Corpus Platon G. Gratet I. Platon et la parole – lexique grec II. Autres textes de Platon sur la parole III. Fiches sur le Phèdre IV. Citations sur Platon I. Platon et la parole – lexique grec Les numéros de pages et de notes renvoient à l’édition au programme (L. Mouze). A compléter avec le lexique de l’édition GF, p.267-274. Âme (psuchè) : a) selon Platon, tous les vivants (humains, animaux, mais aussi dieux, démons et le monde lui-même) ont une âme et un corps, l’âme étant le principe de vie, ce qui anime le corps vivant qui est « fixé » à elle (246c : c’est bien le corps qui est fixé à l’âme, et pas l’inverse)1. Dans le Phédon (82e et 83d), l’âme est dite « collée », « clouée » au corps, et même « enchainée » à lui, « forcée de regarder les réalités à travers lui comme à travers les grilles d’une prison ». Chez les dieux, l’âme et le corps sont « naturellement unis pour toujours » (246d), à la différence des humains. Un être humain, pour Platon, c’est une âme provisoirement installée dans un corps humain. b) L’âme a une double fonction, motrice (c’est le principe de tout mouvement) et cognitive (elle assure la médiation entre monde sensible et monde intelligible). Le monde sensible, par son âme, fait acte de connaissance : il sait ce qui se passe en lui et peut saisir la structure du monde intelligible. Mais une hiérarchie entre les âmes s’établit en fonction de leur aptitude plus ou moins grande à contempler le monde intelligible. c) Les âmes ont une structure tripartite, figurée dans le Phèdre par le mythe de l’attelage. Chez les dieux, les trois éléments de l’attelage sont bons et homogènes (246a), mais pas chez les hommes (opposition des deux chevaux), d’où la difficulté qui caractérise l’humain dans ses tentatives d’approche de l’intelligible. Les trois éléments de l’attelage peuvent être comparés aux trois caractéristiques de l’âme dans la République, 435 : le cocher s’apparente à l’intellect, la partie rationnelle (noûs) ; le bon cheval, l’ardeur du tempérament, le « cœur » (thumos) ; le mauvais cheval, les désirs bas, « l’appétit » (épithumia)2. d) Au niveau cosmologique, l’existence de toutes les âmes se trouve scandée par des cycles de dix mille ans, eux-mêmes divisés en dix périodes de mille ans. Pour les âmes qui se sont incarnées après la première période, chacune des neuf autres comprend une vie dans un corps d’homme ou de bête et un séjour dans le ciel ou sous la terre pour la portion de temps restante. Ce qui distingue les âmes des dieux de celles des hommes et des bêtes, c’est la durée et la qualité de leur contemplation de l’intelligible. e) La morale platonicienne exige que l’intellect commande aux deux autres parties, notamment l’appétit insatiable d’épithumia. D’une façon générale, l’impératif éthique selon Socrate se résume à cette formule : « occupe-toi de ton âme » (Premier Alcibiade). Et comme l’âme est pour Socrate le reflet de la personne, un dialogue authentique est une communication d’âme à âme (cf Alcibiade 131d-e). Aporia (aporie) : a) la perplexité, le vacillement que crée Socrate chez son interlocuteur, qui le force à renoncer à ses opinions. « Ils disent que je suis totalement déroutant (atopotatos) et que je ne crée que de la perplexité (aporia) » (Théétète 149a). b) Désigne aussi l’état contradictoire de l’amant du beau (251d, et note 2), entre douleur et joie, moment d’impasse dans le sensible avant Platon localise cette fixation dans la moelle cervicale et la moelle épinière (Timée 73 b-e). Autre passage du Phèdre sur cette idée : 250c, l’huître (l’âme) fixée à son rocher (le corps). 2 Il semblerait que la totalité de l’âme soit immortelle dans le Phèdre, alors que dans le Timée, seul l’intellect est immortel, thumos et epithumia étant les parties mortelles de l’âme. 1 1 l’élan vers l’intelligible ; et l’état d’incompréhension de l’aimé quand il est sous l’emprise d’Eros, du désir (256a, et note 2). L’aporie est donc l’état dans lequel on est plongé quand on discute avec Socrate (sens a), ou quand on tombe amoureux (sens b) : c’est dire le rapport entre Socrate et Eros (cf. le Banquet). Atopia : « hors de lieu », et par extension : « bizarre », « étrange », « original » : la position incasable, inclassable, insituable de Socrate. Cf 229c. Mais dans le Phèdre, le même terme est