Le Bourgeois Gentilhomme

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LE BOURGEOIS GENTILHOMME
Adapté de Molière, 1670, par Hélène Toutain janvier 2008
Monsieur Jourdain
Maître de musique
Maître de danse
Maître d’armes
Maître de philosophie
Maître tailleur
Deux laquais
deux garçons tailleurs
Nicole, servante
Madame Jourdain
Dorante
Scène 1
Maître de musique : Il ne tardera guère.
Maître de danse : Nous avons trouvé ici un homme comme il nous faut, vous et moi. Ce
nous est une bonne rente que ce monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de
galanterie qu’il est allé se mettre dans la tête.
Maître de musique : C’est un homme, à la vérité, dont les lumières sont petites, qui parle à
tort et à travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contresens ; mais son argent redresse les
jugements de son esprit.
M. Jourdain : Hé bien, messieurs ? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?
Maître de musique : Comment ?
Maître de danse : Quelle « petite drôlerie » ?
M. Jourdain : Eh, là… Comment appelez-vous cela ? Votre prologue, ou votre dialogue de
chansons et de danse…
Maître de musique : Vous nous y voyez préparés.
M. Jourdain : Je vous ai fait un peu attendre, mais c’est que je me fais habiller aujourd’hui
comme les gens de qualité. Voyez ce petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
Maître de danse : Il est galant.
M. Jourdain : Laquais, holà ! Mes deux laquais.
Laquais : Que voulez-vous, Monsieur ?
M. Jourdain : Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien. Que pensez-vous de cette
indienne ?
Maître de musique : Cela vous sied à merveille. Je voudrais bien vous faire entendre un air
que je viens de composer….
M. Jourdain : Donnez-moi ma robe pour mieux entendre… Attendez, je crois que je serai
mieux sans robe… Non, redonnez-la moi, cela ira mieux.
Maître de musique : Voici une sérénade…
M. Jourdain : Est-ce que les gens de qualité apprennent la musique ?
Maître de musique : Oui, monsieur.
M. Jourdain : Je l’apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre : car, outre
le maître d’armes, j’ai arrêté encore une maître de philosophie qui doit commencer ce matin.
Maître de musique : La philosophie est quelque chose ; mais la musique, monsieur, la
musique…
Maître de danse : La musique et la danse, c’est là tout ce qu’il faut.
Maître de musique : Il n’y a rien qui soit si utile dans un Etat que la musique.
Maître de danse : Il n’y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse.
1
Maître de musique : Sans la musique, un Etat ne peut subsister.
Maître de danse : Sans la danse, un homme ne saurait rien faire.
Maître de musique : Tous les désordres, toutes les guerres qu’on voit dans le monde
n’arrivent que pour n’apprendre pas la musique.
Maître de danse : Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les histoires
sont remplies, les bévues des politiques et les manquements des grands capitaines, tout cela
n’est venu que faute de savoir danser….Vous allez voir un petit ballet qui a quelque chose de
fort galant…
M. Jourdain : C’est que la personne pour qui j’ai fait faire tout cela vient tantôt me rendre
visite.
Maître de danse : Tout est prêt.
Maître de musique : Au reste, monsieur, ce n’est pas assez, il faut qu’une personne comme
vous, qui êtes magnifique et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de
musique chez soi tous les mercredis, ou tous les jeudis, ou les deux .
M. Jourdain : Est-ce que les gens de qualité en ont ? Alors j’en aurai. Cela sera-t-il beau. ?
Maître de musique : Sans doute. Il vous faudra trois voix, une basse de viole, un téorbe et un
clavecin, avec deux dessus de violon…
M. Jourdain : Il faudra mettre aussi une trompette marine. La trompette marine est un
instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.
Maître de musique : Vous aurez tout ce qu’il faut.
M. Jourdain : Ah, il me faut répéter le menuet pour tantôt. Allons, mon maître.
Maître de danse : Un chapeau, s’il vous plaît. La la la lala la. En cadence, s’il vous plaît. La
la la la la la, ne remuez point tant les épaules, la lala, haussez la tête, tournez la pointe du pied
en dehors, lala la, dressez votre corps.
M. Jourdain : Apprenez-moi comment il faut faire une révérence pour saluer une marquise,
j’en aurai besoin tantôt.
Maître de danse : Une révérence pour saluer une marquise ?
M. Jourdain : Oui, une marquise qui s’appelle Dorimène.
Maître de danse : Donnez-moi la main.
