste relève du monde animal et non
celui des humains.
Néanmoins, les sociétés africaines ont connu et connaissent dans leur vécu les problèmes
d’inceste car, comme toutes les sociétés humaines l’ont fait pour s’humaniser (Lévi-Strauss,
37
1949), elles ont institué la prohibition de l’inceste du premier comme celui du second degré
pour certaines d’entre elles. La réalité de ce phénomène et sa prohibition sont attestées dans
plusieurs groupes ethniques avec la possibilité quelquefois de désigner l’inceste par les mots
spécifiques comme le font les Lulua de la République Démocratique du Congo qui évoquent
le concept de tshibundi pour parler de l’interdit des relations sexuelles entre des individus
ayant un lien de parenté (P. Mutanga Katumpa, 1982)4.
Par ailleurs, l’interdit de l’inceste n’était pas pour certains peuples africains comme tant
d’autres dans le monde, un acte biologique relavant de simples relations sexuelles qui, dans
quelques groupes ethniques étaient librement et progressivement introduites ou permises au
travers de rites ou de pratiques spécifiques liées aux jeunes gens en particulier aux adolescents
et adolescentes (Lévi-Strauss, ibidem ; T. Nathan, 1992, pp. 19-36). En revanche, là où il y
avait l’interdit incestueux du premier degré, outre qu’il prévenait la rupture de la parenté, il se
justifiait dans la communauté par la peur de la survenue dans la famille d’une série de
malheurs incontrôlables : des enfants naissant avec des malformations physiques ou
mentales (J. Ondongo, 1989) ou par des morts inexpliqués dans la communauté villageoise…
Dans beaucoup d’ethnies d’Afrique centrale, comme on l’avait vu ci-dessus, les
personnes incestueuses étaient et sont encore de nos jours considérées chez les Bantous, en
particulier dans les sociétés matrilinéaires, comme des sorciers ou de personnes se trouvant
sous l’emprise de la sorcellerie. Ainsi, chez les Béti du Cameroun, l’inceste de premier degré
était considéré comme un crime de sang (F. Ezembé, 2003, p. 192).
L’inceste de second degré est un inceste commis avec une parenté éloignée ou la
parenté par alliance matrimoniale. Certaines populations comme les Samos du Burkina Faso
élargissait l’inceste jusqu’à la situation de deux sœurs qui se mariaient avec un même homme
(F. Héritier, op., cité, pp. 154-155).
Cependant, comme le faisaient les ascendants historiques du peuple africain dans l’Egypte
antique (Cheick Anta Diop, 1960, 1977) certaines formes d’incestes de premier degré, liées
par exemple à la royauté (L. de Heusch, 1971) ou liées à certaines pratiques magicoréligieuses (B. de Raschewiltz, 1993) étaient tolérées voire instituées comme le mariage entre
un frère et sa sœur héritière qui permettait au garçon d’accéder au trône royal et prétendre par
exemple au rang de pharaon. Ainsi, comme le rapporte Ferdinand Ezembé dans son livre déjà
cité (2003, p. 192), les Béti du Cameroun considéraient positivement comme « grand sorcier »
ou « grand savant maître de la nuit », les personnes qui avaient posé des « actes
extraordinaires », entre autres, l’interdit de l’inceste en ayant entretenu une relation sexuelle
incestueuse avec leur mère.
Les pratiques du Lévirat et du Sororat vont créer d’autres types de pratiques sexuelles et la
notion d’inceste devient plus restreinte. C’est l’exemple de la grande majorité des groupes
Mutanga Katumpa, Pierre, « le mariage dans les tribus du Kasaï, l’ethnie Bakwa Mwanza », monographie présentée au
grand séminaire théologium de Makole Kananga, mai 1982 ». Rapporté par Ferdinand Ezembé dans « L’enfant africain et
ses univers », Paris Khartala, 2003, p. 192.
4
38
ethniques ou de populations d’Afrique de l’ouest comme les Bambaras du Mali, les Soninkés
du Mali et du Sénégal puis les Peulhs qui ont tous des filiations patrilinéaires. Les mariages
préférentiels sont contractés entre cousins germains parallèles et croisés du côté paternel ou
entre cousins germains croisés du côté maternel. Alors qu’en Afrique centrale, comme on l’a
vu, chez les populations à prédominance matrilinéaire, entre cousins et cousines germaines
croisées ou parallèles, tout mariage jusqu’à la cinquième génération au moins est prohibé et
les relaxations sexuelles entre les personnes supposées partageant le même sang sont frappées
de l’interdit incestueux.
En ayant conscience que la prohibition de l’inceste n’empêche nullement des passages à
l’acte, les différentes ethnies africaines avaient institué des rites de réparation ou de
purification. Chez les Beti du Cameroun comme le cite F. Ezembé (op. cité, p.193), lorsqu’il y
avait inceste, les protagonistes étaient soumis au rituel de purification tsoo ou ndongo. Les
personnes impliquées dans l’acte incestueux étaient invitées à se confesser auprès d’un
membre éminent de la société désignée ; elles étaient ensuite lavées dans une rivière en guise
de purification. Le parent incestueux était alors chassé du village avec une déchéance de son
autorité parentale voire sociale par exemple, l’interdiction de prendre part à toute cérémonie
publique.
Chez les Samos du Burkina-faso, lorsque deux sœurs avaient entretenues des relations
sexuelles avec un même homme, acte considéré comme incestueux, elles et leur « mari
ou amant » étaient soumis au rituel de type Plo-Plo5 que l’on retrouve également pratiqué
chez certains groupes comme les Baoulés de la Côte d’Ivoire : « Les coupables de ce genre
d’inceste, comme l’écrit Pierre Etienne6, font l’objet d’un rituel légèrement mortifiant de
réparation et de lustration. Entièrement nus, ils sont obligés de se frapper l’un et l’autre avec
les deux moitiés d’un cabri ou d’un mouton fendu dans le sens de la longueur… » Cet acte
symbolique, poursuit l’auteur, répare, compense symboliquement le crimes commis. On
mélange des choses qui sont naturellement unies disent-ils…Ce rituel a pour but d’oblitérer
symboliquement les relations de parenté entre les deux fautifs.
COMMENTAIRES
Comme on le constate, l’inceste était et est encore un acte prohibé et réprimandé par la
société africaine comme dans la plupart des sociétés humaines. Mais comme cela est de
coutume en Afrique, tout acte prohibé possède en contrepoint son remède de réparation
lorsque l’interdit est transgressé. Dans beaucoup de cas on retrouve les étapes décrites cidessus qui commencent par la confession privée ou publique ; ensuite, on passe à la
purification soit par l’eau ou par une sorte de flagellation ou auto-flagellation ritualisée des
protagonistes ; et enfin il y a soit un acte de réintégration sociétale avec certaines restrictions
ou alors un bannissement, de la personne responsable, de la société villageoise ou clanique.
L’inceste ici ne prend pas le caractère mortifère ou expiatoire que l’occident en donne.
5
6
Françoise Héritier : les deux sœurs et leur mère, Anthropologie de l’inceste, Odile Jacob, 1995, p.154-155.
Pierre Etienne : Les interdits de mariages chez les Baoulés, Abidjan, Orstom, 1972.
39
Dans la société moderne africaine les choses deviennent plus complexes. Les rituels
disparaissant peu à peu à cause de l’avancée des lois internationales, des lois sur la protection
de l’enfant mais aussi à cause de la désorganisation des structures traditionnelles qui servaient
de support aux rituels de réparations des interdits, les problématiques incestueuses deviennent
à leur tour plus difficiles à gérer. Les statistiques sont encore une donnée rare en Afrique.
Néanmoins comme le rapporte Ferdinand Ezembé (2003, pp.194), il y a quelques études
balbutiantes qui commencent à apparaître sur le continent. Ainsi, on peut donc dire qu’« En
milieu urbain les situations incestueuses sont de plus en plus étudiées. Au Cameroun, Koki
Ndombo et ses collègues en 1992 constatent parmi les agresseurs sexuels des enfants, le père,
l’oncle ou le cousin dans 35,2% des cas7. Dans la même pays, Mbassa Menick quelques
années plus tard (1997)8 étudiant 5000 dossiers d’agressions et abus sexuels trouve 5,88% de
cas où le père est incriminé. On retrouve des constats identiques au Sénégal 9 et en Côte
d’Ivoire10 où les ascendants génétiques dont le père sont cités parmi les agresseurs sexuels ».
Et enfin, « les âges des victimes d’inceste, poursuit Ferdinand Ezembé, varient respectivement
de quatre à quinze ans pour le Cameroun et de deux et demi à quinze ans pour la Côte
d’Ivoire ».
Ainsi, il y a plusieurs cas d’incestes qui sont commis actuellement dans les foyers
africains, mais leurs dénonciations sont rendues complexes à cause entre autres d’un certain
nombre de « digues morales » qui persistent dans l’esprit des populations du continent noir
dont principalement la honte et l’opprobre que ressentent les familles dont les enfants ont été
victimes d’abus sexuels.
En effet, dénoncer un inceste surtout de second degré commis sur sa fille, peut provoquer,
en retour, une réaction négative sur sa famille. Par exemple aucun homme ne peut prendre en
mariage une fille qui a été violée, surtout lorsque la nouvelle est rendue publique. Aussi, dans
certains cas, les parents de la fille mineure exigent du violeur le paiement d’une amende,
réglant ainsi la question par une sorte de médiation familiale ou sociale.
Dans d’autres cas on oblige l’homme fautif à prendre la fille (si elle est adolescente) ainsi
« souillée ou déshonorée » en mariage pour sauver l’honneur de la victime. Une autre pratique
qui provoque, dans des proportions non négligeables, des actes incestueux reste la coutume du
don d’enfant. La pauvreté et l’espoir d’avenir poussent actuellement beaucoup de familles
nombreuses à confier certains de leurs enfants chez des parents ou aux membres de la parenté
7
Koki Ndombo, Biyong, Etéki Tamba, Lantum, Makang Ma Mbock : « Les enfants victimes des sévices sexuels au
Cameroun », Annales de pédiatrie, vol. 39, n°2, février 1992.
D. Mbassa Menick, F. Ngoh : « la problématique des enfants victimes d’abus sexuels en Afrique ou
l’imbroglio d’un double paradoxe, l’exemple du Cameroun », Regards d’Afrique sur la maltraitance,
T. Agoussou, Karthala. Paris 2000.
8
9A.
Diouf., A Gueye, M. Sangare, M. Ba Gueye, F. Diadhiou : »prise en charge médicale de victimes présumées
d’agression sexuelles à Dakar, Sénégal », contraception, fertilité et sexualité, vol. 23, n° 4, 1995
10 Dr Te Bonle Diawara : « Etude sur les abus sexuelles au centre de guidance infantile à Abidjan »,
communication au séminaire sous-régional sur la prévention des abus sexuels en milieu scolaire, organisé par la
CASPCAN et l’UNESCO ? Yaoundé, février, 1999.
40
élargie voire aux amis résidant dans de centres urbains en Afrique ou en Europe dont le but
avoué ou pas est de les instruire ou leur donner une chance de réussir leur vie. Or, comme cela
s’est vérifié à maintes reprises dans les pratiques de « don d’enfants » dans la société
haïtienne (M. Labelle, 1987 ; B. Legrand, 1989) qui est en grande partie constituée par les
descendants rescapés d’esclaves africains, les enfants, désignés dans la langue créole par le
vocable « rest’avec » qui sont confiés par les paysans ou des ouvriers aux nantis de cette
société, sont victimes fréquemment d’actes de violence en général et d’abus sexuels en
particulier. De même en Afrique au sud du Sahara, plusieurs dizaines d’enfants, confiés
annuellement aux membres de la famille élargie ou aux amis, sont victimes des violences
sexuelles et malheureusement parmi ces actes, il y a bon nombre d’incestes. C’est entre autres
la raison pour laquelle, l’Afrique doit créer des institutions et associations assez organisées et
soutenues par leurs sœurs des pays occidentaux pour aider à la mise en place de ce combat
contre les violences sexuelles faites aux enfants et plus particulièrement pour dénoncer et
combattre l’inceste intrafamilial qui reste encore très peu dévoilé dans ce continent. Ce sont
des situations assez courantes rencontrées en France où, des jeunes filles que nous recevons
dans nos consultations, envoyées par les parents pour leur bien être ont déjà, en fait, connu sur
le continent, des violences incestueuses comme nous allons le voir dans l’exemple de la jeune
camerounaise que j’ai suivie pendant près d’un an en consultation d’ethnopsychiatrie créée
par l’association Déméter recherche–action en fin de décennie dernier.
ILLUSTRATION : OBSERVATION CLINIQUE D’EMILIE FLEUR
L’observation clinique dont je vais rendre compte dans les pages qui suivent a été
recueillie lors des consultations d’ethnopsychanalyse qui se sont déroulées dans le Centre
Départemental d’Ethnopsychanalyse et des Thérapies Transculturelles en générique Case de
Déméter de l’Essonne, que j’ai crée en 1995 et mis fin en 2003. Je rappelle rapidement que ce
sont des consultations faites avec un groupe de co-thérapeutes (T. Nathan, 1986,1989 ; J.
Ondongo, 1990, 1991 ; Marie-Rose Moro, 1994, 1998 ; E. Ondongh-Essalt, 1998) pratiquant
des métiers différents relevant de la santé, du social et l’éducatif assisté par un interprète, si
nécessaire, parlant la langue du (ou de la) patient(e). Je procède toujours avant la prise en
charge ethnopsychothérapique des clients, à une évaluation avec les professionnels (J.
Ondongh-Essalt, idem) qui ont connu ou suivi sur le plan socio-éducatif ou médical la
situation de l’enfant, de l’adolescent (e) et/ou de la famille.
En décembre 1999, nous sommes interpellés à la « Case de Déméter » de l’Essonne par
une éducatrice spécialisée de l’Aide Sociale à l’Enfance de Paris, secteur 20 ème
arrondissement pour examiner la situation clinique et très complexe d’une jeune majeure
d’origine camerounaise âgée de 19 ans. Le motif de la demande de l’avis des experts en
clinique transculturelle que nous sommes, est que cette jeune fille connaît depuis son arrivée
en France, à l’âge de 9 ans environ, des difficultés de cohabitation importantes avec sa tante
maternelle et son demi-frère aîné, suite aux viols à répétition dont elle a été l’objet à
l’intérieur et à l’extérieur de sa famille de tutelle et d’adoption. Selon notre habitude (J.
41
Ondongh-Essalt, 1998, P. 8), nous demandons une évaluation ethnopsychiatrique de la
situation clinique avec les professionnels en charge de la jeune fille.
Eléments biographiques et sociaux recueillis lors de l’évaluation
La jeune fille que nous nommerons dans ce texte Emilie FLEUR, est née au Cameroun,
dans la ville de Yaoundé en septembre 1980. Née d’une mère célibataire qui a eu une liaison
adultérine avec un homme marié, Emilie n’a jamais été reconnue par son père. Selon la
version retenue par Emilie FLEUR, la jeune fille serait issue d’une grossesse gémellaire qui a
emporté le second jumeau quelques mois après leur naissance. Un an et demi après avoir
donné vie aux jumeaux, la mère d’Emilie décédait à son tour. La cause de la mort du second
jumeau semble très mystérieuse et assez confuse car, une autre version donnée par la tante de
Paris dira que c’est dès avant la naissance des jumeaux que le choix de garder qu’un seul des
jumeaux s’est fait. Et, on aurait alors choisi de sauvegarder Emilie et laisser périr son frère
jumeau, mort-né. D’ailleurs, d’après Emilie, on lui aurait souvent rappelé depuis l’âge de six
ans au Cameroun comme en France, à chaque fois qu’elle faisait une bêtise, qu’il aurait mieux
valu choisir de garder le frère jumeau au lieu d’elle qui faisait honte à la famille !
Autour du décès de la mère, plusieurs hypothèses sur sa mort ont circulé dans la dans la
famille maternelle et dans le quartier. Certains pensaient qu’elle était malade avant cette
grossesse gémellaire et qu’il lui avait été proscrit une nouvelle grossesse, sachant qu’elle avait
déjà eu plusieurs enfants avant les jumeaux, de trois hommes différents ; d’autres pensaient
que la mère d’Emilie avait été empoisonnée » par l’épouse légitime de l’homme qui serait le
père biologique de la jeune fille, laquelle épouse n’a jamais eu de progéniture.
Toujours est-il qu’au décours du décès de la mère d’Emilie commence pour cette dernière une
longue période d’errance de même qu’un flou de plus en plus croissant concernant le parcours
de cette jeune enfant.
Avec le décès de la mère commence donc, pour Emilie, les placements temporaires
familiaux successifs dans une constellation familiale marquée par des ruptures et par une
organisation soutenue essentiellement par des femmes. Il est difficile en écoutant la narration
du vécu d’Emilie de retrouver plusieurs individus issus de mêmes parents : on entendra
volontiers parler de demi-frères, de demi-sœurs aussi bien dans la génération des parents
d’Emilie que dans la sienne propre. Pour ce qui concerne la mère d’Emilie FLEUR, cette
femme connaîtra officiellement quatre hommes dans sa vie avec qui elle fera des enfants à
chaque rencontre. Avec le premier, elle a eu un garçon. Le second mari lui donnera une fille.
Le troisième homme lui fera enfanter un garçon, lequel sera d’ailleurs hébergé à Paris chez la
demi-tante (maternelle) qui accueillera Emilie vers l’âge de 9 ans lors de son « atterrissage »
en France.
Ce demi-frère qui sera à l’origine de son éjection hors de l’habitation de la tante tutélaire, à
trois ans de plus que la patiente. La dernière liaison connue par la famille maternelle, liaison
de sa mère avec l’homme qui est le géniteur d’Emilie, donnera à cette femme trois enfants :
une sœur aînée âgée d’un an et demi de plus qu’Emilie, vivant au Cameroun, et le frère
42
jumeau, décédé quelques mois après leur naissance selon la version donnée par l’adolescente.
Emilie possède donc plusieurs demi-frères et sœurs qui vivent éparpillés, entre la Belgique, la
France et le Cameroun.
L’errance au Cameroun
Après la mort de leur mère, Emilie FLEUR a donc un an et demi.
Commence pour cette fillette, en terre camerounaise, une errance qui va durer pendant
environ sept ans où Emilie va être placée dans pas moins de quatre familles de la parenté
maternelle situées entre les grandes villes et les villages. Au dernier placement avant son
arrivée en France, Emilie vivra de six à huit ans et demi chez le grand oncle maternel (le frère
de sa grand-mère) qui avait une femme et quatre enfants dont le dernier-né, avait quinze ans
lors de l’arrivée de la fillette. C’est pendant ce dernier séjour chez le grand oncle, qui est mort
tout juste à l’arrivée d’Emilie dans cette famille à Douala, que la fillette va subir l’inceste qui
durera jusqu’à son départ pour la France.
Cette petite fille frêle et menue développait un « nanisme psychogène » qui avait provoqué
un arrêt momentané de sa croissance à tel point qu’à l’âge de huit ans et demi, Emilie
ressemblait à une fillette de cinq ans. Son calvaire incestueux perpétré par l’oncle maternel, le
garçon le plus âgé (24 ans) de cette famille, s’est fait en silence, à l’insu de tout le monde.
Emilie ne pouvait en parler à personne car elle avait peur d’être éjectée de cette famille pour
se retrouver à la rue sans protection. De plus lors des trois consultations exploratoires
d’ethnopsychanalyse que j’ai eues, en groupe, avec elle, Emilie me dira que cette liaison
incestueuse avec son oncle avait fini par constituer un attachement paradoxal de sorte que
quand l’oncle ne venait pas la voir comme d’habitude pour le rituel sexuel, elle se sentait plus
angoissée et abandonnée. Mais elle nous avait décrit un phénomène très connu et
cliniquement décrit par Sandor Ferenczi dans son texte de 1933 sur la « Confusion des
langues entre les adultes et l’enfant » et repris sous d’autres formes dans ces écrits sur le
traumatisme (2006), le concept du clivage du moi où une partie de soi fait des choses, pose
des actes que l’autre partie ignore. Phénomène que l’on retrouvera fonctionnant de manière
répétitive chez Emilie dans ses différentes rencontres sexuelles en Europe avec divers
hommes.
Cette errance d’Emilie au Cameroun se termine donc à l’âge de neuf ans (soit en 1989)
dans des conditions singulières où une fois de plus, la « confusion » et le « flou » seront au
rendez-vous :
. Certains membres de la famille pensaient que juste avant la décision de faire voyager la
gamine en France, Emilie était en « situation d’urgence médicale » : « il fallait faire quelque
chose sinon la fillette mourrait faisant ainsi allusion à son aspect physique de fillette de cinq
ou six ans alors qu’elle en avait quasiment 9 ans ;
43
. D’autres membres pensaient qu’il fallait protéger Emilie: faisant là, en revanche, allusion
aux relations incestueuses intrafamiliales décrites ci-dessus.
A son arrivée en France, Emilie est accueillie dans une famille monoparentale, dans
laquelle sa demi-tante maternelle qui a obtenu la tutelle de la fillette, avait déjà accueilli cinq
ans auparavant son demi-frère que nous désignerons par Caïn, le même avec qui elle s’était
retrouvé dans une des familles maternelles qui le battait abondamment à la moindre bêtise.
C’est précisément vers l’âge de quatorze ans que va recommencer de nouveau une errance en
France qui la transportera d’institution en institution et de famille d’accueil en famille
d’accueil.
Révélation des premières difficultés en France
C’est en 1994 que les ennuis d’Emilie commencent en France. Elle est admise au collège.
De retour d’un voyage en Angleterre avec le collège, voyage qui a duré un mois, Emilie
annonce à sa tante (qu’elle appelle sa mère conformément aux coutumes des Bantous
d’Afrique centrale), dans une sorte d’anticipation de la prochaine visite chez le gynécologue,
qu’elle a eu des rapports sexuels avec un garçon pendant son séjour à Londres. La tante s’est
mise alors dans une colère noire et a convoqué aussitôt le conseil de famille pour juger et
sermonner Emilie, qui d’après la tante, avait jeté la honte et surtout l’opprobre sur la famille.
Sa tante vivait cette « transgression » sexuelle de sa nièce comme un échec cuisant et
personnel de sa fonction d’éducatrice. Il faut signaler que depuis l’âge de 9 ans et demi la
tante emmenait périodiquement Emilie chez une gynécologue qui avait pour mission de
vérifier la présence intacte de l’hymen chez la gamine (J. Ondongo, 1989). Rappelons
également que cette tante que nous nommerons « Tatie Danielle » allusion à un film célèbre
du français Etienne Chatiliez, avait en quelque sorte sacrifié sa propre « procréation » pour
soigner et élever les enfants de la famille en particulier de ses frères et sœurs en envoyant
chaque mois de l’argent pour leur entretien ou en faisant venir quelque uns en France pour
s’en occuper. La tension et la pression exercée par cette famille (le demi-frère, l’oncle et la
tante) autour de l’adolescente vont durer jusqu’en 1997. Pendant deux ans, Emilie va faire
trois tentative de suicide par absorption de médicaments : en octobre 1996, en janvier et en
juin 1997.
C’est au détour d’un dessin exécuté par l’adolescente en classe en avril 1997 que
l’attention d’un de ses professeurs fut attirée par le comportement assez décousu et un peu
« étrange » que commençait à présenter Emilie. A cette occasion, elle confiera à son
Professeur qu’elle se sentait « envoûtée ». Alertée par le Professeur, l’assistante sociale du
collègue aura un long entretien avec Emilie. C’est au cours de cet entretien qu’elle va relater à
l’Assistante sociale, les difficultés de dialogue en famille et les relations très tendues qu’elle
entretient avec le demi-frère aîné. Puis elle relatera des incidents dont deux tentatives de
suicides qui se sont produites à la suite des disputes intrafamiliales. En effet, il semblerait qu’
Emilie s’était mise dans une situation très difficile vis à vis de sa famille ; elle aurait répondu
44
à une annonce dans un petit journal et s’était retrouvée inscrite dans une agence
matrimoniale… Vers la mi-juin 1997, Emilie s’est rendue dans une consultation d’urgence de
l’hôpital Tenon, suivie de dépôt de plainte contre le demi-frère aîné Caïn, pour « coups et
blessures ».
A la suite de tous ces événements, des tentatives de « médiation familiale » se sont mises
en place entre Emilie et sa famille ; une consultation de psychiatrie transculturelle fut
proposée au centre Minkoswka (mais elle ne verra jamais le jour). Des balbutiements de
prises en charge médico-psychologiques (consultations aux C.M.P. du 20ème et du 11ème
arrondissements) seront instituées mais très rapidement interrompues par Emilie.
Ces interventions médico-psychologiques et de médiation, malgré leur brièveté, avaient
néanmoins permis une amélioration des relations d’Emilie avec sa famille et une meilleure
intégration scolaire en dépit de mauvais résultats enregistrés pendant toute cette période
d’agitation. Elle choisira de s’orienter vers le métier de tailleur et styliste. Cependant, il
persistait, malgré toute l’aide extérieure à la famille, un « fond conflictuel » entre Emilie et
les siens en particulier avec le demi-frère et l’oncle qui se manifestait par :
. des violences physiques et verbales avec le demi-frère aîné ;
; des inquiétudes de l’oncle et de la tante par rapport au comportement d’Emilie jugée difficile
et à risque car elle se met régulièrement en danger en suivant des hommes inconnus qui la
sollicitent dans des lieux publics.
A 17 ans et demi, en Avril 1998, Emilie s’est faite agressée dans un « squat » du 3ème
arrondissement par trois jeunes garçons qui l’ont draguée à la station de métro les Halles et
qu’elle aurait suivis sans se poser trop de questions. Ces jeunes gens l’ont séquestrée et violée
à tour de rôle de 17 heures au lendemain 11 heures du matin, un certain 21 avril. Encouragée
par sa copine et sa mère chez qui elle s’était réfugiée, craignant la réaction violente de sa
parenté pour son absence pendant plus de 12 heures de l’appartement familial, Emilie ira
d’abord consulter le planning familial pour s’assurer qu’elle n’a pas été contaminée par le
Sida ou contracté une grossesse, puis elle ira à la brigade des mineurs déposer une plainte
contre ses assaillants et violeurs.
Cette agression sexuelle subie par Emilie le 21 avril 1998 arrivait donc sur ce « fond
conflictuel » déjà évoqué et constituait pour la famille la goutte d’eau qui faisait déborder le
vase. Cette agression qui avait réveillé chez la tante, l’oncle et le demi-frère l’amertume, le
sentiment d’échec de la famille dans l’éducation d’Emilie, semblait se cristalliser sur la
culpabilité de l’adolescente et se résumer dans la phrase prononcée par la tante, après avoir
ravi les clefs de l’appartement à la jeune fille, retiré le numéro du téléphone de l’appartement
et l’avoir privée de tickets de métro et bus pour se rendre au lycée professionnel, phrase selon
laquelle : « elle devait boire le bouillon jusqu’au bout pour bien prendre conscience de ce
qu’elle avait fait et pour ne plus recommencer, étant donné qu’elle avait été à plusieurs
reprises, mise en garde !».
45
Emilie de retour dans la famille, après son audition à la brigade des mineurs qui avaient
entre temps, alerté la tante, sera accueillie par l’oncle qui va la battre violemment et elle va de
nouveau subir l’hostilité agressive du demi-frère aîné qui avait commencé, à ce moment là,
des études d’ingénieur. C’est dans un état de choc émotionnel, de fatigue généralisée,
accompagnée par un traitement psychiatrique assez conséquent qu’Emilie se confiera à
l’infirmière de son école et à l’assistante sociale qui vont sur demande de l’adolescente, après
avoir pris l’avis de la tante, l’orienter vers l’association « Paris Ados Services » pour être
protégée de la famille et d’elle-même. C’est pendant cet entretien déterminant pour
l’orientation de la jeune fille vers les services de protection de l’enfance que les travailleuses
sociales apprendront qu’Emilie, depuis son arrivée en France couchait dans la même chambre
que son demi-frère aîné et plus encore, elle partageait son lit dans un climat on ne peut plus
incestueux. D’où l’hostilité grandissante entretenue par ce frère et son désir pressent de voir
Emilie, qui l’avait déçu par son comportement quelque peu « dépravé », de sortir de la
famille. Cette dernière information sera confirmée par la tante lors de son entretien
téléphonique avec les collègues du service social de l’école.
Les jeunes personnes qui l’ont sexuellement violentée seront traduites en justice et la
famille, dans un premier temps réticente à toute poursuite judiciaire va, sur conseil de leur
avocat, accompagner Emilie FLEUR dans sa quête de justice avec une grosse demande de
préjudice moral et physique. Le juge des enfants, alerté par « Paris Ados Services », prendra
une ordonnance de placement pour confier l’adolescente à l’Aide Sociale à l’Enfance. C’est
ici que commencera de nouveau une errance de placement que je vais résumer en quelques
phrases :
. Emilie quitte le domicile familial le 11 mai 1998
. Elle est accueillie par Paris Ados Service jusqu’au 28 mai 1998
. Placée dans l’hôtel des Alliés, elle y résidera jusqu’au 3 juin 1998
. Puis dans un centre d’accueil provisoire jusqu’au 3 juillet 1998
. Elle est ensuite remise à une famille d’accueil dépendant de l’Accueil Pyrénéa jusqu’au 4
août 1998.
. De nouveau envoyée dans un centre d’accueil jusqu’au premier octobre de la même année.
. Emilie est ensuite logée dans un foyer de jeunes travailleurs ALJT à Cachan jusqu’au 23
avril 1999.
. Enfin, au moment où l’association Déméter recherche action est intervenue auprès de cette
jeune femme de 19 ans, elle était logée dans un autre foyer de jeunes travailleurs (ALJT) situé
cette fois-ci à Paris.
Comme on le voit, cette jeune fille meurtrie dans sa chair et dans sa tête n’avait pas fini
son errance, commencée en terre camérounaise à un an et demi qui se poursuivait en terre
française dans une détresse toujours renouvelée et dans une quête affective toujours béante.
Notre conclusion et hypothèse de travail après le recueil de tous ces éléments historiques et
cliniques de son parcours chaotique au Cameroun et en France étaient de dire qu’il y avait une
46
sorte d’unanimité des différents adultes intervenant auprès d’Emilie pour constater « qu’elle
se mettait régulièrement en situation de danger ». Emilie présentait le profil type de l’enfant
abandonnique, se manifestant par une quête affective envers l’adulte, sans valeur de soi , dans
une sorte d’auto-dévalorisation que confirmait la répétition des situations de mises en danger.
Il était décrit assez régulièrement une espèce de fascination face à cette jeune fille : « Emilie
apparaissait tantôt comme une fille mature, sachant ce qu’elle voulait ». Puis subitement sa
lucidité s’évanouissait, elle tombait dans une méconnaissance du danger « comme un
enfant ». Emilie était donc décrite tantôt comme une adulte réfléchie, entreprenante, plein de
projets, tantôt comme une petite enfant insouciante, prête à suivre et à se donner au premier
venu.
On peut dire qu’ Emilie, ayant fait des expériences de ruptures précoces dès la prime
enfance et secondaires au Cameroun et ici en France devait être hantée par des bribes de
représentations partielles « des items culturels négatifs » se manifestant par des troubles de
sommeil avec des terreurs nocturnes liées probablement à l’apparition d’images
mythologiques de l’univers Camerounais telles que nous les avons identifiées dès l’évaluation
avec les professionnels. Il nous paraissait indispensable dans le travail à faire avec Emilie de
maintenir malgré la violence de la famille tutélaire, les quelques liens familiaux qui avaient
été créés pendant les neufs dernières années vécues en France où il y a eu une certaine
continuité et une certaine permanence d’un cadre contenant dans l’espace et dans le temps.
COMMENTAIRES
Après l’évaluation pour l’examen entre professionnels de la situation de la jeune Emilie
originaire du Cameroun, évaluation demandée par l’éducatrice spécialisée à l’ASE section du
20ème arrondissement de Paris, trois consultations exploratoires d’ethnopsychanalyse et un
suivi psychothérapique individualisé avec Emilie ont eu lieu de mars à juillet 2000.
Un travail important de réparation des préjudices psychiques vécus par Emilie a été entamé
dès la première séance d’ethnopsychanalyse. Un remaniement profond a commencé à voir le
jour dès la seconde séance du 27 avril 2000. Et c’est à la troisième séance collective, celle du
19 juin que le groupe apprendra qu’Emilie est enceinte d’un copain qui l’aime beaucoup et
qui accepte d’assumer pleinement la responsabilité de la mère et l’enfant à naître. C’est une
séance qui s’est déroulée dans la bonne humeur malgré les angoisses verbalisées par Emilie à
propos d’une certaine malédiction qui toucherait les femmes de sa famille et dont elle
craindrait d’en être elle-même victime avec son futur bébé. Elle justifie cette peur en nous
citant l’exemple de « Tatie Danielle » qui l’a accueillie à Paris et qui n’a pas procréée à ce
jour, de sa mère qui est morte relativement jeune, d’une de ses sœurs qui aurait eu du mal à
enfanter etc. Il faut ajouter à « ces malheurs » qui s’abattent sur les femmes de sa tribu, les
problématiques d’inceste qui parcourent l’histoire de la famille…
C’est une prise en charge qui a commencé pour Emilie par l’annonce d’une nouvelle
rupture. En effet, dès la première séance d’ethnopsychanalyse, son éducatrice référente
jusqu’à cette date, auprès de qui elle avait bénéficié d’un soutien extrêmement important,
47
chaleureux, humain et encadrant lui annonçait son départ pour l’annexe dans une autre ville et
hors l’Île-de-France à la fin du mois d’avril 2000. C’est avec cette nouvelle donne du parcours
historique et migratoire d’Emilie- Fleur, combien déjà semé de ruptures multiples, que
l’association Déméter a démarré les prises en charges cliniques exploratoires.
Comme nous l’avons laissé entrevoir dans les lignes précédentes, la présence empathique
du groupe de thérapeutes de Déméter, la présence soutenante de son éducatrice et de la
collègue psychologue de l’A.S.E. qui l’a suivie pendant quelques séances en entretiens
cliniques ont permis, très rapidement à Emilie, malgré ses craintes liées au premier contact
avec l’équipe, de s’installer dans le processus thérapeutique. Le « portage anthropologique »
procuré par le dispositif collectif du groupe d’ethnopsychanalyse a favorisé l’aisance avec
laquelle la jeune fille a pu dérouler son histoire douloureuse depuis sa tendre enfance jusqu’à
sa majorité juridique. Ce travail collectif intense, appuyé par le suivi psychothérapique
individuel qui s’est relativement vite instauré entre Emilie et moi-même, a permis une amorce
d’élaboration étonnante des mécanismes psychiques de deuils qui étaient jusqu’alors
suspendus dans le développement psychologique de cette jeune personne.
Ce début d’élaboration psychique de ses problématiques familiales a permis également à la
jeune fille de relativiser des angoisses et craintes associées aux représentations culturelles
menaçantes qui envahissent régulièrement ses pensées conscientes et ses productions
oniriques. Ce cadre et cet accompagnement sécurisants lui ont permis de réaliser son désir le
plus pressent qui est de vérifier sa capacité de donner la vie et par conséquent de repousser
les représentations et mythes de « malédiction » qui sont sensés poursuivre toute la lignée
féminine de son clan familial. Emilie nous a appris, au cours de la dernière séance collective
de juin et en psychothérapie individualisée, qu’elle avait fait plusieurs tentatives, auparavant,
d’avoir un enfant avec son copain actuel mais elle n’a jamais réussi à mener à terme ses
premières grossesses. Il semble donc que c’est, entre autres, l’alliance thérapeutique scellée
avec le groupe d’ethnopsychiatrie de Déméter qui a levé les blocages psychiques qui
empêchaient Emilie de mener à terme ses grossesses.
Néanmoins, la psychothérapie entamée par Emilie a montré l’existence d’une certaine
fragilité psychique encore intense, un besoin réel d’être accompagnée sur le plan
anthropologique et psychique. Emilie semblait encore périodiquement envahie par des images
anciennes de souffrance psychique infantile. Il y a certaines phobies nocturnes, les angoisses
de l’enfance, les traces de séquelles sexuelles longtemps subies par la jeune femme qui
remontent assez régulièrement à la surface, en particulier depuis le troisième mois de
grossesse. La toute dernière séance qui redémarrait son suivi psychothérapique à la fin du
mois d’août avec moi, a apporté des justifications par rapport aux craintes évoquées ci-dessus
et les réserves d’ordre clinique émises à propos de sa fragilité psychique. Emilie a connu, en
effet, plusieurs chutes pendant les vacances, chutes précédées par des sensations de vertiges
et de perte de connaissance. Cette situation a obligé son copain à limiter les déplacements
d’Emilie et de les faire accompagner par la présence d’une personne (la sœur du copain ou
une amie du couple).
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Cependant, Emilie a besoin de se tester, de développer une certaine autonomie, de choisir
les gens, les moments et les choses qu’elle peut réaliser seule. Ainsi elle garde un très bon
contact dans sa famille avec la femme de son oncle maternel qui l’a soutenue depuis son
arrivée en France. Son copain et elle rendent périodiquement visite à « Tatie Danielle »,
malgré l’hostilité que cette dernière manifeste à l’égard du copain d’Emilie.
Ces consultations collectives furent donc relayées par la prise en charge psychothérapique
individualisée d’Emilie, psychothérapie conduite par moi-même dans mon Cabinet privée à
Vitry-Sur-Seine. Ces consultations individualisées eurent lieu dans la période de mai à juillet,
puis de fin août à fin décembre 2000. Elles avaient dans l’ensemble confirmé l’existence
d’une grande angoisse manifestée par Emilie lors des séances collectives. Mais ces séances
permirent également de mesurer la détermination psychique et mentale de la jeune femme de
sortir de son enfermement familial et psychoculturel. On peut estimer qu’ Emilie bénéficiant
d’un soutien psychologique intense, régulier et approprié pendant toute sa grossesse et après
son accouchement pourrait naturellement reprendre ses études et terminer sa formation
professionnelle sans rencontrer de très grosses difficultés. Emilie était une jeune femme
consciente de ses atouts et préoccupée par son devenir à qui il fallait juste apporter une aide
psychologique adaptée pour l’aider à parachever sa maturité et à se réaliser dans sa vie de
femme et de mère.
EN GUISE DE CONCLUSION
J’avais en fait personnellement suivi régulièrement Emilie FLEUR à raison de deux
séances de psychothérapie individuelle par semaine et rencontré à deux reprises Emilie en
groupe de consultation d’ethnopsychanalyse avec son compagnon après le mois de juillet
2000 date de l’arrêt des consultations exploratoires.
Il ressortait de ces deux séries de suivis cliniques, les faits suivants :
. Emilie connaissait depuis le début de sa grossesse une série de petits malaises avec une
certaine inquiétude autour des vertiges fréquents ressentis par la jeune femme en général et en
particulier des évanouissements dont elle était souvent victime. Des examens biologiques
avaient été effectués à maintes reprises sans montrer aucune anomalie métabolique. Il
s’agissait donc d’un vécu psychologique voire psychosomatique.
. Elle était donc en proie aux bouffées d’angoisse périodiques qu’ensemble nous avions
commencé à élucider. Il semblait dans l’ensemble que ces bouffées d’angoisse survenaient
lorsque les pensées autour des représentations traditionnelles ou plutôt de son univers
camerounais infantile sur la « malédiction » qui était sensée poursuivre les femmes de sa
famille maternelle envahissaient sa psyché. Son compagnon avait décidé de la faire assister
par sa sœur et par une amie.
. Elle avait une immense peur pour elle et pour l’enfant en gestation.
. Elle avait, lorsque j’ai arrêté la prise en charge en décembre 2000, quelques difficultés
d’ordre psycho-sexuel dans le rapport à son compagnon car malgré l’estime voire l’amour
réciproque que les deux jeunes ressentaient l’un envers l’autre, elle semblait encore demeurer
49
« l’otage » psychologique du système d’évasion ou clivage psychique mis en place dans sa
tendre enfance lors des abus sexuels dont elle avait été victime au Cameroun. C’est un facteur
d’inhibition très important chez cette jeune personne, inhibition qui pouvait déteindre sur
toutes ses activités futures aussi bien intellectuelles que sur le plan de l’épanouissement de sa
personnalité.
. Cependant Emilie était décidée à suivre un traitement psychologique régulier pour elle et son
enfant à naître afin de prévenir les interactions pathologiques éventuelles. Ce travail
d’accompagnement psychothérapique devait également permettre à la jeune femme
d’envisager, dès la rentrée scolaire prochaine, en septembre 2001, la reprise des activités
scolaires ou de formation professionnelle qu’elle avait interrompues au début de l’année 2000.
Nous subodorions quelques difficultés pour cette reprise des activités intellectuelles.
. Enfin Emilie avait peu à peu entrepris, avec notre soutien, de renouer des relations
momentanément interrompues avec sa famille à l’annonce de sa grossesse dès avril 2000. Ce
rétablissement de liens avec sa famille me semblait important car Emilie était une « enfant
abandonnique » qui n’avait pas connu son père et qui avait très tôt perdu sa mère. Elle avait
besoin de garder un minimum de contacts en France avec sa famille, en particulier avec sa
tante qui l’avait faite venir à Paris et hébergée pendant plusieurs années et le soutien de son
oncle maternel qui est leur chef de famille en France. Nous proposions d’accompagner la
jeune femme dans sa famille, de renouer avec sa tante, dans un esprit de médiation familiale.
Dans cette situation nous avions montré l’excellent travail psychique accompli par la
jeune femme avec une volonté affichée de sortir des problématiques familiales conflictuelles
et douloureuses. Nous avions noté aussi la fragilité psychologique d’Emilie et l’importance du
suivi psychothérapique de cette jeune personne pendant toute la période de sa grossesse et
après l’accouchement. Nous subodorions que cet accouchement pourra être difficile et surtout
psychiquement éprouvant pour la jeune même si par ailleurs, elle semblait heureuse d’attendre
cet enfant longtemps désiré. Aussi nous proposions une prise en charge plus longue pour cet
accompagnement thérapeutique de la future mère et ensuite d’Emilie et son enfant pour
prévenir les interactions pathologiques susceptibles de s’installer chez cette jeune maman en
préparation.
Mais malheureusement l’Ase ne nous accorda pas la suite de la psychothérapie mèreenfant. Nous avions eu tout de même quelques nouvelles de la jeune femme qui entre temps
avait accouché d’un petit garçon et que la mère et l’enfant se portaient bien aux dernières
nouvelles.