employé pour dire le désir inouï qu’éprouve l’amant à la vue du beau, mélange de douleur et de joie : l’âme « est tourmentée par l’étrangeté de ce qu’elle éprouve » (251d). Doxa : l’opinion, la parole reçue et adoptée telle quelle. Eîdos, idéa : les Idées platoniciennes, plutôt traduites par « formes intelligibles » pour les distinguer du sens moderne que nous donnons au mot « idée » (cf « avoir une idée »). Pour Platon, ce sont les seules réalités véritables, dont ce qui nous apparait être la « réalité » (le monde sensible) n’est que la copie. Voir notes 2 p.238 et 4 p.255. Elenchos : la méthode dialectique, par division et rassemblement. Celui qui la pratique est « dialecticien » (266c). Voir 276e. Enthousiasmos (enthousiasme) : extase, état de possession divine, traduit par « transe bachique », « délire bachique » (dieu Dionysos) en 234d ; voir aussi la « transe corybantique » (déesse Cybèle) en 228b. Voir l’extrait de Ion reproduit ci-dessous. L’enthousiasme, pris dans un sens ironique, fait chanter des dithyrambes (hymnes à Dionysos-Bacchus), comme en 238d. Ergon : l’acte Eristique : joute dialectique Eros : dieu de l’amour, ou du désir d’après Socrate. L’amoureux, l’amant est l’erastès ; l’aimé, le « chéri », est l’éroménos. Ethique : ce qui détermine ce que l’homme muni du seul Logos doit faire en tant qu’homme. Socrate est d’abord un maître en éthique, d’après Aristote : il met la rationalité au service de la question « qu’est-ce que l’homme a à faire ? » « Gnôti seauton » : le célèbre adage de Socrate « connais-toi toi-même », prescription gravée sur le temple d’Apollon à Delphes. Cf Phèdre, 229e. Le Phèdre propose pour cela l’exercice de la philosophie, mais aussi l’amour vrai (voir la note 3 p.254 : « aimer, c’est retrouver son génie propre »). Grapheîn : le même verbe signifie « peindre » et « écrire ». Voir 275d et note 3 p.304. Ironie : le célèbre ton de Socrate. Très nombreux exemples dans notre texte, en particulier à l’égard des sophistes, et ce, jusque dans la façon de s’appliquer à soi-même les critiques de ses adversaires quand ils se moquent de Socrate (270a : « tous les grands arts ont besoin en plus de bavardage et de spéculations sur la nature » : ironie sur la dialectique et la cosmologie). Logos : il est essentiel de retenir que pour un Grec, le même mot signifie « parole » et « raison ». Comme le propose Suzanne Bernard, « on pourrait presque dire qu’une des clés d’entrée dans la problématique que pose Platon à travers ses dialogues est cette multiplicité des sens de Logos et qu’un de ses objectifs premiers est de nous aider à tirer au clair les différentes réalités qui se désignent pour lui et ses contemporains par un même mot ». Voir par exemple le passage 270b270c : « Platon semble ici jouer sur les différents sens que peut revêtir, en grec ancien, le terme logos » (Brisson, note 399). Voici, de façon schématique, ces différents sens (d’après le dictionnaire Bailly) : 1. Parole : a) la parole en général, par opposition à l’acte (Ergon) ; b) une parole, un mot, puis des paroles, des mots, d’où : le langage en général ; c) tout acte de parole en particulier (un dire, une révélation divine, une sentence, une décision, une promesse, un argument, etc.) ; d) un bruit qui court, une rumeur, une nouvelle ; e) une conversation, y compris philosophique, mais aussi le sujet de cette conversation ; f) un récit ; g) toute composition en prose, et par suite, l’ensemble des belles-lettres, sciences, études. 2. Raison : a) faculté de raisonner, intelligence (270a : « examine ce que peuvent bien dire au sujet de la nature Hippocrate et la vraie raison ») ; b) le bon sens ; c) la raison intime d’une chose, son fondement (245e : « c’est là l’essence et la 2 définition de l’âme) ; d) l’exercice de la raison, le jugement, l’argumentation (276c : « des discours incapables de se porter secours par une argumentation… »). Etymologie : verbe Legein, dont le sens originel est « rassembler, cueillir, choisir », d’où : « compter, dénombrer », et enfin : « discourir ». Le logos est rassemblement, sélection, dénombrement dans le monde. N.B.1 : le mot dialogue est un composé de Logos : dia logos, « à travers la parole ». N.B. 2 : Socrate le philosophe se dit aussi philologos, « amoureux des discours » (228c et 236e) Mania : la folie, en tant que possession divine, dont le Phèdre distingue quatre formes (244-245) Muthos (mythe) : récit, fable, conte, et donc « mythe » ; mais le premier sens est « la parole ». Voir 229c (Socrate croit-il aux mythes ?), 237a (pour qualifier le 1er discours), 265c (pour qualifier le second, avec le rapport explicite entre mythe et jeu), 276e (même idée). Sur la notion de « mythe vraisemblable », note 1 p.283. Parrhesia : « franc parler ». Dire ce qu’on pense vraiment, sans se préoccuper des croyances, opinions, fausse honte, etc. Exigé par Socrate de son interlocuteur pour mener le dialogue. Pharmakon : « remède », mais aussi « drogue », « philtre », « potion magique », et même « poison ». Une des métaphores récurrentes pour désigner le Logos et le livre dans le Phèdre, qui joue sur ces sens ambivalents (230d : « tu m’as l’air d’avoir trouvé le remède / la drogue pour me faire sortir » ; 242d : « ce n’est pas ce que disent le discours de Lysias et le tien, celui que tu as prononcé par ma bouche ensorcelée » ; 268c : « parce qu’il a lu des choses dans un livre ou qu’il est tombé par hasard sur quelques remèdes, il croit qu’il est devenu médecin » ; 270b : l’art de la médecine doit « administrer au corps remèdes et nourriture » comme celui de la rhétorique doit administrer à l’âme « discours et pratiques conformes aux usages » ; 274e : Thamous a trouvé dans le livre « le remède pour la mémoire et le savoir », à quoi Theuth rétorque en 275a : « ce n’est pas de la mémoire mais de la remémoration que tu as trouvé le remède. » ). Voir aussi l’allusion à Pharmacée en 229c. Philosophia (philosophie) : désir (amour) de sagesse, qui n’est donc pas la sagesse mais tend vers elle (seul un dieu mérite d’être appelé sage ; un homme ne peut être, au mieux, que philo-sophe : 278d). Cette passion se divise en deux autres : celle de la vérité, du savoir de l’être (République, 485a-b), et celle du Logos, en tant que le Logos correctement conçu peut conduire à la vérité. 279a : « il y a un amour naturel du savoir (philosophia) dans l’esprit de cet homme » [Isocrate]. Poïesis : l’étymon du mot poésie signifie « création », « assemblage ». Protreptique : invitation à la philosophie. Ce qui doit donner le désir de philosopher. Psychagogie : la conduite des âmes par la parole. C’est le but de l’art rhétorique. Voir 261a, 271c. II. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Autres textes de Platon sur la parole Eloge de la parole La critique de la parole des sophistes La parole de Socrate Tout dialogue authentique est une communication d’âme à âme La pensée est un dialogue intérieur Les limites du langage Parole poétique et parole philosophique 1. Eloge de la parole Timée, 75d-e Par ailleurs, notre bouche, c’est en vue de la nécessité et du meilleur que l’ont pourvue de dents, d’une langue et de lèvres, ceux qui l’ont arrangée selon la disposition qui est la sienne maintenant. 3 L’entrée, ils l’ont ménagée en vue de la nécessité, tandis que la sortie, ils l’ont ménagée en vue du meilleur. En effet, ressortit à la nécessité tout ce qui entre pour fournir au corps sa nourriture, alors que le flot de paroles qui s’épanche au-dehors et qui se met au service de la pensée est le plus beau et le meilleur de tous les flots. 2. La critique de la parole des sophistes Gorgias, 461e : Athènes est « l’endroit de la Grèce où l’on jouit de la plus large liberté de parler ». Gorgias 452b-452e : Gorgias définit son « art » Socrate – Allons, vas-y, Gorgias ! Admets que ces gens-là se joignent à moi pour t’interroger, et réponds-nous sur ce qu’est ce bien, dont tu affirmes qu’il n’y en a pas pour l’humanité de plus grand et que c’est lui qui est l’objet de ta profession. Gorgias – C’est ce qui justement est, en toute vérité, le bien le plus grand et un principe, à la fois d’indépendance pour l’individu et, à la fois, pour chacun, à l’intérieur de sa Cité, d’autorité sur les autres. S. – mais enfin, quel est donc cette chose dont tu veux parler ? G. – ce dont je veux parler, c’est de la capacité de persuader, aussi bien les juges au tribunal qu’au Conseil les membres du Conseil et les membres de l’Assemblée à l’Assemblée, que dans tout autre réunion qui sera réunion politique. Que dis-je ? En possession de ce pouvoir-là, du médecin tu feras ton esclave, ton esclave du maître de gymnase. Quant à notre magnifique financier, c’est à un autre, et non pas à lui-même, que profiteront apparemment ses opérations de finance : à toi bien plutôt, qui as le pouvoir de parler et de persuader la multitude !3 Gorgias : en quoi consiste la « persuasion » selon un sophiste 455a : L’orateur n’est pas non plus compétent pour donner sur le juste ou l’injuste un enseignement au tribunal, comme dans les autres endroits où des hommes s’assemblent en foule, mais compétent seulement pour produire une croyance. 