M. Jourdain : Non, vous n’avez qu’à faire, je le retiendrai bien.
Maître de danse : Il faut d’abord une révérence ne arrière, puis marcher vers elle avec trois
révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu’à ses genoux.
Laquais : Monsieur, voilà votre maître d’armes qui est là.
M. Jourdain : Ah, messieurs, je veux que vous me voyiez faire.
Scène 2
Maître d’armes : Allons, monsieur, la révérence. Votre corps droit, un peu penché sur la
cuisse gauche, les jambes point trop écartées… La tête droite, le regard assuré… Un saut en
arrière. Voilà la tierce, voilà la quarte…En garde !
M. Jourdain : Euh !
Maître de musique : Vous faites des merveilles.
Maître d’armes : Tout le secret des armes consiste à donner et à ne point recevoir, et il est
impossible que vous receviez, si vous savez détourner l’épée de votre ennemi, ce qui ne
dépend que d’un petit mouvement de poignet.
M. Jourdain : De cette façon donc un homme est sûr de tuer son homme et de n’être point
tué ?
Maître d’armes : Sans doute. Et c’est en quoi l’on voit combien la science des armes
l’emporte hautement sur toutes les autres, comme la danse, la musique…
Maître de danse : Tout beau, monsieur , ne parlez de la danse qu’avec respect.
2
Maître de musique : Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.
Maître d’armes : Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la
mienne !
Maître de danse : Voyez un peu l’homme d’importance !
Maître d’armes : Mon petit maître à danser, je vous ferai danser comme il faut, et vous mon
petit musicien, je vous ferai chanter de belle manière…
Maître de musique : Mon sieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier !
M. Jourdain : Etes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui
sait tuer son homme ?
Maître de musique : Je me moque de sa tierce et de sa quarte !
Maître d’armes : Petit impertinent !
Maître de danse : Grand cheval de carrosse !
M. Jourdain : Eh là, tout doux !
Maître d’armes : Je vais vous étriller !
M. Jourdain : Tout beau.
Maître de musique : Je vous rosserai…
M. Jourdain : De grâce…
Maître de danse : Si je me jette sur vous…
Scène 3
M. Jourdain : Ah, monsieur le philosophe, vous arrivez à propos avec votre philosophie.
Venez donc mettre la paix entre ces personnes-ci.
Maître de danse : Monsieur, il vient de nous dire des injures à tous les deux, en méprisant la
danse, que j’exerce, et la musique, dont il fait profession.
Maître de philosophie : Hé quoi, messieurs, n’avez-vous pas lu le docte traité que Sénèque a
composé de la colère ?
Maître d’armes : Ils ont tous deux l’audace de comparer leurs professions à la mienne.
Maître de philosophie : Faut-il que cela vous émeuve ? Ce qui nous distingue les uns des
autres, c’est la sagesse et la vertu.
Maître de danse : Je soutiens que la danse est la plus excellente des sciences.
Maître de musique : Et moi que la musique est la plus estimée depuis des siècles.
Maître d’armes : Et moi, que la science des armes est la plus belle et la plus nécessaire de
toutes les sciences.
Maître de philosophie : Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien
arrogants de donner le nom de science à des choses qui ne sont pas même des arts, dans vos
métiers misérables de gladiateur, de chanteur et de baladin !
Maître de danse : Allez, philosophe de chien !
Maître de musique : Allez, bélître de pédant !
Maître d’armes : Allez, cuistre fieffé !
Maître de philosophie : Comment, marauds que vous êtes …
M. Jourdain : Monsieur le philosophe !
Maître de philosophie : Infâmes, coquins, insolents !
M. Jourdain : Monsieur le philosophe !
Maître de philosophie : Impudents !
Maître de musique : La peste l’animal !
M. Jourdain : Messieurs.
Maître de danse : Au diable l’âne bâté !
Maître de philosophie : Scélérats !
M. Jourdain : Messieurs.
Maître de philosophie : Fripons, gueux, traîtres, imposteurs !
3
M. Jourdain : Oh, battez-vous tant qu’il vous plaira, je n’irai pas gâter ma robe pour vous
séparer.
Scène 4
Maître de philosophie : Venons à notre leçon.
M. Jourdain : Je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
Maître de philosophie : Ce n’est rien. Je m’en vais composer contre eux une satire du style
de Juvénal, qui les déchirera de belle façon… Mais que voulez-vous apprendre ?
M. Jourdain : Tout ce que je pourrai.
Maître de philosophie : Très bien. Nam sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous
entendez le latin, sans doute ?