Vitry-sur-Seine, mai 2006
--------------------------------BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
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L’ethnopsychiatrie, ou comment dénouer les liens entre culture et santé mentale », in
L’état des sciences, Paris, La découverte, 1991, pp.254-255.
51
Message d’ouverture du mercredi 10 mai après-midi
Paul JEANNETEAU
Vice-Président du Conseil Général du Maine-et-Loire
Mesdames, Messieurs,
En tout premier lieu, permettez-moi de remercier Marie-France HAFFNER qui m’a invité à
intervenir, devant vous, sur le thème : « Handicap : sexualité et abus sexuels ». Grâce à elle, et je
reconnais bien là ses qualités de psychothérapeute avisée, j’ai été amené à me poser cette question
métaphysique et fondamentale qui hante chaque être humain : qui suis-je ? , qui suis-je pour parler de
ce sujet devant un tel aréopage de spécialistes et de chercheurs dont les compétences et les
connaissances en ce domaine sont inversement proportionnelles à mes lacunes ? En effet, je ne suis
pas médecin, magistrat, psychologue, policier ou psychiatre. Je ne suis pas non plus avocat, sociologue
ou anthropologue. Je suis élu et mes responsabilités départementales concernent le développement
économique et l’aménagement du territoire. C’est vous dire si mes domaines de responsabilité sont
éloignés du thème que j’aborde devant vous.
Cependant en tant que Vice-Président du Conseil Général de Maine-et-Loire, vos débats et le
travail de l’association ARSINOE m’interpellent tout particulièrement. D’abord parce que le Conseil
Général est un acteur majeur des questions sociales et que, malheureusement, l’inceste, les violences
sexuelles font partie des problématiques liées à la protection des mineurs, protection qui est au cœur
des missions de notre assemblée départementale. Vous le savez, notre collectivité a décidé de
s’investir avec détermination dans le débat national sur la réforme de la protection de l’enfance. C’est
pourquoi elle a pris l’initiative d’organiser les 10 et 11 avril derniers, à Angers, les 1 ère Assises
Nationales sur ce thème. Par ailleurs, le Conseil Général est désormais particulièrement concerné par
le handicap. En effet, depuis le 1er janvier dernier, en application de la loi sur l’égalité des droits et des
chances des personnes handicapées, notre collectivité a de nouvelles compétences en ce domaine. La
principale mesure de cette loi consiste à regrouper tous les services liés au handicap dans une maison
départementale.
Le Conseil Général étant à la croisée des différentes questions abordées par l’association
ARSINOE, c’est tout naturellement qu’il apporte son soutien à l’organisation de ces journées.
Mais c’est en tant que simple citoyen, sensible à la place des handicapés et en particulier des
déficients intellectuels dans notre société, que je m’exprimerai sachant qu’un lien fort me relie à cette
problématique. Je suis en effet, administrateur de l’association du JONCHERAY qui gère, en milieu
rural, un établissement ou service d’aide par le travail, un ESAT de 45 places et un foyer de vie de 20
places. Elle accueille donc au total 65 adultes handicapés, certains utilisant un centre d’hébergement,
d’autres étant accompagnés par un service d’accompagnement à la vie sociale, un SAVS. Je voudrais
vous dire, enfin, que la suite de mes propos n’engage que moi, et en aucun cas la collectivité
territoriale que je représente. J’essaierai de ne pas polluer mon discours en ajoutant à chaque
paragraphe : il me semble ou à mon avis.
52
Aborder la question de la sexualité des personnes handicapées c’est lever un tabou et c’est
aussi relever un défi. Très longtemps notre société a considéré les personnes handicapées comme des
êtres non seulement sans sexualité mais plus encore asexués. Or, nous avons la conviction que chacun
d’entre nous, handicapé ou non, a droit à une vie amoureuse et sexuelle. Reconnaissons que cela
interpelle directement les proches, les parents et les professionnels qui, tous, à des degrés divers se
sentent démunis. Le problème de la sexualité des handicapés soulève de nombreuses questions,
variables selon les individus et les situations où entre en jeu le respect de leurs droits. D’ailleurs le
terme de handicap recouvre un ensemble très vaste d’atteintes, une grande diversité de déficiences et
de situation de prise en charge. Autant de personnes handicapées, autant de déficiences.
A ce niveau, il faut distinguer handicap physique et mental. Quand il y a, de naissance ou
après un accident, perte physique ou corporelle, le sujet reste entier dans ses capacités d’aimer, d’être
en relation, d’éprouver et de donner du plaisir. Les enfants handicapés physiques parviennent à l’âge
de la puberté, donc de la sexualité, avec la faculté de prendre des décisions dans ce domaine. Il est vrai
que la sexualité s’inscrit alors dans un contexte de dépendance physique et matériel pesant qui, le plus
souvent, ne facilite pas la réalisation de l’acte sexuel pour lequel il est parfois nécessaire de faire appel
à l’arsenal thérapeutique. Je ne nie donc pas, bien évidemment, le réel problème de la sexualité des
personnes physiques, mais celui des handicapés mentaux est tout autre car l’éducation à la vie sexuelle
n’aboutit pas nécessairement à une autorégulation par la personne déficiente intellectuelle elle-même.
Poser le problème de la sexualité des personnes handicapées mentales c’est admettre la
différence de ces autres, c’est admettre que les êtres humains ne se réduisent pas à leur apparence et à
certaines facultés, c’est reconnaître ce que ces autres apportent de singulier et d’irremplaçable à la
société.
Quand la loi du 2 janvier 2002 leur donne le droit au respect de leur vie privée et de leur
intimité, elle leur consent, en quelque sorte, une citoyenneté à part entière. La prise en compte de la
sexualité soutient le développement de la personnalité, elle est une dimension importante de la vie
sociale.
La sexualité ne peut se réduire à l’acte sexuel. Or bien souvent elle est ramenée à la fonction
génitale, au corps et à la prévention ou des maladies sexuellement transmissibles ou des grossesses
non désirées. La sexualité comprend la vie affective, la tendresse, les émotions. Chaque être humain
aime, éprouve du plaisir et désire tout en étant lui-même objet de désir, quels que soient ses handicaps.
Même s’il faut être particulièrement prudent avec les statistiques en ce domaine, plusieurs
études montrent que les personnes handicapées mentales sont beaucoup plus victimes d’abus et de
violences sexuels que la population non handicapée. Parce qu’elle est plus fragile, car sans
représentation de la sexualité, et qu’elle se trouve à la fois, insérée dans des liens étroits de dépendance
mais également et paradoxalement, en situation d’isolement, la personne déficiente mentale est d’une
grande vulnérabilité. Et fonder l’abus sexuel est parfois délicat car certains handicaps rendent
l’expression orale difficile, or c’est la parole de la personne abusée qui fonde l’abus sexuel. Il est donc
nécessaire de redoubler d’attention quant aux indices indirects et d’être particulièrement vigilant quant
aux comportements inhabituels. Bien sûr, la situation, est encore plus délicate et complexe lorsqu’il
s’agit de violences sur enfants.
La réponse à ses abus, à ses violences sexuels ne peut être ni l’interdiction d’une vie sexuelle,
au nom de quel droit d’ailleurs ?, ni une stérilisation imposée, qui certes résout de manière permanente
53
le problème des grossesses imprévues, ni une contraception coercitive, qui permet d’éviter la
procréation. Faut-il rappeler, ici, une évidence ?: la stérilisation et la contraception ne protègent en rien
une femme handicapée mentale d’agressions sexuelles.
Pour prévenir de tels actes, l’aspect éducatif constitue un axe majeur. Les personnes
handicapées mentales doivent recevoir une éducation sexuelle, les en priver reviendrait à accentuer
leur handicap.
Il est essentiel d’apprendre aux personnes déficientes intellectuelles à dire non, à distinguer un
comportement adéquat d’un comportement inacceptable, à faire la différence entre les personnes
connues et inconnues et par la même les aider à nouer des relations. Il faut leur expliquer qu’elles ne
sont pas des objets de proie mais des sujets acteurs de leur propre sexualité qui ne peut être basée que
sur une relation volontaire. Evidemment, ce travail éducatif doit à la fois tenir compte des difficultés
de compréhension et d’assimilation des handicapés mentaux et concerner l’entourage : les
professionnels, en les formant à cette problématique, et les familles, en les aidant à exprimer leurs
inquiétudes.
Il est vrai que d’une façon générale les parents refusent la sexualité de leur enfant handicapé,
ils ont tendance à les désexualiser. Ce comportement peut se comprendre dans la mesure où l’annonce
aux parents du handicap de leur enfant va entraîner de leur part une surprotection qui se prolonge à
l’âge adulte. L’attachement à un enfant handicapé cet « éternel enfant » est tel qu’accepter l’éveil de sa
sexualité est intolérable et donc dénié.
Par ailleurs, les parents ne désirent pas prendre le risque que leur enfant handicapé puisse
procréer. Ils veulent que la lignée soit interrompue car leur souci porte sur le sort des enfants à naître :
des enfants qui viendront au monde avec la même déficience ou au contraire sans déficience mais qui
peuvent être exposés aux risques de carences éducatives et intellectuelles.
En raison de cette double difficulté, et du fait même qu’il n’est jamais aisé de parler de
sexualité avec ses propres enfants, handicapés ou non, les programmes d’éducation à la vie sexuelle et
affective doivent être mis en action par des professionnels, éducateurs ou non, parfaitement formés. Ils
peuvent se faire aider ou s’appuyer sur les partenaires du planning familial, ce qui est le cas pour
l’association du JONCHERAY. Les professionnels doivent être formés pour plusieurs raisons : d’une
part pour proposer une approche réaliste de la sexualité, pour transmettre un savoir, d’autre part parce
qu’aborder la sexualité, renvoie à sa propre expérience et à ses propres représentations et peut
provoquer une certaine gêne, enfin parce que la sexualité touche aux croyances, religieuses ou autres,
à la morale, à la culture et que cela peut parasiter le discours. Le déficient mental doit donc bénéficier
d’une éducation claire, simple, adaptée à son niveau, et dispensée par un interlocuteur formé. Il est
bien évident que tout programme d’éducation à la vie affective et sexuelle doit être le fruit d’une
réflexion menée en collaboration avec les familles. Le but étant de permettre aux personnes
handicapées mentales de prendre conscience de leurs droits fondamentaux et de conceptualiser leur
corps et son fonctionnement.
Ce travail d’information, d’éducation constitue la base d’une prévention efficace qui permettra
à chaque personne handicapée mentale, en fonction de son passé, de son entourage, et de sa volonté
exprimée, de vivre sa sexualité. Cela permettra de mettre un terme aux demandes de stérilisation, de la
part des familles ou des institutions, dans un but contraceptif, stérilisation qui constitue la forme la
plus extrême du contrôle de la fécondité et qui est une porte ouverte sur l’eugénisme. Chacun sait
54
qu’historiquement, ce principe a inspiré les pires formes de répression et de discrimination en
particulier dans l’Allemagne nazie.
Fort heureusement, le rejet des idéologies eugénistes et le développement de l’attention portée
aux personnes handicapées ont fait évoluer les mentalités. L’on parle aujourd’hui de contraception. Et
comme pour la population générale, ce sont surtout les femmes handicapées mentales qui sont
confrontées à la contraception. La difficulté en ce qui les concerne réside dans leur suivi médical qui
ne doit pas se transformer en contrôle abusif. Il est important de déterminer si la demande de
contraception émane des parents, des éducateurs ou de la personne déficiente mentale elle-même et
dans ce cas il est utile de s’interroger sur ce qu’on appelle, en médecine, le « libre consentement ».
Cela pose, par effet de contraste, le problème de l’arrêt ou de la non contraception et de ses
conséquences dont l’une majeure est la parentalité. Bien sûr, l’on peut et l’on doit se questionner : estce qu’un couple de déficients intellectuels peur assumer son rôle de parents ? Quels repères éducatifs
de tels parents vont-ils donner à leur enfant ? Il ne peut y avoir de réponse uniforme. Cela dépend du
degré de déficience, de la qualité de l’assistance de l’entourage et du soutien des grands-parents de
l’enfant à naître. Par ailleurs, comme pour tous les couples, l’exercice de la parentalité est plus aisé si
le couple d’handicapés mentaux travaille et donc bénéficie d’un revenu, d’un logement et est stable sur
le plan affectif.
Une réflexion sur la parentalité a été menée au sein de l’association du JONCHERAY. A
l’unanimité, les administrateurs ont décidé de ne pas l’empêcher. Cependant, ils ont souhaité que les
déficients intellectuels soient informés et responsabilisés quant à leur rôle de parents et qu’ils soient
accompagnés dans leur parentalité, notamment grâce aux éducateurs du SAVS. Leur liberté a pour
corollaire une présence et un accompagnement forts.
Pouvoir aborder la sexualité, la contraception, la parentalité des handicapés mentaux démontre
à l’évidence, l’évolution de notre société et l’attention, qu’elle porte au respect des déficients
intellectuels. Aimer, avoir une sexualité, c’est un droit que les personnes soient handicapées ou non.
D’ailleurs, chaque être humain est d’une manière ou d’une autre handicapé de l’amour, un être qui
peut souffrir de manque ou de doute mais qui doit pouvoir accéder au bonheur et au plaisir. C’est ce
qu’exprimait, avec talent, Victor Hugo :
« Aimer, c’est savourer, au bras d’un être cher
La quantité de ciel que Dieu met dans la chair
C’est être un ange avec la gloire d’être un homme.»
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Sexualité et abus sexuels chez les enfants et adolescents
porteurs de handicap.
Henri Nhi BARTE
Professeur des universités, Psychiatre des hôpitaux de Paris, Psychologue.
SEXUALITE entre CULTURE et NATURE.
L’animal culturel
Nul n’ignore que la Sexualité de tout un chacun est affectée par la Culture qui est la sienne,
même si tout s’achève à peu près de la même façon.
Sexualité et culture sont indissociables. L’approche culturelle qu’elle soit inter, trans, méta, etc. est
dans ce domaine d’un grand intérêt.
La Culture transmet on le sait des critères de beauté, des attitudes ou des modes opératoires par
exemple de séduction pour l’un ou l’autre sexe. Elle donne les rituels de passage, valide voire valorise
des agressions anatomiques comme la circoncision, la clitoridectomie, l’étirement du cou, le bandage
des pieds, le perçage des oreilles ou du nez, le gonflage des seins ou des fesses, le bronzage ou le
tatouage de la peau, l’exhibition de certaines zones comme le nombril, les seins etc.
La Culture fournit des significations à la sexualité, des règles pour l’organisation sociale de celle-ci,
mono ou polygamie, virginité avant le mariage etc. Elle reconnaît certains excitants sexuels, transmet
les interdits variables d’une société à l’autre, établit ou tolère tels types de rapports entre personnes,
adultes de même sexe ou non, parents et enfants etc. Aucune société, à fortiori celles « dites
développées », ne laisse, sans règles les rapports sexuels entre ses membres. Ainsi on peut comprendre
les facilités ou difficultés d’adaptation d’un couple, là où les deux partenaires appartiennent à une
même culture, là où l’un et l’autre appartiennent à deux cultures différentes. De façon générale la
sexualité implique des questions fondamentales à la fois pour l’individu et pour la société.
Relation sexuelle, relation de pouvoir
Toute relation sexuelle est en effet à la fois une relation interpersonnelle et une relation sociale
généralement de pouvoir dans une culture donnée, généralement pouvoir des hommes sur les femmes.
La prévalence de la Culture est telle que certains vont jusqu’à définir l’être humain comme un simple
animal culturel. Ainsi pour Simone de Beauvoir l’auteur « On ne naît pas femme, on le devient ». La
féminité n’est pour l’auteur du 2ème sexe que le résultat d’un long asservissement des femmes par les
hommes au cours des siècles. La situation contemporaine des femmes afghanes par exemple mais
aussi ailleurs dans bien d’autres contrées, illustre avec force cette thèse. Bien de rapports entre
hommes et femmes apparaissent comme des figures de la fameuse dialectique « maître esclave ».
Ainsi, a t-on pu dire que la femme n’existe en quelque sorte, non en soi, mais telle qu’elle doit se
mouler dans le désir de l’homme. L’homme semble même avoir créé le mythe de l’éternel féminin
pour mieux aliéner, asservir la femme dans un idéal conçu par lui et pour lui.
56
L’anatomie c’est le Destin (Napoléon)
Mais si le Culturel façonne dans une grande mesure le destin de l’individu, on ne saurait
cependant nier que l’organisation de celui-ci, ne soit pas liée à son assise anatomophysiologique! La
sexualité s’inscrit dans l’anatomie de l’être humain et dicte son destin quelle que soit la culture à
laquelle il appartient.
Deux sexes ?
Pour le quidam la sexualité découle dans la Nature de l’existence de deux Sexes, l’un mâle,
l’autre femelle. Il n’est personne, pense t’il, qui ne distingue à l’œil nu les deux types de créatures
différentes morphologiquement, l’une porteuse, l’autre amputée d’un appendice nommé pénis. Mais
son horizon devient sérieusement flou lorsqu’il apprend que ce modèle de représentation de la
différence des sexes est brouillé par la présence dans la nature, de caractères physiques sexuels
ambigus. Déjà la physionomie lui offre parfois de grandes surprises!Telle délicieuse créature prise au
premier coup d’œil pour une charmante femme, se révèle avec ses cheveux longs un garçon et visse
versa! Alors, quand d’effrayantes histoires lui révèlent l’existence de filles transformées en garçons, de
garçons ayant le sexe rentré dans l’abdomen ou non descendu, le pauvre voit son univers se brouiller
dangereusement. La créature androgyne qui tient des deux sexes, ne peut que le troubler et le plonger
dans une angoisse abyssale. Perdu, désemparé il réclame éperdu le secours de la médecine pour lui
indiquer à quel sexe appartient en vérité cet être incertain qui n’est ni ange, ni bête. Verge, scrotum,
testicules, vagin, utérus, ovaires, organes extériorisés ou rentrés ne suffisent plus à définir le mâle et la
femelle, comme la complexion nerveuse, dure de l’homme ou le caractère charnu, délié, humide, rond
de la femme.
Sexe génétique
C’est pour répondre à cette question délicate que poussant plus loin leur investigation les
médecins vont proposer comme principe ultime du sexe, le sexe dit génétique. Grâce à la génétique
nous apprenons qu’à côté des 22 paires de chromosomes que porte toute créature humaine, existe un
couple de 2 chromosomes dits sexuels qui les distingue; XX pour la femme, XY pour l’homme.
Des hormones
L’endocrinologie de son côté nous apprend la présence spécifique chez l’homme d’hormones
mâles, chez la femme celle d’hormones femelles. Le problème de l’identification du sexe aurait pu
ainsi être réglé et en rester là, si la Nature espiègle ne persiste à brouiller les cartes. En effet les deux
types d’hormones mâles et femelles se retrouvent, certes en quantité différente, mais aussi bien chez
l’homme que chez la femme.
Cinq sexes ?
Les créatures intersexuées qu’on croyait définir par le terme d’hermaphrodite se révèlent un
genre beaucoup plus complexe. Ainsi se séparent-t-elles encore, en vrais ou en
pseudohermaphrodismes masculins ou féminins suivant qu’elles sont porteuses à la fois d’un ovaire et
d’un testicule ou de testicule mais avec des organes génitaux plus ou moins féminisés ou porteuses
d’un ovaire mais avec des organes génitaux plus ou moins masculinisés. Pour tenir compte de cette
complexité du spectre du sexe humain la biologiste américaine Anne Fausto-Sterling a même dû
suggérer d’adopter au lieu du système traditionnel à deux sexes mâle et femelle, un système à cinq
sexes.
57
Sexualité et mort
Qu’appelle-t-on finalement Sexualité humaine? La Sexualité comme la Mort sont les deux
manifestations de la Vie. La méditation sur la mort renvoie à la solitude de l’être. La réflexion sur la
sexualité conduit à la rencontre d’autrui.
Etymologie
Sur le plan étymologique le mot sexualité dérive du latin secare qui signifie, couper, séparer.
Le dessein métaphysique de la sexualité serait ainsi de permettre aux mâles et femelles de retrouver
l’expérience de la liaison perdue, de la rencontre avec l’autre et la finalité biologique d’autoriser la
reproduction et la préservation de l’espèce.
S’affranchir de la Nature ?
Inscrit dans un soubassement anatomophysiologique mais Indissociable des aspects sociaux et
culturels, la sexualité humaine peut cependant se libérer de plus en plus des contraintes naturelles. Elle
peut devenir indépendante des lois de la nature. Ainsi, voyons nous, la procréation se séparer du plaisir
par la contraception, la chair se cliver du mental par la morale, le coït se dissocier des sentiments par
l’esprit, l’amour se disjoindre du mariage par l’intérêt, le rut se séparer du désir par la maîtrise de la
pulsion, le contrôle du besoin. Les progrès techniques et biologiques amènent aux être humains, de
nouvelles façons de contrôler la sexualité, de consommer d’où la nécessité contemporaine d’une
nouvelle conceptualisation de la sexualité.
Articuler Culture et Nature.
Les anciennes définitions qui ne s’intéressent qu’au sujet lui-même, à sa personne, à son corps
voire à son seul sexe ou à l’inverse à l’esprit, aux sentiments ou affects, aux aspects culturels, religieux
etc. ne peuvent répondre à la situation actuelle. Il importe d’articuler; non seulement Nature et Culture,
le Corps et l’Esprit comme le rapport du sujet à l’autre mais aussi les êtres aux péripéties de
l’Humanité, à la force structurante des traditions mythique et religieuse, aux progrès du savoir
scientifique, à l’organisation familiale et sociale évolutive qui influence les relations entre les hommes
et femmes, bref de considérer que la Sexualité est à la fois:ce qui fonde le grave et le sérieux de
l’existence, le plaisant et l’agréable des rapports entre les êtres, mais aussi le pathétique et le pitoyable
lorsqu’elle s’égare dans la transgression, la violence ou la destruction. Ainsi la sexualité est certes
«l’ensemble des modalités de la satisfaction instinctuelle lié à la reproduction (mais pas
nécessairement à chaque fois),» mais aussi une rencontre au monde du désir sexuel ou libido d’une
personne avec une autre, dans une société déterminée, à une époque donnée.
Ce que chacun appelle sexuel
Ainsi il n’est guère possible d’assimiler la sexualité au sexe anatomique, à un ou des organes
voire à des zones du corps, de la limiter à l’acte sexuel ou à la reproduction, de la rapporter seulement
au système nerveux, à la chimie du cerveau etc. ou de la dissoudre dans ce qui serait culturel,
psychique, les affects, les sentiments, l’amour, la passion etc. Toutes les approches sur la sexualité
sont jusqu’ici réductrices, partiales. Enracinées dans une époque, un pays, dans une culture, une
religion, elles datent. Pour atteindre une dimension universelle capable de toucher chaque être, même
de l’autre bout du monde, nous devons revenir à une démarche existentielle de ce que tout le monde
désigne comme sexuel.
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Un mode d’Être au monde ?
Insaisissable en dehors de la personne humaine elle-même et du jeu de la rencontre avec
l’autre, la sexualité organise et construit l’homme en tant qu’être au monde. La rencontre avec l’autre
permet dans l’espèce humaine les bases d’un développement culturel et social.
La sexualité tire son origine, de la nécessité pour l’homme de se reproduire, mais elle ne prend sa
dimension humaine que dans la liberté du choix de la rencontre, dans le consentement éclairé ou
valide du partenaire désiré, dans le triomphe de l’esprit sur la chair, du rut sur le désir, de la liberté de
l’être de l’exercer ou non.
Rupture avec le monde animal
Il existe une rupture, un véritable saut de l’évolution, de la sexualité animale à la sexualité humaine.
Singulier ou Pluriel?
Convient-il de parler de la sexualité ou des sexualités ? L’expérience de chacun témoigne de façon
irrécusable qu’il existe plusieurs formes de manifestations de la sexualité humaine. Plurielle, la
Sexualité Humaine associe une Structure reproductrice de vie et une Structure de la vie de relation qui
lie les hommes et les femmes. Organisation complexe et hiérarchisée, la sexualité humaine peut se
manifester sous les formes de la reproduction, de la récréation ou de la prédation.
3 types de sexualité.
La re/production est basée sur le modèle génital hétérosexuel.
Grave, sérieuse, basale la sexualité de reproduction est limitée dans le temps surtout pour la femme.
Chez l’homme, elle semble se pérenniser un peu plus. Les spermatozoïdes de l’homme âgé peuvent
garder semble-t-il longtemps leur activité de féconder. On connaît de grands vieillards devenus papas
sur le très tard. Mais la fantaisie populaire, doute parfois de cette réalité, attribuant avec malice
davantage cette vigueur sénile, au passage secourable du plombier ou du facteur. Il convient, en effet,
d’admettre qu’avec le temps, les spermatozoïdes vieillissent, deviennent rares et moins performants.
Moins nombreux, moins agiles, ils ont du mal, à se déplacer jusqu’au col de l’utérus et à perforer la
paroi des ovules. La sexualité de reproduction pour l’homme s’achève bien, à un certain âge. Au cours
d’une existence humaine cette sexualité de reproduction apparaît limitée. Son utilisation est
contingentée par des règles démographiques, nombre d’enfants acceptés par une société donnée etc.
Bien qu’extrêmement limitée, la sexualité de reproduction contribue souvent à obscurcir le débat en
prétendant représenter toute la sexualité. Mais en dehors des moments d’accouplement voués à la
reproduction, la pratique sexuelle d’un citoyen ne peut être considérée constamment comme
procréative. Elle est souvent simplement récréative. Guère limitée dans le temps, sinon par le désir ou
les possibilités physiques et psychiques, cette sexualité de confort ou de plaisir n’a d’autre but que la
satisfaction de l’individu.
La ré/création sexuelle repose sur le modèle érotique polymorphe. Occultée, refoulée ou
vilipendée comme licencieuse elle est considérée comme mauvaise. Or agréable, plaisante et ludique
cette sexualité récréative fonde le développement de l’être en lui permettant de s’accomplir dans et à
travers la rencontre avec l’autre. Ce développement sexuel de la personne humaine s’opère par « le
passage des plaisirs partiels au plaisir génital pleinement élaboré».Elle va de la simple satisfaction
physique de fonction, la satisfaction des sens en passant par le plaisir d’organe, le plaisir génital pour
aboutir au plaisir sexuel qui exige un certain degré ou Structure Spécifique de Conscience. Cet usage
récréatif du sexe comporte, morale, normes et règles de jeu. Basée sur le consentement et le respect de
la dignité du partenaire, elle autorise dans sa pratique, toutes les variantes érotiques, les variations de
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partenaires, des manières de vivre et d’exister, multiples et nombreuses, dès lors que les goûts sont
partagés, acceptés bref consensuels.
Elle exige un contrat sexuel de la part des partenaires. Licencieuse, libertine, elle peut être dominée
par l’inconstance amoureuse, voire par le peu ou l’absence de moralité d’un partenaire et devenir de ce
fait répréhensible. Dans son déroulement psychologique, elle est un chemin de connaissance et
d’organisation de soi, à travers le jeu amoureux et sexuel avec autrui où se mêlent, la découverte de
son corps, celui d’autrui, le vécu des passions, les appétits sexuels, les convenances mondaines. Il
s’agit d’une construction du « Moi/Je», à travers le «Jeu amoureux» dans un déroulement allant du
plaisir des Sens, au plaisir d’Organes vers le plaisir Génital pour aboutir au plaisir Sexuel (plaisir
d’être au monde et plaisir de s’ouvrir à autrui). Dans son déroulement social, cette sexualité est une
activité citoyenne.
La pré/dation sexuelle est une sexualité destructrice. Généralement proscrite comme hors
norme, elle se révèle en certaines circonstances, licite (guerre, tortures) ou dans certains espaces ou
pays, tolérée voire protégée. Anti-sociale, cette sexualité de destruction s’installe dès que le sujet veut
se dégager, du respect et de l’accord d’autrui dans sa pratique du sexe. Sa sexualité devient antisociale, s’il veut se passer de l’approbation de l’autre et transgresser les normes du groupe dans lequel
il vit. Il peut le faire, en raison de son ignorance ou de sa croyance en sa toute puissance. En
méconnaissant ou en violant les règles du jeu amoureux et sexuel, il est ou devient «hors norme» ou
«anormal» pour cette société. En confisquant les règles du jeu sexuel à des fins égoïstes de
destruction, sa sexualité est une sexualité de prédation, celle où la mort est au rendez-vous pour le
partenaire transformé en victime. La destruction du partenaire à la fin de l’exercice sexuel est
constatée dans le règne animal, cas fréquent du mâle tué ou dévoré par la femelle, moins fréquent de la
femelle détruite par le mâle.
Pas d’image naturelle de la Sexualité
Il n’existe pas d’image naturelle de la sexualité mais des vues déformées, partielles véhiculées
par la religion, la société, la culture , la médecine, le politique, la morale etc. Auteur et acteur de sa vie
sexuelle l’être humain est construit, à la fois pour vivre (auteur) et pour pratiquer sa sexualité (acteur).
Être sexué (porteur de l’appareil génital), il est être sexuel (objet et sujet de sexualité) puis être au
monde (conscient de soi et des autres). Cette interaction entre Soi, Autrui et le Monde est à même de
réaliser, ce qu’on appelle la Sexualité, une œuvre humaine au prix de l’échange entre les trois
dimensions. La sexualité humaine ne peut se déployer que dans ce triptyque. C’est la rencontre d’un
sujet avec autrui dans une société donnée.
Plurielle dans son organisation et sa réalisation, la sexualité humaine est singulière dans son vécu.
Les Désorganisations de la sexualité.
Associant une structure de reproduction de la vie biologique et une structure de la vie de relation qui
lie hommes et femmes, construction organodynamique la sexualité humaine peut se déstructurer, se
désorganiser en ses multiples composants, déstructurations, généralisées ou spécifiques.
On distingue ainsi :
. les difficultés sexuelles de reproduction ou de réalisation (stérilité, impuissance, frigidité, éjaculation
précoce, dyspareunie etc.),
. les désordres sexuels par transgression, méconnaissance, violation des normes sociales (agressions
sexuelles, abus, sévices, etc.),
. les destins sexuels en raison du renversement des valeurs et des rôles sexuels, désirés ou voulus par
le sujet (transsexualité) ou induits par la société.
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De l’interdit culturel à l’interdiction et normalisation sociale.
C’est autour des règles sociales que s’organise la sexualité humaine. La transgression des
règles sociales en matière de sexualité définit ce qu’on appelle la délinquance sexuelle: Celle-ci,
indique à chacun la fragilité de la nature humaine, en montrant combien sont ténues les lignes de
démarcation entre désir d’amour et désir de tuer, amour d’enfant et addiction d’enfant. Elle vient
rompre la bonne entente entre les hommes et les femmes, en pointant d’autres manières de vivre la
sexualité.
Variabilité de la norme sexuelle
Globalement la mission de la Société est de protéger la famille, le couple, donc de condamner
les comportements érotiques de ses membres estimés comme hors normes. Cette « norme sexuelle
sociale »connaît malheureusement, des variations considérables dans le temps, d’une époque à l’autre,
dans l’espace à l’intérieur d’une même société, d’un même pays et naturellement d’un pays à l’autre,
selon la culture, la religion dominante, etc. Chacun peut constater les différences importantes
d’attitudes à l’égard de la sexualité, entre les pays musulmans, les pays industrialisés, les pays de
l’Afrique noire traditionnelle, les pays Asiatiques, les pays en voie de développement, le Nord et le
Sud. De même il suffit, d’observer l’évolution des mœurs au sein de la société française, ces dernières
trente années, la tolérance ou l’intolérance de tel ou tel milieu vis-à-vis de tel ou tel comportement
érotique, la transformation de tel comportement prohibé en comportement toléré ou «à la mode». On
observe une évolution du jugement vis-à-vis de telle ou telle minorité sexuelle, le développement de la
résistance voire le combat contre telle ou telle modification des habitudes (mouvement de libération de
la femme, émancipation des mères au foyer, promulgation de la contraception pour toutes, politique
d’interruption volontaire de grossesse, acceptation de l’homosexualité à tous les niveaux etc.).
Or la diversité culturelle qui fait la richesse évolutive d’une société impose désormais que les règles
d’organisation de la vie sexuelle des membres s’inscrivent non plus à partir des interdits culturels ou
religieux mais des interdictions sociales, bref du Code pénal reflet de ce qui est accepté ou rejeté par
l’opinion publique d’une société à un moment donné.
C’est la société qui désigne le couple victime/agresseur. Ainsi les crimes et les délits sexuels
sont répertoriés dans le Code pénal français sous le terme d’agression sexuelle définie comme «toute
atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise». Le législateur est ici guidé
par 2 principes essentiels, réprimer naturellement les agissements qui portent atteinte à la liberté
sexuelle individuelle des personnes et, en conséquence préserver leur consentement et leur dignité
humaine, préserver la morale publique.
Ces 2 objectifs prohibent clairement les rapports sexuels non consentants, les rapports sexuels
avec des mineurs de 15 ans, avec toute personne incapable de donner un consentement éclairé, mais
aussi toute pratique sexuelle qui ne respecterait pas la dignité humaine.
Il ne doit pas avoir, dans les rapports sexuels interhumains, de violence, des actes de tortures ou actes
de barbarie, de contrainte, menace, surprise. Il ne doit pas avoir non plus de rapport sexuel humain
aboutissant à la dégradation de l’individu, à des mutilations, lésions, infirmité, mort du partenaire.
L’infraction est encore plus grave si elle est perpétrée par un sujet abusant de son statut ou de ses
fonctions, ascendant légitime, naturel ou adoptif ou personne ayant autorité sur l’autre, ou si le
partenaire victime, est vulnérable en raison de son âge, de la présence d’une maladie, d’une infirmité,
d’une déficience physique ou psychique, de l’existence d’un état de grossesse apparent ou connue. Les
viols de femme enceinte, d’handicapés mentaux, de vieillards sont ainsi plus lourdement châtiés. La
morale publique prohibe l’exhibition sexuelle dans les lieux accessibles au regard du public. Pas
d’ébats sexuels sur les pelouses de jardin public ou chez soi avec la fenêtre largement ouverte au vu et
au su des passants. La morale publique lutte contre la pornographie, contre la prostitution, contre
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toutes les atteintes à la pudeur. Mais ce chapitre du commerce sexuel, de l’exploitation des êtres est
loin d’être clair. Avec la mondialisation, le contact forcé entre les peuples, et les cultures de niveaux
différents, que ce soit dû aux guerres, au commerce, aux migrations, la situation est de nos jours de
plus en plus compliquée. Certains états ou pays deviennent eux-mêmes proxénètes ou pourvoyeurs de
cette chaîne humaine de profit, celle du tourisme sexuel qui rapporte tant d’argent, que dignité ou
consentement apparaissent comme des entités ringardes au regard de l’intérêt socio-économique.
Sexualité criminologique ou Sexualité anormale « hors norme ».
En rejetant le recours aux causes surnaturelles, magiques ou religieuses, ou autres
obscurantismes étiquetés comme traditionnels ou archaïques, la perspective médicale occidentale
contemporaine a concentré l’explication de toute anormalité ou déviance au niveau de l’individu et de
son ascendance, par le biais des théories sur le cerveau, la génétique, la chimie, la psychologie de la
personnalité, le trans-générationnel. Aussi pour l’opinion publique, les comportements sexuels
déviants résultent de ce fait plus ou moins d’anomalies physiques ou psychologiques ou surtout
mentales qu’il convient d’identifier comme des affections qu’on doit traiter.
Confusion entre déviance sociale et maladie mentale
Dans les sociétés occidentales contemporaines la confusion est devenue fréquente, entre déviance
sociale et maladie mentale. Certes les médecins et notamment les psychiatres et « psy » de tous bords
s’occupent de plus en plus des sujets déviants. Mais cette psychiatrisation, qui ne fait que s’accentuer
de plus en plus de nos jours, ne doit pas conduire à penser que toute forme de déviance sociale est liée
impérativement à la maladie mentale. Un véritable cercle vicieux cependant s’est insidieusement mis
en place pour traiter c'est-à-dire normaliser les comportements, notamment les comportements
sexuellement dérangeants pour l’ordre social:
--------------SEXUALITE ET PERSONNE HANDICAPEE.
La sexualité de la personne handicapée s’inscrit dans le même modèle d’organisation plurielle
que nous avons décrite. Mais selon la nature du handicap cette sexualité connaît des désorganisations
générales ou spécifiques au niveau de la procréation, de la vie de relation, de la vie sensuelle, de la vie
génitale etc.
Le handicap, une Situation…
Sur le plan social, le handicap qui peut être moteur, sensoriel, mental, se définit comme, une
situation d’amoindrissement pour la personne. Liée à la déficience, à l’incapacité ou à la pathologie de
l’individu, il interagit avec les exigences de la société. On peut être ainsi malade et handicapé ou être
l’un ou l’autre. Un même individu peut présenter l’un ou l’autre voire ces deux aspects au niveau de sa
personnalité, selon les moments de son évolution ou en fonction du regard porté sur elle.
Le handicap mental, une situation spécifique
Le handicap mental associée ou non à la maladie reste une situation spécifique au regard du
nombre de la population atteinte et de la particularité de sa prise en charge exigeant toute une
organisation adaptée, prise en charge institutionnelle, sociale, familiale, ambulatoire etc.La sexualité
des handicapés mentaux a toujours été une crainte constante pour la société. Dans le champ de la
politique sociale cette sexualité a été considérée essentiellement sous l’angle de la reproduction d’où
les premières préoccupations concernant surtout la stérilisation puis par la suite la contraception et ces
dernières années les problèmes liés au contexte épidémique du Sida.
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Pris en charge dans des services ambulatoires ou des unités de jour ou de façon résidentielle en
établissements spécialisés, on constate surtout le souci des institutions de maintenir ces personnes
notamment les jeunes dans une situation infantile, excluant leur vie sexuelle et par là, leur maturation
psychoaffective. On note ainsi l’absence d’éducation dans le domaine sexuel, aussi bien de la part de
leurs parents que de celle de leurs accompagnants, ce qui majore évidemment l’ensemble des risques
liés à la sexualité, notamment la méconnaissance d’abus sexuel possibles à leurs égards. L’affectivité
et la sexualité des adolescents et jeunes déficients intellectuels et/ou malades mentaux étant
généralement déniées, il y a peu de place pour que les abus sexuels dont ils sont victimes soient pris en
compte. Il en est de même des sujets souffrant de maladies mentales souvent en situation de handicap
Malades et handicapés mentaux
Traditionnellement les dispositions architecturales ainsi que les règles institutionnelles consistent à
séparer les deux sexes, unités de filles et de garçons distinctes; services de femmes et d’hommes
séparés en psychiatrie. Sans vouloir généraliser abusivement la question de la sexualité des personnes
handicapées mentales a été, et est encore dans certaines institutions, gérée d’une façon qui ne peut que
susciter des interrogations et embarras. Elle fait généralement l’objet d’une réglementation interdisant
toute relation sexuelle.
Dans la majorité sinon dans toutes les institutions psychiatriques, les pratiques sexuelles sont
strictement prohibées.
Dans les institutions pour handicapés mentaux les enquêtes montrent que dans presque 60 % des
établissements, cette interdiction est formelle. Elle se fait souvent de façon autoritaire, quelque peu
arbitraire au détriment de toute action éducative et souvent dans un contexte de dévalorisation de la vie
sexuelle.
Le désordre sexuel
En effet, souvent dans les institutions qui prennent en charge des enfants ou adolescents
handicapés, la sexualité est assimilée à un facteur de désordre. Cette attitude a ainsi empêché, pensent
certains professionnels, la mise en place de politiques sanitaires adéquates concernant par exemple la
prévention du Sida. Comment faire de la prévention efficace quand le discours sur la sexualité est
confisqué, quand l’exercice de la vie sexuelle est interdit, considéré comme un désordre institutionnel?
Enquête du côté des professionnels,
Une recherche conduite par Alain GIAMI et ses collègues, intitulée « L’ange et la bête »,
(l’ange pour les parents, la bête pour les professionnels), montre les représentations de la sexualité des
personnes handicapées mentales chez les professionnels. On constate chez ces derniers l’existence de
deux types de représentations;
- d’une part, une représentation de la sexualité « handicapée » comme une sexualité à part souvent
associée à une sexualité déviante et pathologique ;
- d’autre part, une représentation qui appréhende la sexualité des personnes « handicapées » en tant
que problème très difficile voire impossible à gérer au niveau de l’action éducative au sein de
l’établissement. Pour certains, les pratiques professionnelles et institutionnelles concernant la vie
sexuelle de personnes prises en charge posent les limites et les paradoxes de leur travail
d’accompagnement éducatif, voire même les interrogent sur leur propre identité professionnelle.
Sexualité normale et anormale ?
La considération de la sexualité de la personne adulte handicapée mentale comme une
« déviance », une « bestialité », une « perversion », reprend la confusion sur laquelle repose la
distinction sociale entre sexualité « normale » et sexualité « anormale »ou hors norme c'est-à-dire
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criminologique c'est-à-dire sans aucun soubassement pathologique scientifiquement démontré. La
norme reste une donnée sociale et non pathologique.
Mais sur la base de cette distinction « normale anormale », il est établi un contrôle sur le vécu privé
des handicapés et sur leurs accès à des statuts sociaux (personne adulte, personne mariée), leurs accès
à des fonctions telles que celui de la paternité et de la maternité. Ces constats font émerger une
contradiction dans la démarche d’accompagnement éducative adoptée vis-à-vis de cette population
spécifique. En effet d’un côté, cette démarche cherche à promouvoir l’autonomie de ces personnes,
notamment à travers les projets socio-éducatifs d’insertion professionnelle, de l’autre on leur refuse,
voire on leur confisque le droit à l’intimité, droit fondamental et emblématique pour définir la liberté
du sujet acteur.
Enquête du côté des parents.
L’existence même d’une sexualité est souvent niée. La personne handicapée mentale est assimilée à
celle d’un enfant qui ne grandira jamais. Pour les parents, souvent leur enfant n’a pas de « sexualité ».
L’ange ou l’absence de sexe
L’image de l’ange qu’utilisent GIAMI et ses collègues dans leur analyse exprime de façon
particulièrement illustrative l’impensable de la sexualité pour les parents. Il s’agit d’un enfant asexué,
un enfant qui même adulte demeure enfant et n’a pas ou ne peut pas avoir une sexualité. Cette
appréhension semble être liée à l’angoisse des parents par rapport au devenir de leur enfant, par
rapport à l’avenir de sa vie, par rapport à sa vulnérabilité affective, sanitaire et sociale.
Personne humaine ?