459d : Ne sachant pas à leur sujet ce qui est bon ou ce qui est mauvais, ce qui est beau ou ce qui est laid, juste ou injuste, [l’orateur] a imaginé, les concernant, un procédé de persuasion propre à faire croire, devant des gens qui ne savent pas, que ce qu’on ne sait pas, on le sait mieux que celui qui sait. 462c-463a : [Socrate explique que l’art oratoire n’est pas une technè (un art / un savoir), mais un « savoir-faire », une « routine » qui produit du plaisir au moyen de la flatterie.] 3. La parole de Socrate a. Dire la vérité : bien parler n’est pas parler bien4 Apologie de Socrate, 17a-18a : début de la plaidoirie de Socrate lors de son procès : SOCRATE - Quelle impression ont pu, Athéniens, produire sur vous mes accusateurs, je l’ignore. Toujours est-il que, à moi personnellement, ils m’ont fait, ou peu s’en faut, oublier qui je suis moi-même, tant était persuasif leur langage ! Ils n’ont pourtant pas dit, à bien parler, un seul mot qui fût vrai ; mais ce qui, chez eux, m’a surpris au plus haut point, dans cette foule de faussetés, c’est spécialement la recommandation qu’ils vous faisaient, de prendre bien garde de ne pas vous laisser abuser par moi, sous prétexte que j’ai un grand talent de parole ! Pour ne pas rougir en A comparer à ce passage du « vrai » Gorgias : « La parole / le discours (Logos) est un tyran puissant ; cet élément matériel d'une extrême petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. » (Gorgias, Eloge d’Hélène) 4 Cf le traité de Protagoras l’Art de parler correctement, évoqué dans Phèdre 267c. 3 4 effet de s’attendre à recevoir de moi, sur l’heure, un démenti flagrant une fois qu’il sera avéré que je ne possède pas le moindre talent de parole5, il faut qu’il y ait chez eux totale incapacité de rougir de rien ! à moins que, par hasard, ce que ces gens appellent avoir ce talent ne consiste à dire ce qui est vrai. Car, si c’est ce qu’ils veulent dire par là, sans doute leur accorderai-je, quant à moi, que je suis un orateur, mais sans comparaison avec eux ! Ces gens-là donc, je le répète, n’ont presque rien dit de vrai, et même rien du tout, tandis que, de moi, c’est entièrement la vérité que vous allez entendre. Non, bien sûr, Athéniens, ce n’est pas, par Zeus ! un langage élégamment tourné que vous entendrez, ni possédant non plus, comme le leur, toutes les parures du vocabulaire et du style, mais plutôt des choses dites à la bonne fortune, dans les termes qui me viendront à l’esprit : c’est que j’ai foi dans la justice des choses que je dis. Que nul d’entre vous ne s’attende à ce que je procède d’une autre façon ! Il n’y aurait en effet, bien certainement, aucune bienséance non plus, Citoyens, à venir me présenter devant vous, à l’âge que j’ai, comme si j’étais un gamin inventant quelque histoire à sa façon. Voici en vérité ce qu’en outre, Athéniens, je vous demande, instamment même, ce que je vous prie de me passer : si vous m’entendez plaider ma cause dans le même langage exactement que j’ai l’habitude de parler, soit sur la place publique, contre les comptoirs des changeurs, où nombre d’entre vous m’ont entendu, soit ailleurs, ne vous émerveillez pas pour cela, ne faites pas pour cela du tapage ! Car c’est comme cela : aujourd’hui, parvenu à mes soixante-dix ans, voici la première fois que je suis monté à l’estrade devant une cour de justice. A l’égard de la façon de s’y exprimer, je suis donc tout bonnement dans la position d’un étranger : de même, par conséquent, que si je me trouvais être réellement un étranger, vous me pardonneriez de vous parler dans le dialecte et avec les tournures auxquels j’aurais été nourri, il est naturel aussi, je le crois du moins, que maintenant je vous demande à bon droit la permission de