M. Jourdain : Oui, mais faites comme si je ne le savais pas. Expliquez-moi ce que cela veut
dire.
Maître de philosophie : Cela veut dire que sans la science, la vie est presque une image de la
mort.
M. Jourdain : Ce latin-là a raison.
Maître de philosophie : Voulez-vous que je vous apprenne la logique ? La morale ? Ou la
physique ?
M. Jourdain : Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
Maître de philosophie : Elle explique les principes des choses naturelles et les propriétés du
corps, discourt de la nature des éléments, et nous enseigne les causes de tous les météores,
l’arc en ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, les tourbillons…
M. Jourdain : Il y a trop de tintamarre là-dedans. Apprenez-moi l’orthographe.
Maître de philosophie : Soit. Commençons par une exacte connaissance des lettres, qui sont
divisées en voyelles et en consonnes. Il y a cinq voyelles : A…
M. Jourdain : A…
Maître de philosophie : En ouvrant fort la bouche, A,A. La voix E se forme en rapprochant
la mâchoire du bas de celle d’en haut : E. A,E.
M. Jourdain : A,E,A,E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
Maître de philosophie : Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de
l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : I.A,E,I.
M. Jourdain : A,E,I. Cela est vrai. Vive la science !Cela est admirable ! AEI ! Que n’ai-je
étudié plus tôt pour savoir tout cela ! Est-ce qu’il y a d’autres choses aussi curieuses que
celles-ci ?
Maître de philosophie : L’R, par exemple, se prononce en portant le bout de la langue
jusqu’au bout du palais : R, ra.
M. Jourdain : R, r, ra, r,r,r,r, ra,ra,ra : cela est vrai ! Ah, l’habile homme que vous êtes ! et
que j’ai perdu de temps : r, r, ra ! Au reste, il faut que je vous fasse une confidence : je suis
amoureux d’une marquise, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose
dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. Ce sera galant…
Maître de philosophie : Sont-ce des vers que vous voulez lui écrire ?
M. Jourdain : Non, non, point de vers.
Maître de philosophie : Vous ne voulez que de la prose ?
M. Jourdain : Non, je ne veux ni prose ni vers.
Maître de philosophie : Il faut bien que cela soit l’un ou l’autre. Il n’y a pour s’exprimer que
la prose ou les vers.
M. Jourdain : Et comme l’on parle, qu’est-ce donc que cela ?
Maître de philosophie : De la prose.
M. Jourdain : Quoi ! Quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez
mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?
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Maître de philosophie : Oui, monsieur.
M. Jourdain : Par ma foi ! Il y a plus de quarante ans que je dis de la pos sans que j’en susse
rien !…Je voudrais donc lui mettre dans un billet : « Belle marquise, vos beaux yeux me font
mourir d’amour », mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, et tourné à la
mode.
Maître de philosophie : On peut mettre cela de diverses manières : « D’amour mourir me
font, belle marquise, vos beaux yeux », ou bien : « Vos yeux beaux d’amour me font, belle
marquise, mourir » ou bien « Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font » ou
bien « me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d’amour ».
M. Jourdain : Mais, de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Maître de philosophie : Celle que vous avez dite : « Belle marquise, vos beaux yeux me font
mourir d’amour »
M. Jourdain : Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous
remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Maître de philosophie : Je n’y manquerai pas.
Laquais : Monsieur, c’est votre tailleur.
Scène 5
Maître tailleur : Je n’ai pu venir plus tôt, et j’ai mis vingt garçons après votre habit.
M. Jourdain : Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits que j’ai eu toutes les peines du
monde à les mettre, et vous m’avez fait faire des souliers qui me blessent furieusement..
Maître tailleur : Point du tout, monsieur.
M. Jourdain : Comment, point du tout !
Maître tailleur : Non, ils ne vous blessent point.
M. Jourdain : Je vous dis qu’ils me blessent, moi.
Maître tailleur : Vous vous imaginez cela.
M. Jourdain : Je l’imagine parce que je le sens ! Voyez la belle raison !
Maître tailleur : Tenez, voilà le plus bel habit de cour…
M. Jourdain : Vous avez mis les fleurs en bas !
Maître tailleur : Vous ne m’avez pas dit que vous les vouliez en haut…Toutes les personnes
de qualité les portent de la sorte.
M. Jourdain : Les personnes de qualité portent les fleurs en bas ? …Oh ! Voilà qui est donc
bien.
Maître tailleur : Si vous voulez, je les mettrai en haut.