L’ensemble de ces réflexions, rapides et fragmentaires, amène à un double questionnement :
d’une part, la prévention sanitaire et la prise en charge de la vie affectivo-sexuelle de ces personnes;
d’autre part, leur accès à un statut d’autonomie en tant qu’objectif éducatif. Or comme le rappellent
DELVILLE et MERCIER (1997), chercheurs belges pionniers de la mise en place des dispositifs de
recherche et de formation sur la vie affectivo-sexuelle des personnes vivant avec un handicap mental,
« reconnaître l’existence d’une vie émotionnelle et d’une sexualité chez les personnes vivant avec un
handicap mental impose de considérer celles-ci en tant que véritables personnes humaines».
Evolution Sociale
La reconnaissance d’une certaine vie affective et sexuelle pour les malades et les handicapés
mentaux s’est effectuée en France sous l’effet du mouvement de libération sexuelle des années post
Mai 68. Ainsi la mixité a été instituée dans les institutions pour handicapés comme pour malades
mentaux avec en plus pour ces derniers l’ouverture des asiles. Pour certains pionniers de cette
libération la revendication était non seulement d’ouvrir ces lieux de garderie, de les transformer en
lieux de soins mais de les convertir de lieux de soins en lieux de vie. Quelques expériences
institutionnelles d’avant-garde eurent même lieu avec comme corollaire l’installation d’un vent de
tolérance anarchique pour la vie sexuelle des soignés et des soignants. Sans aller jusqu’au mélange
« soignants-soignés » le degré de tolérance affiché dans certaines structures d’alors aboutissait
généralement à favoriser plutôt les pratiques homosexuelles et/ou la clandestinité, ainsi que les
pratiques sexuelles extérieures à l’établissement. Par contre la revendication à des soins de plaisir avec
des assistants sexuels pour les handicapés est restée un vœu pieux en France.
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De l’Interdiction à la Sauvegarde et à la Protection.
L’évolution de la société française s’est effectuée comme on le voit, à cette époque grâce à un
renversement des idées, l’interdiction jusqu’alors prônée devient sauvegarde pour le handicapé.
L’exigence éthique réalité supérieure ne s’impose plus à la personne handicapée mais se transforme en
sauvegarde.
Ainsi il ne s’agit plus d’interdire à la personne handicapée telle ou telle action (Il est interdit
d’interdire slogan de Mai 68) mais de protéger celle-ci de ses propres pulsions, de ses propres
démons. L’exigence n’est plus de réclamer aux handicapés mentaux le triple sacrifice, abstinence
sexuelle, renoncement au commerce sexuel, au plaisir, renoncement au mariage et naturellement à la
prédation, mais de les protéger des abus dont ils peuvent être victimes. Les autorités justifient leurs
positions non plus par la peur des conséquences des relations sexuelles, par la croyance à l’absence de
nocivité liée à l’abstinence sexuelle, le caractère aisé de sa pratique d’où la valorisation de la chasteté,
mais par la nécessité de protéger les handicapés en raison de leur vulnérabilité.
La sexualité tend à ne plus être présente non au niveau de la vie sexuelle proprement dite mais
qu’à travers ses égarements notamment les sévices ou abus. Ainsi la société désexualise la vie
affective et sexuelle de le handicapé pour la réduire essentiellement à l’aspect négatif celui des abus.
Les recherches s’orientent non sur l’espèce ou l’être individuel, la personne mais sur la victime
potentiel.
Nos études en 1975 effectuées avec notre collègue G. OSTAPZEFF sur cette vie sexuelle
notamment celle des malades mentaux effectuées n’ont suscitée guère d’intérêt sinon la
désapprobation du milieu psychiatrique. Or c’est par rapport à la valeur et à l’importance de la
personne humaine même de le handicapé que le problème de sa sexualité doit se poser et non réduire
celle-ci au problème des abus bref réduire la personne handicapée à une personne victime.
ABUS SEXUELS CHEZ LES ENFANTS et ADOLESCENTS PORTEURS d’HANDICAP.
Rompre le silence
De nos jours, au regard de la mission de protection, d’accompagnement social des personnes
handicapées et surtout des enfants et adolescents handicapés, la société demande une rupture radicale
avec l’attitude de silence qui a pesé durant fort longtemps sur leur sexualité notamment et surtout sur
les questions des abus. Quatre fois plus important serait semble-t-il, pour une personne handicapée
mentale que pour une personne de la population générale, le risque de subir un abus sexuel. Un enjeu
de société ?
Désormais l’enjeu de la société contemporaine est de prévenir et de protéger cette population de la
maltraitance sexuelle. Sous son égide la Fédération Française de Psychiatrie a organisé ainsi une
Conférence de Consensus les 6 et 7 Novembre 2003 pour examiner ce problème avec tous les grands
experts en ce domaine. Nous emprunterons largement les données fournies au cours de cette
conférence par ces experts et notamment celles contenues dans le rapport très complet de Roger
SALBREUX et Christiane CHARMASSON. « Conséquences des maltraitances sexuelles. Les
reconnaître, les soigner, les prévenir ».Pour ces deux experts, certaines enquêtes montrent l’existence
dans presque 60 % des établissements, d’abus sexuels chez les enfants et adolescents porteurs
d’handicap. Mais l’essentiel des abus porte semble-t-il, sur les enfants ou adolescents dits « cas
sociaux », tandis que les jeunes handicapés, en tout cas ceux qui sont le plus lourdement atteints, sont
estimés n’être qu’exceptionnellement victimes. Or des publications notamment anglaises ou belges
récentes, démontrent au contraire, le caractère très important du risque d’abus.
65
Handicapés adultes.
Chez ces derniers le problème se pose un peu différemment. Dans les institutions médicosociales (CAT, MAS, Foyers médicalisés ou non) ou dans les établissements psychiatriques publics de
soins les risques d’abus est semble-t-il moins évident. Car ici les pratiques sexuelles n’y sont pas
expressément interdites comme chez les enfants ou adolescents. Néanmoins elles ne sont guère
favorisées ou humanisées. Séparation des sexes.
Traditionnellement dans ces institutions qu’on appelait autrefois asiles pour aliénés, la
séparation des sexes était la règle comme la prohibition totale de toute sexualité entre les
pensionnaires. L’architecture de ces asiles souvent érigés dans des anciennes abbayes est
caractéristique à ce point de vue.( anecdotes : le cloître et la ligne de démarcation avec à ses deux
extrémité, à un bout la chapelle et à l’autre la cuisine et la morgue ; présence des religieuses dans le
service des femmes, exception possible pour le médecin-chef considéré comme asexué etc,).
Incidents accidents institutionnels
Malgré ce climat d’interdiction il n’était pas exceptionnel comme nous l’avons rapporté dans
notre travail de 1975 avec notre collègue G. OSTAPZEFF, de constater des agressions sexuelles,viols
pendant la durée du séjour ou de découvrir une grossesse consécutive, après la sortie de l’hôpital. La
disposition des lieux comme la réglementation des hôpitaux conduisaient généralement à la
clandestinité et au silence derrière les murs de l’asile.
Libération sexuelle
Aujourd’hui s’il existe une certaine libération, services mixtes, ouverture des établissements
sur l’extérieur, permissions et droits de visite, plus grande permissivité des mœurs, la vie sexuelle reste
occultée. Seuls les risques de maladies sexuellement transmissibles et notamment depuis ces dernières
années ceux liés à l’infection à VIH, la contraception, l’interruption de grossesse, l’accompagnement
de la future parentalité sont pris en compte par les équipes. Mais les distributeurs de préservatifs, là où
cela existe, ne sont pas toujours approvisionnés. L’information, la prévention et le dépistage sont
parfois négligés. Fait récent en relation dans certains établissements avec l’accréditation à la qualité de
soins existe parfois une cellule d’Aide pour l’accompagnement somatique et psychologique spécifique
des victimes comme pour le soutien psychologique des professionnels, culpabilisés par ces
événements qui interpellent leur savoir faire mais aussi leur mode d’être éthique.
Epidémiologie
Il est difficile d’obtenir des informations sur le phénomène de l’exploitation sexuelle des
personnes handicapées comme d’avoir des chiffres précis sur les abus sexuels La plupart des experts
reconnaissent que les abus sexuels trop longtemps ignorés restent toujours en grande partie cachés. On
estime, écrivent-ils, que la fréquence observée est de 3 à 5 fois supérieure au taux constaté dans la
population générale. Il faut rappeler que l’absence de signalement, encore très répandue, se réalise
souvent dans le vain espoir de protéger les personnes, la famille ou l’établissement. Une véritable
« omerta » pèse sur les institutions entraînant une sous-estimation significative d’un phénomène dont
on ne connaît que la partie émergée de l’iceberg.
Par ailleurs il semble que l’existence même d’un handicap, surtout s’il est sévère, apparaît induire une
non reconnaissance de l’existence de l’abus sexuel jusqu’à ce qu’il devienne totalement évident.
Des progrès
Cependant l’évaluation quantitative de la maltraitance institutionnelle, violences sexuelles comprises,
dans le secteur médico-social devient aujourd’hui progressivement possible, grâce au traitement
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centralisé à la DGAS des fiches de signalement émanant des différents départements, surtout depuis le
renforcement de cette procédure en application de la circulaire du 30 Avril 2002. R. SALBREUX et
C.CHARMASSON notent « Bien qu’il y ait encore d’importantes lacunes dans le recueil des données
(un quart des départements ne répond pas), les résultats relatifs aux années 2001 et 2002 restent tout
à fait éloquents en ce qui concerne la fréquence et la répartition des abus sexuels.
Pour 2002, sur 209 actes de maltraitance signalés, 53% se sont déroulés dans des établissements
accueillant des mineurs, dont un peu plus de la moitié concernent des handicapés, pour la plupart pris
en charge en IMP, IMPro, IME ou IR.
Pour 2001 l’enquête dont le dépouillement est plus avancé, permet de préciser davantage et de
constater que les violences sexuelles sont de loin les plus fréquemment rapportées.
Dans les institutions pour enfants et adolescents, elles représentent en effet 75% des faits survenus
dans les établissements pour déficients intellectuels et 82% de ceux observés dans les Instituts de
rééducation (IR) et, dans les structures pour adultes, 83% des faits signalés en CAT et 71% de ceux
relevés en MAS ou en Foyer. Dans l’ensemble des établissements pour enfants et adolescents
handicapés ou inadaptés, 60% des violences sexuelles constatées sont le fait des autres résidents.
Cependant, lorsque les accompagnants sont en cause, il s’agit dans 62% des cas de membres du
personnel socio-éducatif ou pédagogique, il est vrai bien plus nombreux. Chez les adultes, les
professionnels sont impliqués dans 73% des agressions sexuelles signalées ».
Dépendance et aide au plaisir ?
Pour TOMKIEWICS, la vulnérabilité même de ces patients,la faiblesse ou l’absence de leurs
défenses, l’absence de langage et de crédibilité semblent attirer les sadiques et les pervers sexuels qui
se croient assurés d’une impunité bien plus grande qu’avec d’autres victimes potentielles. Cette
interprétation a le mérite de souligner le fait que, chez les personnes handicapées, la problématique de
la sexualité et des éventuels abus sexuels est dominée, surtout si l’atteinte est sévère, par la question de
la dépendance et par celle de la vulnérabilité. En effet, la grande dépendance motrice observée dans les
infirmités motrices cérébrales sévères (IMC), chez certains traumatisés crâniens et dans certaines
tétraplégies, pose la question de l’aide d’une tierce personne, destinée à faciliter le rapprochement des
partenaires ou les satisfactions solitaires. Mais ces soins de confort ou de plaisir, aide à l’érection,
injection intra caverneuse, aide à l’acte sexuel etc. réalisés dans les pays nordiques, clive
profondément les équipes, séparant ceux qui sont las d’être les témoins silencieux ou passifs de tant de
souffrance et ceux que ce renvoi brutal à leur propre sexualité déstabilise visiblement de façon
insupportable. Il ne s’agit toutefois pas là d’abus sexuel, dans l’acceptation habituelle de ce terme tout
au moins, bien que l’on puisse se poser la question de la passivité professionnelle.
Dépendance, proximité, confusion des rôles
Quant à la dépendance psychologique, elle est basée sur l’infantilisation dans laquelle on tend
à maintenir ces personnes et le caractère clos du milieu où elles vivent. Elle a pour effet d’augmenter
la suggestibilité des sujets et de préparer ainsi l’interaction abusive par sa complémentarité avec la
stratégie même de l’abuseur.
De façon plus générale, la dépendance conditionne l’existence, dans les relations parents
enfants, d’un climat très particulier, caractérisé par un rapport de proximité excessif, une confusion des
rôles et des générations, observé avec une extrême fréquence et décrit sous le nom de climat
incestueux. Un tel climat peut d’autant plus facilement conduire à l’inceste que l’autre parent, évincé
de la relation, a perdu de fait son pouvoir séparateur et protecteur. Alors que l’abondante littérature
disponible sur les abus sexuels en général indique que l’inceste trans-générationnel est beaucoup plus
souvent du type père/fille, ces passages à l’acte incestueux, qui demeurent assez rares, sont souvent du
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type mère/fils. Le même phénomène se retrouve en institution en raison du véritable corps à corps
rendu nécessaire pour prendre soin et donner des soins aux sujets les plus dépendants. Il en résulte une
recrudescence d’abus sexuels et notamment de viols. Cet ensemble de constatations s’inscrit pour ces
deux experts, dans une perspective plus générale de surreprésentation féminine au niveau des
victimes, puisque dans une étude américaine, portant sur 461 observations d’abus sexuels chez des
personnes handicapées mentales, 72% des victimes étaient des femmes.
L’abuseur un proche
Ajoutons que la majorité des abus avaient eu lieu à leur domicile et qu’elles connaissaient leur
abuseur dans 92%des cas. Du fait qu’elles vivent souvent, quel que soit leur âge et malgré les
apparences, dans un véritable désert affectif, aussi bien en famille qu’en institution La vulnérabilité
des personnes handicapées est augmentée. Celle-ci est d’autant plus élevée que ces personnes sont plus
isolées. Ne recevant pas de visites, véritablement « sans famille »elles sont exposées, bien plus que
d’autres, aux maltraitances en tous genres, notamment, aux abus sexuels, surtout lorsque le handicap
est de nature mentale ou psychique. « Dans cette situation, soulignent les deux auteurs du rapport, les
déficits cognitifs, l’absence d’éducation sexuelle, les failles narcissiques, la pauvreté de l’imagination
et les troubles de la personnalité, tout concourt à accroître le risque. Le rôle aggravant de la
dépendance et de la vulnérabilité sur la maltraitance en général et tout particulièrement sur les
violences sexuelles, leur rôle d’écran vis-à-vis de faits suffisamment évidents pour ne pas être ignorés,
tout cela n’est guère enseigné ni connu des différents acteurs de la prise en charge. Il existe une
corrélation évidente entre épuisement professionnel des accompagnants, maltraitance des personnes
accueillies et insuffisance de formation».
Formation du personnel
Face à ces problèmes la plupart des spécialistes réclament aujourd’hui une formation du
personnel, soignant, d’encadrement éducatif, social dans un domaine rendu difficile par les préjugés et
les implications affectives personnelles.
Clinique des abus sexuels
Bien étudiée aux USA, décrit dans le DSM-III R, sous le terme de« Post-traumatic stress
disorder », la clinique des abus sexuels comporte des:
Signes directs
- lésions des organes génitaux ou de la région périnéale, notamment au niveau de l’anus,
- saignements, douleurs, à la miction par exemple,
- symptômes d’infection urinaire, de maladie sexuellement transmissible,
- ecchymoses disséminées,
- et aussi, découverte, habituellement tardive, d’une grossesse souvent, soit non consciente, soit
dissimulée.
En raison de la pauvreté ou en l’absence du langage, on ne peut guère compter sur les dires des
personnes handicapées mentales notamment s’il s’agit d’enfants ou de sujets très régressés.
Signes indirects
L’entourage doit généralement s’alarmer sur des signes indirects. Ceux-ci ont d’autant plus de valeur
qu’ils sont d’apparition récente comme :
le refus de se déshabiller,
la présence de phobies diverses ou comportements d’évitement, comme le refus de laisser faire sa
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toilette par certains accompagnants, dont les caractéristiques peuvent rappeler l’agresseur,
- la présence de troubles du sommeil avec cauchemars, l’hyper vigilance diurne,
-la présence d’une gêne excessive lors d’un contact physique banal ou connu, par exemple à l’occasion
d’un soin infirmier ou d’un examen médical, voire à l’égard de tout adulte qui s’approche, le tout
traduisant une importante anxiété sous-jacente,
- la présence de comportements séducteurs ou inhabituellement sexualisés: par exemple chez l’enfant
des dessins ou des jeux à contenu exclusivement sexuel, comme l’utilisation de poupées afin
d’évoquer ou reproduire les situations vécues, mais aussi une docilité, une obéissance excessives ou
une attitude paradoxalement «mature»,
Pour les victimes possédant un langage suffisant, l’utilisation d’un vocabulaire inutilement sexuel ou
une interprétation sexualisée de tout ce que ces personnes peuvent observer ou ressentir,
On peut également noter d’autres troubles du comportement, masturbation ou agression sexuelle
d’autres personnes de l’entourage, notamment d’autres résidents, de sorte qu’en institution, les
violences sexuelles font facilement tâche d’huile,
-l’apparition ou la recrudescence d’automutilation,
-l’opposition, les fugues, les passages à l’acte divers, afin d’attirer l’attention, les tentatives de suicide,
généralement par toxiques (produits ménagers) ou médicaments.
Surtout on observe :
- des troubles des conduites alimentaires, anorexie ou boulimie,
- des régressions, parfois spectaculaires, énurésie, encoprésie, défécation pendant le sommeil,
- une dépression, quasi constante, témoin du désespoir, avec baisse de l’activité, dégradation de
l’hygiène corporelle lorsqu’elle dépend seulement des personnes handicapées elles-mêmes,
- des somatisations telles que céphalées, douleurs abdominales, etc.
Pour les sujets qui fréquentent l’école ou qui ont une activité professionnelle protégée, diminution
marquée des performances cognitives en classe ou au travail,
Ajoutons que la tendance habituelle de l’entourage est de ne pas prêter foi aux plaintes des personnes
handicapées à ce sujet. Les familles comme les institutions sont généralement réticentes au
dévoilement du phénomène. Cette attitude doit alerter et éveiller le soupçon du spécialiste.
Dévoilement souvent tardif
Ainsi malgré le nombre élevé de ces symptômes, dont aucun isolément n’est vraiment à dire
vrai, spécifique, la découverte des abus est rarement immédiate. Cela peut avoir pour conséquence de
faire perdre une partie de sa valeur probante à l’examen local. Cet examen doit être effectué
obligatoirement avec tout le tact nécessaire, par un spécialiste dans une unité d’urgence médicojudiciaire, afin d’avoir des preuves, si minimes soient-elles. En raison de la honte et de la culpabilité
éprouvées par la victime et surtout de la pression morale exercée par l’abuseur généralement un proche
(menaces de représailles s’il est dénoncé), il peut arriver que rien ou presque ne traduise cliniquement
la situation.
Honte et Culpabilité
Plus ou moins consciente de sa dépendance, la personne handicapée craint avant toute chose le
bouleversement de son environnement habituel, familial ou institutionnel, qui fonde son système de
sécurité. De façon intuitive et en grande partie inconsciente, elle va jusqu’à faire en sorte que les
symptômes ne se remarquent pas trop. Elle évitera même soigneusement de désigner son agresseur,
renforçant elle-même le type de fonctionnement d’emprise et la loi du silence.
Le repérage de l’un ou l’autre de ces différents signes d’alarme, si possible de plusieurs,
surtout s’il s’agit de comportements inhabituels, devrait, dans une organisation institutionnelle
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d’étayage mutuel en vue de la sécurité des personnes accueillies, déclencher un regard plus approfondi
des soignants comme des accompagnants à domicile ou, en établissement résidentiel.
Prévention des abus
La prévention des maltraitances sexuelles passe par l’esprit de vigilance. En consultation,
cela signifie un esprit en éveil à l’égard d’une éventuelle modification du comportement ou du climat
relationnel. En institution, cela implique une réflexion commune de l’équipe pour organiser une
entraide les uns par rapport aux autres, un regard sur la qualité de la relation de chacun, une
disponibilité et une écoute vis-à-vis des difficultés rencontrées, l’aide pour permettre à chacun de
garder la juste distance. Il y a suffisamment de symptômes dans l’inventaire ci-dessus, même s’il est
incomplet, pour attirer l’attention et engager une recherche plus approfondie de signes dont la globalité
et la cohérence permettront ou non de confirmer la première impression. Les professionnels doivent
apprendre à mieux voir les signes d’alerte et ne pas méconnaître le fait qu’on a beaucoup de mal à
repérer ce qui fondamentalement nous dérange. À cela s’ajoute le silence qui est aussi en soi une
maltraitance. Il importe pour pouvoir agir, l’acceptation d’en parler, avec les différents protagonistes,
d’en parler en équipe. C’est le meilleur moyen d’induire une dynamique de respect des personnes.
Le médecin et les abus sexuels.
L’émergence contemporaine du concept de violence sexuelle exige pour la société moderne
d’identifier non seulement le viol qualifié mais toutes formes d’agressions, d’abus sexuels. D’un côté
il faut reconnaître et protéger les victimes, femmes, hommes, et surtout enfants, de l’autre il faut punir
et soigner les agresseurs, violeurs, parents incestueux, pédophiles abuseurs ou prédateurs.
Du côté des agresseurs, nous verrons que le couple « punir et soigner » pose des problèmes difficiles
pour les soignants et les institutions amenés à prendre en charge ces sujets.
Du côté des victimes se développent l’accueil qui commence par l’information des soignants euxmêmes et le signalement judiciaire qui leur incombe. Les deux articles 434-1 et 434-3 du Code pénal
confèrent au médecin des facultés de dénonciation qui ne portent pas sur l’identité du coupable
présumé mais sur la situation de la personne qui est victime de sévices ou de mauvais traitements.
L’article 434-1 du code pénal indique en effet « le fait pour quiconque ayant connaissance d’un
crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont
susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être empêchés, de ne pas informer les
autorités judiciaires ou administratives, est puni de 3 ans d’emprisonnement et de 300000 francs
d’amende ».
L’article 434-3 stipule pour sa part « le fait pour quiconque ayant eu connaissance de mauvais
traitements ou privations infligés à un mineur de 15 ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de
se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou
psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas informer les autorités judiciaires ou administratives est
puni de 3 ans d’emprisonnement et de 300000 francs d’amende ».
L’article 223-6 réprime la non-assistance à personne en danger. Il indique « Quiconque pouvant
empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit
contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de 5 ans
d’emprisonnement et de 500000 francs d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient
volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers
il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours »
Ces 3 articles du Code pénal marquent les limites de la tenue du secret professionnel défini à l’article
226-13 du même Code pénal.
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Cet article 226-13 stipule en effet que « les personnes dépositaires d’information à caractère secret,
soit par état ou par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire sont
condamnées à une peine d’1 an d’emprisonnement et à 100000 francs d’amende, en cas de révélation
de ce secret ».
Il y a désormais dérogation à ce principe de secret professionnel dans deux situations (art. 226-14) :
en cas de privations ou de sévices, y compris lorsqu’il s’agit d’atteintes sexuelles à mineurs de 15 ans
ou plus généralement à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, de
son état physique ou psychique. La révélation n’est plus limitée aux seuls faits connus à l’occasion de
l’exercice de la profession.
En cas de sévices constatés par un médecin dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de
présumer que des violences sexuelles de toute nature ont été commises, l’accord de la victime est alors
requis préalablement au signalement. Le signalement des sévices infligés à un mineur de 15 ans peut
désormais se faire non seulement aux autorités médicales ou administratives mais également
directement aux autorités judiciaires.
Sont assimilés à mineurs de 15 ans toutes les personnes incapables de se protéger en raison de leur âge
ou de leur état physique ou psychique.
L’obligation de signalement ne porte plus seulement sur des sévices proprement dits mais
aussi des mauvais traitements (art. 434-3). Cette notion de mauvais traitements est plus large que celle
de sévices. Elle est issue de la loi du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à
l’égard des mineurs et à la protection de l’enfance. Le signalement pour mauvais traitements par le
médecin est cependant facultatif, laissé à sa seule conscience, bref à son appréciation. En effet, le
législateur n’a pas voulu ici le contraindre à la dénonciation systématique, de crainte que les auteurs de
sévices, redoutant d’être dénoncés, n’hésitent alors à faire prodiguer à l’enfant les soins nécessaires.
Toutefois le médecin ne saurait aucunement rester passif et encourir une inculpation pour nonassistance à personne en péril. Il lui faut donc en principe signaler les faits aux autorités
administratives et judiciaires suivant l’art.226-14.
Pour les travailleurs sociaux, la situation est réglée par l’article 80 du code de la famille et de
l’aide sociale qui les contraint à transmettre sans délai au Président du Conseil général ou au
responsable désigné par lui, toute information sur les situations de mineurs victimes de mauvais
traitements, ceci dans le cadre des services sociaux d’aide à l’enfance.
Ayant le statut de fonctionnaire ou assimilés, ils sont soumis à l’obligation de signaler à leur supérieur
hiérarchique les cas de mauvais traitements à mineur. De même comme tout fonctionnaire, les
dispositions de l’article 40 alinéa 2 du code de procédure pénale les obligent, en cas de connaissance
d’un crime ou d’un délit flagrant connus dans l’exercice de leurs fonctions, d’en donner avis sans
délai au Procureur de la République.
Conclusion
L’interdiction de la sexualité, son déni ou sa mise sous le boisseau chez les personnes
handicapées augmentent les risques d’abus sexuels avec leurs conséquences, grossesses non désirées,
survenue de maladies sexuellement transmissibles etc. L’absence d’éducation affective et sexuelle et,
plus encore, l’oubli fréquent d’un accompagnement affectif réel et d’une réflexion éthique dans les
protocoles de prise en charge ambulatoire et/ou institutionnelle, constituent des facteurs de
vulnérabilité supplémentaire.
Avec la loi du 2 janvier 2002 la société française reconnaît pour la première fois le droit à la
sexualité de la personne handicapée en institution. S’ouvre désormais une ère nouvelle qui rend
légitime les actions d’information et de formation dans le domaine de la sexualité. Les adolescents et
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jeunes adultes handicapés plus encore que les personnes non handicapées ont besoin d’informations,
d’explications et d’éducation. Il faut retenir qu’il n’y a pas de sexualité spécifique aux personnes
handicapées mais seulement une sexualité rendue plus difficile par les situations de dépendance, de
conception du milieu, des normes et valeurs qu’elle véhicule. Le droit de se réaliser sexuellement ne
doit pas être occulté par le spectre des abus qui devient à ce moment un alibi pour renforcer la
sauvegarde interdiction masquée. Aujourd’hui des sites Internet se développent pour favoriser des
rencontres. En Europe des assistants sexuels apportent à ceux qui le désirent des soins de plaisir ou de
confort. En Suisse comme déjà en Allemagne, en Hollande et au Danemark des formations à l’aide
sexuelle directe ont été organisées
Existent un peu partout des programmes sexuels éducatifs, des programmes de prévention
contre le SIDA ,les MST la maltraitance sexuelle voire même des formations à la procréation/à la
Parentalité Groupes de paroles, Assistance sexuelle, identifications des besoins et désirs des personnes
handicapées voient le jour timidement.
La mise en place d’un programme de libération de la parole de la personne handicapée, d’actions
d’éducation, d’accompagnement pour une Vie sexuelle devient possible. Cette évolution
institutionnelle est fonction des possibilités et des capacités propres des professionnels et des familles,
comme de la volonté de la société se s’ouvrir.
Restent cependant bien de questions non résolues, quel modèle de vie sexuelle doit-on proposer, le
modèle social hétérosexuel génital, le modèle de vie affective platonique etc. ?
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Maltraitance, violences sexuelles sur des personnes "handicapées mentales"
: briser le tabou.
Nicole DIEDERICH
Sociologue, chercheuse à l’INSERM, Centre des Mouvements sociaux (EHSS/CNRS), Paris
« Ici, dans nos campagnes, l’inceste des pères sur leurs filles, c’est
presque une tradition… une culture, même, pourrait-on dire… ! »
(Directeur d’un Institut médico-éducatif)
C’est dans ce même établissement qu’une jeune fille de quatorze ans a été stérilisée à son insu
parce que, selon l’infirmier qui l’a accompagnée à l’hôpital, son père abusait d’elle et qu’il valait
mieux, pour son bien et pour tout le monde, qu’elle ne tombe pas enceinte. Et c’était le père, bien sûr,
qui avait demandé cette stérilisation !11
Le contexte français et étranger
Les violences physiques et sexuelles, particulièrement lorsqu’elles sont commises sur des
enfants handicapés, sont difficiles à dénoncer en France. Et pourtant, selon un rapport du Sénat de juin
2003 intitulé « Maltraitance envers les personnes handicapées : briser la loi du silence ».12 le fait d’être
handicapé multiplie par trois le risque de subir un acte de criminalité et, en cas de déficience mentale,
par quatre le risque de subir des abus sexuels. Certains experts auditionnés par la commission
d’enquête avancent le chiffre de 6 000 enfants qui seraient concernés par de telles violences. Le
rapport dresse une série de constats accablants, dont il est impossible ici de rendre compte
précisément. À titre d’exemple, notons qu’il dénonce un dispositif paralysé par la « loi du silence »,
l’absence de contrôle des établissements, des autorités de tutelles et, surtout, le peu d’intérêt
généralement accordé à cette question : « la nouveauté n’est pas la maltraitance envers les personnes
handicapées, mais la prise de conscience, relativement récente, du phénomène par les pouvoirs
publics. » Cette "loi du silence" doit beaucoup également à la peur des représailles chez les
professionnels13 et même chez les parents qui peuvent être « pris en otage », selon l’expression de
Pierre Matt, président du SNAPEI (syndicat national des associations de parents d’enfants
handicapés)». D’autres facteurs peuvent intervenir également du côté des structures, on peut évoquer
l'isolement géographique par exemple et du côté du personnel certaines formes de déconsidérations
plus ou moins accentuées telles que : l'absence de formation, de véritable qualification, d'un salaire
11
Les citations ainsi que les situations décrites proviennent de deux recherches menées auprès des professionnels et des
usagers des institutions spécialisées et qui ont donné lieu à plusieurs articles et deux ouvrages « Les naufragés de
l’intelligence » et « prévention du sida en milieu spécialisé. Voir bibliographie.
12 Une Commission d’enquête du Sénat sur la question de la maltraitance a donné lieu à un rapport remis en juin 2003 par
Jean-Marc Juilhard. Ce rapport, qui est disponible sur le site Internet du Sénat, vient confirmer l’existence des différents
problèmes et dysfonctionnements révélés dans une de mes recherches qui a fait l’objet de plusieurs publications et du livre
« les naufragés de l’intelligence », publié au début des années 1990 et réédité en 2003 (cf biblio).
13 Pour tenter de protéger les travailleurs sociaux victimes de représailles lorsqu’ils dénoncent une situation de violence
institutionnelle, une proposition de loi (n° 2282 du 28 mars 2000) a été déposée à l’Assemblée nationale, visant à « instaurer
une protection des personnels qui dénoncent des violences et mauvais traitements faits aux personnes prises en charge par les
institutions sociales ou médico-sociales ». Cette proposition de loi de l’ancien député Bernard Birsinger a été reprise dans la
loi du 2 janvier 2002 (J.O. du 3 janvier 2002) à l’article 48. On peut retrouver cet article dans le code de l’action sociale et
des familles à l’article L.313-24.
73
convenable etc, toutes choses qui participent à la déconsidération de professions indispensables et
exigeantes sur le plan des capacités d’humanité, psychologiques et émotionnelles. Je renvoie ici au
livre de Marie-Pierre François qui raconte, dans L’homme qui ne parlait pas (cf. biblio), comment il
est facile de devenir maltraitant lorsqu’on travaille avec des personnes handicapées mentales ou
physiques même si, au départ, il y avait une réelle motivation.
La situation française contraste avec celle d’autres pays occidentaux. En effet, dans les pays
anglo-saxons, la question de la maltraitance, physique ou sexuelle est étudiée depuis plus de vingt ans.
Le début des années quatre-vingt a été marqué par une série de grandes études révélatrices de
l’importance du phénomène d’abus sexuel dans le secteur du handicap. Les résultats de ces recherches
sont inquiétants. Les études sur les enfants nés de rapports incestueux démontrent que les femmes
handicapées mentales ont quatre cents fois plus de risque de devenir enceintes d'un rapport incestueux
que les femmes non-handicapées14. Dans divers pays des chercheurs décrivent la grande vulnérabilité
des personnes handicapées mentales à l'abus sexuel et aux rapports incestueux, questions devenues
entre temps, en ce qui concerne les enfants non-handicapés, un problème majeur de santé publique15.
En France, il a fallu attendre mai 1998 pour qu’une circulaire de la DDASS recommande « de faire
preuve de la plus extrême vigilance en matière de sévices et d’abus sexuels commis sur des mineurs
recueillis dans des établissements sociaux et médico-sociaux 16 »17.
Les conditions d’opacité dûment constatées concernant la maltraitance et les abus sexuels de
personnes handicapées, mentales tout particulièrement, nous incitent à formuler une hypothèse
inquiétante : plus les faits sont graves et « horribles » moins ils semblent pouvoir être dénoncés18.
Dans ces conditions, les différents dysfonctionnements institutionnels et blocages que j’ai pu maintes
fois constater ou qui ont été dénoncés dans le rapport du Sénat se potentialisent et viennent renforcer la
« loi du silence ». Mais il arrive que le courage et la ténacité de certaines personnes cassent ce
mécanisme d’occultation délétère pour les plus vulnérables. Cela peut prendre du temps : il a fallu des
années d’enquête et près de vingt ans pour qu’une juriste et un directeur d’établissement, appuyés par
une association de familles constituée pour la circonstance (l’ADHY 19), parviennent à rendre public le
scandale connu aujourd’hui sous le nom des « disparues d’Auxerre » et à faire arrêter le tristement
Bovicelli et al. 1982, Le Seattle Rape Relief Developmental Disabilities Project 1979, Craft et Craft 1981, O’Day 1983,
Berkman 1984-86, Corin L. 1983-84, Sobsey et Mansell 1990, , Baladerian 1991, Marchant 1991 et Westcott 1992, Finkelhor
1984… in Diederich N. et Greacen T. cf biblio.
14
15
Muccigrosso (1991) montre la réactivité étonnante du milieu du handicap mental aux USA en présentant la
très longue liste d'outils déjà existants pour la prévention d’abus sexuel des personnes handicapées mentales.
16
Cf. Rapport du Sénat, mai 1998, op. cit.
17
Peut-être est-il besoin de le préciser, afin de rassurer les parents et ne pas autoriser des insinuations insultantes
pour les directeurs d’institutions et les éducateurs, il ne s’agit ici nullement de discréditer les institutions
spécialisées et les professionnels. Ces recommandations et ces constats ne devraient concerner qu’un infime
partie des institutions de ce secteur, la plupart d’entre elles accomplissant un travail remarquable auprès des
usagers. Mais il faut garder à l’esprit que la problématique « maltraitante » ne concerne pas que des pervers
avérés mais peut s’installer dans tous les lieux institutionnels cloisonnés, vivant sur un mode à prédominance
autarcique tels que l’armée, la prison, l’hôpital psychiatrique etc..
18
On peut par ailleurs se souvenir que les personnes qui, les premières, ont tenté d’alerter des autorités sur la
Shoa n’ont pas été crues. Le « trop horrible » tue la crédibilité.
19
Association de défense des handicapées de l’Yonne.
74
célèbre Emile Louis20. Rappelons qu’il s’agit ici d’actes de barbarie, de viols et du meurtre d’au moins
une dizaine de jeunes filles, qui avaient toutes pour point commun de venir de milieux très carencés socialement et
d’avoir été admises dans une de ces institutions que l’on appelle « milieu protégé ».
Le rôle des médias dans la révélation de l’existence d’un phénomène de maltraitance et d’abus sexuels
sur les enfants a sans doute été déterminant dans la prise de conscience de l’existence de ces
violences21. Ce fut le cas pour « les disparues d’Auxerre » mais également pour les stérilisations
abusives de jeunes femmes. Il est aisé de constater que les travaux de recherches sur ces questions,
somme toute assez rares,22 ont une efficacité faible comparée à celle des médias. En effet, alors que
j’avais écrit, dénoncé dans des colloques, depuis une dizaine d’années, la violence de la stérilisation
abusive, c’est l’emballement médiatique de l’automne 1997 qui a incité les ministres de l’époque,
Martine Aubry (ministre de l’Emploi et de la Solidarité) et Bernard Kouchner (secrétaire d’État chargé
de la Santé), à décider de l’ouverture d’une enquête de l’IGAS qui, malheureusement, n’a guère pu
donner d’estimation nationale sur cette pratique souterraine 23.
Avec la loi de 2001, la stérilisation est-elle devenue une maltraitance légale ?
De nombreux témoignages de professionnels soulignent la grande vulnérabilité aux abus et
violences sexuelles des personnes dont ils s’occupent. Quant aux jeunes femmes accueillies dans ces
structures, il n’est pas rare qu’elles aient eu à subir ce type de violence, que ce soit du fait de leurs
proches parents ou d’autres usagers ou encore d’individus extérieurs sans scrupules, désocialisés ou
non, qui voient en elles des occasions faciles de satisfaire leurs besoins sexuels à bon compte c’est-àdire en échange d’un paquet de cigarettes ou une tablette de chocolat… Il est arrivé également que des
jeunes femmes confient à leur éducateur qu’elles étaient régulièrement « prêtées » par leur petit ami en
échange d’argent ou de drogues sans qu’elles puissent – ou osent ? – protester. Dans le cadre de
l’enquête qui a donné le livre « les naufragés… », précédemment cité, j’ai eu l’occasion de prendre
connaissance de situations de violences et d’abus sexuels sur des enfants handicapés où même des
adultes qui n’ont pas toujours donné lieu à poursuites judiciaires car il n’était pas toujours possible
d’apporter les preuves nécessaires. Ainsi, si la famille est discrète, si elle habite au beau milieu d’une
campagne déserte ou dans une cité dortoir, la prostitution de l’enfant ou adulte handicapé peut se
prolonger très longtemps et cela quand bien même des soupçons pèserait contre cette famille.
Il y a toujours, bien sûr, la difficulté de savoir la vérité, nous l’avons vu récemment avec
l’affaire d’Outreau. Mais si la prudence est de rigueur, le doute ne devrait-il pas profiter au plus
vulnérable ? je pense ainsi une jeune fille qui était handicapée mentale et aveugle qui vivait avec son
père et ses frères dans une maison isolée en pleine campagne. Nul, depuis longtemps, ne l’avait vue et
l’idée d’une possible séquestration avait été évoquée. Lorsque j’ai voulu la rencontrer dans le cadre
d’une recherche auprès d’adultes sortis d’institution spécialisée, le père est sorti accompagné de deux
ou trois molosses et de ses fils, chacun avait un fusil. Il m’a sommée de déguerpir.
20
Corinne HERRMANN ; Philippe JEANNE, Les disparues d’Auxerre, Ramsay, Paris, 2001.
En 1999, un quotidien titre : « L’État recense désormais les cas de maltraitance institutionnelle : 71 établissements
spécialisés sur 1 983 sont sous surveillance, La Croix, 28 octobre 1999.
22 Nicole DIEDERICH, Stériliser le handicap mental ?, Érès, Toulouse 1998.
23 IGAS, Rapport sur les problèmes posés par les pratiques de stérilisation des personnes handicapées (présenté par MarieLaure Lagardère, Hélène Strohl, Bernard Even) n° 98011, mars 1998 (+ annexes).
21
75
Lorsque j’ai voulu signaler cette situation à un service de tutelle, on m’a répondu qu’il n’y avait
aucune raison pour en gager une action, le père étant le tuteur, c’était à lui de porter plainte... On voit
bien ici, comme avec la stérilisation, comment le serpent se mord la queue concernant cette question
de tutelle : lorsque la personne est victime de son tuteur, elle se retrouve pieds et poings liés puisque
toute action doit passer par celui-ci. En outre, comment la personne sous tutelle pourrait-elle dénoncer
quelqu’un qui une telle emprise sur sa vie et, en particulier, une emprise affective.
Dans le cas du procès des jeunes femmes stérilisées du CAT de Sens intenté par l'ADHY, un
non-lieu vient de tomber comme un signe supplémentaire du mépris dans lequel on les tient, c’est le
directeur, qui était le tuteur, qui a demandé ces stérilisations. Je prends encore pour exemple celui de
Nathalie, qui témoigne sous son vrai nom et qui a engagé aujourd’hui une procédure contre sa mère
qui était sa tutrice et qui l’avait également faite stériliser lorsqu’elle avait 20 ans, condition qu’elle
avait fait valoir comme indispensable pour autoriser son mariage.
Enfin, pour terminer cette cruelle recension, je voudrais également évoquer une forme plus
récente d’exploitation sexuelle de personnes handicapées mentales. Cette variante m’a été signalée à
trois reprises dans trois endroits différents géographiquement très éloignés l’un de l’autres. Il s’agit de
l’utilisation des attributs sexuels à des fins pornographiques. Une telle réalisation a le mérite d’être très
peu coûteuse avec ces personnes, en tout cas beaucoup moins qu’avec des personnes valides. Une
éducatrice qui m’a rapporté de tels faits explique : « ils ne photographient ou ne filment que le bas, les
gens ignorent qu’il s’agit de handicapés mentaux…», en échange on leur offre quelques sucreries ou
cigarettes...
VIOL ET STERILISATION, LE COUPLE INFERNAL
Nous allons voir maintenant qu’un des arguments utilisé le plus fréquemment pour justifier la
stérilisation se réfère au viol.
L’argument ultime, entendu fréquemment dans la bouche de parents inquiets est le suivant : « et si
quelqu’un abusait de notre fille ? si elle était violée ? ça arrive quand même assez souvent dans ces
centres ou à l’occasion de transferts…24 ». Cet argument, qui renvoie à la vulnérabilité particulière de
ces jeunes femmes, paraît, à première vue, de bon sens. Nous avons vu que des actes de maltraitance
ou de violences sexuelles sont régulièrement dénoncés par les grands médias et à l’étranger des études
soulignent la vulnérabilité particulière des femmes handicapées à l’abus sexuel. Il arrive donc que la
stérilisation soit perçue comme une mesure préventive, non pas des abus sexuels concernant les
personnes « handicapées mentales » (considérés comme quasi inéluctables ou tout du moins faisant
partie des risques les plus courants), mais des grossesses indésirables résultant de ces abus ! De
nombreux témoignages de jeunes femmes vont dans ce sens. Les quelques exemples rapportés cidessous, provenant de recherches que j’ai réalisées, parlent d’eux-mêmes. Il semblerait que la
stérilisation accédant ici au statut de « réponse » tendrait à banaliser l’abus sexuel pourtant redouté par
tous, parents et professionnels.