m’exprimer à ma manière. Peutêtre vaudra-t-elle moins, mais, peut-être aussi, davantage. Or, tout ce que je vous demande de considérer et à quoi je vous demande de prêter votre attention, c’est si je dis, ou non, des choses justes ! C’est là en effet le vrai mérite d’un juge, tandis que celui d’un orateur est de dire la vérité. Banquet, 198c-199b : Socrate [après les éloges de l’Amour faits par les convives, c’est son tour de parler] - C’est alors que j’ai compris combien j’avais été ridicule en m’engageant à faire ma part dans cet éloge de l’Amour et en me prétendant très fort en la matière, alors que j’ignorais tout du problème même de l’éloge ; je m’imaginais en effet, pauvre sot ! qu’il suffisait de dire la vérité sur le sujet choisi, que c’était là l’essentiel, et qu’il ne restait plus ensuite, à partir de ces vérités, qu’à choisir les plus belles pour les composer de son mieux ; ainsi, croyant connaître les vraies règles de l’éloge, je ne doutais pas de bien parler. Or, à ce qu’il paraît, ce n’est pas la bonne méthode : si j’ai bien compris, il faut au contraire enchérir et surenchérir de louanges, véridiques ou non ; et peu importe si l’on ment, puisqu’on est convenu, parait-il, que chacun de nous aurait l’air de louer l’Amour, et non pas qu’il le louerait. Voilà pourquoi, j’imagine, vous vous dépensez tant pour couvrir ce dieu d’éloges et le déclarez si considérable et si prodigue en bienfaits, à seule fin qu’il apparaisse dans toute sa beauté et dans toute sa bonté aux yeux émerveillés de ceux qui, évidemment, ne le connaissent pas : car ceux qui le connaissent !... Et l’éloge en est beau, certes, et majestueux ! Il faut donc que je n’aie pas su comment on s’y prend ; et puisque c’est dans cette ignorance que j’ai convenu avec vous de participer à notre concours, ce n’était là qu’une promesse verbale ! Bonsoir donc ! ce n’est pas ma manière de louer : je m’y empêtrerais ! Toutefois, s’il s’agit de dire vrai, et que vous y teniez encore, je veux bien prendre la parole, mais à ma façon, et sans même songer à une concurrence où je me couvrirais de ridicule ! b. Vivre en conformité avec sa parole 5 Même affirmation dans Phèdre 262d. 5 Xénophon6, Mémorables IV, 4, 10 Hippias – Au lieu de questionner toujours sur la justice, il vaudrait mieux nous dire, une bonne fois, ce que c’est ! Socrate – A défaut de la parole, je fais voir ce qu’est la justice par mes actes.7 c. L’exigence d’engagement attendue de l’interlocuteur Gorgias, 474a : Socrate parle à un individu singulier, pas à la foule Ne m’invite pas à recueillir les voix de l’assistance. Bien plutôt, si tu ne disposes pas d’un meilleur moyen de me réfuter, à ton tour alors de me remettre le soin de te réfuter et d’apprendre ainsi « par expérience », de quelle façon cela doit se faire ; car moi, il n’y a qu’un seul témoin que je sache produire à l’appui de ce que je dis, c’est celui-là même avec qui je m’entretiens ; à la foule des autres je souhaite bien le bonsoir ; il n’y a qu’une seule voix que je sache recueillir, tandis qu’avec la foule je ne converse même pas ! Gorgias, 449c : pas de longs discours, mais des paroles précises8 Socrate - De ce talent-là, brièveté de parole, donne-moi la démonstration ; la longueur de parole, ce sera une autre fois ! Gorgias – Eh bien ! c’est ce que je ferai, et tu déclareras n’avoir entendu personne parler avec plus de brièveté ! Protagoras, 335b-c : même idée Socrate (à Protagoras) - Le jour où je m’entretiendrai avec toi, ce sera celui où, toi, tu voudras bien t’entretenir avec moi de façon que je puisse te suivre ! Toi en effet, comme on le dit à ton sujet et comme tu le proclames toi-même, tu es capable de mener une discussion selon la méthode de la longue parole, aussi bien que selon celle de la brève parole, car tu es un habile homme ! tandis que moi, ces longueurs, elles me rendent impuissant à discuter, quel que soit mon désir d’en être capable. Toi qui peux faire l’un comme l’autre, c’est pourtant ton devoir de ne pas me refuser cette concession, pour que nous puissions discuter ensemble. Gorgias, 487e : n’admettre pour vrai que ce à quoi l’interlocuteur donne son accord Il est donc bien clair maintenant que sur ces points il en comme ceci : que, dans la discussion, tu t’accordes avec moi, sur ceci ou cela, ce sera dès