M. Jourdain : Non, non. La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?
Maître tailleur : Je défie un peintre avec son pinceau de faire rien de plus juste. Maintenant,
votre habit. L’on va vous habiller en cadence : Holà, vous autres, mettez cet habit à monsieur
de la manière qu’il faut pour les personnes de qualité .
Garçon tailleur : Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour
boire.
M. Jourdain : Comment m’appelez-vous ?
Garçon tailleur : Mon gentilhomme.
M. Jourdain : Mon gentilhomme ! Voilà ce que c’est que de s’habiller en personne de
qualité ! Tenez, voilà pour « mon gentilhomme »
Garçon tailleur : Monseigneur, nous vous sommes bien obligés..
M. Jourdain : Monseigneur !Oh, oh ! Monseigneur ! Attendez, mon ami. « Monseigneur »
mérite quelque chose, et voilà ce que Monseigneur vous donne.
Garçon tailleur : Monseigneur, nous allons boire à la santé de Votre Grandeur.
M. Jourdain : Votre Grandeur ! oh, oh, oh ! tenez, voilà pour ma Grandeur.
Garçon tailleur : Nous vous remercions humblement de vos libéralités.
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M. Jourdain : Ma foi, il serait allé jusqu’à l’Altesse, il aurait eu toute la bourse.
Scène 6
M. Jourdain : Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit en ville ; et surtout ayez
soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à
moi.
Laquais : Oui, monsieur.
M. Jourdain : Ah, voilà Nicole.
Nicole : Hihihi !
M. Jourdain : Qu’as-tu à rire ?
Nicole : Hihihi !
M. Jourdain : Que veut dire cette coquine-là ?
Nicole : Hihihi !
M. Jourdain : Comment donc ? Te moques-tu de moi ?
Nicole : Hihihi ! Nenni, monsieur, j’en serais bien fâchée.
M. Jourdain : Tu ne t’arrêteras pas ?
Nicole : Monsieur, je ne puis m’en empêcher. Hihihi !
M. Jourdain : Mais voyez quelle insolence !
Nicole : Hihihi !
M. Jourdain : Si tu ris encore, je te jure que je te donnerai le plus grand soufflet qu’il soit
possible.
Nicole : Hihihi ! Ah, Monsieur, je ne rirai plus.
M. Jourdain : Il faut que pour tantôt tu nettoies…
Nicole : Hihihi !
M. Jourdain : Que tu nettoies la salle….
Nicole : Hihihi !
M. Jourdain : Encore !
Nicole : Hihihi ! Tenez, monsieur, battez-moi plutôt, mais laissez moi rire tout mon soûl.
M. Jourdain : J’enrage !
Nicole : Hihihi ! Monsieur, je crèverai, si je ne ris pas. Hihihi !
M. Jourdain : Il faut que tu prépares la maison pour la compagnie qui doit venir tantôt.
Scène 7
Mme Jourdain : Ah, ah ! Voici une nouvelle histoire. Qu’est-ce donc, mon mari, que cette
compagnie-là ?…Vous moquez-vous du monde de vous être fait harnacher de la sorte ? Avezvous envie qu’on se raille partout de vous ?
M. Jourdain : Il n’y a que les sots et les sottes, ma femme, qui se railleront de moi.
Mme Jourdain : Vraiment, il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le
monde. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Dans cette maison, c’est
banquet de fête tous les jours, et dès le matin, on y entend un vacarme de violons..
Nicole : Et avec tout cet attirail de gens que vous faites venir chez vous, nous passons nos
journées à frotter les parquets qu’ils viennent crotter à toute heure.
M. Jourdain : Ouais, notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une
paysanne.
Mme Jourdain : Nicole a raison. Je voudrais bien savoir si c’est pour quand vous n’aurez
plus de jambes que vous apprenez à danser ?
Nicole : Et si vous voulez faire écrouler la maison, avec ce grand tireur d’armes et ses
battements de pieds ? Il nous a déjà cassé huit carreaux . Est-ce que vous voulez tuer
quelqu’un ?
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M. Jourdain : Taisez-vous, ma servante, et ma femme ! Vous êtes des ignorantes, vous
parlez comme des bêtes, et j’ai honte de vous.
Mme Jourdain : Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là avec leurs fariboles.
Nicole : Surtout ce grand escogriffe qui remplit de poudre tout mon ménage.
M. Jourdain : Ouais, ce maître d’armes vous tient fort au cœur. Je vais te faire voir ton
impertinence. Tiens ! Quand on pousse en quarte, voilà, et voilà quand on pousse en tierce.