Départs en vacances de résidants d’une institution. Ne pas confondre avec le concept de « transfert » utilisé en
psychanalyse.
24
76
Présentation succincte de quelques exemples de stérilisation vécue de façon particulièrement
douloureuse par les personnes concernées.25
Femmes désignées comme « handicapées mentales » stérilisées ou contraintes à avorter après avoir
subi des abus sexuels
Viviane26 - 35 ans - Enceinte à la suite d'un viol elle a été stérilisée à son insu à l'occasion d'une
interruption médicale de grossesse27. Vit dans un foyer.
Mireille - 34 ans - stérilisée à l'occasion d'une IMG, à la suite d'abus sexuels à répétition. Vit seule
dans un appartement individuel, travaille de temps en temps.
Jeanne - 36 ans - selon son éducateur, sa stérilisation "n'est pas sans rapport avec des abus sexuels
commis par le père envers ses filles". Après sa stérilisation suivie d’une décompensation
majeure, Jeanne a dû être placée en hôpital psychiatrique où elle vit depuis une dizaine
d’années.
Virginie - 40 ans, stérilisée à 20 ans à son insu par sa mère à la suite d'une séquestration puis d’un viol
collectif par des marginaux. Vit en couple et travaille dans un CAT.
Josette - 29 ans - stérilisée à 16 ans à son insu par sa mère à la suite d'un viol collectif. Vit dans un
foyer après avoir vécu dans un appartement avec un homme qui la "prêtait" à ses copains.
Nadine
- 32 ans - Victime d'abus sexuels pendant longtemps, elle n'osait pas se plaindre aux
responsables du foyer où elle vivait. Malgré de nombreuses infections gynécologiques, ces
abus n'ont été découverts que quand elle fut enceinte de 5 mois. Renvoyée chez sa soeur,
celle-ci décida de la faire avorter et stériliser. Elle vit actuellement dans un autre foyer et a, à
nouveau, été victime de violences sexuelles récemment.
Norma, alors âgée de 30 ans, s'est retrouvée enceinte (3 mois et demi) à la suite d'un viol dans un
vestiaire d’un club sportif où elle allait régulièrement. La décision d'avortement a été prise
conjointement par la mère, une tante et la direction du foyer. La mère, qui ne s'était jamais
occupé de sa fille qui avait toujours vécu dans des familles d’accueil, a cessé de la voir après
cet épisode. Norma a très mal vécu cet avortement et a fortement régressé jusqu'à nécessiter
une hospitalisation en psychiatrie où elle est toujours depuis plus de dix ans alors qu’elle
s’apprêtait à quitter le foyer pour vivre en appartement et qu’elle travaillait.
25
Ces informations ont été Témoignages recueillies à l’occasion d’enquêtes (cf. biblio. Diederich 1998, 2001,2004)
Il s’agit de prénoms fictifs afin de préserver l’anonymat.
L’interruption médicale de grossesse (IMG) (à ne pas confondre avec l’interruption volontaire de grossesse (IVG) qui est
autorisée en France jusqu’à la 14ème semaine d’aménorrhée) peut être réalisée jusqu’à terme sur demande parentale soumise
à la décision de l’équipe d’un des 14 Centres Pluridisciplinaires français. Cette IMG est autorisée par le Code de la Santé
Publique, quand "il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité
reconnue comme incurable au moment du diagnostic."(art. L2213-1alinéa 1er). Il arrive cependant que la demande soit
présentée non par la mère mais par des tiers (parents, tuteurs…), comme dans les cas présentés ici, sur le principe d’une
incapacité réelle ou supposée à élever son enfant.
26
27
77
Quelques autres cas problématiques de stérilisation de personnes n’ayant aucune pathologie
mentale avérée.
Laurence J. aujourd’hui secrétaire de direction, a été stérilisée sur la demande de ses parents alors
qu’elle était enceinte d’un troisième enfant « hors mariage », ce qui ne correspondait pas aux
valeurs de la famille de milieu social très aisé. A la suite d’une dépression, elle s’est
retrouvée en clinique psychiatrique, enceinte de 5 mois. On lui a proposé de faire une
amniocentèse. Lorsqu’elle s’est réveillée elle avait été avortée et stérilisée sur la demande de
son père. Bien que remariée, cette personne a beaucoup de mal à se reconstruire. Elle a tenté
une reperméabilisation des trompes qui a échoué.
Marcelle S., secrétaire de direction à la retraite. Décédée à 60 ans peu de temps après son témoignage
douloureux28. Cette femme a été stérilisée en 1954 à la demande de sa famille adoptive
« parce qu’elle venait de l’assistance publique, pour ne pas perpétuer une mauvaise
hérédité ! ».
Nathalie, 39 ans mariée aujourd’hui à Bertrand29, a apporté son témoignage dans plusieurs
reportages.30 Il s’agit d’une jeune femme handicapée physique (et non mentale) stérilisée à
22 ans abusivement à la demande de ses parents afin d’obtenir d’eux l’autorisation de se
marier. Elle a porté plainte contre eux et contre le médecin, un procès devrait avoir lieu
prochainement.
28
Dans Diederich N. - Stériliser le handicap mental ? p. 129. cf. biblio.
Ici les noms ne sont pas fictifs sur la demande expresse de ces personnes qui estiment qu’il est nécessaire de témoigner de
ces violences à visage découvert.
30 Emission Là bas si j’y suis - Daniel Mermet, France Inter 19 octobre 1999 ; film documentaire « Maternité Interdite » par
Diane Maroger.
29
78
Une loi destinée à protéger ?
Dans la foulée d’un scandale médiatique qui dénonçait des stérilisations abusives en France et
après un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales de mars 1998 commandité par Bernard
Kouschner et Martine Aubry, alors respectivement ministres de la santé et ministre de l’emploi et de la
solidarité, l’Assemblée Nationale insérait dans la loi relative à « l’interruption de grossesse, à la
contraception et la stérilisation »31, un article relatif à la stérilisation des personnes avec une
« altération des facultés mentales » :
« La ligature des trompes ou des canaux déférents à visée contraceptive ne peut être pratiquée sur une
personne mineure. Elle ne peut être pratiquée sur une personne majeure dont l'altération des facultés
mentales constitue un handicap et a justifié son placement sous tutelle ou sous curatelle que lorsqu'il
existe une contre-indication médicale absolue aux méthodes de contraception ou une impossibilité
avérée de les mettre en oeuvre efficacement. L'intervention est subordonnée à une décision du juge des
tutelles saisi par la personne concernée, les père et mère ou le représentant légal de la personne
concernée. Le juge se prononce après avoir entendu la personne concernée. Si elle est apte à exprimer
sa volonté, son consentement doit être systématiquement recherché et pris en compte après que lui a
été donnée une information adaptée à son degré de compréhension. Il ne peut être passé outre à son
refus ou à la révocation de son consentement.
Le juge entend les père et mère de la personne concernée ou son représentant légal ainsi que toute
personne dont l'audition lui paraît utile.
Il recueille l'avis d'un comité d'experts composé de personnes qualifiées sur le plan médical et de
représentants d'associations de personnes handicapées. Ce comité apprécie la justification médicale de
l'intervention, ses risques ainsi que ses conséquences normalement prévisibles sur les plans physique
et psychologique.
Un décret en Conseil d'Etat fixe les conditions d'application du présent article.
Rappelons que, auparavant, la stérilisation était totalement interdite en France et était même
considérée comme une « mutilation » passible de vingt années d’emprisonnement. L’ambition des
promoteurs de cette loi était de limiter les abus constatés et d’assurer une protection juridique aux
majeurs concernés mais on peut bien sûr se demander si un texte de loi permissif – sous certaines
conditions – peut être beaucoup plus contraignant que l’interdiction massive qui existait déjà. En
outre, on peut également douter que des juges de tutelle puissent se prononcer de façon équitable dans
un contexte où les dysfonctionnements sont nombreux, selon un rapport officiel de l’IGAS qui
dénonce un système où les juges sont « surchargés et sous influence »32. La levée des inquiétudes fera
défaut ici en l’absence de données sur les effets positifs ou négatifs de cette loi.
Avec les exemples présentés et dans un contexte où règnent les tabous et la « loi du silence »,
où les dysfonctionnements sont nombreux, il semble permis de s’interroger sur le bien-fondé de cette
disposition législative votée sans prendre aucunement en considération qu’elle risquait d’accroître les
violences sexuelles subies par ces personnes et qu'elle pouvait même contribuer à les masquer.
31
32
Article 27 de la Loi n°2001-588 du 4 juillet 2001
Selon les propres mots utilisés dans le sommaire du rapport de l’IGAS de mai 1998. (cf. biblio).
79
3. De la mutilation à l’acte médical à but protecteur ?
Il est fréquent d’entendre des arguments visant à justifier la stérilisation des personnes
présentant des troubles mentaux. Nous avons vu que les violences sexuelles pouvaient quelquefois
cesser d’être trop problématiques pour l’entourage des personnes handicapées à partir du moment où il
n’y avait « pas de suite fâcheuses ! ». Certaines personnes avancent même que la stérilisation permet
de donner plus de liberté sexuelle aux jeunes femmes au lieu de « les boucler à la maison ! ». C’est
aussi une « tranquillité d’esprit » qui est évoquée, non seulement pour la famille mais également, dans
les foyers d’hébergement, pour les éducateurs qui rechignent parfois à devenir responsables de la
contraception. C’est également une solution acceptable pour des familles dont la religion considère
l’avortement comme un crime. Enfin, c’est un moyen d’éviter « qu’ils se reproduisent comme des
lapins ». Quelques principes simples guident cette façon de voir les choses : il y a des naissances
indésirables socialement et pour le bien de l’enfant à naître qui va « avoir honte » de ses parents ou
encore qui risque d’avoir une éducation défectueuse voir être victime de maltraitance. Ces risques sont
tout à fait crédibles et ces énoncés s’appuient souvent sur une expérience professionnelle de longue
date. Il apparaît aux tenants de ces arguments tout à fait intolérable de laisser se perpétuer des
situations dont les professionnels mesurent régulièrement les aspects délétères. Dans ces cas, qui
concernent généralement des femmes ayant elles-mêmes été victimes de maltraitance et dont le
handicap est lié à de graves traumatismes affectifs dans l’enfance, l’interdit posé d’une parentalité trop
problématique pour les acteurs sociaux paraît être de bon sens et bénéfique à tout le monde. Ici, la
stérilisation est perçue comme assurant la protection de la mère et comme un acte préventif à l’égard
d’une descendance à hauts risques. L’ennui, c’est qu’il est difficile, une fois que l’on a commencé à
organiser les naissances ou non naissances de la sorte, de mettre une frontière bien définie entre ceux,
celles dont la parentalité paraît inacceptable socialement et les autres. Une telle option – si tant est
qu’elle puisse être véritablement applicable sans coercition – peut concerner toute personne en
situation psychologique ou sociale précaire car la question de la parentalité est tout aussi redoutable
pour certaines catégories de personnes dont le comportement est problématique et peut mettre en
danger l'enfant à naître.
Pour conclure, il semble donc que si la stérilisation peut sembler être aux parents et aux
professionnels la réponse la plus simple pour répondre aux différents problèmes posés par l’éventuelle
parentalité des personnes « handicapées mentales », il n’en reste pas moins que cet acte ne résout
aucunement le risque d’abus sexuels et de contamination par des maladies sexuellement transmissibles
dont le sida. Il est même possible de dire aujourd’hui que la stérilisation peut accroître ces risques. En
effet, elle va produire un sentiment de sécurité quant aux grossesses qui va freiner les autres mesures
de prévention et différer la mise en place de mesures d’accompagnement et d’éducation sexuelle
adaptées. Le fait d’avoir été stérilisée va également produire chez les jeunes femmes un isolement
affectif propice à l'exploitation sexuelle. Enfin, de graves décompensations psychologiques ont
également été observées chez certaines jeunes femmes33.
La question essentielle, celle qui demeure au-delà de toute autre considération, reste donc bien
une question éthique qui renvoie au respect absolu de l'intégrité physique et morale des personnes
vulnérables.
33
Rocton Françoise in Diederich N. « Stériliser le handicap mental ». cf biblio
80
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81
Sexualité et déficience intellectuelle. Quel espace entre protection et
reconnaissance du désir ?
Denis VAGINAY
Psychologue
Le statut des personnes déficientes intellectuelles reste ambigu. Nos sociétés se prononcent à
leur égard par un souhait d’intégration. Elles les veulent donc le plus possible semblables à nous mais
les maintiennent, sous la pression d’un réalisme nécessaire, dans une relation dominée par un souci de
protection. La personne déficiente, fragile, victime toujours possible, doit rester sous surveillance.
Nous découvrons que cette attention concernerait aussi, et peut-être même de manière prioritaire, le
domaine de la sexualité.
Ainsi, dans le Journal International De Victimologie d’avril 2005, un article intitulé « La
victimisation chez les personnes avec une déficience intellectuelle », article aux très nombreuses
références bibliographiques, nous apprend qu’une personne déficiente intellectuelle a presque onze
fois plus de risques d’être agressée sexuellement qu’une autre. Il précise que 70 à 90 % des femmes
sont victimes de ce genre d’agression contre 32 à 54 % des hommes et qu’une personne sur deux subit
une relation incestueuse, majoritairement au cours de son enfance. Cet article ajoute par ailleurs que
40 % des crimes ainsi commis à l’encontre d’une personne avec une déficience légère ne sont pas
rapportés et que ce taux grimpe à 70 % dans le cas des personnes avec une déficience de modérée à
profonde. Si l’on rapproche ces données, nous pouvons conclure qu’une large majorité des personnes
déficientes intellectuelles est victime d’abus sexuels au cours de sa vie. Comme ces abus sont le fait,
prioritairement, de familiers ou de professionnels, nous devrions peut-être en déduire que les parents
d’enfants déficients intellectuels ou des personnes qui s’en occupent sont onze fois plus pervers que
les autres.
Ces chiffres nous paraissent difficiles à manier et plus encore à comprendre. S’il ne nous
appartient pas de les remettre en question, nous nous en servirons pour repérer à quel point la sexualité
concernant les personnes déficientes intellectuelles est placée au centre de certaines préoccupations et
perçue préférentiellement sous l’angle de la victimisation.
Nous rapprocherons ces éléments liés au domaine de la sexualité d’autres qui, s’ils ne sont pas
toujours admis, sont maintenant bien connus. Ces derniers concernent l’agressivité et la violence
déclenchées par le handicap. Pour tout approfondissement de cette question, nous vous renvoyons, par
exemple, aux ouvrages de S. Korff-Sausse. Nous préférons souvent l’ignorer, mais si l’enfant comble
ses parents, son irruption dans leur vie dérange aussi et entraîne pour eux de nombreux
réaménagements psychiques. Leur histoire infantile est remobilisée et la relation à leurs propres
parents revisitée. Les vécus œdipiens sont réactivés, d’autant plus sévèrement que la résolution du
conflit est incomplète pour eux. L’histoire affective qui se tisse entre de nouveaux partenaires, le bébé
et ses parents, s’invente tout en se rejouant avec les anciens, ceux de la génération précédente.
Dans ce jeu de sentiments ambivalents, une haine primaire est très normalement présente à l’adresse
du bébé. Bien que doublée d’une violence la plupart du temps contenue, très banale elle aussi, elle est
masquée par la réalité de l’amour et se fait oublier.
La plupart du temps, lorsque l’enfant paraît avec une différence, un handicap visible par
exemple, il provoque à son égard une réaction de rejet qui dévoile la partie haineuse de la relation, qui
82
en révèle la face violente, hypertrophiée pour l’occasion. Les parents, envahis par un vœu de mort sont
tentés par une tentative d’effacement de leur enfant : si seulement il pouvait disparaître ou, mieux
encore, n’être jamais venu au monde, pensent-ils. Ces parents, qui perçoivent intuitivement ou
clairement ce sentiment de haine inavouable et inacceptable socialement, vont l’inverser sous forme
d’attention redoublée qui se traduira par une surprotection de l’enfant. Par un système de projection
bien économique sur le plan psychique, les parents attribueront leur violence à l’environnement. C’est
de celui-ci qu’il faudra donc les protéger.
Notons au passage que cette réaction en chaîne, extrêmement fréquente, n’est pas toujours
possible car elle exige des ressources psychiques que tous les parents n’ont pas ou ne retrouvent pas.
Certains s’effondreront et resteront le jouet des affects libérés, enfoncés dans une dépression sévère ou
un mode persécutoire très manichéen. Ajoutons que toutes les personnes concernées par la rencontre
avec le handicap, donc les professionnels, sont impliquées par ce type de réaction et qu’elles sont donc
toutes, peu ou prou, animées par un désir de réparation.
Parallèlement à ce rééquilibrage des mouvements affectifs, les parents sont pris par ce désir,
irrépressible chez l’homme, de comprendre ce qui leur arrive et pourquoi cela arrive à eux
précisément. Pourquoi un enfant inattendu, monstrueux dans la mesure où il vient s’immiscer comme
une erreur dans la chaîne jusqu’alors ininterrompue des générations, leur advient ? Les fantasmes de
désirs œdipiens sont généralement réactualisés pour proposer une réponse à cette question et ce
d’autant plus facilement que toute grossesse, toute attente d’enfant, les remobilise déjà. Mais là,
l’enfant différent vient confirmer en quelque sorte ces fantasmes en révélant leur nature illicite et
inhumaine. L’enfant est né monstrueux parce qu’il est issu de désirs monstrueux. L’enfant handicapé,
dans la réalité psychique de ses parents, est aussi un enfant né d’un inceste. Sans doute est-ce aussi
pour cela que l’on a si souvent et si longtemps caché les enfants handicapés. En tout cas, si tout enfant,
du simple fait de sa présence, dévoile la sexualité de ses parents et parle d’elle, l’enfant handicapé
souligne que celle-ci est traversée par des fantasmes œdipiens mais aussi par des affects de violence et
de haine, même si ceux-ci ont été surmontés puisqu’ils n’ont pas abouti à sa destruction.
Resituons maintenant brièvement la manière dont s’exprime la sexualité dans notre contexte
social. Après de nombreuses décennies de répression, au tournant des années 1970, la liberté sexuelle,
ou du moins ce qu’on a coutume de désigner ainsi, s’est installée. Elle devait permettre un
épanouissement tranquille et complet de chaque personne. Pour y aboutir, il a bien sûr fallu rechercher
un équilibre entre les sexes et à l’intérieur de la relation de couple, qu’il soit hétéro ou homosexuel. Le
modèle acceptable de cette relation devenant le respect mutuel mis au profit du désir de chacun dans la
plus grande transparence, le dévoilement du corps, des désirs, des pensées et des fantasmes et leur
partage. À l’extrême, il conviendrait que les fantasmes les plus extravagants y soient acceptés par les
partenaires pour devenir licites et rejoindre le flot des comportements banals. C’est ainsi que la notion
de perversion a largement évolué au point de disparaître totalement d’une relation sexuelle assumée
par des partenaires adultes, éclairés et consentants, alors qu’elle qualifiait naguère à peu près tout ce
qui s’éloignait de la position du missionnaire pratiquée par un homme et une femme.
En corollaire à cette permissivité, nous avons vu se développer un souci de plus en plus large
de protéger les enfants et les populations fragiles des agissements de pervers inconséquents et
criminels. Toute relation sexuelle et peut-être même affective les concernant est suspectée, examinée
et jugée – pas forcément par la justice, mais au moins par l’entourage. Tout se passe comme si les
interdits concernant la sexualité et sa pratique n’étaient plus intériorisés et qu’ils devaient être rappelés
dans la réalité par des tiers vigilants, neutres et infaillibles. Cette réalité devra alors être traquée et son
contenu nous renseignera sur le fondement des agissements clarifiés des uns et des autres. Ceux qui
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ont les moyens intellectuels étant facilement assimilés à des manipulateurs et ceux qui en manquent à
des victimes.
Dans ce système, l’idée se confirme qu’une bonne relation sexuelle ne pourrait exister
qu’entre deux personnes ayant les mêmes moyens intellectuels et psychiques. Ce qui entraîne une
difficulté majeure. En effet, quelle personne serait apte à se prononcer sur la validité de cet équilibre, à
servir de tiers impartial, étant entendu que toute personne fragile ne pourrait, par définition, pas
remplir ce rôle pour elle-même ?
Revenons maintenant à nos données chiffrées. Celles-ci révèlent bien une vérité tangible pour
les chercheurs qui les ont collectées. S’il n’y a aucune raison de les suspecter, elles ne peuvent
pourtant que déclencher l’effroi ou la perplexité chez ceux qui les découvrent, du fait même de leur
ampleur considérable, tellement énorme qu’elle frise l’impensable.
Soit ces données sont totalement exactes et il faut alors admettre que nous sommes très nombreux,
parents et professionnels, à considérer les personnes déficientes intellectuelles comme des objets -en
psychologie, nous dirions des objets partiels- utilisés à seule fin d’assouvir nos besoins sexuels sans
aucun égard pour une quelconque dimension de sujet qui leur serait associée. Très nombreux donc à
être pervers sexuels, révélés ou potentiels.
Soit ces données sont largement majorées, non pas par malhonnêteté mais plutôt par souci des
collecteurs de bien souligner une nécessaire protection à mettre en œuvre à l’égard des personnes
déficientes intellectuelles perçues comme des victimes permanentes. Dans ce cas, nous sommes bien
obligés de repérer la prévalence actuelle de la dimension sexuelle dans le retournement de l’agressivité
en surprotection.
Les personnes déficientes intellectuelles repérées fantasmatiquement comme des enfants
d’origine incestueuse autoriseraient-elles en retour des fantasmes ou des pratiques incestueuses à leur
égard ? Elles pourraient être des supports privilégiés de fantasmes sexuels régénérés qui se seraient
appauvris par ailleurs du fait d’une grande permissivité des conduites sexuelles et des expressions de
l’affectivité. Elles proposeraient donc une redécouverte des interdits fondamentaux et une
confrontation revigorante à leur possible transgression.
Nous avançons l’hypothèse que la représentation de la sexualité des personnes déficientes
intellectuelles est utilisée pour tourmenter les représentations de la nôtre afin d’en proposer une
réinterrogation. Pour l’instant, celle-ci ne se formule pas encore ; elle se manifeste dans nos réactions,
nos choix ou nos comportements, parce qu’elle reste sous une forme infantile. In fine, la confrontation
des représentations de ces deux sexualités, l’une qui serait celle des gens normaux, l’autre celle des
personnes déficientes, tend à confirmer leur différence, voire leur incompatibilité, en maintenant
l’écart de la norme, contrairement à ce qui est avancé dans les projets d’intégration.
Toute sexualité vécue avec une personne déficiente intellectuelle en dehors d’un contrôle lui donnant
quitus serait alors transgressive.
Cela ne veut pas dire, bien évidemment, que les abus sexuels concernant les personnes
déficientes intellectuelles ou les relations incestueuses dont elles peuvent être victimes n’existent pas.
Les interventions du jour consacrées à la question sont là pour rappeler leur réalité. Mais il convient de
les resituer dans un contexte plus global qui nous permettra de mieux comprendre ce que la sexualité
peut être pour ces personnes et comment on peut les aider et les accompagner dans la reconnaissance
de leurs désirs.
Nous vous proposons maintenant une promenade à travers le temps pour repérer quelques
changements notables mais aussi peut-être quelques constantes concernant notre sujet.
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Repérons d’abord que la sexualité des personnes handicapées mentales n’est pas une invention
nouvelle, comme on veut trop souvent le croire, comme si elle n’était devenue pensable qu’à partir du
moment où des esprits ouverts l’auraient extraite d’un long oubli ou d’une terrible répression.
Le XIXe siècle s’y est beaucoup intéressé, avec des fortunes diverses. À cette époque, les
préoccupations concernant l’hérédité font rage. L’idée de tare transmissible domine, accompagnée par
celle de dégénérescence. L’espèce humaine se voit menacée par l’évolution et tente de prendre en
main son destin : il lui faut éliminer tout risque de propagation des éléments défavorables à son
accomplissement ou péjoratifs. De ces craintes, la nécessité de sélection émerge, bientôt traduite sous
forme d’eugénisme. Il convient alors d’éradiquer les mauvais germes et d’empêcher leur
multiplication. Parmi les populations désignées comme néfastes à la bonne santé des sociétés se trouve
celle des handicapés mentaux. Des scientifiques, que l’on qualifierait probablement aujourd’hui de
scientistes, vont jusqu’à calculer à quelle vitesse l’intelligence moyenne d’une société régresserait si
on y laissait se reproduire inconséquemment ces personnes handicapées. C’est sur la foi des
conclusions de tels travaux que certains pays pratiqueront leur stérilisation à plus ou moins grande
échelle.
Tout le monde ne partage pourtant pas ce point de vue alarmiste et violent envers les
personnes différentes. Dans le sillage de médecins particulièrement humains et attentifs à la cause de
chacun, Bourneville, interpellé à ce sujet, déclare ne pas voir en quoi les rapports sexuels des arriérés
offriraient des inconvénients. Il pense même que ces rapports sont une bonne alternative à l’onanisme,
si communément pratiqué par cette population. Il en profite pour déclarer nettement son opposition à
toutes les mutilations que représentent les stérilisations chirurgicales. Il prône une société civilisée,
venant en aide à tous le nécessiteux, dont les divers idiots, comme on disait à l’époque, font partie.
Malheureusement, ce point de vue restera minoritaire et ce sont bien les thèses eugénistes qui seront
développées au cours des décennies suivantes. Ce n’est en rien un hasard si les personnes déficientes
intellectuelles figurent parmi les premières victimes des camps d’extermination nazis.
En tout cas, on peut repérer qu’un discours social existe qu prend en compte la réalité d’une
sexualité chez les personnes déficientes intellectuelles et ses conséquences. Mais on peut voir aussi les
débordements d’un tel discours. Celui-ci s’appuie sur la frange extrême d’une population –disons les
déficients profonds- pour généraliser des observations marginales et tirer des conclusions à appliquer
au plus grand nombre des déviants ou supposés tels. Ainsi, au nom de la tare héréditaire, certains pays
pourront stériliser des déficients sociaux, comme des filles de prostituées dont le seul tort est d’avoir
eu une mère à la conduite inconvenante aux yeux de la morale bourgeoise. De tels glissements, de
telles généralisations abusives sont encore très fréquents et l’on oublie souvent que la population des
personnes déficientes intellectuelles se caractérise d’abord par son extrême hétérogénéité.
On peut noter aussi, grâce aux remarques de Bourneville, la fréquence de la masturbation, sans
doute au sein de la population des arriérés profonds.
La société dans laquelle ce discours se développe est très structurée. Les modèles identitaires y
sont fortement caractérisés et les conduites de chacun, que l’on s’attend à voir suivre une voie précise,
sont étroitement surveillées. Tout écart est immédiatement réprouvé, dénoncé est sanctionné. Les
enfants, dès le plus jeune âge, savent à quel sexe et à quelle classe ils appartiennent. Par imitation et
imbibation, ils apprennent leur rôle social et repèrent très bien quels seront leurs différents partenaires
possibles dans ce jeu-là. Ils savent donc avec qui, à quel moment et dans quelles conditions ils
pourront débuter leur vie sexuelle, le plus souvent sous sa forme maritale, au moins pour les filles
(nous parlons bien ici de ce qui se passe au XIXe). Pour les garçons, des circuits d’initiation sont
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souvent prévus, différents selon les classes sociales : amours ancillaires, bordées avec un oncle, visites
de bordel…
Dans ce contexte très serré, le partenaire ne peut qu’être un équivalent social ou,
accessoirement pour l’homme, une professionnelle ou une initiatrice. Toute relation avec une personne
handicapée serait immédiatement perçue comme dévalorisante pour la personne normale qui
deviendrait l’objet de moqueries et d’exclusion de la part de son groupe de référence.
La personne déficiente intellectuelle ne peut pas être désirée sexuellement, ou alors seulement
par un semblable. Et encore faut-il que le handicap mental ne soit pas trop prononcé. Dans ce cas-là, la
personne handicapée est tout bonnement interdite de relation sexuelle. Si c’est un homme et qu’il se
montre trop entreprenant, il sera ramené à la raison, à coups de bâton si nécessaire. Si c’est une
femme, on n’en parle pas, la conduite active et prospective ne pouvant alors que relever d’une
démarche masculine. La femme reste dans le secret de l’alcôve. Si elle est victime, c’est dans
l’ignorance réelle ou complice de l’entourage.
Si, dans une société de ce type, tout semble balisé et immuable, si l’ordre règne en maître
absolu, reposant sur des interdits clairement définis pour tous, cela veut-il dire pour autant qu’il est
impossible de prendre des initiatives qui éloignent des normes établies ? Peut-être pas. C’est du moins
ce que suggère clairement Giono dans son roman intitulé Colline. En marge de l’intrigue principale,
mais en lien direct avec elle, il met en scène un idiot. Celui-ci arrive un jour dans le hameau où vont se
dérouler les événements. Vêtu de simples braies retenues par une ficelle, il apparaît aux habitants du
lieu dans toute sa misérable simplicité. De sa bouche sortent seulement les deux syllabes qui lui
donneront son nom, Ga-Gou, et la bave qui dégoutte depuis son unique et gigantesque dent. Parce que
les villageois ne le chassent pas, il restera parmi eux, logeant dans une ruine, un peu à l’écart, vivant
de la générosité collective, prêtant main-forte à l’occasion, maintenu à distance et au respect par les
pierres jetées par des mains adultes à la moindre incartade.
C’est donc avec stupéfaction que les villageois découvriront par hasard que c’est avec ce
Gagou, cette espèce d’être mal fini, qu’Ulalie, célibataire consacrée au service de son père, aura noué
les liens d’une pratique sexuelle aussi clandestine qu’affirmée. En effet, lors de rondes dans la colline,
nécessitées par la course contre un incendie considérable et destructeur, les témoins gênés et discrets
verront Gagou frétillant obéir au sifflet impérieux de sa maîtresse, se précipiter sur elle et l’assouvir
avec une aisance acquise au cours de séances manifestement répétées. À n’en point douter, Ulalie est à
l’initiative de cette relation qui se déroule, notons-le, à la satisfaction des deux protagonistes.
D’abord incrédules, les voyeurs involontaires pensent au père d’Ulalie, chef du petit groupe, qui devra
rabattre de sa superbe, quelquefois irritante, lorsqu’il apprendra la nouvelle. La conduite de sa fille
dévalorise le père et va jusqu’à le rendre ridicule. Ils pensent alors à Ulalie, pauvre femme vouée à la
solitude du sexe dans cette terre aride et pauvre en ressources de tous ordres, réduite au service d’un
père veuf. Sa conduite leur devient alors compréhensible et excusable, ce qui humanise indirectement
l’idiot.
Plus tard, Gagou mourra, accidentellement, dans l’incendie.
Ce sera l’occasion pour Ulalie de manifester très dignement sa tristesse et de dévoiler ainsi ses
sentiments. Ce sera aussi l’occasion pour son père de découvrir la vérité dans toute son ampleur. Lui
aussi passera de l’étonnement choqué à la compréhension, ce qui lui permettra d’envisager une autre
vie pour sa fille, notamment en laissant sa place à un autre homme près d’elle.
Gagou aura alors, de manière posthume, permis à Ulalie de sortir d’un lien de dépendance totale à son
père et d’accéder à une autonomie réelle en ayant conquis une sexualité enfin assumée devant le
groupe.
Nous voyons comment, dans une société qui semble totalement rigidifiée, apparemment
imperméable à tout débordement, des aménagements peuvent facilement se développer dans la mesure
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où leur discrétion ne menace pas l’ordre social qu’ils contribuent même à consolider. Dans une
relation comme celle qu’ont établie Ulalie et Gagou, chacun trouve son compte en restant à la place
qui lui est assignée socialement. La loi du groupe qui semble dans un premier temps menacée n’est en
fait même pas réinterrogée. Les personnes la respectent finalement totalement et se respectent aussi
mutuellement. Elles accèdent grâce au concours de l’autre à un domaine jusqu’alors inaccessible, ce
qui ne permettra pourtant en aucun cas à Gagou de changer de statut. Cette réalité ne suffit pas à dire
qu’il a été utilisé par Ulalie et encore moins abusé.
Cette société dans laquelle l’individu est fortement contrôlé par le groupe, dans laquelle les
interdits occupent une place majeure, laisse finalement des possibilités d’aménagement pour chacun.
Sans grand confort, l’individu pourra découvrir une conduite personnelle pour laquelle il n’aura à
rendre compte qu’à lui-même, tout en sachant qu’il ne désobéit pas à la loi, qu’il ne s’en éloigne même
pas. Simplement, il en tire des conséquences inhabituelles.
Vraisemblablement, cette situation a duré aussi longtemps que les personnes déficientes ont
occupé une place marginale dans la société et la famille, restant isolées, en retrait des réseaux
relationnels. Elle a commencé à changer lorsque l’attention s’est à nouveau portée sur elles et que
leurs parents ont réussi à faire valoir leur prise en charge, ce qui a provoqué leur regroupement en des
lieux spécialisés qui deviendront les Instituts Médico-Educatif.
Pendant cette nouvelle période, la sexualité des personnes déficientes intellectuelles a été
traitée avec circonspection. Cela a été le temps privilégié pour le partage de cette population entre
anges et bêtes. Entre l’absence totale de sexualité et son excès sauvage. Nous ne reviendrons pas sur
ces caractéristiques longuement décrites par A. Giami. Nous nous contenterons de retenir ici que si
l’ange n’a pas de sexualité, puisqu’il n’a pas de sexe, il est aussi le messager de Dieu. Il ne parle pas
en son nom et ses mots, s’il en a, sont ceux d’un Autre. L’ange est sans passion et sans références
personnelles. Nous rencontrons ici un thème récurrent dans les fantasmes auxquels donnent lieu
certaines personne déficientes intellectuelles, qui seraient au monde pour nous dévoiler des desseins
divins et nous rendre meilleurs en nous mettant à l’épreuve. L’ange nous désarme, rend caduque et
inexistante toute trace de violence, ne laissant dans la relation à son égard que l’amour. L’amour sans
calcul.
La bête, elle, est supposée n’être que pulsion égoïste. Si l’ange est sans passion, la bête est
sans compassion. Elle est incapable de s’identifier à l’autre qu’elle écrase sous le poids de son désir
égoïste, qui ne peut qu’être écrasé par sa violence sexuelle débridée. De cette perception manichéenne
un peu dépassée ou, en tout cas, largement atténuée, persiste l’idée de l’existence incontournable de
victimes (les anges) et de bourreaux (les bêtes), comme si nous ne pouvions pas nous débarrasser de
cette idée que, dans la relation qui implique une personne déficiente intellectuelle, il y a
nécessairement un manipulateur et un manipulé.
Au cours de cette période de regroupements, nous pouvons aussi repérer deux caractéristiques
contradictoires tirées des témoignages quand ce n’est pas d’études universitaires.
D’une part, les personnes déficientes intellectuelles seraient largement attirées par des pratiques
homosexuelles, affirmation posée sans tenir compte du fait qu’elles vivaient à ce moment-là dans des
structures assez fermées d’où était bannie toute mixité.
D’autre part, les personnes déficientes intellectuelles n’auraient eu qu’une sexualité très pauvre,
réduite à presque rien et les problèmes que l’on connaît actuellement seraient dus à l’instauration de la
mixité et à la permissivité nouvelle dans ce domaine. Jusqu’à ce que l’on opte pour ces orientations,
les institutions n’auraient accueilli que des anges, peu soucieux des choses du sexe. Cette dernière
assertion est démentie par la mémoire libérée des professionnels ayant travaillé à cette époque, qui se
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souviennent très bien des masturbateurs intempestifs ou même des séances de masturbations
réciproques ou collectives lors des récréations.
Il y avait bien une sexualité, et fort active, mais personne ne voulait la voir. La mode était alors à la
cécité et à l’amnésie. On disait qu’il n’y avait rien à voir, et personne ne voyait rien.
L’idée, récurrente, que l’on provoquerait un grand bordel en autorisant les pratiques sexuelles n’est
que l’émanation de nos craintes à cet égard, essentiellement devant l’idée que les personnes déficientes
intellectuelles sont inéducables et qu’elles échappent à la parole et à la loi commune. Toute liberté
donnée serait une libération des instincts les plus sauvages, impossibles à contenir par une
structuration interne supposée inaccessible à la personne déficiente intellectuelle. Celle-ci ayant
toujours besoin, dans la réalité, d’un support extérieur représentant cette structure et la loi qui la
détermine.
Actuellement, cette notion de loi prédomine, sans doute mise en avant par la libération des
moeurs et l’impérieuse nécessité dévolue à chacun de s’épanouir. L’individu, privilégié, se doit d’être
à l’écoute de ses besoins, peut-être même de ses instincts et de leur trouver la meilleure réponse
possible. Il doit le faire, bien sûr, tout en respectant l’autre. Mais comme les balises imposées par la
société ont largement disparu, on n’est jamais sûr que le choix de l’un ne se fasse pas au détriment de
l’autre. En l’absence d’un consensus social faisant référence une fois pour toute, il convient de
surveiller les conduites de chacun et de désigner des garants capables de les qualifier. Aujourd’hui, ces
garants sont essentiellement des juges. On peut dire que, dans une certaine mesure, la morale
considérée comme dépassée a été remplacée par la justice. Là où la morale s’adressait à tout le monde,
la justice, bien que concernant tout le monde, s’intéresse préférentiellement à ceux qui sont considérés
comme les plus faibles.
Ainsi, en même temps que l’on reconnaissait aux personnes déficientes intellectuelles le même
droit qu’à tous d’accéder aux pratiques de la sexualité –ce qui est une nouveauté radicale qui ne peut
que bouleverser une société- on leur donnait aussi le droit renforcé d’être protégées dans ce domaine.
Là où la perversion avait pratiquement disparue de toute relation sexuelle, considérée comme un
moyen pour l’individu de se révéler, elle réapparaissait dans l’idée insidieuse et complexe d’une
relation déséquilibrée, forcément déséquilibrée. Ce qui veut dire que s’instaure une espèce de modèle
aussi idéal que tyrannique selon lequel toute relation sexuelle licite ne pourrait avoir lieu que dans une
relation strictement équilibrée, entre deux personnes lucides, averties, consentantes, désirantes…
Comme si tout pouvait être clair dans le domaine relationnel, qui plus est dans le domaine de la
sexualité et que, justement, les fantasmes tellement nécessaires à l’épanouissement de cette dernière
n’étaient pas, par définition, obscurs et en partie inexprimables. Cette sexualité présentable risque bien
d’être une sexualité sans fantasmes et, dans la relation, l’autre transparent risque bien de n’être plus
qu’un évanescent fantôme, en tout cas une absence d’être charnel et vivant.
Revenons à l’éducation. Ne l’oublions pas, de nos jours, les enfants déficients intellectuels
sont immergés dans le même contexte général que tous les enfants. Ils bénéficient implicitement du
même projet qu’eux et reçoivent les mêmes informations globales. C’est stratégiquement ou par défaut
qu’ils en seront éloignés, sans pour autant qu’on les informe de la raison, d’ailleurs généralement
inconsciente, de cette mise à l’écart.
En effet, par principe et idéologie, les personnes déficientes intellectuelles ont les mêmes
droits que les autres et l’accès à la sexualité est reconnu comme normal et nécessaire pour eux. Dans la
réalité quotidienne, leurs parents et, souvent aussi, leurs éducateurs (au sens large) auront pourtant à
affronter des craintes et des difficultés singulières. L’enfant comprend-il réellement ce qu’on lui dit ?
Sera-t-il assez informé et fort pour se défendre ? N’usera-t-il pas de sa liberté pour faire n’importe
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quoi, c’est-à-dire essentiellement pour avoir des enfants à son tour ? Cette peur que les personnes
déficientes intellectuelles se reproduisent est largement présente dans l’imaginaire des personnes qui
les entourent, d’autant qu’elle n’est évidemment pas sans fondement.
Cette situation est d’ailleurs l’aboutissement logique d’une politique d’intégration idéalisée
commencée il y a plus de trente ans. Tout a été fait pour permettre aux personnes déficientes
intellectuelles de s’approprier les champs sociaux du commun, qui leur étaient jusqu’alors interdits :
école, loisirs, monde du travail, espaces publics… En répondant à cette attente, elles se sont approprié
une parole longtemps refusée et s’en servent pour exprimer leurs désirs qui ne s’arrêtent pas là où ils
deviennent gênant pour nous. Elles continuent à nous solliciter où elles nous dérangent le plus, c'est-àdire au cœur de nos contradictions. Nous les voulons semblables, mais pas trop. Nous les aimerions
surtout raisonnables (à nos yeux), capables d’anticiper nos souhaits les plus profonds en prenant la
proposition qu’on leur fait de s’intégrer comme une invitation à se faire oublier. Rien sans doute ne
peut être plus opposé à cette disparition muette dans le paysage social que l’affirmation d’un désir
d’enfant. Celui-ci réactualise en effet l’accueil douloureux de l’enfant différent et rappelle dans une
réalité brutale la déficience et les insuffisances qui l’accompagnent, peut-être trop importantes pour
permettre d’exercer de manière satisfaisante un rôle parental.
De plus, derrière l’idée que l’enfant déficient ne comprend pas, se cache l’espoir qu’il ne
comprenne surtout pas tout, notamment les souhaits restrictifs que l’on nourrit à son égard, voire les
désirs inavouables qu’il suscite. Dans chaque difficulté, nous pourrons retrouver un problème lié à la
transmission identitaire, là où l’éducation veut que l’on s’adresse à un autre que l’on appelle à nous
ressembler et dans lequel on se reconnaît.
Pour mieux saisir la réalité des difficultés actuelles, nous allons nous appuyer sur des
situations vécues qui serviront d’illustrations.
La mère de Joseph se plaint. Depuis plusieurs mois, son fils de treize ans a un comportement étrange
qui finit par être gênant et agaçant. Il prend plus ou moins discrètement les sous-vêtements de sa sœur
que l’on retrouve maculés d’urine ou même de caca. Impossible de lui faire abandonner cette triste
habitude : il a été grondé, sermonné, puni, rien n’y a fait. Devant ses explications confuses, sa sœur lui
a même donné un de ses shorts pour qu’il habille son ours en peluche : non seulement cela n’a pas mis
fin à ses odieux comportements, mais l’ours bien-aimé est passé par la fenêtre, violemment rejeté, au
risque d’alerter les passants.