lors quelque chose à quoi nous aurons, toi comme moi, appliqué notre pierre de touche, et nous n’aurons plus besoin de recourir à une nouvelle épreuve ; car jamais autrement tu n’en aurais convenu, ni par défaut de savoir, ni par excès de respect humain ; pas plus, d’autre part, que tu n’en aurais convenu pour m’abuser, puisque c’est toi-même qui le dis, tu as pour moi de l’amitié. Donc l’accord entre toi et moi mettra désormais à la vérité le point final. Gorgias, 487 d : cela exige de l’interlocuteur de la franchise (parrhésia) Il est certain que tu es capable d’avoir ton franc-parler et de n’avoir pas de fausse honte : c’est ce qu’en personne tu affirmes, et le langage que tu tenais un peu auparavant s’accorde avec ton affirmation ! Autre disciple de Socrate. Commentaire de Pierre Hadot : « Socrate, il est vrai, est un passionné de la parole et du dialogue. Mais c’est qu’il veut tout aussi passionnément montrer les limites du langage. On ne comprendra jamais la justice si on ne la vit pas. Comme toute réalité authentique, la justice est indéfinissable ». Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 1993. 8 C’est du moins ce que Socrate exige de ses interlocuteurs quand il applique la méthode dialectique. Mais lui-même, quand il se dit pris d’enthousiasme divin (inspiration), n’hésite pas à improviser de longs discours, comme les deux discours du Phèdre. D’où l’étonnement de Phèdre : « contre ton ordinaire, tu as été emporté dans un flot de paroles » (238c). 6 7 6 d. La parole de Socrate inflige une saine souffrance Apologie de Socrate, 30e- 31a : le taon Si en effet vous me faites périr, il ne vous sera pas facile d’en trouver un autre qui soit comme je suis : tout bonnement attaché par le Dieu9 au flanc de la Cité, comme au flanc d’un cheval puissant et de bonne race, mais auquel sa puissance même donne trop de lourdeur et qui a besoin d’être réveillé par une manière de taon. C’est justement en telle manière que, moi, tel que je suis, le Dieu m’a attaché à la Cité ; moi qui réveille chacun de vous individuellement, qui le stimule, qui lui fais des reproches, n’arrêtant pas un instant de le faire, m’installant partout, et le jour entier (…). Il est fort possible cependant que, à la façon peut-être des gens que l’on réveille au moment où ils sont assoupis, vous vous fâchiez et que, après une bonne tape, vous vous fassiez un jeu, écoutant l’avis d’Anytos10, de me faire périr ! En suite de quoi, vous passeriez à dormir le reste de votre existence. Apologie de Socrate, 41e-42a : le dernier vœu de Socrate A la vérité, tout ce que je demande [à ceux qui m’ont condamné], le voici : « Quand mes fils seront devenus grands, châtiez-les, vous, en leur infligeant exactement les mêmes souffrances que je vous infligeais, si, à votre avis, ils font passer le souci de leur fortune, ou de quoi que ce soit d’autre, avant celui de la vertu ; s’ils se croient quelque chose alors qu’ils ne sont rien, faites-leur le reproche que je vous faisais : de ne pas avoir souci de ce qu’il faut, et, quand on ne vaut rien, de se croire quelque chose. Si vous faites cela, vous aurez fait envers moi des actes de justice, envers moi personnellement comme envers mes enfants ! Gorgias, 479a : mais les gens ont peur de cette souffrance ! …conduite pareille à ce que serait celle d’un homme qui, en proie aux plus graves maladies, se conduirait de façon à ne pas payer, entre les mains du médecin, la peine des fautes qui affectent son corps, et qui ne veut pas que le médecin le soigne, redoutant, à l’image d’un enfant, qu’on le cautérise ou qu’on le coupe, parce que cela fait mal !11 e. La parole de Socrate fascine Le Banquet, éloge de Socrate par Alcibiade 215a-216c : Pour célébrer Socrate, messieurs, j’aurai recours…à des images. Je laisse croire à notre homme que c’est pour mieux en rire ; en réalité, mes images auront comme objet, non le rire, mais la vérité. Donc, je déclare qu’il ressemble comme un frère à ces silènes exposés dans les ateliers des sculpteurs, qui les représentent tenant un pipeau ou une flûte ; silènes qui, lorsqu’on les ouvre par le milieu, laissent voir à l’intérieur des statuettes de dieux. De plus, je déclare qu’il Il s’agit du Dieu inspirant l’oracle de Delphes (Apollon), et qui avait annoncé que Socrate était le plus sage de tous les hommes. 