C’est le moyen de n’être jamais tué ; pousse un peu pour voir….Holà ! Tout beau !Diantre
soit la coquine !
Nicole : Vous me dites de pousser : je pousse.
M. Jourdain : Oui, mais tu me pousses en tierce avant de pousser en quarte, et tu n’attends
pas que je pare.
Mme Jourdain : Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu
depuis que vous vous mêlez de fréquenter la noblesse.
M. Jourdain : Paix ! Vous ne savez pas de qui vous parlez. Il a des bontés pour moi, et des
caresses dont je suis confus.
Mme Jourdain : Oui, il a des bontés pour vous et il vous fait des caresses, mais il vous
emprunte votre argent.
M. Jourdain : Mais puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?
Nicole : Oui, eh bien voilà l’oiseau cher ami qui vient , et voilà que j’ai d’un coup l’appétit
coupé.
Mme Jourdain : Vous allez voir qu’il ne vous a pas encore emprunté assez.
Scène 8
Dorante : Mon cher ami, M.Jourdain, comment vous portez-vous ?
M. Jourdain : Fort bien, monsieur, pour vous rendre mes petits services.
Dorante : Et madame Jourdain, comment se porte-t-elle ?
Mme Jourdain : Madame Jourdain se porte comme elle peut.
Dorante : Oh, Monsieur, comme vous avez bel air avec cet habit ! On n’en voit point de plus
galant à la cour ! Tournez-vous un peu…
Mme Jourdain : Oui, aussi sot par derrière que par devant.
Dorante : Ah, monsieur, vous êtes l’homme au monde que j’estime le plus, et je parlais
encore de vous ce matin dans la chambre du roi.
M. Jourdain : Dans la chambre du roi !
Nicole : Pour s’y gausser de vous, nigaud.
Mme Jourdain : Je flaire dans cette grande nouvelle un grand besoin de nouvelles liquidités.
Dorante : Monsieur Jourdain, vous êtes mon ami.
M. Jourdain : Je suis votre serviteur.
Dorante : Je suis votre débiteur, comme vous le savez.
Mme Jourdain : Oui, nous ne le savons que trop.
Dorante : Mais je sais rendre ce qu’on me prête, et je viens ici pour faire nos comptes
ensemble.
M. Jourdain : Eh bien vous voyez votre impertinence, ma femme. Vos soupçons étaient
ridicules.
Dorante : Vous souvenez-vous bien de tout l’argent que vous m’avez prêté ?
M. Jourdain : Je crois que oui. Nous avons fait un petit mémoire…
Mme Jourdain : Deux cents louis
Dorante : Cela est vrai
Mme Jourdain : Cent quarante louis
Dorante : Oui
M. Jourdain : Une autre fois, cent vingt
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Dorante : Vous avez raison.
Mme Jourdain : Ces trois articles font quatre cent soixante louis.
Nicole : Ce qui fait cinq mille soixante livres.
Dorante : Le compte est fort bon ; cinq mille soixante livres.
M. Jourdain : Plus mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier
Dorante : Justement
Mme Jourdain : Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.
Dorante : Il est vrai.
Mme Jourdain : Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sols et huit deniers à votre
marchand.
Dorante : Fort bien, douze sols huit deniers, le comte est juste.
Mme Jourdain : Somme totale : quinze mille huit cent livres.
Dorante : Cette somme totale est juste ; mettez encore deux cents pistoles que vous m’allez
donner, dela fera justement dix huit mille francs, que je vous payerai au premier jour.
Mme Jourdain : Eh bien, ne l’avais-je pas bien deviné ?
Nicole : Cet homme-là fait de vous une vache à lait !
Dorante : Si cela vous incommode, j’irai chercher ailleurs.
M. Jourdain : Non, monsieur.
Mme Jourdain : Il ne sera content qu’il ne vous ait ruiné.
Nicole : Il vous sucera jusqu’au dernier sou.
M. Jourdain : Vous tairez-vous ?
Dorante : J’ai force gens qui m’en prêteraient avec joie ; mais, comme vous êtes mon
meilleur ami, j’ai cru que je vous ferais tort si j’en demandais à quelqu’un d’autre.
M. Jourdain : C’est trop d’honneur, monsieur, que vous me faites. Je vais quérir votre
affaire.
Mme Jourdain : Quoi ! Vous allez encore lui donner cela ?
M. Jourdain : Que faire ? Voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là, qui a
parlé de moi ce matin dans la chambre du roi ?
Mme Jourdain : Allez, vous êtes une vraie dupe.
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