Les parents de Joseph sont divorcés.
Son père l’accueille chez lui très régulièrement. C’est un homme discret, un peu effacé, qui est plein
de bonne volonté. Il a tendance à faire la morale à son fils, à l’enjoindre à obéir et à bien se comporter.
Il s’adresse à lui comme à un tout petit, en prenant une voix haute et lente.
Sa mère est une maîtresse femme, qui s’exprime avec autorité. Chez elle, la parole circule librement.
La question de la sexualité ne lui pose aucun problème. Elle l’a abordée facilement avec ses deux filles
et a informé Joseph autant que possible, c'est-à-dire qu’elle lui a fourni les données disponibles, celles
que l’on peut trouver dans les livres. Elle sent bien qu’il manque quelque chose, qui serait de l’ordre
de l’expérience et elle déplore que son ex-mari ne transmette rien de la sienne à leur fils. Elle
considère que cela serait son rôle. Elle lui demande d’ailleurs de le faire tout en le pensant incapable
d’assumer cette tâche.
La sœur aînée, très proche de sa mère, soutient efficacement celle-ci auprès de Joseph. Elle est très
féminine et aborde facilement les questions concernant la sexualité. On peut dire que ce n’est pas un
sujet tabou dans la famille et l’on sent à ce propos une grande complicité entre la mère et la fille, la
première se montrant fière de ce qu’elle a pu transmettre à la seconde.
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La sœur cadette est un peu garçon manqué. Elle se tient plus à l’écart et n’intéresse visiblement pas
son frère, au moins sur ce sujet-là. Jamais il n’a tenté de lui soustraire ses sous-vêtements et donc
encore moins de les souiller.
Joseph sait qu’il est déficient intellectuel. Parce que sa mère le lui a dit et aussi parce qu’il a suivi
depuis longtemps un circuit spécialisé, se trouvant au milieu de jeunes ayant le même type de
difficultés que lui.
Comme Joseph est informé, qu’il vit dans un environnement de dialogue, sa mère a du mal à
comprendre qu’il ne dise pas clairement ce qui le dérange ni pourquoi il se comporte de manière
incongrue. Elle souhaiterait qu’il puisse poser des questions auxquelles elle se sent prête à répondre
tout en percevant que ces questions s’adresseraient plutôt au père et qu’elle n’aurait, elle, pas la bonne
expérience pour le faire. Joseph est donc devant une impasse : aucun de ses parents ne veut ou ne peut
lui apporter de réponses satisfaisantes. Mais connaît-on finalement la question ?Entouré par deux
femmes de tête, féminines au possible, il reçoit d’elles un savoir sur la sexualité dont elles témoignent
de l’intérêt et de l’importance dans leur vie. Il est invité à partager ce domaine en étant reconnu
comme un être sexué, ce qui l’excite et peut lui laisser croire qu’il a accès à leur expérience.
Par contre, il lui est dit aussi qu’une clef leur manque, à tous les trois, dont il aurait besoin lui, et qu’il
ne trouvera qu’auprès de son père qui, malheureusement, se trouve incapable de partager quoi que ce
soit d’intime avec son fils. Attiré par le désir féminin et par des femmes auxquelles il peut s’identifier,
il est renvoyé au désir masculin inaccessible parce que l’homme qui pourrait le représenter n’accepte
pas de lui servir de modèle. Comment s’y retrouver alors : persister à aller du côté de la femme ?
Conquérir, sans connaissances, une dimension masculine dévalorisée ?
Joseph balance entre ces options possibles, tout en indiquant le piège incestueux dans lequel il se
trouve. C’est bien les sous-vêtements de sa sœur qu’il utilise pour ses jeux ; sans doute n’ose-t-il pas le
faire avec ceux de sa mère, figure trop écrasante. En usant de ces pièces de lingerie, il développe des
fantasmes où il est sa sœur en même temps que lui, garçon ; celle qui reçoit et celui qui donne. Il ne
peut s’imposer dans sa masculinité par une masturbation productive qui soulignerait l’importance et la
suprématie de son sexe. Cette voie ne lui est pas, ou pas encore, ouverte. Il s’en tient à un stade
régressif où l’enfant jouit de se soulager. Il redouble sa jouissance par l’agressivité qui s’exprime dans
le fait de souiller ces sous-vêtements. Sa sexualité tâtonnante abandonne le sexe au profit de sensations
plus vagues largement dominées par l’analité. Il maintient sa dépendance au gynécée tout en tentant de
le quitter.
Même si cette dynamique peut se comprendre, quelque chose d’autre doit retenir Joseph dans cette
impasse comportementale dont la sœur n’est venue, momentanément, à bout qu’en mettant toutes ses
affaires sous clef, c'est-à-dire en mettant une barrière réelle à la place d’un interdit symbolique
qu’aurait dû porter des mots rendus inefficaces.
Lors de nos rencontres, la mère de Joseph finira par exprimer une crainte lancinante qu’elle a
même du mal à s’avouer. Elle ne supporte pas l’idée que Joseph soit abusé sexuellement et ne peut
pourtant pas imaginer qu’il en soit, à un moment ou à un autre, autrement. Il est impossible pour elle
d’aborder avec lui ce sujet et c’est cela qu’elle aimerait que son père puisse traiter. La sexualité a
beaucoup d’importance pour elle, qui pense bien maîtriser le sujet, et c’est pourquoi elle en parle si
facilement à Joseph. Elle bute pourtant sur une représentation particulière et incontournable pour elle :
Joseph, passivement, sera possédé sexuellement. Sadiquement aussi, car elle n’imagine pas qu’il
puisse être acteur dans cette situation.
Pourquoi cette femme avertie et libre a-t-elle du mal à mettre son fils en garde ? Pourquoi
considère-t-elle que cela devrait être fait par un homme ? En quoi cela relèverait-il de l’expérience de
ce dernier ? Aucune réponse rationnelle à ces questions. La mère de Joseph ne peut pas aborder cet
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aspect des choses avec son fils parce qu’elle est hantée par des idées qui viennent d’elle : parler serait
se dévoiler. En chargeant son ex-conjoint d’une tâche impossible pour lui, elle confirme que les
hommes sont peu fiables, que l’on ne peut pas compter sur eux. Elle reste donc seule avec son fils
qu’elle protège d’un extérieur agressif. Bien qu’elle veuille le rendre autonome – et c’est bien son
désir conscient – elle le garde pour elle puisque seul son milieu familial peut le protéger des dangers.
Sa sœur aînée, prise dans ce fonctionnement très chargé affectivement, vient accréditer la thèse d’une
relation ouverte, non duelle, non fusionnelle. Pourtant, par crainte non dite de la mère, Joseph est
maintenu dans une dépendance importante. Que la mère soit la seule ressource possible pour un fils est
déjà un cadre incestueux.
Joseph était maintenu dans l’idée qu’une identité féminine est préférable à l’identité masculine
dévalorisée. On lui proposait donc implicitement d’être une fille, comme sa mère et sa sœur, ce qui
impliquait, entre autres, qu’il puisse être ultérieurement traité comme telle par un abuseur.
C’est en prenant conscience de son ambivalence et en relativisant ses craintes que la mère de
Joseph a pu le libérer de son emprise fusionnelle. Il a pu alors s’ouvrir aux autres et abandonner dans
ses pratiques masturbatoires le support des sous-vêtements de sa sœur. Il est vraisemblable que ses
fantasmes resteront attachés aux expériences qu’il aura vécues à ce moment-là.
La question de l’identification possible à une figure parentale sexée mais aussi sexuée est
extrêmement importante dans la construction de l’identité qui est dépendante de la transmission, de ce
qui se donne d’une génération à l’autre. Ordinairement, un père (ou une mère) est plutôt fier(e) de voir
son fils (ou sa fille) grandir et vouloir lui ressembler. Il (ou elle) facilitera cette tendance en se
proposant comme support possible d’expériences à vivre par le témoignage d’expériences vécues.
Cette relation, tellement spontanée qu’elle passe la plupart du temps totalement inaperçue, ne va pas
de soi avec les enfants déficients intellectuels.
Paul, quinze ans, est assez futé. Il profite d’une rencontre avec sa famille pour interpeller son
père : « Papa, tu te rappelles, l’autre matin, je suis venu te voir. Je t’ai dit : mon sexe me piquait, alors
je l’ai gratté. Une espèce de crème est sortie. Je t’ai demandé ce que c’était. Tu as dit que tu ne savais
pas. Tu ne sais pas ? ». Le père est, bien sûr, extrêmement gêné. Sa femme, à côté de lui triomphe.
Non pas parce qu’elle est contente de le voir en difficulté, mais parce que le sujet de la sexualité va
enfin pouvoir être abordé. Qu’elle est convaincue que c’est nécessaire et que ce serait au père de le
faire, puisqu’ils ont deux garçons. Elle se sent tellement démunie.
Pour en revenir au père, nous pouvons percevoir à quel point il s’est senti mal d’être sommé
par son fils de reconnaître leur identité sexuelle commune, passant par des expériences similaires.
Acculé, il n’a pas eu d’autres solutions que la fuite. Non, il ne voyait pas de quoi son fils voulait
parler. Il ne savait pas quelle pouvait bien être la nature de cette crème sortie de son sexe. Par sa
dénégation, il barrait toute notion de similitude entre eux et, du même coup, entre tous les hommes.
L’expérience de son fils ne pouvait qu’être singulière, renvoyant à la solitude dans laquelle plonge
déjà radicalement la déficience intellectuelle. Paul devait se débrouiller avec ça : là où il croyait saisir
quelque chose de sa filiation ne lui était renvoyée, une nouvelle fois, que l’étrangeté de sa situation.
Heureusement, Paul avait de la ressource, et le dialogue existait dans cette famille. La dénégation du
père était assez molle et, surtout, suffisamment, gênée pour ne pas être totalement prise au sérieux.
C’est d’ailleurs pour cela que Paul se permettait de revenir à la charge. Devant témoin, cette fois-ci,
pour éviter la fuite. Le père a pu alors dire avec beaucoup plus de tranquillité, non pas tellement qu’il
savait ce qu’était cette crème (ce que par ailleurs Paul n’ignorait pas), mais sa gêne pour en parler avec
son fils et l’origine de celle-ci, en lien avec le handicap et la différence.
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Ces deux situations soulignent à quel point les parents peuvent se montrer en difficulté dans la
proximité avec leur enfant, se sentant dans la nécessité de leur apporter une information et des
réponses et pas forcément trop à l’aise pour leur répondre.
Si la tendance actuelle veut que les parents soient, pour tous leurs enfants, les premiers et parfois les
seuls pédagogues abordant la question de la sexualité, rien ne dit que cela soit une bonne chose et
encore moins une chose simple.
En effet, aborder la sexualité ne peut pas se faire comme pour un autre sujet.
D’une part, cela comporte toujours une dose de séduction (je t’invite à parler de choses intimes, qui
dérangent, mais nous sommes au-dessus de tout ça !) ;
D’autre part, il est impossible de parler de sexualité sans évoquer, bien qu’indirectement, la sienne.
Dans cette démarche, les parents occupent une place potentiellement incestueuse et il ne leur est pas
toujours facile de l’éviter. En tout cas, ils proposent des situations excitantes à leurs enfants.
Les parents d’enfants handicapés, beaucoup plus inquiets que les autres, se retrouvent trop souvent
seuls pour assumer cette lourde tâche. Ils peuvent alors perdre toute distance nécessaire et agir, au
mieux à leurs yeux, de manière inappropriée.
C’est ce que l’on voit parfois dans des passages à l’acte incestueux.
Des parents s’occupent de leur enfant dans une grande solitude, réelle ou ressentie comme
telle. Ils prennent aussi soin de son corps et vérifient que la toilette soit efficace. Ils gardent l’habitude
de laver leur enfant parce qu’il est maladroit, ou distrait, ou inefficace et trop sale… sans s’apercevoir
qu’il grandit. Il n’est pas rare de découvrir de telles pratiques alors que les enfants sont devenus de
grands adolescents. Ils ratent une très bonne occasion d’inciter leur enfant à conquérir plus avant une
autonomie, alors que celle-ci est le seul moyen d’accéder véritablement au monde des autres et de la
sexualité partagée. Nous pouvons repérer ici aussi que l’obsession de la propreté de leur enfant pour
les parents l’empêche de jouer comme il pourrait l’entendre avec les odeurs de son corps, élément très
important au moment de l’adolescence. Odeurs traquées pour nier l’éveil sexuel ou cultivées par
négligence apparente pour détourner les partenaires potentiels ou trop entreprenants. D’ailleurs, à cette
occasion, nous remarquons aisément toute l’ambiguïté liée à ces odeurs. Dans les établissements, les
adolescents douteux et odorants ne sont pas ceux qui ont le moins de succès auprès de leurs camarades
du sexe opposé.
Revenons à la toilette : l’enfant a pris des proportions adultes et son corps manifeste, sous le
gant de toilette, des éveils qui sont sans équivoque. Le sexe se tend, le corps s’énerve. Certains parents
franchissent alors le pas. Compatissants, ils masturberont leur enfant pour le décharger de toutes ses
tensions perçues comme encombrantes et insoutenables. Dans ces conditions, la sexualité n’est conçue
que sous son mode pulsionnel : il convient simplement de vider le trop plein d’énergie jusqu’à la
prochaine surcharge.
Quelquefois, des parents continuent sur cette voie. L’habitude étant prise, ils peuvent proposer
des rapports sexuels qui s’inscrivent alors dans la continuité de la masturbation et de la toilette. Le tout
relève d’une approche hygiéniste et répond à un strict besoin du corps. C’est ce que l’on peut appeler
un glissement incestueux. Ce soin du corps n’entraîne aucune culpabilité puisque toute dimension
sexuelle peut être absente des représentations qui l’accompagnent.
Notons malgré tout que si de telles relations sont vidées de leurs sens par les parents, il n’en
est pas de même pour leur enfant, quel que soit son âge. Généralement, de telles pratiques entraînent
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des réactions qui devraient alerter l’entourage. Ainsi, cet adulte qui rentre au foyer très perturbé après
les week-end passés chez sa mère. Pendant plusieurs jours, il est à la limite de la confusion. Il s’agite,
ne peut pas se concentrer, devient facilement agressif. Devant la répétition des symptômes, les
professionnels finissent par apprendre ce qui se passe : sa mère, consciencieusement, le « purge » au
cours de la nuit. Cette pratique est déjà ancienne. Il ne sera pas simple d’y mettre fin, parce que cela
nécessite d’aborder un sujet bien délicat habituellement évité par tous. Finalement, cela se fera sans
douleur, au grand soulagement des protagonistes piégés. Ce serait un peu simple de jeter la pierre à
cette mère et de la couvrir d’opprobre. Elle a fait ce qui lui semblait le plus approprié pour répondre à
la souffrance bien perçue de son fils, vécue dans une solitude terrifiante. Personne pour lui venir en
aide à ce moment-là ! Personne vers qui se tourner ! Quelle autre ressource que la relation duelle
alors ?
Les solutions de ce genre ne sont pas forcément réduites par les informations devenues
disponibles qui favorisent la reconnaissance d’une sexualité épanouissante, présentée comme un
objectif incontournable.
Devant le corps excité de leur enfant et l’énervement croissant de celui-ci, devant ses
maladresses et le vide relationnel dans lequel il se trouve, c'est-à-dire très concrètement en l’absence
de tout partenaire disponible et volontaire, certains parents se demandent s’il ne faudrait pas lui
apprendre à se masturber et comment. Notons ici, qu’une personne normale, c'est-à-dire une personne
ayant toutes les capacités nécessaires pour se sortir des situations habituellement rencontrées dans sa
société, peut entrevoir des choix possibles pour arriver à ses fins, y compris celui du renoncement. Ce
qui n’est pas le cas pour une personne déficiente intellectuelle, comme pour de nombreux handicapés
d’ailleurs. C’est bien pourquoi il faudra qu’un jour nos sociétés aient le courage de s’interroger plus
avant sur la question de la sexualité accompagnée.
On voit bien, dans le questionnement compréhensible de cette mère à propos de
l’apprentissage de la masturbation, actuellement très fréquent, que des parents, laissés sans
accompagnement ou sans réponse satisfaisante, peuvent bien glisser dans des comportements
incestueux. On voit aussi que la question du corps et de son destin est loin d’être simple. Dans nos
sociétés, on croit s’en tirer en déclarant à l’enfant : « Ton corps t’appartient, personne ne peut y
toucher sans ton consentement ou pour faire avec des choses que tu ne voudrais pas ».
On répète cela aux personnes fragiles, leur tenant à peu près le même discours qu’aux enfants
sans que cela ne nous pose de problème. Pour accompagner de tels propos, on a bâti autour du corps
d’impressionnantes forteresses qui font que tout adulte en position éducative hésitera à toucher ceux
dont il s’occupe. Cette tendance qui interdit aux enseignants de soigner seul un enfant blessé, aux
universitaires de recevoir un étudiant du sexe opposé (pour l’instant) dans son bureau en fermant la
porte freine les éducateurs dispensant leurs soins aux petits. Les hommes ne donnent plus que
rarement de douches aux plus jeunes, les câlins sont suspectés, les gestes sont réduits à leur nécessaire
fonctionnalité.
Dans cette mécanique qui donne place au discours plutôt qu’aux gestes, on peut se demander ce que
sont devenus tous les soins naguère préconisés qui s’appuyaient sur le maternage ou le nursing. On
peut aussi se demander comment l’image du corps peut se constituer si elle ne vient pas se déduire des
enveloppes proposées par les soins attentifs et affectueux d’un adulte. Bien sûr, ces soins se dispensent
dans une relation qui comporte une part de séduction, un jeu d’échange séducteur même. Ce qui ne
veut pas dire qu’elle est perverse. Il appartient à l’adulte de ne jamais faire basculer cette séduction
normale dans le domaine de la sexualité adulte.
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Dans ce grand mouvement d’absentéisation des corps, certaines situations viennent
brutalement nous rappeler l’inanité d’une telle proposition que notre corps nous appartient. Ces
situations sont au moins celles des dépendances à l’autre. Ainsi de certains handicapés ou de certaines
personnes âgées qui ne peuvent subvenir à leurs besoins essentiels. Qu’ils soient en institution, et
n’importe quel stagiaire débutant sera mis à contribution pour s’occuper d’eux et les recevoir dans leur
nudité : les laver, les essuyer, les nourrir ; quelle que soit leur préparation ou leur absence de
préparation.
Si notre corps nous appartient, il fait aussi partie d’un groupe humain qui détermine ce qu’il convient
d’en faire et dans quelles circonstances. Cette réalité devient flagrante en cas de mise en danger. Nous
ne laissons pas les anorexiques ou les suicidaires attenter à leur vie et nous intervenons même dès que
nous jugeons qu’ils abîment par trop leur corps, sans trop savoir quels sont les critères qui nous
guident.
Ainsi, le corps se trouve placé dans une situation ambiguë et instable. Il détermine l’individu
auquel le groupe en renvoie la responsabilité tout en s’arrogeant le droit d’intervenir dès que bon lui
semble, sans codification précise. Le corps flotte dans un statut très imprécis qui permet toutes les
utilisations possibles, notamment celle du recours à la loi, véritable tarte à la crème actuelle.
Un des leitmotiv majeurs serait donc qu’il ne faut pas toucher au corps de l’autre. Ainsi, dans certaines
institutions d’enfants, d’adolescents ou d’adultes, l’interdit du toucher reste fondamental et il ne faut
pas y déroger. Quand deux jeunes se touchent, il leur est rappelé la loi et ils peuvent être sanctionnés.
Ils le seront en tout cas s’ils récidivent.
Bien sûr, il est totalement abusif de parler ici de loi. On pourrait, à la limite, parler de
règlement intérieur. La loi est un repère symbolique qui permet à la personnalité de se structurer, qui
conduit chacun à se dégager de l’autre, à sortir d’une relation fusionnelle et confusionnelle. Elle
amène le « je » à s’autonomiser et à s’approprier la parole pour devenir sujet de son discours. La loi,
c’est fondamentalement l’interdit de l’inceste auquel on peut ajouter l’interdit du meurtre. Le
règlement découle, au mieux, de cette loi. Le plus souvent, il traduit les modes d’aménagement que les
hommes ont élaborés pour vivre ensemble, en respectant au mieux les interdits fondamentaux, de la
manière la plus économique. Il peut devenir, au fil du temps, une légitimation des habitudes prises,
notamment dans le domaine de la distribution de l’autorité et du pouvoir.
Ici, l’interdit du toucher de l’autre, plus qu’une forme de respect à son égard, est plutôt une tentative
de protéger les adultes responsables de toute dérive possible, toujours vécue comme un événement à
venir. Mais c’est aussi une déclaration de haine à l’encontre de ce corps qui se découvre dans le
contact, un interdit de l’expérience dans la réalité au profit de la construction théorique strictement
élaborée sur le plan cognitif.
On rencontre ici un paradoxe considérable de notre approche éducative qui réduit l’expérience
à sa représentation. On rappelle la loi à des jeunes qui ne l’ont pas intériorisée alors même qu’on ne
fait référence qu’à une de ses caricatures ; on attend des conduites matures qui auront dû s’élaborer
sans autre recours que l’imagination, on réduit les champs d’expérimentation possibles dans la réalité
tout en proposant des solutions déjà élaborées qui demeurent, du coup, du domaine de la virtualité.
Non, notre corps ne nous appartient pas, ou alors pas seulement à nous, et c’est dans la dynamique
relationnelle et sociale que nous avons à en faire quelque chose.
Les deux situations suivantes nous permettrons d’illustrer cela.
Françoise n’a pas douze ans quand elle rentre en établissement. Elle est d’emblée difficile, présentant
beaucoup d’opposition qu’elle maintient avec ténacité. Elle est peu mobilisable et elle entre dans de
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grosses colères pour un oui ou pour un non. Obèse, elle a des problèmes de genoux qui lui valent des
contre-indications médicales renouvelées concernant le sport. Son corps est là, pesant, qu’elle ne doit
pas mobiliser dans l’effort et le plaisir.
Sa mère est vindicative et envahissante. Très présente dans les murs, elle assomme tout le monde par
ses conseils, le rappel de son expérience professionnelle ou son amour pour les handicapés.
Cette situation dure plusieurs mois pendant lesquels rien ne semble se passer. Un jour pourtant, la
mère demande un rendez-vous. Elle souhaite savoir si sa fille présente des traces de traumatisme liées
à un événement qui est survenu peu avant son admission. Alors en CLIS, elle s’était plainte à sa mère
de douleurs à l’entrejambe. Comme Françoise se fait difficilement comprendre, il n’a pas été simple de
connaître l’origine de ces douleurs. Madame K. a finalement reconstitué des événements qu’elle a
d’abord accueillis avec incrédulité puis avec effroi. Un camarade de classe de Françoise lui avait
enfoncé un crayon dans le vagin et l’avait blessée. Un examen gynécologique avait d’ailleurs confirmé
la blessure. En fonction du témoignage de Françoise, il n’avait pas été difficile de retrouver le
« coupable » qui, d’ailleurs, n’avait pas nié et qui avait été puni. Depuis, madame K. qui avait été à
l’occasion en conflit ouvert avec l’école, trouvait sa fille infernale et s’affolait à l’idée du traumatisme
subi et de ses conséquences prévisibles. Elle traquait le moindre détail qui pouvait démontrer la réalité
de ce traumatisme et préciser son étendue. Plus elle en parlait et plus elle trouvait sa fille innocente et
victime. Plus celle-ci, qui n’avait jamais été facile, s’opposait et regimbait contre tout le monde,
imposant ses sautes d’humeur. Or, tous les témoignages de ceux qui avaient connu Françoise à
l’époque des faits convergeaient : Françoise était continuellement dans la provocation et elle
« allumait » littéralement tous les garçons qu’elle rencontrait. Elle ne parlait que d’amour, de baisers
sur la bouche, de faire l’amour. Quel que soit ce qu’elle mettait là-dessous, elle y engageait son corps.
La mère avait totalement occulté ce mode de fonctionnement, se rappelant sa fille comme un petit
ange.
Il devenait possible d’envisager l’expérience violente ou en tout cas douloureuse vécue par Françoise
comme un jeu de touche-pipi ayant mal tourné. Jeu dans lequel les deux protagonistes s’étaient
vraisemblablement aventurés de concert, sans doute dépassés l’un et l’autre par la tournure prise par
les événements.
Impossible ici de se transformer en policier et de savoir si Françoise a été réellement abusée ou si elle
a été partie prenante dans son aventure. Ce n’est d’ailleurs pas ce qui est important, pas plus que la
connaissance qu’elle aurait quelque responsabilité dans l’affaire et qu’elle aurait à se sentir coupable.
Le fait d’évoquer avec elle une situation qu’elle n’aurait plus subie, dans laquelle elle n’aurait pas été
une triste victime, mais une participante active et curieuse ayant eu à souffrir d’une issue non prévue,
le fait de permettre à sa mère d’envisager cette possibilité et de rendre à sa fille une force décisionnelle
et une valeur de sujet aura suffi à infléchir leur comportement dans un sens beaucoup plus paisible.
Françoise s’est calmée et elle est devenue accessible à un travail éducatif bien nécessaire. Sa mère a
trouvé une place qui lui convient mieux et qui lui permet d’exprimer sa confiance en l’établissement à
qui elle a pu déléguer certaines de ses fonctions et qu’elle n’envahit plus.
Pascal a vingt-huit ans. Il vit en foyer depuis plus d’un an, après de longs travaux d’approche à
l’issue desquels ils ont pu opter pour ce choix avec sa mère, d’un commun accord, mettant fin à une
cohabitation de très grande proximité sinon fusionnelle. Il peut travailler en CAT, tout en présentant
des manies comportementales qui évoquent parfois des TOC. Il a aussi tendance à se nourrir dans les
poubelles bien que des aliments de choix soient à sa portée, rappelant ainsi qu’il n’a pas une très
bonne image de lui-même. Il use de revues pornographiques qu’il laisse facilement traîner et déclare
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régulièrement son amour pour telle ou telle jeune fille de son entourage. Il est très difficile à
comprendre, mais très volontaire dans la communication.
Pascal rentre régulièrement chez sa mère pour certains week-ends et pour les vacances. Lors de cellesci, alors qu’il semble ne pas aller très bien depuis plusieurs jours, il finit par dire à sa mère qu’il a mal
aux fesses. Il arrive à expliquer que X., un camarade du foyer, a essayé de lui mettre son sexe dans les
fesses et qu’il en a encore mal. Il est tout troublé et s’exprime dans un registre proche de la plainte.
La mère, affolée, se demande ce qu’il faut faire.
Ce cas est intéressant à plus d’un titre, parce qu’il peut facilement se trouver dans les institutions et
que les réponses qui lui sont apportées peuvent prendre une importance considérable dans un sens ou
dans l’autre.
Madame Z. ne s’est pas précipitée pour demander des comptes à l’institution, comme l’y engageait un
premier mouvement très spontané. Elle a demandé conseil, ce qui lui a permis de réfléchir et de
prendre du temps, pendant lequel elle est restée disponible pour Pascal. Ils ont pu, ensemble, continuer
à parler de l’événement.
Elle a finalement choisi de responsabiliser Pascal par rapport à ce qu’il avait vécu. Bien que X. soit
plus âgé que lui, il est connu comme un gentil garçon et lui, Pascal, est suffisamment costaud pour
résister à ses avances s’il ne les désire pas. Même au cas où il se serait trouvé sans défense, il aurait pu
à tout moment appeler à la rescousse et des éducateurs seraient intervenus.
On peut donc raisonnablement penser que Pascal a souhaité vivre cette expérience qui ne s’est pas
déroulée comme il avait pu l’envisager d’abord. On ne peut même pas dire qu’il a été entraîné au-delà
de ce qu’il désirait, dans la mesure où, dans ce genre de situations, les protagonistes se laissent aller en
fonction de ce qu’ils découvrent et ce n’est qu’après coup qu’ils peuvent avoir le sentiment d’être aller
trop loin. De cela témoignent de nombreuses personnes qui se souviennent de leurs premières
expériences d’entrée dans la sexualité partagée. Celles-ci ne se planifient pas vraiment et, au contraire,
elles se construisent au fur et à mesure qu’elles se déroulent. C’est d’autant plus vrai qu’elles engagent
des partenaires peu ou pas expérimentés.
La douleur a été présentée comme un accident. Elle a été liée à la maladresse ou à la précipitation. Le
fait que cet événement se soit produit avec un homme n’a pas été relié à une possible homosexualité,
mais référé à une expérience sexuelle. Autrement dit, l’événement, bien que douloureux, a été proposé
comme un temps d’initiation possible venant enrichir une expérience vraie que Pascal pouvait
s’approprier sans culpabilité rajoutée. Libre à lui de l’intégrer dans un cheminement à poursuivre.
Nous évoquons ici une culpabilité rajoutée. En effet, l’entrée dans une pratique sexuelle est souvent
accompagnée de culpabilité chez les personnes déficientes intellectuelles, notamment parce qu’elle
signifie une possible séparation d’avec les figures tutélaires, notamment les parents qu’elles craignent
alors d’abandonner (ou qu’elles imaginent se sentir abandonnées par elles). D’où le réflexe de se
présenter comme une victime, comme quelqu’un qui aurait été entraîné, sans désir de le faire.
En choisissant la responsabilisation, madame Z. a proposé à son fils un statut de sujet à part entière, le
renvoyant à un événement dont il était possible de parler. Comme pour confirmer la pertinence de ce
choix, Pascal a fait de nets progrès dans le domaine de l’expression.
L’institution, informée, a tout de suite été d’accord pour soutenir ce choix, confirmant leur intérêt pour
la responsabilisation de leurs résidents.
Une autre option, si fréquente actuellement, aurait consisté à porter plainte, contre l’institution pour
défaut de surveillance et contre monsieur X. pour attouchement sexuel ou viol. Cette plainte aurait été
suivie d’effet ou non, mais ce qui est sûr, c’est que Pascal n’aurait eu aucune chance de sortir de son
statut de victime permanente ou d’éternel enfant et qu’il se serait sans doute écrasé dans une position
passive où la parole perd tout intérêt puisqu’elle n’a plus de pertinence.
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Un des soucis majeurs des éducateurs, parents et professionnels, est l’information à donner
aux personnes déficientes intellectuelles à propos de la sexualité. Ce souci repose sur la crainte que les
connaissances proposées soient mal acquises ou mal interprétées, notamment en ce qui concerne les
personnes les plus déficientes. C’est à dessein que nous avons retenu, dans les exemples que nous
avons proposés, des situations qui engagent des personnes fortement handicapées. Elles ont, pour
l’essentiel, un langage assez fruste. Le cas de Paul lui-même peut être trompeur, pourtant, il appartient
à cette catégorie. Si sa pathologie se caractérise par un langage assez développé, elle obère
sérieusement ses capacités d’intégration.
Or, nous avons pu le constater, même à un âge relativement précoce, chacune de ces personnes
s’engage dans ses relations avec un savoir déjà élaboré à propos des choses du sexe. Nous les avons
saisies à des moments importants et instructifs : soit elles cherchaient des précisions, soit elles se
lançaient dans une expérimentation. Il convient d’ailleurs de relativiser l’importance de ces
connaissances. En effet, il n’a jamais été besoin d’être un as en anatomie ou en théorie de la
reproduction pour aimer ou pour s’accoupler, y compris en respectant la personne avec qui on le fait.
Nous devrions nous le rappeler lorsque nous préparons et proposons des programmes d’éducation
sexuelle. S’il est normal que ceux-ci intègrent des mesures préventives, ce devrait être de manière
équilibrée, presque en filigrane. Il conviendrait de présenter la sexualité pour ce qu’elle peut-être
lorsqu’elle est bien vécue : une source de plaisirs, de joies partagés et d’épanouissement. Mettre du
danger partout, et systématiquement, c’est aussi réinventer le diable.
Si nos craintes demeurent, il nous semble qu’elles ont une autre origine qui nous semble d’ailleurs
double.
D’une part, nous craignons que les personnes déficientes intellectuelles soient manipulées par
des pervers dont elles seraient de bien trop faciles victimes. Ce risque existe parce que nous avons
affaire à des personnes fragiles. Si nous pouvons le réduire par de bonnes informations, nous ne
pouvons pas le faire disparaître. Il faut admettre que, comme pour les jeunes enfants, une bonne partie
de la réponse à apporter se trouve dans la surveillance de l’environnement. Il convient pourtant de ne
pas transformer celle-ci en surprotection étouffante et de laisser un réel espace pour que les personnes
concernées puissent s’épanouir. Par contre, contrairement aux jeunes enfants que l’on n’a pas à
associer brutalement à la sexualité adulte, nous pouvons et nous devons dire explicitement aux
personnes déficientes intellectuelles pourquoi et de quoi nous les protégeons. C’est aussi ainsi que
nous les rendrons plus fortes.
D’autre part, nous n’arrivons pas à concevoir que leur sexualité se déroule dans le même
espace que la nôtre et dès que nous tentons de l’imaginer, nous traduisons cela en terme de
déséquilibre et, donc, de manipulation. C’est nous-mêmes qui devenons alors des manipulateurs
potentiels, ce qui implique qu’à nos yeux les personnes que nous voulons amener à la sexualité
humaine soient d’éternelles victimes. Là s’ouvre un champ beaucoup plus fécond que celui de
l’information, c’est celui de la transmission et, dans un même mouvement, celui de l’identification.
Rappelons-le, aussi lacunaire que nous semble le résultat des informations transmises, il est loin d’être
insignifiant. Profitons-en aussi pour noter les effets d’une éducation volontariste. Nous avons à
plusieurs reprises dans cet exposé évoqué la masturbation intempestive si caractéristique de la
déficience intellectuelle. Force est de constater qu’elle a pratiquement disparu et que cette évolution
provient directement d’une éducation qui énonce clairement des interdits à ce sujet et qui propose
parallèlement des activités vivantes inscrites dans un réseau relationnel. Les personnes qui ne sont pas
laissées à elles-mêmes toute la journée ont autre chose à faire que d’exploiter les seules ressources qui
leur restent pour avoir le sentiment d’exister : celles de leur corps.
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Nous devons donc poursuivre nos efforts d’information et d’éducation en proposant des
supports, des interdits et des objectifs similaires à ceux utilisés pour tous. Nous devons aussi réfléchir
plus avant à cette question de transmission et d’identification en réintégrant la notion de responsabilité
collective à l’égard du corps de chacun, du lien qu’il établit avec l’identité, de l’usage qui en est fait et
de son destin.
Si nous acceptons réellement que les personnes déficientes intellectuelles ont droit à une vie
sexuelle qui participe à leur épanouissement, nous devons admettre qu’elles puissent courir certains
risques inhérents à celle-ci, notamment ceux qui sont liés à l’erreur et aux désillusions. Nous devons
aussi accepter qu’elles puissent en souffrir, sans considérer qu’elles seraient incapables de s’en
remettre.
Ce qui veut dire que nous pouvons les encourager, dès leur plus jeune âge, à explorer toutes
les pistes imaginaires et fantasmatiques qui leur permettent de se projeter dans une vie adulte telle que
chacun peut la rêver. Comme pour chacun, le principe de réalité est là pour les ramener à de justes
prétentions. Laissons les enfants et les adolescents rêver qu’ils seront des adultes au travail, vivant en
couple, ayant des enfants et accompagnons-les pour qu’ils s’approchent au plus près de leur rêve, y
compris en leur précisant très clairement les difficultés qu’ils rencontreront, en ne les encourageant pas
à choisir des options qui nous semblent inopportunes, en leur déconseillant clairement certains choix.
Nous pensons ici notamment au choix de parentalité.
Réfléchissons encore à l’importance de l’expérience tâtonnante dans la découverte de soi et de l’autre
et dans le déploiement des sentiments. Celle-ci n’est possible qu’avec un bon développement de
l’autonomie, c'est-à-dire un développement optimum pour chaque personne, et la création d’espaces
privés qui, par définition, doivent échapper au contrôle strict et systématique d’éducateurs ici trop
souvent transformés en censeurs.
Naguère encore, les institutions s’appuyaient sur des règlements qui interdisaient tout acte
sexuel à l’intérieur de leurs murs. Elles ne voulaient pas savoir ce qui se passait en dehors alors même
qu’aucun ailleurs n’existait pour les résidents contraints d’étouffer leurs désirs ou de se débrouiller
avec des conduites clandestines souvent risquées. Ces interdits ont été dénoncés. Ils ont été remplacés
par des projets généreux mais souvent encombrants qui effraient encore bon nombre de parents et de
professionnels. Il y en a toujours parmi eux pour exprimer la crainte que la lever des interdits
transformera l’institution en immense lupanar permanent. L’expérience prouve qu’une telle évolution
n’apparaît jamais, bien au contraire. Les personnes déficientes intellectuelles sont intéressées par ces
nouveaux projets, mais elles en sont bien embarrassées aussi. Elles témoignent finalement de la
nécessité d’une période transitoire pour en bénéficier vraiment. Mais dans tous les cas, nous pouvons
constater qu’une bonne information ainsi qu’une permissivité rationnelle et accompagnée réduisent les
tensions aux quotidiens et les conduites aberrantes, diminuent les prises de risques et les dangers
encourus et augmentent les moyens de défense des populations concernées.
-------------------------Bibliographie indicative
Avitabile B., La posture du père, in Le Journal des psychologues, n° 226, Avril 2005.
Baelde Ph., Coppin B., Le Cerf J.-F., Moureau B. (sous la direction de), Les parents avec une
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Denis Vaginay
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L’amour et la mort, le sexe et la violence à la lumière de l’anthropologie
spirituelle
Michel FROMAGET
Anthropologue et philosophe.
Permettez-moi de placer comme en surbrillance, et dès maintenant, une évidence cruciale et
trop souvent oubliée. Celle-ci rappelle que, quel que soit le fait humain que nous nous attachons à
mieux comprendre - l’amour, la sexualité, le plaisir, la mort -, ou à mieux éliminer - la maladie, le
handicap, l’inceste, la violence -, nous ne savons le faire autrement qu’en nous référant à la conception
de l’homme, de la vie humaine et de l’espèce humaine que nous avons reçue de notre culture,
conception qui nous habite, que nous avons en tête et que, bien entendu, nous prenons pour argent
comptant. Or, cette conception de l’homme, cette anthropologie, mieux : ce « paradigme
anthropologique », puisqu’il sert de modèle de déclinaison à toutes nos pensées concernant l’humain,
est loin d’être aussi fiable et conforme aux faits que nous le croyons. En tous cas, l’histoire comparée
des civilisations et l’ethnologie montrent indubitablement que l’homme peut croire et prospérer en se
vivant et se concevant selon des paradigmes anthropologiques extrêmement différents les uns des
autres. Le nôtre, celui de la civilisation occidentale moderne, pour l’essentiel invariant depuis la
Renaissance, affirme que l’être de l’homme se réduit à sa seule personne et que celle-ci résulte de la
combinaison de deux composantes ontologiques seulement : soit le corps et l’âme. Nous pourrions
dire encore : le corps et le mental. C’est à la faveur de ce paradigme dualiste que nous avons, tous,
appris à construire et assumer notre personnalité et notre humanité.
Or donc, parmi les autres paradigmes anthropologiques, il en est un qui, infiniment plus que
tous les autres, en raison de son extraordinaire invariance historique et culturelle, mérite toute notre
attention. Ce paradigme est dit « spirituel » parce qu’il constate que l’homme est capable de
développer, au-delà de son corps et de son psychisme, une troisième dimension de son être qu’il
nomme d’ordinaire : l’esprit. Ce paradigme est dit aussi « ternaire », ou « tripartite », pour les mêmes
raisons.
En quoi l’anthropologie spirituelle diffère-t-elle foncièrement de la nôtre, c’est ce que nous
apprendra la première partie. Comment voit-elle l’amour et le sexe, la mort et la violence, que peutelle concrètement apporter aux psychologues et thérapeutes confrontés à la problématique de l’inceste,
ou à celle du handicap, c’est que dira la seconde.
I – Les fondements de l’anthropologie spirituelle
Cette conception anthropologique, qui affirme que l’être humain total achevé, accompli, est
tissé de trois substances : physique, psychique et spirituelle, cette conception, ainsi que je le laissais
entendre plus haut, n’est la propriété d’aucune religion ni d’aucune philosophie, d’aucune civilisation
ni d’aucune période historique, d’aucune tradition ni d’aucune science. On la rencontre en tous temps
et en tous lieux, aussi bien en Orient qu’en Occident, à Athènes qu’à Rome, dans le christianisme que
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dans le judaïsme, dans l’islam que dans le bouddhisme, dans l’hindouisme que dans le taoïsme.
Certainement, une telle ubiquité, une telle invariance, confère à cette anthropologie une valeur
épistémologique absolument sans équivalent. A quoi s’ajoute qu’elle la rend particulièrement
attachante : comment pourrions-nous, en effet, rester indifférent à une compréhension, à une
expérience de l’humain aussi universelle ?
Afin que nous pénétrions cette conception le plus aisément qu’il se peut, j’ai choisi pour
aujourd’hui d’en référer à l’une de ses manifestations culturelles les plus démonstratives – celle du
christianisme ancien – et de diviser les difficultés en procédant par étapes. Je présenterai, tout d’abord,
les grandes affirmations de l’anthropologie ternaire concernant l’être et la vie de la personne humaine,
considérée dans son individualité, puis, dans un deuxième temps, celles relatives à l’apparition et à
l’évolution de l’espèce humaine elle-même.
1 – Le regard porté sur l’homme et sa vie :
Le regard de l’anthropologie spirituelle, alors qu’il se porte seulement sur le corps et le
psychisme humains considérés en eux-mêmes, et pour eux-mêmes, ne diffère guère de celui porté par
l’anthropologie dualiste. Or donc, que nous apprend ce regard dualiste, que nous connaissons bien
puisqu’il est le nôtre? Que nous apprend-il du corps tout d’abord ? Permettez-moi de résumer
l’essentiel comme suit.
Le corps est, de notre être, la part physique, matérielle, objective, celle qui tombe sous le sens.