10 Le principal accusateur de Socrate. 11 En dernière analyse, cette peur est celle de la mort, comme l’a bien vu Jacques Derrida. C’est la peur de la mort qui explique l’emprise des charlatans sophistes, leur pouvoir fascinateur, et la dialectique apporte à cette peur son remède. Conclusion : « la philosophie consiste à rassurer les enfants. C’est-à-dire, comme on voudra, à les faire échapper à l’enfance, à oublier l’enfant, ou inversement, mais aussi du même coup, à parler d’abord pour lui, à lui apprendre à parler, à dialoguer, en déplaçant sa peur ou son désir. » (« La Pharmacie de Platon », 1968). La découverte par la raison de l’immortalité de l’âme fonctionne comme antidote de cette peur, elle en dissipe le fantasme terrifiant, comme Socrate le démontre en acte, par sa sérénité au moment de mourir, dans le Phédon. 9 7 ressemble à Marsyas, au satyre Marsyas12. Qu’il y ait entre vous un air de famille, toimême, Socrate, n’en disconviendras pas ; mais d’autres points communs ? Ecoute-moi : tu es un effronté railleur. Quoi ? tu n’es pas d’accord ? Je pourrais produire des témoins… Tu ne joues pas de la flûte ? mais si, et autrement bien que lui ! Marsyas, oui, charmait les hommes en soufflant dans sa flûte, comme le font aujourd’hui encore tous ceux qui jouent ses airs (…) ; et ces airs de Marsyas, qu’ils soient interprétés par un bon flûtiste ou une exécrable joueuse, sont les seuls qui puissent nous ensorceler et révéler du même coup ceux d’entre nous qui ont besoin des dieux et des mystères, parce que ce sont des airs divins. De toi à Marsyas, la seule différence est que tu obtiens le même résultat sans l’aide d’aucun instrument, par le seul pouvoir des paroles. Le fait est que nous nous soucions comme d’une guigne (pardon !) des paroles des autres, tandis que, si c’est toi qui parles ou même un médiocre orateur rapportant tes propos, nous voilà tous, hommes, femmes ou enfants, étonnés et ensorcelés ! Moi du moins, messieurs, si je ne risquais de passer pour irrémédiablement ivre, je vous conterais, foi d’Alcibiade ! dans quel état m’ont mis et me mettent encore ses paroles. C’est bien simple : je ne peux pas l’écouter sans que le cœur ne me batte pis qu’aux corybantes et que ses propos ne m’arrachent des larmes ! Et je constate qu’il n’est personne qui en réchappe. Quand j’écoutais un discours de Périclès ou de tel autre brillant orateur, je me disais, oui ! qu’il parlait bien, mais sans rien éprouver de comparable, sans que mon âme se sentît troublée ou reconnût indignée, son état de servitude. Tandis que ce sacré Marsyas-là est arrivé plus d’une fois à me faire avouer que je menais une vie impossible. Et là, Socrate, tu ne vas pas dire que j’en raconte ! Maintenant je n’y tiendrais pas et repasserais par de semblables affres. Figurez-vous qu’il me contraint à reconnaître que, malgré toutes mes insuffisances, je préfère me mêler des affaires des Athéniens à m’occuper des miennes ! Me voilà donc forcé de me sauver en me bouchant les oreilles, comme devant les Sirènes, sinon je risquerais de vieillir à ses côtés ! Et puis, c’est le seul homme devant qui, le croirait-on de moi ? je rougisse. Oui, c’est devant lui seul qu’il m’arrive d’éprouver quelque honte ! Car je sais d’avance que, bien qu’incapable de rien redire à ses conseils, à peine aura-t-il le dos tourné, je céderai de nouveau à la faveur populaire. Je l’évite, je le fuis et, quand je l’aperçois, je rougis de mes précédents aveux. 221d-222a : j’ai négligé de préciser en commençant que ses propos eux-mêmes sont on ne peut plus semblables aux silènes qui s’ouvrent. En effet, quand vous prêtez l’oreille aux discours de Socrate, vous seriez tentés d’abord de les trouver parfaitement grotesques ; les mots et les phrases qui en forment l’enveloppe extérieure ressemblent à la peau d’un satyre insolent : il ne vous parle que d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de corroyeurs, avec l’air de redire sans cesse la même chose sous la même forme, si bien qu’il n’est ignorant ni sot qui ne commence par en rire. Mais, pour peu qu’on voie ces discours s’ouvrir et qu’on pénètre à l’intérieur, on découvre d’abord qu’ils sont les seuls qui aient un sens, puis, qu’il n’en est pas de plus divins ni qui renferment plus d’images de vertu, ni qui tendent à un plus haut but, celui-là même que doit avoir toujours devant les yeux quiconque veut devenir un honnête homme. . 