« Le corps voit le corps ». Par ses cinq sens, le corps ouvre sur le monde des objets. Mais il est non
seulement sensation, il est aussi, bien sûr, action. Grâce à lui, je peux agir dans le monde sensible,
lequel est un ordre de réalité particulier. Grâce au corps, je peux m’exprimer dans ce monde-là. Je
peux me le représenter. Le corps et ses organes sont parfaitement adaptés à ce milieu physique où ils
ont à vivre. Ils n’ont d’ailleurs de sens et d’utilité que dans cet ordre. Notre corps apparaît ainsi
comme l’efflorescence de notre personne dans l’ordre de réalité matériel. Dans cet ordre, il joue donc
ce rôle absolument essentiel d’interface que je signalais ci-dessus : c’est bien par lui que je m’exprime
dans le monde et, par lui encore, que ce monde s’imprime en moi. Et ce rôle possède une fonction
d’identification non moins capitale : car, sans corps en ce monde, ni ne percevrais la présence d’autrui,
ni autrui ne percevrait la mienne. Il faut rappeler, enfin, que quoi qu’on dise de la relation de l’homme
à son corps, cette relation est d’avoir et non pas d’être : ce qui ne nous empêche de vivre le
vieillissement du corps comme une tragédie. Mais, sans doute, est-ce une erreur.
Et l’âme, quoi donc de l’âme ? Eh bien ! à la manière du corps qui se présente comme un
système d’organes, l’âme se décline comme un système de facultés. En grec, l’âme se dit « psyché ».
Ainsi donc, l’âme n’est autre que ce qu’étudie la « psychologie ». Quant à l’étymologie latine du mot
âme, anima, elle suffirait à prouver, s’il le fallait, que les animaux eux aussi ont une âme. Et les
plantes même. Concernant les facultés psychiques constitutives de l’âme, l’un des canevas des plus
courants distingue : les facultés cognitives (perception, intuition, intellection, mémoire,…), les facultés
affectives (humeur, affection, sentiment, émotion…) et les facultés instinctives (instinct, besoin,
pulsion, désir…). Considérée de l’intérieur, et dans sa frange consciente, l’âme n’est autre que le moi.
De ma personne, elle est la part intérieure et immatérielle. Alors que le corps, par la sensation, donne
accès au monde extérieur et physique, au monde des objets, l’âme, quant à elle, par l’intellection –
c’est-à-dire par « lecture de l’intérieur des êtres » - ouvre sur le monde des âmes, sur le monde
psychique. « L’âme voit l’âme ». Et elle seule peut le faire. Cependant, elle non plus, n’est pas
101
seulement ouverture et perception. A la manière du corps, elle est aussi action, elle sait agir sur l’âme
d’autrui. Notamment par la parole, mais aussi par d’autres langages. L’âme, dont les possibilités à
juste titre émerveillent, jouit d’un plus grand prestige que le corps. C’est là, sans doute, pourquoi nous
nous lions à notre âme par un rapport d’être et non d’avoir. Ainsi disons-nous, par exemple, sans
nullement sourciller « Je suis moi », c’est-à-dire : « Je suis mon âme ».
Que les ordres de réalité physique et psychique soient radicalement différents n’a guère besoin
d’être démontré. Le monde des intestins et des viscères, des glandes et du sang n’est pas celui des
pensées et des rêves, des idées et de l’intuition, des souvenirs et de l’imagination. Blaise Pascal, sur
cette question, a des pensées décisives. Mais si donc le mental et le corps, qui me composent, sont l’un
à l’autre irréductibles, il n’en sont pas moins rigoureusement inséparables. Cet aspect, sur lequel les
deux paradigmes ternaire et dualiste dont nous parlons sont en parfait accord, doit être grandement être
souligné. L’âme et le corps ne sont pas des « parties » de l’homme. Ici-bas, l’un sans l’autre n’a
aucune existence, aucune consistance. Car le corps dont nous parlons est bien sûr le corps vivant, non
pas le cadavre. Une excellente formule, qui permet d’imaginer le juste rapport du corps et de l’âme, est
celle-ci : « union sans confusion, distinction sans séparation ». Némésius d’Emèse, auteur syrien de la
fin du IVe siècle, écrivait à ce sujet :
« De même que la lumière est unie à l’air, sans être confondue avec lui, de même l’âme, étant
unie au corps, en demeure tout à fait distincte » (De natura hommis, III, P,G 40,597 A).
Tel est donc, pour l’essentiel, l’enseignement commun des anthropologies dualiste et
spirituelle sur le corps et la psyché. Mais cet enseignement commun s’arrête là. Pour le reste le
désaccord l’emporte, et de loin. Et il est essentiel. Afin de le faire apercevoir, je dirais les choses ainsi.
D’après la conception dualiste, qui est donc celle que nous respirons depuis le berceau,
l’homme n’est formé que par ces deux composantes, physique et psychique, que nous venons de
définir. Ces deux-là seulement. A l’exclusion parfaite de toute autre. Possédant les deux dimensions
qui le définissent sous forme actuelle et fonctionnelle, dès sa naissance, l’homme, de ce fait, est réputé
naître en une seule fois. Il ne connaît qu’une seule naissance et, par suite, ne vit qu’une seule vie et ne
meurt qu’une seule mort. Cette vie permet à l’homme de développer son corps et son âme. Toute la
civilisation occidentale moderne est pensée, organisée et conçue en vue de permettre ce double
accroissement. Hors de lui, il n’y a pour elle rien d’essentiel. Telle est la vie humaine dualiste.
De son côté, la vie proposée, permise et suscitée par l’anthropologie spirituelle est absolument
différente. Pour en être dès à présent persuadé, il suffira de noter que d’après cette anthropologie – et
ceci de manière réelle et parfaitement concrète, non pas symbolique ou métaphorique -, l’être humain,
afin de s’achever et s’accomplir, doit se déployer non pas sur deux plans, mais sur trois, le troisième
étant celui de l’esprit. Dans cette compréhension l’être humain a la faculté de connaître deux
naissances, il se voit proposé deux vies et peut se trouver confronté à deux morts. La première,
inévitable est celle du corps, la seconde, évitable est celle de l’être entier. Ceci, je le rappelle, au sens
précis et ordinaire des mots : naissance, vie et mort.
Mais cela doit être bien aperçu : cette conception ternaire n’est pas plus une doctrine tombée
du ciel, qu’une théorie seulement issue de déductions et de raisonnements. Elle est, en réalité, le
produit même de l’expérience. Elle est le fruit de l’expérience pluri-millénaire d’hommes
innombrables, et de toutes conditions qui, depuis la plus haute Antiquité, disent et redisent, parce
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qu’ils l’ont eux-mêmes éprouvé, que l’homme est capable d’expérimenter de lui-même une dimension
inconnue aussi radicalement distincte de son âme, que celle-ci est radicalement différente de son
corps. Ces hommes disent, en outre, que c’est par l’expérience d’ouverture à cette nouvelle dimension,
qui est l’esprit, – et par elle seule – que la vie humaine trouve son achèvement et son couronnement.
Cette expérience, lorsqu’elle est suffisamment profonde et consentie, entraîne un tel bouleversement
de l’être que la manière la plus juste de l’appréhender est de la considérer comme une métamorphose
ou une nouvelle naissance. Le vocabulaire traditionnel qui la désigne est, d’ailleurs, très riche et
particulièrement suggestif. Conversion, retournement, libération, metanoïa, éveil, illumination… sont
des mots connus de tous. De même en est-il des couples d’opposés : homme ancien/homme nouveau,
homme extérieur/homme intérieur, homme charnel/homme spirituel, homme immature/homme
achevé… qui signalent l’événement précisément par les états de l’être qu’il sépare et oppose.
Le fait que ce vocabulaire ait des consonances religieuses ne doit pas arrêter, puisque, nous
l’avons dit, l’expérience en question n’est pas, par elle-même, de nature religieuse. Non, la question
qui maintenant mérite pleinement notre attention est celle-ci : quel est donc cet esprit de l’homme, qui
ne fait pas plus partie de son mental, que ce dernier n’est une partie de son corps, qui ne fait pas plus
partie de son mental qu’une de ses pensées n’est une partie de son cerveau ? Nous qui n’avons pas fait
cette cruciale expérience transformante, dont nous venons de parler, l’ignorerions-nous totalement ?
La question est délicate, mais, pour faire bref, je dirai de l’esprit que personne ne l’ignore. En
effet, tous dans notre vie, une fois ou mille fois, nous avons été amoureux. Ou bien nous avons été,
mais c’est la même chose, émerveillé, émerveillé devant la nature, ou bien devant une œuvre d’art. En
ces instants émerveillés et ravissants, se manifeste en nous une faculté inattendue qui, à travers l’objet
merveilleux, nous rend sensible à « la présence » qui l’imprègne. Présence jusque-là inaperçue qui, en
même temps qu’elle se révèle devant nous se révèle aussi en nous, et qui n’est autre que celle de
l’amour. Or, les spirituels le disent : l’amour et l’esprit c’est tout un. C’est ainsi que les temps
d’amour pur et d’émerveillement demandent à être compris comme des moments où affleure l’esprit,
donc comme des moments où respire notre être total, lequel est simultanément tissé de corps, d’âme et
d’esprit. De là, la joie ineffable qui toujours caractérise de tels instants. Maintenant, chacun le pressent
bien : si l’expérience de tels affleurements est certainement nécessaire à la naissance spirituelle, elle ne
peut, de manière non moins sûre, suffire à la provoquer. Il faut pour cela une acceptation voulue et
consciente, profonde et totale, une acceptation décisive, mais toujours à renouveler, de vivre
uniquement animé et éclairé par l’esprit, c’est-à-dire par l’amour.
De cet amour qui est esprit, afin qu’il n’y ait pas de confusion, j’aurai à reparler plus loin. Pour
l’heure, je voudrais seulement faire apercevoir que, par différents côtés, l’esprit est sûrement
comparable aux deux autres dimensions ontologiques de notre être. En effet, à la manière de ces
dernières, mais par un sens qui lui est propre, la contemplation, il ouvre sur l’ordre de réalité auquel il
appartient. En effet « l’esprit voit l’esprit » et seul il le voit. Ce monde est le monde spirituel : il est
non plus celui des apparences, mais celui des essences. Il n’est pas un monde, comme visionnaire, qui
serait différent de notre monde actuel. Il est le même monde, mais perçu, vécu différemment.
Cependant, de l’apercevoir change tout. « J’aurais pu sangloter de joie » affirmait l’écrivain Forrest
Reid venant d’expérimenter le troisième niveau de son être.
En résumé, aux yeux de l’anthropologie spirituelle, qui d’autre part sait que seul l’être achevé,
l’être complet, est intemporel ou immortel, le mouvement fondamental de la vie humaine est celui-ci.
A sa naissance biologique, le petit d’homme est ontologiquement inachevé, incomplet. Il possède,
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certes, un corps et une âme actuels, mais son esprit, lui, est seulement virtuel. Afin d’actualiser celuici, l’homme doit s’engendrer une nouvelle fois, naissance qui est une tâche difficile, toujours à
parfaire et qui dure toute la vie. Avant cette seconde naissance, sa vie est seulement biologique. Avec
elle s’ouvre à lui la vie spirituelle. Qu’il se contente de sa vie biologique, ou bien qu’il accède à la vie
spirituelle, l’être humain reste confronté à la mort du corps qui est la première. Mais s’il accepte le don
de l’esprit et accouche en conséquence de la totalité de son être, qui seule est immortelle, alors il évite
la seconde mort, qui est, nous l’avons dit, un anéantissement total et définitif. Dans cette
anthropologie, il faut en être conscient, le refus de l’esprit, parce qu’il est refus de s’achever, parce
qu’il est refus d’être « en plénitude », équivaut à un pur refus d’être. En cela, il implique la seconde
mort et il lui est équivalent.
2 – Le regard porté sur l’apparition et l’évolution de l’espèce :
Contrairement à la compréhension dualiste de la cosmogenèse et de la phylogenèse, qui
conçoit ces dernières uniquement activées par un mouvement évolutif de différenciation et de
complexification croissante, la conception ternaire de l’homme et du monde, quant à elle, considère
que ce mouvement ascendant d’évolution, dont la réalité est indubitable, n’est pas pour autant le seul,
ni le premier. Elle pense qu’il a été précédé d’une phase originelle, lors de laquelle l’homme et le
monde existaient bel et bien mais, comme le dit Pascal, « en un autre état » que celui que nous
connaissons aujourd’hui. Ce temps originel, souvent qualifié de « métahistorique », prit fin lors d’une
phase d’involution si brève et brutale que les exégèses la désignent d’ordinaire comme une syncope,
un effondrement, une chute. Pour autant que l’on puisse établir une coïncidence temporelle, on
admettra que le moment de ce naufrage correspond avec l’instant zéro des modèles cosmologiques de
la science dualiste. C’est-à-dire avec cet instant où se déploient simultanément la matière, l’espace et
le temps qui sont de notre univers actuels trois ingrédients indispensables et rigoureusement
inséparables. Mais comprenons bien : ce n’est que par commodité, non pas de langage, mais de
concept, que la période originelle, celle d’avant la chute, est dite ici « précéder » la période actuelle.
Cette antériorité, en effet, est sans doute plus sûrement logique que véritablement chronologique. Car
le temps, d’avant la dislocation, ou bien à proprement parler n’existait pas, ou bien avait des qualités
totalement différentes. Là, d’ailleurs, est la raison faisant que cette phase originelle de la création est le
plus souvent considérée comme « intemporelle », ou « atemporelle », et qu’elle est qualifiée, ainsi que
nous l’avons dit, de « métahistorique ». C’est, en effet, seulement avec la chute que, dans cette
conception spirituelle, l’univers entre dans sa phase temporelle et historique.
Les raisons particulières de cette chute primitive ne nous intéressent pas précisément
aujourd’hui. Sachons seulement qu’une de leur meilleure et plus concise formulation reste celle de
Maxime le Confesseur (580-662) : « L’homme a voulu s’emparer des choses de Dieu sans Dieu, avant
Dieu et non selon Dieu » (Ambigua, P.G., 91-1156 C). Et, ce faisant, ainsi qu’a pu l’écrire le même
Père de l’Eglise : « Adam livra la nature entière comme une proie à la mort » (ibidem). Or il y a là,
pour notre propos d’aujourd’hui, une affirmation véritablement capitale, affirmation sur laquelle les
traditions spirituelles authentiques ne transigent pas : le monde originel, essentiel, principiel, le monde
primordial, celui que les Ecritures désignent sous le nom de Paradis terrestre, ou de Jardin d’Eden, ce
monde, en effet, et non pas seulement l’homme, ignorait tout de la mort. Il ignorait aussi parfaitement
le mal et la souffrance, l’incertitude et la peur. Car, tous ces maux, de même que l’opacification et le
durcissement de la matière, de même que le resserrement du temps et de l’espace, tous ces maux,
d’après l’anthropologie spirituelle, sont les conséquences de la chute qui enténébra le monde. Avant
celle-ci, Adam bénéficiait de tous les dons et privilèges normalement attachés à sa nature, il ne
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souffrait d’aucune pathologie, quelle qu’elle soit. Il jouissait alors d’une vie libre et heureuse, d’une
vie toute tendue vers les promesses de l’esprit mais dont certaines étaient déjà réalisées si l’on en croit,
par exemple, les facultés admirables que la tradition spirituelle affectionne de prêter à son corps (de
ces propriétés extraordinaires du corps essentiel la vie de différents mystiques d'hier, ou d'aujourd'hui,
donne parfois un furtif aperçu). Quant aux facultés psychologiques d’Adam : sensibilité, intelligence,
mémoire, désir … toutes étaient parfaitement adaptées à leur objet. Nullement entravées par quelque
contrainte ou handicap que ce soit, elles ne produisaient que des fruits excellents. Elles incitaient
Adam à toujours plus à se rapprocher de son Créateur, à toujours plus s’unir à Lui, ceci afin de devenir
Lui, conformément au projet inscrit dans sa nature.
D’après l’anthropologie ternaire, au temps originel, après que les yeux de son esprit se furent
ouverts, Adam pouvait voir toute chose non seulement dans son extériorité, mais aussi dans son
essence, c’est à dire dans sa raison d’être et ses fins ultimes. Connaissant ainsi le vœu profond de
chaque chose et y répondant, Adam rayonnait autour de lui la joie, l’harmonie et la paix. Adam,
cependant, n’était pas parfait. Il ne fallait d’ailleurs pas qu’il le soit, il ne le fut pas et il chuta. Mais il
ne chuta pas tout seul, ou en la seule compagnie de l’espèce humaine qu’il inaugurait. En fait, ainsi
que le rappelait ci-dessus Maxime le Confesseur, il précipita la création entière – ciel, mers, terres et
montagnes, astres et comètes, animaux, oiseaux, plantes et fleurs – dans l’abîme où ils sont encore
aujourd’hui. Il y a dans cette interdépendance, dans cette compénétration de l’être humain et du
monde, ainsi que dans le destin solidaire qui les unit, l’un des enseignements les plus profonds de
l’anthropologie ternaire. Certes, encore que certaines lois de la microphysique, ou différentes formes
de la phénoménologie mystique puissent y aider, il demeure malaisé d’imaginer cette logique liant
inséparablement l’être de l’homme à celui du cosmos. Mais il est vrai aussi que nous ne sommes pas
plus capable de comprendre celle liant notre volonté (psychique) aux simples gestes (physiques) qui la
mettent en actes. Reste donc cette assertion anthropologique, si capitale pour notre réflexion
d’aujourd’hui. Je la résumerai ainsi : si au jardin d’Eden, alors qu’il s’ouvrait progressivement à
l’esprit, Adam spiritualisait de même l’univers, au moment où il fit le choix de s’en détourner, il le
précipita inéluctablement dans l’ordre physique et matériel, l’assujettissant ainsi au mal, à la
souffrance et à la mort.
Comprenons bien cet aspect : Adam, c’est-à-dire l’homme dans sa nature intègre, tel que
voulu par les circonstances qui l’ont engendré et non encore contaminé par la vanité, n’est ni mortel, ni
immortel. Il a le choix. Et on sait hélas ! celui qu’il fit. Redisons-le : l’être humain, dans sa nature
authentique et première, n’a, ou n’avait pas, à mourir. Nous, nous avons à mourir parce que nous ne
sommes pas vraiment des hommes : du moins avons-nous hérité d’une nature humaine abîmée,
malade, aliénée. Et avec elle, non seulement de la mort, mais encore des malformations et des
handicaps, de la peur et de l’incertitude, de la violence et de la souffrance, de la nécessité de vieillir
aussi.
Notre recul épistémologique est maintenant suffisant pour que nous apercevions bien cela. La
metanoïa, l’ouverture à l’ordre de l’esprit, en laquelle l’anthropologie spirituelle enseigne que l’être
humain donne sens à sa vie, cette ouverture est une opération grâce à laquelle, des profondeurs de sa
nature déchue, l’homme extrait sa nature primordiale. En bref, alors qu’il se donne à l’esprit, l’homme
d’aujourd’hui remonte le cours de la chute originelle. Il transfigure ce qu’Adam avait défiguré, libère
ce qu’il avait asservi, guérit ce qu’il avait meurtri, sauve ce qu’il avait perdu.
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De l’anthropologie ternaire, considérée dans ses deux grandes dimensions ontogènique et
phylogènique, nous avons maintenant une connaissance suffisante pour comprendre, sans grande
démonstration, ce qui fait l’originalité du regard qu’elle porte sur l’amour et le sexe, la violence et la
mort, ainsi que la valeur des arguments thérapeutiques qu’elle propose aux psychologues cliniciens
confrontés aux situations d’inceste et d’infirmité.
II – L’amour et le sexe, la violence et la mort, l’inceste et le handicap à la lumière de
l’anthropologie spirituelle.
1 – L’amour et le sexe :
Les conceptions dualiste et tripartite de l’homme, dans leur appréciation de l’amour humain,
divergent grandement. Au moins sur trois fronts.
Tout d’abord, en parfaite conformité avec le nombre de composantes ontologiques qu’elles
authentifient, l’anthropologie dualiste ne connaît que deux amours, alors que l’anthropologie ternaire
en distingue trois. Les deux premiers sont l’amour charnel (Eros et Cupido en grec et latin) et l’amour
sentimental (Philia et Amor). Le troisième est l’amour spirituel (Agape et Caritas). Les caresses de
l’amour charnel tendent à l’acte sexuel grâce auquel l’espèce se reproduit et sans lequel aucun individu
ne connaîtrait sa première naissance. A noter que le plaisir procuré par ces caresses et par cet acte
n’est sans doute pas un cadeau gratuit de « Dame nature ». Mais bien plutôt un subterfuge, un leurre
sans lequel, selon toute vraisemblance, aucun individu n’accepterait les sacrifices imposés par la
reproduction. L’amour sentimental pour sa part, notamment dans son expression familiale, tend à créer
les conditions permettant la continuation de la vie, ainsi que l’épanouissement physique et
psychologique, de ceux auxquels il s’adresse. Les premiers bénéficiaires de cet amour sont, bien sûr,
les enfants. De cet amour sentimental, ou bien qu’il le donne ou bien qu’il le reçoive, le sujet retire, à
proprement parler, non pas du plaisir, mais du bonheur. L’amour dualiste s’arrête donc là. Il ne
connaît que ces deux modalités amoureuses, puisqu’elles suffisent parfaitement à mettre au monde,
puis à élever et protéger l’homme pensé et désiré par le paradigme « corps et âme ».
La troisième sorte d’amour, quant à elle, est pour le paradigme dualiste rigoureusement
inconcevable, puisque l’amour spirituel ne veut, ni ne désire jamais qu’une seule chose, qui est
l’avènement de l’être total de celui à qui il est offert. Contrairement à l’amour conjugal, familial ou
fraternel, cet amour n’est pas essentiellement un sentiment : il est plutôt conscience, volonté et acte.
Conscience que l’être humain n’aspire qu’à son achèvement, volonté de tout mettre en œuvre, aussi
bien pour aider cet avènement, qu’entraver ce qui peut l’empêcher, enfin mise en acte de cette même
volonté. Une particularité de cet amour est, qu’à défaut d’être lui-même, il est pur de tout retour sur
soi : il lui appartient d’être spontané, oblatif, gratuit, inconditionnel. Ceci à la différence des deux
amours précédents qui, par définition, ne peuvent être parfaitement désintéressés. Le bienfait
caractéristique de l’amour spirituel n’est ni le plaisir, ni le bonheur, mais la joie.
La conception ternaire se différencie ensuite de la dualiste par cette compréhension de l’amour
qui toujours tend à l’éclairer, à l’amplifier grâce à la lumière de l’esprit et, par suite, à se garder de le
réduire à sa seule composante biologique. Un exemple suffira ici à expliquer cette différence. Il
concerne « l’amour pur », « l’amour fou », auquel les adolescents sont, normalement plus que les
adultes, particulièrement sujets. L’exégèse de l’amour passion par le dualisme est bien connue : cet
état n’est que l’expression d’un changement hormonal utile à la reproduction et les merveilleuses
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qualités de l’être aimé, qu’il sait si bien faire scintiller sous les yeux de l’amant, ne sont qu’illusions
produites par un banal phénomène de projection psychologique. Sauf exception, elles sont donc
totalement illusoires. L’interprétation ternaire, nourrie par sa connaissance de la phénoménologie
spirituelle est, quant à elle, en totale opposition avec cette compréhension. Elle constate, en effet, que
le propre du regard amoureux est d’apercevoir dans l’être aimé, non pas le sujet actuel, encore
seulement tissé de corps et d’âme, mais déjà, et comme à titre de promesse, l’être accompli qu’il
deviendra quand l’amour aura fait éclore en lui l’esprit. Cette compréhension, évidemment hors
d’attente du dualisme, éclaire l’amour humain à une grande profondeur. Elle était de manière
privilégiée celle du grand poète et dramaturge Maurice Maeterlinck qui écrivait :
« Si vous avez aimé profondément, personne n’a dû vous faire remarquer que votre âme était
quelque chose d’aussi grand que les mondes, vous faire remarquer que les astres, les fleurs, les vagues
de la nuit et celles de la mer n’étaient pas solitaires (...) et que les lèvres mêmes que vous baisiez
appartenait à un être bien plus haut que celui que vos bras enlaçaient. Vous avez vu alors ce que l’on
ne voit pas dans la vie sans ivresse. » (Le trésor des humbles, 1949, p.185)
La troisième divergence que j’annonçais plus haut, pour être clairement vue, demande que
nous fassions un bref retour sur la condition originelle, métahistorique, ou principielle de l’humanité.
La question qui se pose, et elle est redoutable, est celle-ci : quid de la sexualité dans la condition
essentielle, quid de la sexualité dans le Jardin d’Eden ? La question est délicate, car même à s’en tenir
aux seules et fort brèves indications de la Bible, on se trouve confronté à deux récits de la création,
chacun donnant de la différenciation des sexes une image différente. Je n’entrerai pas dans les détails.
Pour cet exposé, on retiendra simplement ceci qui est capital : l’être humain originel est un être sexué,
il a à se reproduire et, soit pour cela, soit pour une raison plus subtile et mystérieuse, il a à s’unir avec
le sexe opposé. Il y a donc une sexualité paradisiaque voulue par le Créateur. Celle-ci, dépourvue de
honte est parfaitement innocente. Que cette sexualité demande de s’accoupler d’une manière
semblable, ou seulement comparable, à la nôtre n’est nullement impliqué par les textes. Dans l’ordre
de réalité métahistorique, le temps, l’espace, la matière, donc la chair, ont une teneur et des propriétés
dont nous ignorons tout. De là vient qu’imaginer de manière trop immédiate la sexualité principielle
d’après la nôtre serait au mieux de l’étourderie. Mais l’essentiel de l’enseignement sexuel apporté par
ces textes, et recueilli par l’anthropologie ternaire, n’est pas là. Il est de montrer que le sexe est de
l’être humain une qualité non pas circonstancielle mais définitionnelle, je dirais une dimension d’être
et non d’avoir. Il est aussi de conférer à l’union de l’homme et de la femme une valeur archétypale,
idéale, transcendantale. De là viennent la sûreté et l’indéfectible fermeté de l’anthropologie spirituelle,
alors qu’elle regarde la sexualité humaine sous l’angle des principes et des valeurs. Il ne saurait être
question, par exemple, de transiger sur l’adultère ou l’homosexualité qui, tous deux, réfutent et
offensent l’idéal de l’union sexuelle, ou bien encore sur tout comportement ravalant le sexe au rang
d’un simple avoir, d’un simple objet, d’un simple instrument. La prostitution illustre éloquemment une
semblable conduite, comme aussi cette attitude usant du sexe comme une simple monnaie que la
chirurgie peut truquer à n’importe quelle fin. Ou bien encore cette manière de voyeurisme si
caractéristique du cinéma et des médias contemporains qui consiste à rabaisser l’union sexuelle au
rang de vulgaire instrument de spectacle, de distraction, voire de dérision. De reste, il ne faut à ce sujet
faire preuve d’aucune naïveté. L’objet le plus profond n’est pas ici de divertir ou de simplement
distraire le spectateur, mais bien de déconsidérer l’être humain à ses yeux et ceci jusqu’à ce qu’il n’y
voit plus qu’un simple objet, qu’une simple chose. Car le sexe, dans l’ordre sensible auquel il
appartient, est le symbole de ce qui au tréfonds de l’âme, donc dans l’ordre invisible, est le plus
précieux, le plus essentiel aux yeux de l’individu. Il est le symbole de ce que celui-ci, en tant que sujet,
107
désire tenir absolument secret pour ne l’offrir qu’à l’être aimé. De là vient que la mise en scène de
l’union sexuelle humaine qui, symboliquement, détruit l’homme en tant que sujet et le rabaisse à l’état
d’objet, est une attitude des plus violentes qui soit. Ce sont d’ailleurs les mêmes considérations qui
permettent de comprendre pourquoi les violences sexuelles sont, de toutes les brutalités physiques, les
plus invalidantes. Ces violences, en effet, parce qu’elles remontent forcément la voie des symboles
parviennent toujours à atteindre et blesser l’homme dans ce qu’il a de plus essentiel.
Toutefois, nous le savons, le propre de l’anthropologie spirituelle est, pour comprendre l’être
humain et sa vie, de tenir simultanément compte de ses deux natures : l’une originelle, intègre, l’autre
actuelle, détériorée. Ceci, tout en sachant bien que de cette dernière nature les hommes des temps
actuels ont hérité sans l’avoir demandée, ni en être nullement responsables. C’est pourquoi cette
anthropologie, hors cas de malveillance ou de complaisance coupable, toujours conjugue, avec la
lucidité et l’intransigeance qui la caractérise sur le plan des principes, une grande mansuétude, une
grande compassion, une grande miséricorde, alors qu’il s’agit, dans la pratique, de juger des hommes
qui sans l’avoir désiré doivent porter le fardeau d’une nature contaminée et malade. Jésus-Christ,
mieux que tout autre Maître spirituel me semble-t-il, incarne éloquemment cette attitude magnifique,
et si profonde, qui consiste, à propos du mariage, à demander aux hommes de ne pas séparer ce que
Dieu a uni (Mt 19,6) et simultanément à pardonner à la femme adultère (Jn 8,11).
Est-il besoin de rappeler que l’attitude concernant les mêmes questions prônées par le
dualisme, qui ignore l’ordre essentiel et parce qu’il l’ignore, est forcément différente ? Le vide sidéral
qui caractérise l’éthique sexuelle contemporaine est ici un indice que je crois révélateur.
2 – La violence et la mort à la lumière de l’anthropologie spirituelle :
Regarder la mort qui vient, avec les seuls yeux de l’âme et du corps, ou bien la regarder en
usant aussi des yeux de l’esprit, n’est pas du tout la même chose. Et que l’on ne s’imagine surtout pas
que la différence de fond résiderait en ceci que le dualisme ne croit pas en la possibilité d’une vie
après la mort, alors que l’anthropologie ternaire y croirait. Non, la réalité est autrement plus subtile. En
témoigne clairement que l’anthropologie du catholicisme actuel est dualiste tout en affirmant l’homme
immortel, alors que l’anthropologie ternaire connaît de l’homme une mort totale et définitive, la
seconde. Non, je ne pense pas que la différence fondamentale concerne la question de l’au-delà. Du
moins, n’a-t-elle pas à être présentée en ces termes. Je dirais plutôt les choses ainsi.
L’anthropologie dualiste actuelle, comme d’ailleurs la pensée contemporaine dans son
ensemble, alors qu’elle se croit respectueuse des principes gouvernant la démarche scientifique, ne
dépasse guère, il faut bien en convenir, le niveau du scientisme le plus primaire. Preuve en est qu’elle
n’hésite pas à prouver des affirmations relatives à un ordre de réalité particulier à l’aide d’arguments et
de démonstrations seulement appropriés à d’autres ordres. Elle n’hésite pas, de la sorte, à affirmer que,
puisque ni la sensation, ni l’intellection, ni les faits matériels, ni les déductions rationnelles ne
permettent de prouver l’existence d’une autre vie, alors celle-ci n’existe pas et il n’y a, en
conséquence, rien après la mort. Autant dire que les idées, ou les pensées, n’existent pas, puisqu’on ne
les voit pas.
Ce raisonnement est faux, mais il n’en produit pas moins des effets réels et fort regrettables,
comme celui de réduire la mort à sa portion la plus indigeste et la plus effrayante. « Après la mort le
ver, après le ver, la puanteur et l’horreur » disait saint Bernard à ses moines cisterciens. Nolens, volens
108
l’anthropologie dualiste tend irrémédiablement à réduire la mort à cela seul. Or, le plus terrible, est que
la conception dualiste de l’homme ne laisse au mourant face à la mort aucune échappatoire. Parce
qu’elle nie l’esprit, elle le prive des forces et du réconfort si précieux que l’esprit sait si bien
dispenser quand le corps et l’âme défaillent. L’ayant empêché, et l’empêchant encore, de naître à
l’esprit et d’engendrer ainsi la totalité de son être, elle le frustre du seul bienfait qui justifie sa vie et
qui puisse lui permettre d’affronter sereinement sa mort. En résumé, elle le laisse descendre seul et nu,
dépourvu de toute espérance et sans la moindre consolation, dans l’ombre de la mort.
Ce tableau que la conception dualiste peint de la mort, et aussi de la vieillesse – car, qu’on le
veuille ou non, vieillir c’est, de son vivant, déjà commencer à mourir – ce tableau est si tragique et
désolant que le mieux est de la cacher et de n’en point parler. Le déni de la mort et le refus de vieillir
caractéristiques de l’Occident contemporain sont trop connus pour qu’il y ait lieu ici d’insister. Quant
à l’anthropologie spirituelle, ou ternaire, elle incite bien sûr à concevoir et expérimenter la mort de
manière fort différence. On pourra, de cette manière, commencer à se faire une idée en apprenant, par
exemple, à connaître comment Maurice Zundel (1897-1975), dont l’anthropologie est toute pénétrée
d’esprit, expose ce qu’il appelle « le vrai problème de la mort ». Il écrit notamment à ce sujet, et il faut
bien prendre la mesure du renversement inouï de perspective qu’il apporte :
« Le vrai problème, encore une fois, n’est pas de savoir si nous serons vivants après la mort,
mais bien si nous serons vivants avant la mort » (A l’écoute du silence, Paris, Téqui, 1979, p.57).
Car, pour Zundel, en parfaite conformité avec l’anthropologie spirituelle telle qu’elle a été
précédemment exposée, l’homme qui s’est contenté, suivant l’injonction dualiste, de cultiver son corps
et son âme, de seulement se soucier de son bien être physique, de son bonheur familial et de sa réussite
sociale, cet homme-là, parce qu’il n’est pas véritablement devenu le sujet de lui-même, demeure
incomplet, inaccompli, inachevé. Il n’a usé de la vie que sur un mode partiel et relatif, il n’a réalisé
qu’une partie de lui-même. A vrai dire, cet homme n’a pas encore de véritable existence, il n’est pas
entièrement vivant. Il ne s’est pas ouvert à cette vie absolue, totale, parfaite, qui seule permet d’éviter
l’anéantissement, la seconde mort. Et aussi d’aborder la première, la mort do corps, sans peur, sans
regret et plein d’une immense espérance.
Mais l’enseignement fondamental de l’anthropologie spirituelle concernant la mort peut
s’exposer d’une autre manière encore. Contrairement à ce qu’affirme le paradigme dualiste, la mort
n’est pas un événement participant de la nature essentielle de l’être humain. De là, d’ailleurs, vient
l’horreur qu’elle lui inspire. Elle n’est en vérité inscrite que dans sa nature accidentelle, celle issue de
la tragédie ancestrale. Mais si l’homme, par sa nouvelle naissance, s’avère capable de se défaire de sa
seconde nature et de retrouver la première, alors il recouvre les privilèges attachés à celle-ci.
Notamment la faculté d’échapper à la seconde mort, à la disparition totale et définitive. Mais aussi,
puisque, dans sa condition présente, il ne peut échapper à la mort corporelle, la faculté d’aller à sa
rencontre empli de cet amour, de cette joie, de cette espérance et de cette paix, qui sont parmi les plus
beaux fruits de l’esprit.
Nous devons bien comprendre que de telles considérations ne sont en rien abstraites ni
théoriques. Car c’est justement de tels bienfaits, dont le dualisme parce qu’il nie l’accomplissement de
l’être, prive irrémédiablement le mourant, à l’heure où il en aurait tant besoin. « C’est alors que la
mort, justement parce que la vie a été inaccomplie, apparaît comme un gouffre… » écrivait à ce sujet
Maurice Zundel dont la plume va toujours droit à l’essentiel (ibidem, p.52)
109
Aux yeux de l’anthropologie ternaire, la violence qui est toujours intimement liée à la mort,
soit qu’elle la symbolise, soit qu’elle la mette déjà en œuvre, la violence, de même que la mort, est
totalement étrangère à la nature première de l’homme. A l’inverse, on le sait, agressivité et violence
sont considérées par le dualisme comme inhérentes à la nature humaine primitive et plus largement au
monde biologique. Cette différence théorique est certes particulièrement importante. Cependant, je ne
sache pas que, dans la pratique, elle induise des comportements foncièrement différents puisque les
deux anthropologies, pour une fois en accord, considèrent la violence comme un mal et estiment que
ce dernier doit être éradiqué. Cet accord ne concerne toutefois que la violence considérée dans ses
modalités physique et mentale. Car l’anthropologie fondée sur le paradigme dualiste ne peut voir la
violence spirituelle et notamment pas celle qu’elle exerce à chaque fois qu’elle s’affirme et qui est
meurtrière, puisqu’alors elle nie l’esprit et que le niant elle le tue. On retiendra, enfin, que la non–
violence véritable, qui est certainement l’instrument d’élimination de la violence le plus parfait, ne
peut être une attitude psychique, ou mentale. Elle est engendrée l’esprit. C’est-à-dire qu’il n’est pas
d’homme réellement non-violent, qui ne se soit au préalable suffisamment détaché de lui-même pour
s’enraciner en profondeur dans son être spirituel. A travers des comportements, comme ceux de JésusChrist et de Gandhi, pour ne citer qu’eux, l’histoire, me semble-t-il, montre bien cela.
3 - L’inceste et le handicap :
Mais voici que l’heure est venue pour nous de brosser comme un tableau des grandes
contributions de l’anthropologie spirituelle à la psychologie médicale et plus particulièrement à celle
dont la vocation est de soulager les souffrances engendrées par l’inceste, ou encore celles imposées par
un grave déficit corporel ou mental. Car la question est certainement déjà venue frapper à votre porte :
« Mais qu’apporte donc la conception ternaire ou spirituelle de l’homme à la pratique des
psychologues cliniciens et des psychothérapeutes soucieux de comprendre et soigner ces grandes
souffrances ? » Permettez-moi de résumer les choses ainsi.
Comme vous l’avez compris, l’anthropologie ternaire se caractérise notamment par les deux
grandes affirmations suivantes qu’elle proclame avec force :
1L’homme ne se réduit pas à son être existentiel, à son « moi », à sa personne actuelle
héritée de la biologie et de la culture. Son être essentiel, total, son être « en plénitude », son
« Je », n’est pas une donnée, mais une tâche. Ce « Je », il a à le construire. Ainsi que le disait
admirablement Rimbaud : « Je est un autre ».
2Les infirmités et les malformations, les souffrances et les violences subies, d’une part,
l’indifférence et la cruauté, les souffrances et les violences données, d’autre part,
n’appartiennent en rien à l’être essentiel de l’homme. Elles constituent l’héritage, je dirais tout à
la fois passif et actif, d’une dégradation, d’une dénaturation, d’une dégénérescence, que la
notion de « chute originelle », ainsi que nous l’avons dit, aide à signifier et à symboliser, à
interroger et comprendre.
De là découle immédiatement, et comme obligatoirement, sur le plan de la pratique professionnelle, et
en particulier pour les psychothérapeutes de l‘inceste et du handicap, une conséquence véritablement
fondamentale. Je la présenterai brièvement en trois temps suivant que la thérapie s’adresse à des
victimes d’inceste, à des auteurs d’inceste, ou bien, de manière générale, à des infirmes quelles que
soient la nature et la cause de leur handicap.
110
I – L’apport aux victimes d’inceste (et plus généralement d’abus sexuels). Sous condition
d’être devenue pour le thérapeute une référence essentielle tant dans sa manière concevoir la
vie et le monde que dans sa manière d’être, l’anthropologie spirituelle lui procurera en
abondance toutes les images, tous les exemples et tous les arguments lui permettant de faire
pressentir aux victimes, puis de leur faire comprendre, que leur être profond - leur être
essentiel, ce lieu du cœur où est enracinée leur identité réelle – n’est en rien souillé, ni
nullement atteint par l’agression qu’elles ont dû subir. Seul leur être extérieur, seul leur être
apparent, seule leur « personne » - laquelle n’est jamais qu’un simple masque, comme le
rappelle si admirablement l’étymologie latine du mot – a été abîmé, a été pollué. Et ceci
d’autant, parfois, que l’acte a pu être, pour une part, consenti. Mais l’être essentiel, cet être
« en plénitude », cet être qui bien qu’étant encore à venir est celui que le masque cache et
protège déjà, cet être qui est le véritable « Je » de la personne, celui-là est pur de toute
profanation, de toute salissure. Or, cet être-là, chaque victime, pour peu qu‘elle y prête bien
l’oreille, a la possibilité de commencer à le sentir vivre en elle et ceci dès à présent puisque,
pour une part et toujours, il existe déjà. De plus, elle la liberté et aussi le devoir de le
construire, et non seulement de le construire, mais encore et surtout de le devenir, c’est-à-dire
de ne faire plus qu’un avec lui, de devenir lui, d’être enfin lui, lui qui depuis l’origine l’attend
et l’espère. Or, c’est dans ce devenir, et je crois en lui seul, que se cache le double secret de
cette résilience et de ce pardon sans lesquels il ne saurait y avoir de guérison véritable. Car une
telle résilience ne saurait exister sans la découverte de cette force et de cette espérance qui
justement appartiennent à l’être intérieur. Enfin, nul ne saurait réellement pardonner, mais
c’est là une évidence, sans être déjà devenu cet être qu’il porte en lui, cet être plus haut et plus
grand, cet être meilleur, qui seul est capable du don parfait, je veux dire capable du pardon.
Certes une thérapie dualiste, une thérapie ne connaissant de l’homme que son corps et
son âme peut très efficacement aider à sortir du non-dit. Elle peut aider à mettre le drame en
paroles, aider à exprimer et accepter les affects qu’il a suscités, aider à éveiller la volonté de
s’extraire de son étreinte destructrice. Mais à défaut de se contredire et se nier elle-même, elle
ne saura certainement faire plus et notamment pas contribuer à l’avènement de l’être essentiel,
de cet être dont elle ignore ou nie catégoriquement l’existence et qui, seul, peut donner le
pardon libérateur . Aider à ce cheminement, cela, par contre, l’anthropologie spirituelle sait le
faire. Tel est son apport aux victimes d’actes incestueux et aux victimes d’abus sexuels.
II – L’apport aux auteurs d’inceste. Le principe de l’aide que l’anthropologie spirituelle est
susceptible d’apporter aux fauteurs d’abus sexuels est identique à celui de l’aide précédente.
En effet, sous la même réserve que précédemment , celle d’une intériorisation suffisante de
l’anthropologie ternaire par le thérapeute, celui-ci, grâce aux enseignements de celle-là, pourra
œuvrer, avec autant de fruit qu’il se pourra, à faire admettre aux auteurs d’inceste ou d’abus
sexuels, que le véritable responsable de leurs actes, si condamnables, n’est certainement pas
leur être essentiel, leur être profond - cet être dont la nature est par définition intègre et pure
de toute volonté de nuisance ou d’appropriation -. Non, ce responsable ne peut être, et il ne
saurait en être autrement, que leur personne extérieure, cette personne héritière, tant par les
voies de la biologie que par celle de la culture, d’une nature tout à la fois dégénérée et
dégradante. Certes, il ne s’agir en rien de nier la responsabilité de cette personne, de la
déculpabiliser à moindre frais, ni d’inciter celui dont elle n’est que l’apparence à esquiver les
conséquences de son geste. Certainement pas. Mais il s’agit de l’amener à découvrir que,
111
quand bien même n’en aurait-il nulle intuition, il n’est nullement obligé de s’identifier avec
cette personne nuisible et dommageable. Il s’agit de lui apprendre qu’il a la faculté de s’en
dégager, de s’en libérer pour devenir l’être essentiel qu’il porte déjà en lui mais de manière
encore seulement virtuelle, et qu’il a la possibilité et même le devoir de construire afin qu’il
devienne pleinement réel. Or cela, seul peut l’enseigner l’anthropologie spirituelle qui connaît
la possibilité et les voies de la nouvelle naissance. La possibilité et les voies d’une résilience,
non plus partielle et horizontale – la seule accessible aux thérapies dualistes –, mais d’une
résilience verticale et totale qui seule permet ce pardon donné à soi-même sans quoi aucun
coupable n’accède jamais à la guérison.
III – L ‘apport aux personnes infirmes et handicapées. Cet apport, dont l’expérience montre que
l’être humain a en lui des ressources lui permettant, je dirais presque, de guérir de
l’inguérissable, cet apport apparaîtra évident aux yeux de qui m’a suivi jusqu’ici. Il n’en est
pas moins capital. Il consiste dans cette possibilité d’aider la personne handicapée à parvenir
jusqu’à ce « point de vue intérieur » où elle pourra apercevoir et ressentir l’être souffrant et
abîmé qu’elle croyait être, cet être n’est pas tant elle-même que la surface d’elle-même, n’est
pas tant son moi essentiel et seul véritablement réel que l’enveloppe psychocorporelle grâce à
qui ce dernier se manifeste ici-bas mais avec qui il ne faut surtout pas le confondre. Erreur
fatale et qui est justement celle que la psychologie dualiste exige absolument de nous-mêmes.
Chacun imaginera sans peine les vertus de cette démarche thérapeutique, qui est inaccessible à
la psychologie précédente, et qui consiste à faire découvrir à la personne souffrante que son
« Je » est bien ailleurs que dans sa souffrance et qu’elle a tout à la fois non seulement la
possibilité de le découvrir et mais aussi la liberté de le construire.
Mais, dira-t-on, une telle thérapeutique, proposée et expliquée par l’anthropologie
spirituelle, est-elle autre chose qu’une étoffe tissée de simples phrases, autre chose qu’un
aimable songe ? A-t-on jamais vu une telle thérapeutique éveiller une véritable résilience et
porter des fruits authentiques ? Répondre à une telle question ne peut se faire qu’en proposant,
à l’examen, nombre d’exemples. Mais il me suffira, je crois, d’en citer ici un seul. D’une part,
parce que sa valeur démonstrative est pratiquement archétypale, d’autre part, parce que la
personne handicapée qu’il nous incite à découvrir, celle qui a su se hisser à la cime d’ellemême, est l’auteur d’ouvrages aisément accessibles au grand public. Je pense, par exemple,
au livre Condamnés à l’espérance paru récemment aux Presses de la Renaissance. Mais
beaucoup d’entre vous connaissent certainement la personne dont je parle. Il s’agit de Jacques
Lebreton, maintenant âgé de plus de 80 ans et qui pendant la dernière guerre, à l’âge de 18 ou
20 ans, à la suite de l’explosion d’une grenade, perdit simultanément ses deux mains et ses
deux yeux. Hé bien ! par ce cheminement spirituel, dont je viens de vous indiquer si
brièvement le parcours, Jacques Lebreton parvint à tant et si bien guérir de ses terribles
souffrances qu’il estime aujourd’hui, et je reprends ses propres paroles, qu’en perdant ses
mains et ses yeux il y a une soixantaine d’années mais en découvrant simultanément en lui
l’essentiel de son être, il a infiniment « gagné au change ». Telles sont, je le répète, les propres
paroles de cet homme extraordinaire qui, depuis son éveil à lui-même, aime à enseigner que la
cécité la plus grave n’est pas celle que l’on croit.
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112
Expérience d’un partenariat de dix ans avec la justice dans la prise en
charge thérapeutique des victimes d’agression sexuelle et de leur famille.
Dominique FREMY
Pédopsychiatre hospitalier, Expert près de la cour d’Appel de Besançon.
Depuis 2005, le CHU de Besançon et le Centre Hospitalier de Novillars ont créé un réseau de
victimologie qui permet de prendre en charge sur le plan médical les victimes d’abus sexuels et de
maltraitance qu’elles soient mineures ou qu’elles soient adultes.
Il s’agit d’une prise en charge coordonnée de ces patients qui répond aux besoins d’examens
médico-légaux mais également aux besoins spécifiques tels qu’une consultation dans un service de
maladie infectieuse ou qu’une proposition de suivi psychologique. Chaque patient bénéficie d’un
dossier médical personnel qui, avec son accord, lui permet d’intégrer le réseau selon sa propre
trajectoire.
En ce qui concerne les mineurs victimes d’agression sexuelle, le CAVASEM permet de
coordonner leur prise en charge et peut répondre comme le ferait une unité médico-judiciaire à une
demande de rapport pédiatrique ou pédopsychiatrique sur réquisition d’un magistrat.
Toutefois, le CAVASEM de Besançon a pour originalité d’intégrer dans le réseau, une
structure de soin pédopsychiatrique dédiée à la prise en charge psychologique des mineurs victimes
d’agression sexuelle et de leur famille. Cette prise en charge dont la durée moyenne se calque sur celle
de la procédure judiciaire est indispensable pour soutenir l’enfant.
J’envisagerai donc la parole de l’enfant comme une étape préalable à une nécessaire prise en
charge et non comme une fin en soi.
LES ETAPES DU RECUEIL DE LA PAROLE DE L’ENFANT :
I – LE DEVOILEMENT :
1) Circonstances :
Le contexte du dévoilement occupe souvent une place particulière dans l’histoire de l’enfant.
Par exemple : Après avoir gardé le silence pendant de longues années, un enfant va enfin parler pour
épargner à son petit frère ou à sa petite sœur le même sort que le sien. Ce dévoilement qu’on peut
qualifier d’altruiste permet à l’enfant de trouver pour un proche les ressources qu’il n’a pas
mobilisées pour lui-même.
Autre exemple : Le dévoilement peut survenir lorsque l’enfant se sent suffisamment protégé et à l’abri
de son agresseur : c’est le cas des enfants placés en internat ou en famille d’accueil.
Enfin, lorsqu’il s’agit d’enfants abusés par un proche dès leur petite enfance, le dévoilement
est souvent tardif car lié à l’acquisition d’une norme qui leur permet de prendre conscience du
caractère transgressif des actes qu’on leur a faits subir.
113
2) laps de temps qui sépare la commission des faits du dévoilement
Sa longueur dépend pour beaucoup de l’emprise exercée par l’auteur des faits sur sa victime.
Elle dépend également de la place occupée par l’auteur des faits au sein de la famille et de la durée
pendant laquelle l’enfant est exposé aux agissements de son agresseur.
3) personne à qui l’enfant dévoile
Il s’agit rarement d’un membre de sa famille et on ne maîtrise pas le choix que l’enfant fait
d’un interlocuteur donné. Il peut s’agir d’un pair comme il peut s’agir d’un professionnel vers lequel
l’enfant se tourne. L’expérience montre que bien souvent l’enfant fait plusieurs tentatives pour
exprimer son désarroi avant de trouver le bon interlocuteur. Lorsqu’on connaît l’importance du risque
suicidaire dans cette période déstabilisante pour l’enfant, on perçoit les enjeux qui reposent sur le
confident potentiel.
Préconisations :
1 – en direction de l’enfant victime :
refus du secret partagé
éviter de faire répéter son récit à l’enfant
rassurer, contenir, accueillir la parole sans porter de jugement
protéger l’enfant et l’accompagner près de l’intervenant suivant
évaluer son degré de stress et prendre en compte sa souffrance
lui témoigner ce qui a retenu notre attention dans les changements survenus de son
comportement
2 – En direction de la personne qui recueille le dévoilement :

Ne pas rester seul. Pouvoir rapidement prendre l’avis d’un collègue, d’un professionnel : en
dehors de la présence de l’enfant.

Former les professionnels à reconnaître la pathologie post-traumatique. Penser aux assistantes
maternelles et aux familles d’accueil et trouver un consensus sur ce qu’il est utile qu’elles
sachent.

La formation initiale doit associer des professionnels de champs différents.

Solliciter rapidement l’intervention d’un médecin qui pourra faire une évaluation globale de
l’état de l’enfant : examen pédiatrique et pédopsychiatrique de première intention.
Cet examen pourra être réalisé au sein du réseau CAVASEM.
II. LE SIGNALEMENT
2.
En ce qui concerne le contenu du signalement :
- mentionner les circonstances du dévoilement
- rester au plus près des propos de l’enfant
- donner des éléments du contexte familial
- indiquer si la famille est informée ou non du signalement
- indiquer l’intérêt de désigner un administrateur ad-hoc pour l’enfant
- indiquer si l’état de l’enfant nécessite des précautions particulières lors de son
audition
114
-
3.
joindre un certificat médical initial descriptif de l’état psychique et somatique de
l’enfant (rôle du CAVASEM).
En ce qui concerne la gestion du signalement :
a. gestion institutionnelle :
mettre en place une cellule de signalement dans chaque département assurée par le
Conseil Général
mettre en place des fiches navettes pour informer le signalant du devenir de son écrit
b. gestion du signalement avec la victime et son entourage familial :
dans la mesure du possible, informer l’enfant et la famille qu’un signalement va être
réalisé
dissocier signalement et dépôt de plainte qui peuvent faire l’objet de deux temps
distincts
proposer une prise en charge sociale et thérapeutique à l’enfant et à sa famille (réseau
CAVASEM)
 informer la famille de l’existence d’associations d’aide aux victimes
III. L’AUDITION DE L’ENFANT
1) Audition par les enquêteurs Police ou gendarmerie :
Remarques préalables :
 Le délai qui sépare le signalement du début de l’enquête comporte un risque
important de passages à l’acte :
 soit de la victime
 soit de l’auteur des faits s’il est averti
 soit d’un membre de la famille désireux de faire justice lui-même
 Ce délai doit donc être encadré par une prise en charge de l’enfant et de sa famille et il
doit être réduit au maximum.
 L’audition du mineur victime doit succéder à une enquête globale de
l’environnement familial. En effet, les maltraitances sexuelles intra-familiales
s’inscrivent fréquemment dans une répétition transgénérationnelle et l’enquête peut
mettre à jour l’existence de plusieurs victimes ainsi que de plusieurs auteurs, cela sur
plusieurs générations.
A Besançon, l’utilisation du génogramme a été généralisée dans les services
enquêteurs comme un outil de repérage de la répétition.
-
Préconisations :
Préparation de l’audition par la rédaction d’un génogramme avec l’enfant, par une
visite des locaux et une explication du dispositif d’enregistrement vidéo
Assistance du mineur victime par un professionnel de l’enfance pendant son audition.
Cette assistance consiste à soutenir l’enfant pendant son audition, à veiller au respect
de son rythme et à repérer l’origine des blocages psychologiques qui peuvent faire
obstacle à l’énonciation des faits.
L’assistant peut conseiller l’enquêteur sur la nécessité de suspendre l’audition de
l’enfant à un moment déterminé.
Cette assistance à l’audition est proposée à Besançon depuis 1993.
115
-
-
L’audition doit être filmée et en cas de refus du mineur ce refus doit être motivé. Par
expérience, ces refus sont exceptionnels.
Le matériel vidéo utilisé doit être adapté aux nouvelles technologies et doit permettre
au magistrat de visionner l’audition.
A l’issue de l’audition, une information devra être donnée au mineur et à sa famille
afin qu’ils puissent bénéficier d’un soutien thérapeutique.
2) Autres auditions réalisées pendant la procédure judiciaire :
 Audition pendant l’instruction :
Cette audition est bien distincte de celle qui est effectuée pendant l’enquête préliminaire.
Compte tenu des mesures de protection dont l’enfant aura pu bénéficier depuis le dévoilement, il sera
en mesure de compléter sa première déposition.
Préconisations :
-
L’enfant peut être assisté par son administrateur ad-hoc ou par son avocat.
L’audition doit être filmée au même titre que celle de l’enquête préliminaire.
L’audition filmée peut dans certains cas servir de base à une confrontation
 Audition au cours du Procès :
Cette audition doit éviter de requestionner l’enfant sur les faits. Il s’agit plus de recueillir
ses réactions et de l’interroger sur son devenir depuis le dévoilement.
L’enfant ne doit pas être confronté à sa propre audition filmée.
Préconisations :
-
Une visite préalable du Tribunal peut être rassurante pour l’enfant.
L’enfant peut être assisté par son administrateur ad-hoc ou par son avocat.
IV– ROLE DU MEDECIN DANS LE RECUEIL DE LA PAROLE DE L’ENFANT :
Tout médecin qui examine un enfant dans un contexte d’allégation d’agression sexuelle doit
connaître quelques principes fondamentaux de cette pratique :
 Recevoir l’enfant individuellement après avoir rencontré la famille ou la personne à qui
l’enfant s’est confié
 Procéder à un examen pédiatrique global
 Prévoir un bilan sérologique à la recherche de maladies sexuellement transmissibles
 Ne pas réaliser l’examen médico-légal gynécologique si on n’a pas les compétences
requises
 Evaluer la symptomatologie post-traumatique associée à l’agression sexuelle subie
 Etre attentif au langage corporel utilisé par l’enfant qui peut être pathognomonique de
certaines agressions sexuelles
 Rédiger un certificat médical initial ou orienter l’enfant vers une structure type
CAVASEM susceptible de le faire
 Orienter la famille vers un lieu de prise en charge psychologique ou hospitaliser l’enfant si
sa protection n’est pas assurée dans le milieu familial.
116
Ces mesures d’ordre médical n’excluent en aucun cas la nécessité de faire un signalement à
l’autorité administrative ou judiciaire selon le danger encouru par l’enfant.
Le CAVASEM a pour mission d’organiser ces différentes étapes, de vérifier que la trajectoire
de soin du mineur victime se fasse dans un ordre chronologique adapté au sein du réseau.
Le CAVASEM assure des actions de formation en direction des médecins de première ligne
que sont les généralistes.
Enfin, le CAVASEM propose une prise en charge pédopsychiatrique globale à l’enfant et à sa
famille pendant toute la durée de la procédure judiciaire et voir ultérieurement.
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117
Justice et réparation
Peut-on « réparer » des agressions sexuelles ?
Michel SUARD
Psychologue, thérapeute familial, A.T.F.S. CAEN
Un monde sans violence ? On peut rêver.
On peut rêver d’un monde parfait, d’une société sans violence, d’une fraternité universelle,
d’un paradis terrestre… Mais si l’on y réfléchit bien, si l’on regarde ce qui nous est raconté dans le
livre de la Genèse, on s’aperçoit que l’homme est à peine installé dans le jardin d’Eden, que Dieu est
amené à l’en chasser parce qu’il a désobéi à la seule injonction divine. Il a voulu prendre la place de
Dieu et s’est trouvé condamné à vivre à l’extérieur de ce paradis. L’homme a alors créé la société
humaine en composant la première famille. Et les deux premiers enfants ont commencé par
s’entretuer. Et, ce que ce poème de la genèse ne nous dit pas, c’est que, pour avoir une descendance,
Caïn a bien dû coucher avec sa mère. Dès l’origine, le meurtre et l’inceste sont associés à la vie sociale
humaine.
Et encore… ce récit apparaît très « soft » auprès des cosmogonies gréco-latines par exemple.
En quelques mots, je ne résiste pas à l’envie de vous rappeler comment les grecs racontent les débuts
de l’histoire du monde. Du chaos, serait sortie la déesse terre, mère nourricière : Gaïa, ainsi qu’Eros,
une sorte de principe d’attraction qui pousse les éléments à s’agréger et à se combiner. Gaïa va
engendrer Ouranos, qui devient son époux. De toute façon, le début de la vie ne peut être
qu’incestueux : l’Unité primordiale, qu’elle soit déesse ou cellule, doit s’autoféconder pour se diviser,
pour passer à trois avant de pouvoir se multiplier à l’infini. Ouranos va avoir beaucoup d’enfants avec
Gaïa : les Titans, les Cyclopes, les Géants. Mais pour conjurer le risque d’être détrôné par ses fils, il
les faisait disparaître après leur naissance, « en les précipitant dans le sein de la terre ». Gaïa, la terremère, lasse de voir ses enfants disparaître les uns après les autres, décide de châtrer son mari. C’est le
dernier né des Titans, Kronos, qui va s’en charger. Ouranos prédira ensuite à son fils qu’il sera à son
tour évincé par un de ses enfants.
Kronos épouse sa sœur Rhéa. Ils vont avoir beaucoup d’enfants, qu’il avale au fur et à mesure
de leur naissance pour ne pas être éliminé un jour par eux (inceste oral). Comme sa mère, Rhéa
voudrait bien sauver au moins un de ses enfants, et sur le conseil d’Ouranos et de Gaïa, elle accouche
en cachette d’un certain Zeus, puis apporte à son mari une pierre emmaillotée qu’il s’empresse
d’avaler.
Kronos, rescapé d’un premier génocide, devient lui-même génocidaire. Zeus rescapé d’un
second génocide, va devenir le maître de l’Olympe. Lui aussi, va épouser sa sœur, Héra, qu’il va
tromper allègrement, faisant des enfants à droite et à gauche, et séduisant aussi les enfants qu’il aura
eues de ses conquêtes.
118
Ce que nous disent ces récits mythologiques, c’est que la violence est au cœur de l’homme. Et
c’est la culture qui nous apprend à canaliser cette violence, pour la limiter à une agressivité de bon
aloi, et même si elle est trop ancrée en nous pour pouvoir l’éradiquer complètement. Et à titre
d’exemple, je vous lis la notice de présentation d’un jeu vidéo, en vente libre dans un supermarché. Ce
jeu s’appelle : Killzone :
« En temps de guerre, il n’y a pas de place pour l’honneur. Oubliez toute idée d’organisation, de
solidarité, de reddition. La seule chose que vous pouvez espérer, c’est voir le soleil se coucher.
- Une histoire incroyable d’invasion et de vengeance, inspirée des plus grands scénarios des
conflits de notre époque
- Découvrez l’arsenal d’armes impitoyables, des couteaux aux fusils de sniper, en passant par
les pistolets, les chain-guns, sans oublier les lance-roquettes
- Des adversaires intuitifs qui réagissent comme de vrais soldats et qui font tout pour vous
anéantir. »
Mais la culture peut-elle aider à réparer les violences qui apparaissent donc comme inévitables ?
La réparation dans les cultures amérindiennes
Il est intéressant de jeter un regard sur des pratiques rituelles dans des sociétés très anciennes
(mais très proches géographiquement de nos amis canadiens), les hurons ou les iroquois, chez lesquels
on a pu observer des cérémonies réparatrices après des actes criminels. La vengeance étant considérée
par eux comme le plus grand des maux, c’est le chef qui prend la responsabilité de la faute, et qui
offre, en public, des dons à la famille de la victime, pour faire la paix, « pour essuyer le sang de la
plaie , pour aplanir les chemins, pour calmer ceux qui voudraient venger la victime, pour guérir la
mère de la victime… ». Chez les Iroquois, la chanson des condoléances et les dons ont pour but de
« essuyer les larmes, essuyer le sang, dissiper l’obscurité, niveler la terre sur la tombe, rallumer le feu
du conseil, chasser la folie de l’esprit ».
Ce qui frappe dans ces rites, c’est que la réparation concerne le public. Elle est la restauration
d’un ordre à la fois individuel et collectif. Et c’est la parole du chef qui est réparatrice et unificatrice.
Le chef porte la responsabilité de la faute… Chez nous, il semble que lors d’un crime, le chef (le
patron, le préfet, le chef d’état…) présente ses condoléances à la famille, mais il s’exonère de toute
responsabilité en se situant plus comme victime que comme responsable. Il porte plainte lui aussi, ou
se porte partie civile. Il demande justice.
Chez nos indiens d’Amérique, la violence n’est pas valorisée mais reconnue et le chef porte la
responsabilité de ce mal collectif. Chez nous, où nous rêvons d’une société sans violence, le chef
condamne et rejette la responsabilité sur l’individu. Et quand notre chef d’état reconnaît 50 ans après
la responsabilité de l’état français dans la déportation des juifs, tout le monde s’extasie tant ce geste est
inhabituel.
On peut rêver…
Alors, peut-on rêver de fonctionnements dans lesquels la société chercherait plus à réparer la
victime qu’à punir le coupable, et même des fonctionnements dans lesquels le coupable serait sollicité
pour proposer un mode de réparation à sa victime ? Peut-on rêver de rituels où par exemple un
119
agresseur, entouré de ses proches, rencontre sa victime, elle-même entourée de ses proches, avec un
policier qui rappellerait les faits d’agression, et avec un « médiateur » qui inviterait l’agresseur et ses
proches à proposer un mode de réparation, accepté ou refusé par la victime et ses proches. Et en cas
d’acceptation, il n’y aurait pas d’autre procédure judiciaire….
On peut rêver. Et pourtant, à l’autre bout de la planète, en Nouvelle-Zélande, cela se pratique
couramment en particulier dans la Justice des Mineurs.
Nous avons bien sûr chez nous des tentatives dans ce sens. Maryse VAILLANT, lorsqu’elle
était psychologue à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, a cherché à promouvoir, dans sa pratique
professionnelle et dans ses livres, des sanctions qui soient en même temps une réparation. Mais ces
expériences restent centrées sur le coupable et non sur la victime. Cf : De la dette au don : la réparation
pénale à l’égard des mineurs (ESF1994) et La réparation : de la délinquance à la découverte de la
responsabilité (Gallimard 1999) Je peux ainsi vous citer un exemple dont on m’a parlé dans un groupe
de supervision d’éducateurs dans un I.T.E.P. Un jeune avait agressé sévèrement une éducatrice, qui a
porté plainte. Le jeune a été entendu très rapidement par le Juge des Enfants qui l’a condamné à une
peine d’intérêt général. Mais l’éducatrice n’a pas été entendue et a donc dû reprendre son travail
auprès du jeune sans qu’une « médiation » judiciaire ait eu lieu.
Et encore à un autre bout de la planète, on expérimente ce genre de pratique. Par volonté
gouvernementale, la Justice est désormais « orientée vers la réparation ». Ce pays étranger, éloigné,
c’est la Belgique, où les ministères de la Justice des trois communautés, wallone, flamande et
bruxelloise, ont mis en place des actions, en prison et hors la prison pour rapprocher le coupable et sa
victime, et pour chercher, avec une médiation, comment le coupable peut entrer en relation avec sa
victime pour réparer le tort commis, et cela non seulement dans les cas de délits mineurs, mais dans
toutes les formes de délinquance et de criminalité.
Il s’agit bien de sortir d’une justice – répression – vengeance pour aller vers une justice
réparatrice ou restauratrice : « restaurative justice » disent les anglo-saxons. En effet, chez nous, selon
une formule citée par un président de Cour d’Assises dans une interview à Télérama l’an dernier :
« La procédure pénale n’est jamais que la confiscation de la vengeance privée par la puissance
publique. Cette mise en œuvre collective de substitution se pare donc de tous les attributs du pouvoir.
L’instance publique se dit légitime et capable de produire une vérité indiscutable » Dominique
COUJARD, président de Cour d’Assises
La Belgique
La Belgique n’est pas le paradis terrestre, loin s’en faut. Mais les belges sont en avance sur
nous en matière de réflexion et d’action en particulier en ce qui concerne l’approche des agressions
sexuelles, quoi que l’on puisse penser de l’affaire Dutroux.
Après l’affaire Dutroux et la « marche blanche », une commission nationale « contre
l’exploitation sexuelle des enfants » a été instituée par le conseil des ministres, commission composée
d’experts des trois communautés et de responsables politiques. Voici quelques extraits du rapport de
cette commission.
120
« La question du signalement est une question délicate et difficile pour l’intervenant, mais
aussi pour l’enfant qui décide de parler, dans la mesure où il est pris dans une relation d’ambivalence
vis-à-vis de l’auteur. L’enfant demande uniquement que la violence ou la maltraitance cesse, mais il ne
demande pas nécessairement à être séparé de l’un de ses parents, ni que l’un d’eux soit envoyé en
prison….
Face à une telle situation, la Commission estime qu’il y a lieu de responsabiliser les différents
acteurs… en refusant d’instaurer une obligation de signalement. L’obligation de signalement risque de
déresponsabiliser les intervenants qui, une fois le signalement effectué, ne s’estimeraient plus
concernés.
Soit la personne considère qu’elle est à même de prendre en charge la situation en dehors de la
sphère judiciaire et elle décide de ne pas révéler les faits. Dans cette situation, il lui appartient
d’assumer cette responsabilité dans le temps par une intervention offrant suffisamment de garanties.
Soit l’intervenant estime que son action ne peut rencontrer de façon appropriée la situation
problématique et il lui appartient de renvoyer la situation à d’autres organismes (ceci ne doit pas
nécessairement prendre la forme d’un recours à la justice pénale)….
Dans les situations d’abus sexuel intra-familial, il faut réfléchir sur les effets, désirables ou
non de l’intervention judiciaire, de la sanction éventuelle de l’abuseur sur sa famille et ses enfants, y
compris la ou les victimes. Dans certaines situations où l’incarcération de l’abuseur peut entraîner des
conséquences dommageables pour sa famille, on doit encourager d’autres mesures, des peines
alternatives, ou d’autres modalités d’intervention plus adaptées au contexte. Lorsqu’il existe un
rapport de parenté ou de familiarité entre l’abuseur et sa victime, certaines phases du traitement
doivent s’articuler de manière dynamique et comprendre la constellation familiale. La question de la
réconciliation entre l’abuseur et la victime reste ouverte. Selon le cas des rencontres à visée
thérapeutique, entre l’abuseur et sa victime, peuvent s’organiser. Enfin, la famille de l’abuseur doit
également être incluse dans ce processus thérapeutique, surtout lorsqu’il s’agit d’une situation
d’inceste. Tout en respectant les désirs de la victime, l’intervention thérapeutique peut viser une
certaine restauration sinon des relations humaines entre les protagonistes, au moins celle de l’histoire
de celui qui a commis l’abus sexuel et de celle qui l’a subi. »
Les gouvernements belges ont donc suivi les préconisations de cette commission, et le
signalement des maltraitances et des abus sexuels n’est pas obligatoire. Ceci suppose qu’il y ait des
centres spécialisés capables de traiter ce genre de situations. C’est le cas des Centres de médecinsconfidents créés par Catherine Marneffe en 1986. Dans ces centres, à leur création, 2% des personnes
qui venaient consulter, venaient spontanément. Huit ans après, 38% de leur clientèle était composée de
demandes directes des familles. Il s’agit donc de familles qui viennent parler des violences et
particulièrement des abus sexuels commis à l’intérieur de la famille et qui vont bénéficier de soins
sans intervention judiciaire. Cela suppose évidemment que les violences s’arrêtent et que l’auteur des
violences participe activement au traitement. Mais il est assez impressionnant de constater que lorsque
la possibilité de soins est offerte au public, l’auteur des violences ou des abus est capable de faire luimême la démarche de demande de soin.
La réparation financière.
Nous n’en sommes pas là en France. Si une médiation pénale est possible pour des délits
mineurs, dans les cas d’agressions sexuelles, outre la condamnation à une peine de réclusion
criminelle pour l’auteur, assortie éventuellement d’une peine de suivi socio-judiciaire à la sortie de
prison, seule la réparation financière est envisagée pour la victime. Or, ce dédommagement financier
121
pour des rapports sexuels subis par la victime n’est pas dénué d’ambiguïté. La victime, ou son
représentant, réclame de l’argent à l’auteur, pour des relations sexuelles… Les sommes accordées à la
victime, pour un viol, tournent en général autour de 15ooo€ (mais peuvent atteindre près de 100 000€
pour 4 victimes). J’avais finalement accepté l’idée de cette « nécessité » d’une réparation financière en
considérant que c’était là une manière pour l’agresseur de financer les soins dont la victime avait
besoin, précisément pour se réparer. Mais la loi de juin 1998 a décidé que les soins des victimes
d’agression sexuelle seraient payés par la société, c’est-à-dire non pas par le chef de la communauté,
mais par la Sécurité Sociale. Si bien que je ne vois plus très bien quel sens donner à cette
indemnisation.
Pourtant, la plupart des auteurs condamnés acceptent bien le principe de cette indemnisation,
qu’ils considèrent comme un moyen de réparer et d’aider la victime à démarrer dans sa vie d’adulte.
Mais beaucoup d’entre eux regrettent de ne pouvoir payer plus vite… en travaillant à l’extérieur de la
prison, c’est-à-dire en gagnant un salaire « normal » et non pas les mini-revenus que procure le travail
d’atelier en milieu pénitentiaire.
Ils n’apprécient pas non plus les pressions qui leur sont faites par le Fonds de Garantie qui a
payé la somme totale à la victime et qui réclame ensuite, avec les intérêts, les sommes avancées. Le
Fonds de garantie cherche en effet à récupérer ces fonds au plus vite, parfois en envoyant un huissier
en prison, pour annoncer la saisie du bateau, de l’héritage qui vient de tomber, d’un rappel de
retraite… De plus, le Fonds de Garantie n’informe qu’après coup des augmentations (doublement du
montant parfois), dues par exemple à un appel de la partie civile. Ces situations ne facilitent pas, bien
au contraire, une éventuelle reprise de contact pour reparler de ce qui s’est passé…
Si les auteurs acceptent (il est vrai qu’ils n’ont pas le choix) le principe de cette indemnisation,
qu’en pensent les victimes ? Il m’est difficile de répondre à cette question, dans la mesure où je me
rends compte que j’ai moi-même du mal à en parler avec les victimes. Je sais que certaines victimes
ont trouvé le montant de l’indemnisation insuffisant au point de faire appel pour obtenir une
augmentation. Je sais aussi qu’une victime a « claqué » en une semaine les 15000€ qu’elle avait
perçus, laissant entendre qu’il s’agissait là d’un argent « sale ». Il me semble qu’en général, cet argent
crée chez la victime un certain malaise.
Alors que la révélation, l’instruction, le jugement ont permis de mettre publiquement des mots
sur les abus commis par l’auteur, et subis par la victime, il apparaît que l’indemnisation financière
devient source d’un nouveau secret, d’un non-dit, même entre auteur et victime qui se sont retrouvés.
Je me suis rendu compte que lors des rencontres auteur-victime où j’interviens comme médiateur, il
m’est assez facile de reparler des abus, mais jamais je ne peux évoquer dans l’entrevue la question des
dommages et intérêts. J’en parle lors des entretiens individuels avec les auteurs. Mais j’ai beaucoup de
mal à en parler avec les victimes. Et un homme condamné me faisait remarquer récemment que
lorsqu’il rencontre sa fille, qui lui a pardonné ses agissements criminels, il souhaite l’aider
financièrement en lui donnant de l’argent pour s’acheter ce dont elle peut avoir besoin. Il a constaté
que sa fille se bloque alors et refuse l’argent liquide. Elle veut bien qu’il achète des objets, mais refuse
l’argent. Et il faisait l’hypothèse que sa fille était mal à l’aise avec ce problème des dommages et
intérêts qu’elle a dû percevoir, à moins qu’elle ne les ait pas touchés et que ce soit la mère qui les ait
utilisés. Mais il se sentait incapable de poser directement la question à sa fille. Comme si le secret sur
la relation incestueuse se trouvait remplacé par un nouveau secret, cette fois, sur le prix de cette
relation incestueuse.
122
Une jeune femme, victime d’abus de son père m’a dit avoir refusé de toucher l’indemnisation
demandée par son avocat. Néanmoins elle refuse d’entendre parler de son père et donc toute tentative
de « médiation ». Donc, la victime n’est pas réparée par la judiciarisation. Le procès, la reconnaissance
du statut de victime, la réparation financière, ne permettent pas à la victime de se reconstruire. C’est
pourquoi, je préconise des expériences de médiation restauratrice.
Des expériences de « médiation restauratrice »
Beaucoup de pays, surtout anglo-saxons, cherchent à développer une justice orientée vers la
réparation, pas seulement financière. Un travailleur social de l’administration pénitentiaire a fait
récemment son mémoire de fin d’études sur « le rôle du travailleur social dans l’orientation de la peine
de prison vers la restauration du lien auteur-victime », en présentant longuement les expériences
belges. Il écrit qu’ « il n’existerait actuellement, en France, qu’un seul programme de médiation
restauratrice. Toutefois, il convient de préciser que ce programme n’est pas nommé comme tel par son
concepteur et animateur, M. SUARD ». Depuis que j’ai lu ce mémoire, j’ai adopté, pour les entretiens
familiaux que je fais en prison, le terme de « médiation restauratrice » qui me convient tout à fait. En
fait je ne suis pas le seul à médiatiser des rencontres entre auteur et victime d’agressions sexuelles en
prison. Mais il est vrai que nous ne sommes pas très nombreux et que cela provoque souvent de fortes
résistances, de la part des familles, de la part de travailleurs sociaux, de thérapeutes, de magistrats, de
directeurs de prison…
A ce jour, j’ai pu médiatiser 112 rencontres entre 44 victimes et leurs agresseurs, (sur les 220
auteurs d’inceste que j’ai rencontrés).
Je vais évoquer quelques situations d’entretiens avec des victimes devenues adultes et aussi
avec des victimes encore mineures. C’est bien sûr pour ces victimes encore mineures que les
résistances des intervenants sont les plus fortes. Mais je dois préciser que si la direction du Centre
pénitentiaire de CAEN a été très favorable au départ à ce genre de rencontres, je me suis heurté à un
refus catégorique de la part d’un directeur du Centre de Détention d’Argentan, pour qui il était
impensable de mettre en présence auteur et victime. Son successeur a fini par accepter, mais avec
beaucoup de réticences et des conditions qui rendaient ce travail quasi impossible. Et aujourd’hui, je
perçois de plus en plus de réticences de la part de certains juges d’application des peines.
Je parlerai d’abord de deux situations dans lesquelles il n’y a eu qu’un entretien à la demande de la
victime, peu avant la sortie de prison de l’agresseur. Ces deux victimes faisaient la même demande.
Elles voulaient se confronter à leur propre peur qui était restée la même qu’à l’époque des abus,
commis 20 ans plus tôt pour l’une, 10 ans plus tôt pour la seconde. Dans les deux cas, les violences
subies étaient à la fois physiques, psychologiques et sexuelles.
Annick m’a écrit une longue lettre après cette rencontre difficile avec son ex beau-père. J’en
extrais un passage : « Il y aura eu le procès, où j’ai pu lui dire ce que j’avais sur le cœur, cela m’a
soulagé, mais je ne me suis pas reconstruite avec, car mes rapports avec les hommes n’ont pas toujours
été faciles. Mais le fait de l’avoir affronté en prison et lui dire ce que je pensais, même si cela n’a pas
été facile au début, je n’arrivais pas à le regarder, la petite fille que j’étais a refait surface, je tremblais,
mais en pensant à mes enfants et mon mari, je n’avais pas le droit de capituler. Là, je me suis ressaisie
intérieurement et j’ai pu lui demander pourquoi, et quelle ne fut pas sa réponse, que c’était à cause de
123
ma mère car il n’avait pas assez d’amour avec elle. Quelle belle connerie ces excuses, je ne veux pas
faire peur, mais son regard n’a pas changé, c’est toujours le même manipulateur, la même grande
gueule, et, désolé, mais c’est toujours pour moi la même personne. J’ai un doute du fait qu’il ressorte.
Ce que je voulais dire, et que vous pouvez dire si vous le voulez lors de conférences ou autres, c’est
que le procès ne suffit pas, même si c’est 10 ans après, l’affrontement est la meilleure thérapie. Je ne
fais que des débuts de thérapie à droite et à gauche, et toujours la même excuse, je ne veux pas
continuer pour rabâcher toujours la même chose. Le fait de l’avoir affronté, je savais que c’était la
meilleure des choses pour m’en sortir. J’ai aujourd’hui 35 ans, et je me suis reprise en main d’une
force, je ne me sens plus voûtée sous le poids des années de souffrance, et surtout je me sens fière de
moi. Ce qui ne m’était jamais arrivé. Je peux enfin souffler.
Suite au procès, on commence à se reconstruire, mais le meilleur, c’est l’affrontement. Toute
personne qui dira qu’il ne faut pas les revoir, c’est faux. Si jamais vous faites lire ma lettre à
quelqu’un, je voulais vous remercier encore…. car vous m’avez soutenu dans ma démarche, même si
au début ma démarche vous a paru bizarre, mais si vous saviez le bien que ça fait. Dites leur bien, il
est sûr que chaque personne réagit différemment, mais cela permet d’avancer, en mettant ces horreurs
dans un tiroir fermé à clé, on peut y replonger par moments, mais ce n’est que pour survoler, sans
avoir trop mal. Vous remerciant de votre soutien… ».
Les deux pages qui précèdent cet extrait racontent en détails la nature des abus subis. Autrement
dit, Annick affirme que cette rencontre l’a réparée. Mais il n’est pas question de pardonner, et encore
moins d’oublier ce qui s’est passé. Mais elle peut maintenant vivre avec ces souvenirs, qu’elle a
«enfermés dans un tiroir», et qui ne l’envahissent plus à chaque instant de sa vie.
Pour Mariette, la demande est la même. Cette fois, il s’agit de son père, qu’elle refuse d’appeler
père. Contrairement à Annick, elle a vu le changement d’attitude. Cet homme n’était plus le même.
Quelques semaines après, elle m’a dit au téléphone que, pour elle, cette rencontre avait été une
« renaissance ». Et elle m’a écrit 6 mois plus tard la lettre suivante :
« Tout d’abord je vous remercie de m’avoir accompagnée et aidée dans ma démarche, car depuis, je
revis.
J’ai repris confiance en moi, j’ai mûri et grandi, je suis plus forte et fière d’affronter mes peurs.
Je suis guérie de la peur que j’avais de mon père.
Depuis ce jour, je vais au bout de mes désirs. J’ai repris contact avec ma grand-mère paternelle, mes
tantes et mes cousines. Cela me rend heureuse, car c’est des gens que j’aime et qui ne m’ont jamais
oubliée.
Depuis plusieurs jours, je croise mon père en ville. Il respecte ce que je lui ai demandé, il passe son
chemin, en regardant droit devant lui. Moi aussi, je passe mon chemin, mais en le regardant vivement.
Pendant plus de 8 ans, je lui souhaitais plein d’horreurs. Aujourd’hui, je veux et je souhaite qu’il
reprenne une vie normale, car c’est un homme détruit et après tout, il a presque payé.
Aujourd’hui, je souhaite à toute personne qui a subi une injustice, de dénoncer les faits, d’aller audelà de leurs peurs et de faire toute démarche pour mieux vivre la vie que l’on souhaite. Veuillez
agréer… »
J’avais demandé à Mariette si le procès l’avait aidée à se réparer. Elle a été catégorique. Le
procès pour elle n’avait fait qu’augmenter son malaise et sa culpabilité d’avoir envoyé cet homme en
prison « parce que c’était quand même mon père »…
124
Ces deux personnes se sont senties « réparées » après un seul entretien avec leur agresseur.
Quels sont donc les points communs à ces deux entrevues ? Elles ont eu lieu à la demande courageuse
des victimes, mais ces deux jeunes femmes se sont heurtées à des pressions de leur entourage qui leur
déconseillait cette démarche. Leur désir a été facilité par la démarche du Juge d’Application des
Peines qui prend systématiquement contact avec les victimes avant la sortie du condamné en libération
conditionnelle. Cette annonce, en même temps qu’elle réactive la douleur des souvenirs, voire la
terreur, a encouragé ces deux femmes à faire la demande de rencontre. Cette rencontre a eu lieu dans
le cadre protégé de la prison et en présence d’un médiateur qui avait préparé la rencontre avec la
victime et avec l’auteur des abus. Mais surtout, le père (ou beau-père) a reconnu la réalité des faits
devant la victime. Il a dit ses regrets, sa conscience d’avoir commis des dégâts. Et il s’est engagé à ne
pas chercher à lui nuire dans l’avenir ni à se venger d’avoir été condamné.
(Différence avec les violences conjugales dans lesquelles la victime peut plus difficilement se réparer
parce que l’auteur des violences a souvent reconnu ses actes et a souvent demandé pardon, mais dans
le privé du couple, sans médiation, sans témoin extérieur, et qu’il a donc recommencé après chaque
bouquet de fleurs offert pour se faire pardonner . Impossibilité de croire au changement possible)
Il est assez impressionnant de constater qu’un seul entretien a suffi pour permettre cette
renaissance. Je ne prends pas pour modèle la mythologie grecque, mais cela ressemble à la situation
des enfants de Kronos qui « renaissent » dès que le père admet que Zeus existe et va effectivement
prendre sa place un jour…
Annick, comme Mariette, se sont réparées, grâce à leur courage, grâce aussi aux paroles de
leur agresseur qui a reconnu ses abus et l’existence propre de la victime. Mais elles n’ont pas
pardonné. Ce qui prouve que la réparation est possible sans le pardon.
(Mais pourrait-on envisager une possibilité d’offre de médiation bien avant la sortie ? )
vais évoquer maintenant la situation de victimes qui en plus ont pardonné, ont repris des
contacts amicaux avec leur agresseur, mais qui voudraient bien qu’on cesse de les considérer comme
des victimes à vie.
Aline, Brigitte et Christine ont subi l’emprise psychologique de leur père et des abus sexuels.
Elles se sont senties très coupables de l’avoir dénoncé, ce qui a entraîné son incarcération. Leur
culpabilité s’est trouvée aggravée quand leur mère est morte, d’une cirrhose, deux mois après
l’incarcération du père. Le procès les a d’autant moins aidées à se reconstruire que le père a nié les
faits. (La reconnaissance du statut de victime par la société à travers le procès ne répare en rien la
victime tant que l’auteur ne reconnaît pas lui-même la réalité de ses abus). Ce n’est qu’après quelques
années de détention qu’il a commencé à prendre conscience de la gravité de ses actes et qu’il a pu
écrire à ses filles pour reconnaître la réalité des abus et leur demander pardon. Peu après son arrivée à
Caen, les contacts, par courrier, puis par téléphone se sont rétablis, d’abord avec Brigitte puis avec
Aline. Et Brigitte a souhaité la première rencontrer son père. Un deuxième entretien a rassemblé les
trois filles et le père.
Brigitte a pu dire à son père tout ce qu’elle avait à lui reprocher : l’autoritarisme excessif, le
contrôle permanent et l’emprise et la manipulation. Les abus sexuels ne font pas partie des reproches
faits au père.
125
Les trois filles ont pu exprimer leur souffrance de la négation des faits par le père pendant le
procès. Ce qu’elles voulaient, c’est qu’il reconnaisse qu’il leur avait fait du mal. Mais elles se sont
senties coupables de l’incarcération, qu’elles n’avaient pas demandée, et ce d’autant plus qu’elles ont
perdu leur mère presque en même temps.
Elles sont satisfaites de voir que leur père reconnaît maintenant sa culpabilité et qu’il s’est
engagé à ne pas interférer dans leur vie familiale. Elles sont de ce fait prêtes à le recevoir et à donner
ainsi un grand-père à leurs enfants. M. C est par ailleurs prêt à expliquer aux petits-enfants les raisons
de son incarcération et la gravité de sa faute.
Brigitte reste l’élément « central » de la famille. C’est elle qui a convaincu Christine de la
nécessité de « tourner la page » et de « regarder vers l’avant ». Brigitte, mais aussi son mari, qui était
un ami de M. C. et qui a eu un rôle important pour convaincre les maris des filles du fait que M. C.
certes avait commis des crimes, mais qu’il était aussi un homme capable de choses positives. Les filles
confirment les souvenirs positifs du père, à côté de ses comportements d’emprise, physique,
psychologique et sexuelle.
Récemment, Christine, qui est guérie de son agoraphobie depuis la rencontre avec son père,
(une rencontre, et les symptômes qu’elle présentait ont disparu) m’a expliqué très clairement, en
présence de son père, qu’auparavant elle avait peur de la sortie de son père. Se sentant coupable de
l’incarcération qu’elle n’avait pas souhaitée (ce qu’elle voulait c’était faire cesser les abus et non pas
envoyer son père en prison), elle pensait inévitablement que son père devait la considérer comme
responsable de son incarcération et donc lui en vouloir et donc sans doute vouloir se venger,
puisqu’elle avait le souvenir d’un homme violent. Là encore, c’est la rencontre en direct, et la parole
déculpabilisante du père, qui ont « réparé » cette jeune femme et même guérit ses symptômes
phobiques.
Le père a donc repris des contacts réguliers avec ses filles et va déjeuner chez l’une ou chez
l’autre lors de ses permissions. Mais lors de sa demande de libération conditionnelle, une nouvelle
enquête sociale auprès des « victimes » leur a fait « revivre la haine qu’elles n’ont plus ». Elles ont
parlé du passé à l’enquêtrice qui a noté leurs propos comme s’il s’agissait encore du présent. Ce
rapport d’enquête a conduit la juridiction à refuser à cet homme sa libération conditionnelle et même à
lui interdire de rencontrer « les victimes », qui se sont à nouveau senties coupables du maintien en
prison de leur père puisque ce sont leurs propos qui ont fait refuser la sortie du père. On voit dans cette
situation la justice fonctionner comme si les victimes ne pouvaient que rester victimes et donc les
auteurs rester auteurs d’abus, alors que les trois filles, leurs conjoints, leurs enfants et le condamné
étaient en train de reconstruire une famille où , cette fois, les distances entre les générations étaient
respectées, où les individus étaient considérés comme des personnes à part entière, et où la parole peut
circuler librement et en vérité. C’est en tout cas ce que je constate dans les entretiens familiaux que j’ai
pu continuer de médiatiser lors des permissions de sortie. Et il a fallu que Brigitte vienne expliquer au
J.AP. son désaccord avec les conclusions de l’enquêtrice pour que des contacts avec le père se
rétablissent, en attendant une nouvelle étude de la demande de libération conditionnelle.
Il est certainement difficile d’admettre pour beaucoup que des victimes d’abus sexuels
puissent reprendre des relations normales avec leur agresseur. Or c’est bien là le but de mon propos,
c’est de vous dire que cela existe, et que c’est possible, parce que la réparation est possible. Et ce que
je souhaite c’est que l’opinion publique évolue, c’est que les professionnels de la justice, du travail
social, du soin, acceptent cette réalité et ne s’opposent pas, au nom de la protection des victimes ou de
126
la protection de l’enfance, à cette possibilité de réparation. Voici maintenant deux exemples de travail
difficile, voire conflictuel, avec les intervenants, à propos de victimes mineures.
1. L’éducatrice d’AEMO ne comprenait pas que les trois enfants victimes demandent à voir
leur beau-père. Elle n’acceptait pas que la mère des enfants se soit mariée avec l’agresseur trois ans
après la condamnation, et elle était convaincue que c’était la mère qui avait poussé les enfants à
demander à revoir le beau-père. Le Juge des Enfants considérait que la décision d’une rencontre entre
le beau-père et les enfants n’était pas de sa compétence, mais il s’interrogeait sur l’opportunité d’une
reprise de la vie commune de toute cette famille à la sortie de prison du beau-père. Le Juge
d’Application des Peines ne pouvait accepter de donner son autorisation que si le père des enfants était
d’accord. Heureusement le père a donné son accord. Car les enfants avaient clairement exprimé leur
besoin de voir leur beau-père afin « de voir s’il avait vraiment changé » avant d’envisager d’accepter
qu’il revienne à la maison. Les enfants et les familles sont parfois plus logiques, et moins affectifs, que
les intervenants. Un entretien a finalement pu avoir lieu au cours d’une permission de sortie il y a deux
ans. La jeune fille 12 ans, principale victime, m’a écrit après la rencontre : « Je vous écris cette lettre
pour vous dire ce que j’ai pensé de la rencontre avec mon beau-père. Malgré quelques pleurs qui sont
normales après ces nombreuses années, je pense que cette rencontre s’est bien passée. J’aimerais
savoir s’il serait possible d’aller voir mon beau-père à la prison car cela permettrait de reprendre les
liens en douceur, parce que se voir tous les trois mois, ça ne fait pas avancer beaucoup les choses. Et
j’aimerais que la permission de Noël se passe à la maison en famille… J’espère que vous tiendrez
compte de mes souhaits. Je vous remercie de votre compréhension ». Elle trouvait par ailleurs qu’un
entretien d’une heure ne permettait pas de se rendre vraiment compte du changement du beau-père.
Elle demandait à passer une journée entière avec lui. J’ai obtenu l’autorisation d’accompagner les
enfants avec leur mère et leur beau-père une journée complète pendant la permission suivante. Ce qui
était noté de la façon suivante sur le laissez-passer du détenu : « autorisation de passer une journée
avec M. SUARD et les trois enfants. Interdiction de se rendre à X et d’entrer en contact les victimes ».
Il s’agissait bien sûr d’une erreur du greffe, mais qui avait tout de même suffi pour paniquer le détenu
et qui me paraît symptomatique de la difficulté à imaginer la possibilité de ce genre de rencontres
auteur-victimes. Quant à la permission de Noël à la maison avec les enfants, elle a été refusée, et je
vous lis le point de vue des experts qui ont revu cet homme tout récemment (mais qui ne connaissent
pas les enfants) : « …Il n’y a sans doute pas de problème de dangerosité matérielle et criminologique.
Mais au plan psychologique c’est évidemment autre chose. C’est peut-être à d’autres que nous qu’il
revient de s’interroger sur le retour de M. H. sous le toit où vivent mes enfants qui ont été ses victimes
et sur les effets que ce retour peut avoir sur eux… Bien entendu, la fin de peine n’est pas très éloignée
et ce ne sont pas les réserves énoncées actuellement qui mettront obstacle au choix de l’intéressé une
fois qu’il aura recouvré sa liberté. Il nous semble que la signification de sa restauration en position de
père n’aura pas le même sens et peut-être pas les mêmes conséquences psychologiques si elle survient
actuellement avec l’aval de la Loi et des magistrats, ou si elle est le fait d’une décision de personnes
agissant de leur propre chef. De toute façon, le Juge des Enfants aura sans doute son avis à donner. »
M. H a été condamné pour viol de la fille aînée et pour agression sexuelle sur les deux autres
enfants. Il a toujours reconnu le viol de sa belle-fille et nié les agressions sexuelles, ce qui lui est bien
sûr fortement reproché. Or les deux enfants en question m’ont dit lors de notre dernière entrevue qu’ils
n’avaient pas subi d’attouchements de la part du beau-père et viennent de me le confirmer par écrit
« J’ai menti à propos de H. Je voulais que mon père et ma mère revivent ensemble ». Au total, sur les
44 « victimes » rencontrées lors de ces entretiens familiaux, 6 m’ont finalement assuré, et de manière
« crédible », qu’ils avaient accusé leur parent à tort.
127
2. Dans une autre affaire, l’éducatrice chargée du suivi du placement familial avait bien
constaté que Julien, le garçon, 9 ans (frère de Laura, 14 ans, la fille victime) n’allait pas bien et qu’il
réclamait son père. Mais lorsque le père a écrit une lettre à ses enfants, (septembre 2003) il a fallu plus
de 6 mois avant que cette lettre soit communiquée aux enfants, (mars 2004) parce que l’éducatrice
n’était pas convaincue que le père était bien l’auteur de la lettre (peut-être était-ce le thérapeute ?),
parce que le père avait adressé la lettre à l’éducatrice sans passer par le Juge des Enfants, parce que
l’ASE attendait l’avis du Juge et parce que le Juge attendait l’avis de l’ASE, parce qu’il fallait que la
mère donne son accord, parce que le pédopsychiatre qui suit le garçon estime que cet enfant est
schizophrène, donc en dehors de la réalité et que lorsqu’il réclame son père, ce n’est pas son père qu’il
réclame…
La psychologue de l’ASE a pu finalement montrer la lettre aux enfants et utiliser cette lettre du
père pour confirmer à la fillette, victime, qu’elle n’était pas coupable de l’incarcération de son père.
Voici un extrait de cette lettre : « …En premier lieu je voudrais te demander pardon et te dire mes
regrets pour les gestes déplacés que j’ai eus envers toi. Ton papa n’avait pas le droit de faire des
choses pareilles, c’est donc pour cela que je voudrais que tu saches, maintenant que tu es en âge de
comprendre, que tu n’es en rien responsable si je suis en prison aujourd’hui. Mais bien au contraire, je
trouve que tu as eu raison d’en parler et même si cela te paraît bizarre mais si tu n’avais rien dit, la
justice ne serait jamais intervenue et peut-être que ton père aurait fait des choses beaucoup plus graves,
alors comme tu peux le voir c’est un service que tu m’as rendu car je profite d’être en en prison pour
me soigner pour ne plus jamais refaire des choses pareilles. Quoi qu’il en soit je tiens à te dire que je
ne vous oublie pas et que je vous aime toujours, autant sinon plus car malgré cette bêtise que ton papa
a faite, vous êtes ce qui m’est arrivé de mieux dans ma vie. Le plus dommage, c’est que ton père a fait
l’idiot et de ne pas avoir réagi en homme et papa normal…
…Quand je serai dehors, papa fera tout ce qui sera possible et nécessaire pour refaire une vie normale
et ainsi devenir un homme mais aussi un papa raisonnable, sûrement le papa que vous auriez aimé
avoir… »
Nous, travailleurs sociaux, thérapeutes, nous pouvons bien sûr aider un enfant victime à ne pas
se sentir coupable. Mais c’est quand même bien plus efficace quand c’est l’auteur lui-même qui
explique à l’enfant que c’est lui le coupable. C’est lui qui peut le mieux aider à la « réparation » de la
victime.
Après avoir pris connaissance de ces courriers, les deux enfants ont été très émus, ont posé des
questions sur la situation du père. La fille a pu dire sa satisfaction de savoir que son père bénéficiait de
soins. Les deux enfants ont demandé à répondre à leur père. Mais la pédo-psychiatre qui ne peut
supporter la reprise de contact est intervenue auprès du Juge pour Enfants et le droit de visite du père
(sorti de prison en fin de peine il y a 18 mois) est toujours suspendu.
De quoi a-t-on peur ? Et qui protège-t-on ?
Il est très probable qu’un monsieur qui écrit une telle lettre, lettre qui ne fait que confirmer
l’authenticité de l’évolution constatée dans le travail thérapeutique (individuel et de groupe), fait partie
des 97% de non récidivistes plutôt que des 3% de récidivistes. Au début de la thérapie, la culpabilité
était totale, et le sentiment d’indignité ne lui permettait pas d’envisager de revoir un jour ses enfants.
Puis, progressivement est venu le temps du désir de réparation. Comment réparer sinon en parlant aux
128
enfants et d’abord en leur écrivant ? Et cela devient une évidence quand on se rend compte que les
enfants sont en souffrance, et qu’ils expriment que leur souffrance (et leurs symptômes) est liée à
l’absence du père, ou à la culpabilité provoquée par son incarcération. La demande des enfants
correspond avec leur intérêt et avec leurs besoins. Bien sûr des précautions sont nécessaires. Bien sûr
l’évaluation du discours des enfants est nécessaire. Mais ne projetons pas sur eux nos propres
inquiétudes. Ne nous servons pas d’eux pour justifier nos peurs.
Drôle d’époque où lorsqu’un enfant énonce qu’il a été abusé par son père, son discours est pris
au pied de la lettre (« la parole d’un enfant, c’est sacré ! » , même si on va être peut-être un peu plus
prudents depuis le jugement d’Outreau), et lorsque le même enfant abusé réclame de rencontrer son
agresseur, on peut dire que ce n’est pas sa véritable demande, qu’il est manipulé, qu’il est en dehors de
la réalité…. Alors que c’est à partir de la rencontre qu’il pourra réellement se réparer.
La réparation de la victime passe donc par une rencontre avec l’agresseur, bien évidemment à
condition que celui-ci se montre capable de reconnaître la réalité des abus commis, des dommages
subis par la victime, et lorsqu’il est en capacité d’exprimer ses regrets, et même s’il ne peut pas
vraiment « expliquer » le pourquoi de ces agissements criminels.
Et je suis d’autant plus satisfait de voir ces victimes aller mieux, se reconstruire, « renaître »,
que, en même temps, je constate que l’auteur condamné lui aussi se trouve aller mieux après ces
rencontres, puisque c’est son image de père qui se trouve restaurée à ses propres yeux, en même temps
qu’elle se restaure aux yeux des enfants, qui ont bien évidemment besoin de retrouver, derrière les
comportements agressifs et déviants, les comportements paternels adéquats qu’il a eus nécessairement
et qu’il est capable de retrouver. Ce que dit très bien une enfant à son beau-père incarcéré depuis peu :
« Dans un sens, tu vois, je t’aimais bien puisqu’on mangeait avec toi et aussi tu nous aidais à faire nos
devoirs ; on sortait ensemble, on allait à la pêche, au loto, au jardin, chez papi et mami, etc… Mais
dans l’autre, non, parce que avec les actes de viol. ».
CONCLUSION
1. C’est parce que je suis thérapeute familial systémique que j’ai appris à m’intéresser, quel que
soit le problème de violence intra-familiale, à l’ensemble du système familial concerné :
l’auteur, la victime et les tiers, actifs ou passifs. Quand je rencontre un auteur, je m’intéresse
autant au sort de la victime qu’au sort de l’auteur. Quand je rencontre une victime, je
m’intéresse autant à la compréhension du comportement de l’auteur qu’au vécu de la victime.
De même que je m’intéresse à la place et au rôle des tiers (conjoint, fratrie, parents…)
2. Il y a bien sûr d’autres façons pour la victime de se reconstruire, de « rebondir » après le
traumatisme subi, parce que la rencontre avec l’auteur n’est pas toujours possible : dans les
cas de négation de la réalité des faits, ou lorsque l’auteur est mort, ou bien encore quand la
victime s’est trouvée rejetée par l’ensemble de la famille. La résilience reste heureusement
possible grâce à d’autres rencontres avec ceux que Cyrulnik nomme des « tuteurs de
résilience », ou bien par exemple grâce à la création artistique. Dans ses ouvrages, Cyrulnik
évoque ainsi la « résilience » de Barbara, de Niki de St Phalle ou de La Callas. C’est aussi
dans cette voie que travaille une filiale d’ARSINOE, l’association « Les ateliers de l’espoir » à
Caen.
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3. Pourquoi avoir parlé de « réparation », terme très « mécanique », et non pas de résilience,
puisqu’il s’agit bien de la même chose ? J’ai préféré utiliser le terme de « réparation » en
raison du rôle actif joué par l’auteur des abus dans les processus que j’ai décrits. L’auteur joue
en fait ici le rôle d’un « tuteur de résilience ». Or, la résilience est un processus, mais ce terme
s’emploie comme substantif, et aucun verbe d’action ne lui correspond. Je ne peux pas dire
que l’auteur a « résilié » sa victime. Le terme deviendrait même très ambigu. Et pourtant,
l’auteur a participé à la résilience des victimes, et dans un processus très interactif, on peut
dire qu’il est devenu lui-même résilient. (le terme de restauration ne me convient pas non plus,
d’autant plus que j’ai parlé de restauration en une séance : ce serait alors du fast food !)
4. Ce que je souhaite - on peut rêver -, c’est que notre justice, ou plutôt notre société, passe de la
répression-exclusion à la réparation. Et j’ai essayé de montrer que des comportements de
réparation sont possibles et qu’ils peuvent aider auteur et victime à se reconstruire et à ne plus
être ni auteur, ni victime. Et je souhaite que si quelqu’un a subi des abus, qu’il soit mineur ou
majeur, et qu’il demande à revoir son agresseur, nous tous, professionnels et familles, nous
acceptions l’idée que c’est possible et que cela peut être utile et efficace pour la victime
comme pour l’auteur. Il n’y a aucune peur à avoir. Bien sûr, la prudence est de mise, mais les
conditions de ces rencontres sont simples. Il est évidemment nécessaire que l’auteur
reconnaisse les faits qui ont traumatisé la victime ; il faut que la proposition de rencontre soit
faite à la victime (mais pas par l’auteur) ; et il faut que cette rencontre soit préparée et
médiatisée par un tiers, judiciaire ou non.
5. Pour terminer, j’évoquerai une dernière situation : Une personne, que je prénommerai Romain,
est condamnée pour avoir eu des relations incestueuses avec sa fille aînée. Un enfant, Bob, est
né de cette relation incestueuse. La fille aînée a toujours gardé le contact avec son père, qui a
souhaité revoir son fils-petit-fils. J’ai accepté de médiatiser cette rencontre à condition que
l’enfant soit au préalable bien informé de sa filiation. La jeune femme a finalement accepté
d’expliquer à son fils sa filiation. L’enfant savait, mais n’avait rien dit, car il savait aussi que
c’était un secret. (et l’on sait les ravages que peuvent engendrer de tels secrets). La rencontre a
eu lieu. Le père-Grand-père a pu dire à l’enfant « C’est moi qui t’ai fait avec ta mère. Ce n’est
pas bien du tout. C’est pour ça que je suis en prison et c’est normal. Mais je suis content que
tu sois né et c’est Yann, l’ami de ta mère qui est maintenant ton père (cet homme l’a reconnu
et lui a donné son nom). Moi, je veux être ton papi » L’auteur de l’inceste (ainsi que la
victime) ont su rétablir la hiérarchie des générations. Et cet enfant, qui n’est pas « victime »
mais « produit » de l’inceste… s’est montré dès le lendemain plus calme à la maison et ses
notes à l’école se sont améliorées. Il ne s’agit pas de rêve, mais de la réalité.
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Quand l’enfant victime devient adulte : principales étapes d’une lutte
contre la répétition… pour tenter de l’éviter.
Jean-Paul MUGNIER
Thérapeute familial,
Directeur de l’Institut d’Etudes Systémiques. Paris.
La répétition transgénérationnelle de la violence, qu'elle soit physique ou sexuelle, n'est pas
une fatalité. Si on évalue à seulement 10% le nombre d'enfants maltraités qui deviennent des parents
maltraités, il est probable que celui des enfants, filles ou garçons, victimes d'agressions sexuelles allant
de "simples" attouchements aux viols, soit du même ordre. La clinique conduit à rencontrer de plus en
plus souvent des adultes parfois très âgés qui confient avoir été victime et qui jamais n'ont craint de
devenir coupables de tels actes. Le fait que beaucoup d'agresseurs aient été victimes n'implique pas
que celles-ci le deviennent systématiquement.
Pour cette raison, afin de prévenir une éventuelle répétition, il est intéressant de s'interroger sur les
circonstances, les faits déterminants, faisant naître chez une victime la conviction que jamais elle ne se
rendra coupable de tels agissements ou au contraire la peur de passer à son tour à l'acte sur d'autres
enfants. Si le fait de pouvoir révéler ces agressions est un facteur important - le dévoilement permet
souvent l'expression d'une demande d'aide - il ne constitue pas à lui seul un élément déterminant.
Nombreux sont les enfants qui se sont confiés, qui luttent et, finalement ne peuvent empêcher de le
faire à leur tour. La conviction, acquise parfois à l'instant précis ou l'enfant est victime, de ne pas se
rendre coupable tout comme l'incertitude angoissante de devenir agresseur dépend, me semble-t-il,
avant tout de l'image et donc de l'estime que l'enfant a de lui-même. Cette estime de soi dépend ellemême de la qualité du tissu relationnel dans lequel l'enfant est inscrit.
Attachement et estime de soi
Depuis quelque temps les théories de l'attachement connaissent un succès croissant auprès des
professionnels. De la nature de ces liens dépendrait plus ou moins le genre de relations que l'enfant en
grandissant tisserait avec ses proches, de l'image que ceux-ci ont de lui et donc que l'enfant a de luimême. Si, comme pour chaque théorie, le danger est de sombrer dans un déterminisme rendant
prévisible l'histoire à venir de l'enfant, il est néanmoins utile pour les intervenants de s'inquiéter de la
nature de ces liens au sein du groupe familial et de la forme de la relation qu'ils devraient établir avec
les victimes pour restaurer cette estime de soi endommagée du fait du traumatisme.
Attachement sécure
L'enfant, en situation de stress, sait pouvoir compter sur la figure de protection, en premier lieu sa
mère. S'il manifeste une tension en son absence, il retrouve son calme à son retour. Le lien
d'attachement dit sécure repose sur l'engagement d'une figure protectrice sur laquelle l'enfant peut
compter initiant ainsi un processus relationnel au sein duquel il se sent
estimé et donc ne craint pas d'être abandonné. S'il est victime, il parviendra plus aisément à attribuer la
faute à son auteur sans vouloir à tout prix se convaincre que le mal vient de lui.
131
Attachement anxieux évitant
L'enfant en grandissant a appris à ne devoir compter que sur lui-même comme si la/les figure(s)
protectrices n'entendaient pas ses signaux de détresse. Plutôt que de courir le risque de se sentir
désavoué dans sa souffrance, il préfère alors faire comme s'il ne souffrait pas au point en grandissant
de sembler insensible à lui-même. Lorsque l'enfant construit son univers relationnel sur cette base (Il
serait d'ailleurs plus juste de dire : lorsque l'univers relationnel dans lequel l'enfant évolue est construit
sur cette base.) il peut faire preuve d'un manque d'empathie : ne reconnaissant pas sa souffrance, il lui
est difficile de reconnaître celle de l'autre. Concernant la question de la répétition de la violence, il est
évident que ce type d'attachement représente un facteur de risque même s'il est erroné d'établir une
causalité directe impliquant que tout enfant victime présentant un attachement de ce genre deviendra à
son tour coupable. Victimes, ces enfants se reprochent plus que d'autres d'être responsables de ce qui
leur arrive.
Attachement anxieux dépendant
Cet attachement est également nommé anxieux ambivalent. Je préfère retenir anxieux dépendant car il
me semble que la période durant laquelle l'enfant se montre dépendant précède celle où il se montre
ambivalent. Il s'agit d'enfants dont la figure protectrice est le plus souvent à la fois anxieuse et
imprévisible, comme si, pour cette dernière, chaque évènement désagréable de la vie pouvait
engendrer une catastrophe. Ainsi, pour faire face à cette angoisse, les évènements anxiogènes sont,
tantôts amplifiés, tantôts déniés. Cette anxiété rejaillit sur l'enfant qui, convaincu à son tour que "le
monde est dangereux" augmente les signaux de détresse pour s'assurer d'être protégé. En grandissant
l'enfant peut effectivement se montrer ambivalent. Craignant le danger et surtout de ne pouvoir y faire
face, il a besoin de s'assurer de la présence d'une figure protectrice mais redoutant l'imprévisibilité de
cette dernière il tente de dissimuler son malaise et cherche ailleurs des remèdes pour apaiser son
angoisse. Ce type d'attachement peut conduire par exemple les adolescents à chercher dans des
substances toxiques un remède pour faire face à ce dilemme.
Concernant les enfants victimes, le manque de confiance en soi que génère ce type de lien, les conduit
à douter perpétuellement d'eux –mêmes et par conséquent à n'être jamais tout à fait certains que ce
mal, ils ne le reproduiront pas à leur tour. D'autre part, la rage contre la mère est souvent grande chez
ces enfants. Se sentant trahis par elle, ils sont convaincus qu'elle aurait dû deviner ce qui se passait.
Attachement désorganisé
Il s'observe essentiellement chez des enfants évoluant dans un milieu familial où règne la violence, les
humiliations, les carences… Pour ces enfants, la (les) figure(s) d'attachement est non protectrice quant
elle n'est pas elle-même maltraitante. Ces enfants rencontrent de grandes difficultés pour établir une
relation d'aide stable car ils sont régulièrement confrontés à l'abandon, l'indifférence. En institution ce
sont souvent des enfants qui papillonnent, allant d'un adulte à l'autre en exprimant une quête affective
sans jamais pouvoir s'attacher. Ayant appris à ne pas pouvoir compter sur l'adulte (y compris en milieu
institutionnel où ils sont confrontés très souvent au passage d'adultes qui affirment les aimer mais qui
ne restent pas longtemps présents), ils préfèrent s'attacher à tout le monde pour finalement ne s'attacher
à personne ! En grandissant, ces enfants courent le risque de se considérer comme des déchets : s'ils
comptent si peu pour les adultes c'est que probablement, ils ne valent pas grand-chose. Lorsqu'ils sont
victimes d'agressions sexuelles, ils s'attribuent souvent la responsabilité du crime subi : c'est parce
qu'ils ne valent rien qu'ils ont été choisis ! Plus grave encore, certains en viennent à penser qu'ils sont
sur terre pour ça et voient mal ce qui pourrait les empêcher devenir coupables eux aussi.
132
Tenter de venir en aide à un enfant victime, n'effacera jamais le traumatisme ni la souffrance
qu'il a engendrée. En revanche, les professionnels tout comme les proches de l'enfant, doivent
s'efforcer d'apaiser cette souffrance en mettant tout en œuvre pour tenter de restaurer son image de soi
endommagée par l'agression sexuelle subie. Etablir des stratégies thérapeutiques en fonction du type
d'attachement présenté par l'enfant fait partie des moyens à leur disposition. Par exemple, le risque
serait de victimiser les enfants présentant un attachement sécure. Faire d'eux des malades à vie qui
auraient toujours besoin de soins "compte tenu de ce qui leur ait arrivé" reviendrait à les destituer de
toutes ressources, comme si dorénavant ils ne pouvaient plus compter sur eux-mêmes. De même, pour
les enfants présentant un attachement anxieux évitant ou désorganisé, il serait tout aussi néfaste de les
laisser perpétuer des stratégies relationnelles les persuadant qu'ils ne peuvent compter sur personne ou
encore que le mal vient d'eux. L'engagement d'intervenants dans une relation stable et durable
représente un important facteur de protection. En effet, la relation thérapeutique et/ou éducative doit
représenter un contexte d'apprentissage alternatif leur permettant d'expérimenter d'autres formes de
liens. Dans cette perspective, passer six mois, un an dans la vie d'un enfant présentant un attachement
désorganisé n'aura souvent que peu d'impact (même si dans la mémoire de l'enfant l'un de ces adultes
se détache des autres parce que perçu plus bienveillant). Un tel turn over des intervenants contribue le
plus souvent à fragmenter l'histoire de ces enfants donc la perception qu'ils ont d'eux-mêmes et à
entretenir leur sentiment d'abandon. Moins le sens est perceptible, plus le risque de voir apparaître la
violence est grand.
La possibilité d'exprimer la rage envers la figure de protection est également un facteur de
protection, entre autre pour les cas d'attachement dépendant. L'exprimer revient à l'extérioriser et donc
à diminuer le risque de se venger en retournant la violence sur soi (auto mutilation, tentative de
suicide, toxicomanie…) ou sur les autres en leur infligeant ce mal dont la victime n'a pas été épargnée.
L'expression de la rage favorise et est favorisée par l'intégration d'un tiers dans la relation mère-enfant.
En effet, nommer la rage est la première étape d'un détachement possible entre l'enfant et sa mère pour
permettre à leur relation d'évoluer autrement que dans la seule alternative de la fusion ou du rejet.
Attachement et adaptations relationnelles post traumatique
La théorie de l'attachement apporte également un éclairage sur les scénarios auxquels des
victimes peuvent avoir recours pour tenter d'éviter la répétition de l'abus. Ces scénarios sont en fait des
adaptations relationnelles post traumatiques. Certaines s'avèrent fonctionnelles et contribuent à la
reconquête de l'estime de soi de la victime, d'autres échouent et amplifient la souffrance qu'elles
devaient atténuer au point que la répétition semble inévitable. Comme si la victime avait perdu la
bataille avec la partie saine d'elle-même. Pour être plus complet, concernant les cas d'agressions
sexuelles intra familiales, il conviendrait d'inclure, dans la partie qui va suivre, le type d'attachement
présenté par le conjoint de l'abuseur potentiel ainsi que le type d'attachement sur lequel le couple s'est
construit.
Imaginons un enfant, Pierre, qui serait victime deux ou trois étés de suite d'attouchements de
la part de son grand-père maternel. A plusieurs reprises, il tenterait de le dire à ses parents en refusant
par exemple de se rendre chez lui pour les vacances, en se plaignant d'y être trop seul, en reprochant à
son grand-père ses jeux trop brutaux… Ses parents, mettant ces plaintes sur le compte de caprices
refuseraient de céder à leur fils. De plus, Pierre a parfois entendu sa mère affirmer : "Papa, quand il ne
sera plus là, je ne sais pas ce que je deviendrai" ou bien : "Chaque jour j'ai peur d'apprendre la mort de
mon père" ou encore: "Papa, il est d'une patience d'ange! Je me demande comment il fait pour
supporter le caractère de maman!" Pour cette raison, il n'ose pas dire ce que son grand-père lui fait,
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craignant de ne pas être cru ou de le tuer en révélant ses agissements ce qui reviendrait à tuer sa mère.
(La mère elle-même peut très bien avoir été victime de son père et faire en sorte que le secret soit bien
gardé en tenant des propos de ce genre. Elle peut également envoyer son fils chez lui en vacances car
elle est convaincue qu'il ne le fera pas à un garçon.)
Pierre grandit en gardant son secret. Les répercussions sur le plan psychologique ne sont pas
très apparentes. Il est un garçon plutôt secret, qui se lie peu facilement. Pourtant, bien que timide, il
peut avoir des sautes d'humeur qu'un rien déclenche ce qui le rend un peu imprévisible. Concernant sa
scolarité, ses résultats sont moyens mais pas catastrophiques. Son adolescence se déroule sans grandes
crises. Son tempérament introverti se renforce au point même que ses parents aimeraient le voir se
rebeller, sortir davantage, avoir une petite amie… A tout cela Pierre préfère l'ordinateur, les jeux
vidéo, MSN, etc.
Finalement, à dix-huit ans, il obtient un B.E.P. et trouve un travail rapidement à la grande
satisfaction de chacun. Ce succès, l'entrée dans la vie professionnelle, rassurent en partie Pierre sur luimême : ce qu'il a subi ne l'a pas empêché de réussir sa scolarité. Toutefois une zone d'inquiétude
concernant sa sexualité demeure: est-il dans ce domaine tout à fait normal ? Les attouchements dont il
a été victime n'ont-ils pas altérés son développement de façon irréversible ? Durant son adolescence,
ce questionnement l'a mis en difficulté chaque fois qu'il a rencontré une fille au point de fuir toute
relation amoureuse. Avoir des réponses à ces interrogations impliquerait que Pierre se confie. Mais ça
il ne le peut pas. Il aurait trop honte et courrait le risque d'être définitivement rejeté de tous!
Employé sérieux, soucieux de garder l'estime de ses collègues, Pierre est apprécié et se fait quelques
amis à son travail. Lors d'une soirée, il fait la connaissance de Marie. Il a maintenant vingt-deux ans.
Marie, remarque immédiatement ce jeune homme discret, différent des autres, qui ne semble pas
vouloir sans cesse s'imposer. Elle le trouve d'une sensibilité particulière. Sans le savoir, Marie tombe
amoureuse de la pathologie de Pierre ou plus exactement des aspects de lui-même que Pierre considère
ainsi. Pierre n'est pas insensible aux marques d'intérêt que Marie lui adresse
Après quelques rencontres avec des amis, Pierre et Marie se donnent rendez-vous seuls. Un an plus
tard, ils prennent un appartement ensemble. Pierre se sent bien avec Marie. Il éprouve un sentiment de
sécurité. Leur relation lui apporte un équilibre nouveau. Pourquoi dans ces conditions lui confier son
secret ! Il courrait le risque de perdre sa confiance, de la faire fuir pour toujours.
Un soir, comme il rentre chez eux à peine sa journée de travail terminée, Marie lui a préparé une
surprise. Sur la table un bouquet de fleurs, au menu le plat préféré de Pierre accompagné d'un bon vin
auquel Marie goûtera à peine : elle est enceinte !
A ce stade, plusieurs scénarios sont possibles.
- Pierre est heureux! Il est normal malgré ce qui lui est arrivé. L'annonce de cette grossesse
vient affermir le sentiment de sécurité, de confiance en soi que lui procure la présence de Marie.
- Pierre disparaît, préférant fuir plutôt que de courir le risque de devenir criminel. (Il n'est pas
impossible de comprendre ainsi certains suicides inexplicables survenant à la naissance de l'enfant.)
- Cette nouvelle réveille le malaise ancien mais jamais totalement enfoui lié aux agressions
subies. Il se montre distant, évite les moments d'intimité; Sur le plan sexuel, il se montre peu intéressé.
En réalité, il redoute de commettre un inceste précoce comme si son sexe pouvait rentrer en contact
avec le bébé lors d'un rapport. Marie met sur le compte de ses changements le peu d'intérêt de Pierre.
Il pense que tout rentrera dans l'ordre après la naissance.
- Pierre qui s'était toujours montré si calme devient impulsif. Il a des sautes d'humeur, se
montre tout à coup menaçant voire violent : il menace de "cogner" Marie visant son ventre en tenant
des propos du genre :"Tu vas voir ton gosse, je vais te le faire passer !" Sa sexualité devient impulsive.
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Il ne comprend pas que sa femme n'en ait pas envie ou refuse les rapports ce qui le frustre. Cet aspect
pulsionnel intensifie chez lui la peur de ne pas pouvoir, un jour, s'empêcher de le faire.
A la naissance de l'enfant, ces comportements qui ne sont pas encore des symptômes vont
s'amplifier. Le plus souvent Pierre se montre distant vis-à-vis de l'enfant. Il n'aime pas rester seul avec
lui, lui donner le bain, le changer… Marie attribue tous ces comportements "à l'égoïsme des hommes".
Elle pense que son mari est peut-être jaloux de l'enfant…Dans le domaine sexuel soit la panne persiste
ce qui amène Marie à douter de Pierre, imaginer qu'il a une maîtresse. Si les hommes ne peuvent pas
s'en passer, alors c'est qu'il la trompe. A l'opposé, Pierre peut se montrer de plus en plus exigeant,
vouloir avoir des relations tous les jours, ce que Marie refuse. Elle est fatiguée, a besoin de se sentir
disponible et surtout en sécurité. Dans le premier cas, si elle insiste pour avoir des rapports plus
fréquents, elle réveille la peur chez Pierre d'être victime de ses pulsions, dans l'autre cas en le privant,
elle lui fait craindre de passer à l'acte sur leur enfant ce qui augmente la violence de Pierre. Les
comportements symptômes de Pierre vont alors s'amplifier :
- surinvestissement d'activités extra familiales
- dépression, conduites suicidaires ou à risque
- instabilité professionnelle
- début d'alcoolisations régulières et parfois massives
- violences conjugales
- violences sexuelles sur Marie…
A ces comportements vécus comme une attaque du lien conjugal, Marie va répondre par des contreattaques :
- Décision de reprendre une activité professionnelle ce qui entraîne que Pierre s'occupe de
l'enfant certains soirs :"Tu n'auras qu'à le prendre à la crèche et lui donner le bain avant que je ne
rentre."
- Dépression. Marie qui se sent trahie demande à son médecin un anxiolytique et un somnifère.
Le soir, à neuf heures trente elle se couche et s'endort aussitôt pour ne pas penser laissant Pierre seul.
Celui-ci se sent abandonné et rumine sa rage envers Marie qui ne le comprend pas.
- Si Pierre pour mettre un terme à son malaise parle de séparation, Marie s'y oppose rappelant
l'engagement mutuel que représente l'éducation d'un enfant…
- Décision de quitter Pierre. Il s'occupera de leur enfant un week end sur deux, ce qui implique
qu'il se retrouvera seul avec lui !
- Début d'une nouvelle grossesse et refus d'avorter.
Quel que soit l'attitude de Marie, son choix pour faire face à la crise de couple, Pierre se sent
trahi. Si elle l'aimait vraiment, elle comprendrait qu'elle ne doit pas le laisser seul avec leur enfant. Si
elle ne le comprend pas, c'est qu'elle ne l'aime pas. Pierre revit alors dans son couple le même désaveu
de sa souffrance qu'il avait ressenti quand il avait, enfant, tenté de dire à ses parents ce que son grandpère lui faisait. Lorsque, abandonnant la lutte avec lui-même, Pierre passe à l'acte sur l'enfant, il se
raconte l'histoire que c'est à cause de Marie, qu'elle est responsable. Du moins c'est ce qu'il aimerait
croire.
L'enfant essaiera toujours de dire à sa mère ce qui lui arrive. Malheureusement son langage codé, ou
l'incapacité de la mère de croire son compagnon capable de faire une chose pareille l'amène à ne pas
comprendre ce qu'il tente de lui dire. (Je ne parle pas ici des mères complices actives ou passives.)
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Son passage à l'acte entraîne presque toujours une amplification des troubles de Pierre : alcoolisme,
tentatives de suicide, désinsertion professionnelle, violence… A ces troubles, peuvent s'ajouter des
mauvais traitements sur l'enfant victime comme si celui-ci devenait coupable aux yeux de son père de
faire de lui un monstre. Puisqu'il sait de quoi il est capable, il devrait pouvoir se protéger et un ainsi le
protéger! Il n'est pas rare que ces hommes présentent des crises mystiques recherchant leur salut dans
une foi extrémiste. D'autres peuvent également développer une activité dans des œuvres de
bienfaisance, dans des associations caritatives voire de protection de l'enfance. A la fois ils se rendent
insoupçonnables tout en tentant de préserver un peu d'estime d'eux-mêmes.
Un scénario différent concernant la relation père /enfant peut également s'observer.
Contrairement aux précédents qui voient Pierre tenter d'éviter toute proximité avec son enfant, il peut
arriver que le père se montre au contraire très proche de lui, recherchant des contacts physiques
comme par exemple au moment de la toilette. Il n'est pas rare de voir ces hommes mettre en scène
devant leur femme un abus sous une forme ludique : par exemple jouer à s'attraper le sexe, faire des
bisous sur le sexe de l'enfant devant la mère… Si celle-ci ne dit rien elle devient complice et ne pourra
pas dire qu'elle ne pouvait pas savoir. Comme dans les scénarios précédents, le père fera porter à sa
femme la responsabilité de ses actes ; elle aurait dû comprendre et par conséquent l'empêcher.
En conclusion, comme je le précisais en introduction, avoir été victime n'implique pas de
devenir coupable. La qualité des liens d'attachements au sein desquels l'enfant s'est construit sera un
facteur important de protection car cette qualité lui permettra probablement l'établissement d'un lien
conjugal sécurisant, favorisant la reconquête de la confiance en soi et de l'estime de soi altérés par les
agressions subies. Mais quand la répétition se produit, il est important de pouvoir, avec l'auteur de ces
actes, reconstituer le scénario relationnel dans lesquels ils sont survenus pour qu'il puisse de nouveau
se considérer comme un être responsable et non pas victime des autres : ce qu'il a fait, quelles qu'en
soient les raisons, il n'avait pas le droit de le faire. Pour parvenir à cette reconstruction, il est important
de considérer toutes les stratégies qu'il avait mises en œuvre pour éviter de le faire. Enfin, parvenir à
cette reconstruction sera un atout thérapeutique précieux pour l'enfant : il n'est pas responsable du mal
subi.
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Présentation des intervenants
Gilles BIBEAU
Professeur au Département d’anthropologie, Université de Montréal.
Yolande GOVINDAMA
Maître de conférences-H.D.R. Université René Descartes ; psychologue-psychothérapeuteExpert près de la cour d’appel de Paris.
Bob et Johanne BOURDON
Amérindiens/Métis, Intervenants dans les prisons autochtones.
Jean-Bernard POCREAU
Professeur Titulaire, Psychologue.
Lucienne Martins BORGES
Psychologue Université Laval – Québec.
Etsianat ONDONGH-ESSALT
Ethno-psychanalyste, Président de l’association LICOSECS, Directeur d’EKHAMYS
ICCPC.
Paul JEANNETEAU
Vice-Président du Conseil Général du Maine-et-Loire.
Henri Nhi BARTE
Professeur des universités, Psychiatre des hôpitaux de Paris, Psychologue.
Nicole DIEDERICH
Sociologue, chercheuse à l’ISERM, Centre des Mouvements sociaux (EHSS/CNRS), Paris.
Denis VAGINAY
Psychologue.
Michel FROMAGET
Anthropologue et philosophe.
Dominique FREMY
Pédopsychiatre hospitalier, Expert près de la cour d’Appel de Besançon.
Michel SUARD
Psychologue, thérapeute familial, A.T.F.S. CAEN.
Jean-Paul MUGNIER
Thérapeute familial, Directeur de l’Institut d’Etudes Systémiques, Paris.
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