4. Tout dialogue authentique est une communication d’âme à âme Alcibiade, 131d-e 12 Satyre, joueur de flûte, à qui les traditions phrygiennes attribuent l'invention de la musique et divers chants religieux en l'honneur de Cybèle. Il finit par défier Apollon, maître de la lyre. Le concours est présidé par les Muses et le roi Midas. Les Muses déclarent Apollon vainqueur. Pour punir Marsyas de sa démesure, Apollon le fait écorcher. 8 Socrate – Dans ces conditions, n’est-il pas bon que, toi et moi, nous ayons l’un et l’autre un commerce qui, fait de nos propos, le sera de l’âme à l’égard de l’âme ? Alcibiade – Hé oui ! Absolument. Socr. – Ah ! je le vois, c’était cela que, peu de temps auparavant, nous avons dit : que Socrate, en se servant de la parole, parle avec Alcibiade ; ne tenant pas ses propos à ton masque, mais bien à Alcibiade en personne. Or, ta personne, c’est ton âme ! Alcib. – Ma foi, oui ! Socr. – C’est donc notre âme que nous invite à connaître celui qui prescrit de se connaître soi-même. Anecdote célèbre à la Renaissance : « Parle, que je te voie » (loquere ut te videam), aurait dit Socrate à un adolescent. 5. La pensée est un dialogue intérieur Théétète, 189e Socrate – Mais appelles-tu penser ce que j’appelle de ce nom ? Théétète – Qu’appelles-tu de ce nom ? Socrate – Un discours que l’âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu’elle examine. C’est en homme qui ne sait point que je t’expose cela. C’est ainsi, en effet, que je me figure l’âme en son acte de penser ; ce n’est pas autre chose, pour elle, que dialoguer, s’adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l’affirmation à la négation. Quand elle a, soit dans un mouvement plus ou moins lent, soit même dans un élan plus rapide, défini son arrêt ; que, dès lors, elle demeure constante en son affirmation et ne doute plus, c’est là ce que nous posons être, chez elle, opinion. Si bien que cet acte de juger s’appelle pour moi discourir, et l’opinion, un discours exprimé, non certes devant un autre et oralement, mais silencieusement et à soi-même. Le Sophiste, 263e L’étranger - Pensée et discours sont, en réalité, la même chose, mais n’avons-nous pas réservé le nom de « pensée » (dianoia) à ce dialogue intérieur que l’âme entretient, en silence, avec ellemême ? Théétète – Absolument. E. – Et le flux sonore qui émane de l’âme et qui sort par la bouche, n’est-il pas appelé « discours » ? T. – C’est vrai. Philèbe, 38c-e Socrate – Ne dirais-tu pas qu’il arrive souvent que quelqu’un qui voit les choses de loin sans les voir clairement cherche à distinguer ce qu’il voit ? Protarque – Je le dirais. S. – Et ne se posera-t-il pas alors à lui-même cette question ? P. – Quelle question ? S. – « Que peut donc bien être cette chose qui semble se tenir à côté du rocher qui est sous l’arbre ? » N’est-ce pas là à ton avis ce qu’il se demandera à lui-même alors qu’il porte son regard sur de telles apparences ? P – exactement. S – Et ensuite, alors qu’il se répondrait à lui-même en disant : « C’est un homme », ne tomberait-il pas juste ? P- Si, parfaitement. S – Mais il pourrait encore se tromper en disant que ce qu’il voit est une statue fabriquée par des bergers. P. – C’est très probable. S – Et s’il a quelqu’un à ses côtés auquel il dit à voix haute ce qu’il se disait à lui-même, ce que nous appelions tout à l’heure une opinion serait-elle devenue un discours ? P – Absolument. S – Alors que s’il est seul, c’est à lui-même qu’il adresse ses pensées et les garde parfois longtemps à l’esprit en poursuivant sa route. P. – Bien sûr. S. – Mais alors, est-ce que tu partages mon sentiment en la matière ? P – Lequel ? S – Je crois que notre âme ressemble alors à un livre. P – Comment cela ? S – La mémoire, qui à propos d’un même objet coïncide avec les sensations, et les impressions que provoque cette coïncidence, je me les figure, moi, à peu près comme un discours qui s’écrirait dans nos âmes. Et quand ce qui est écrit par l’impression est vrai, le résultat est en nous une opinion vraie accompagnée de discours vrais. Mais, quand cet écrivain qui est en nous écrit des choses fausses, il en résulte le contraire de la vérité. 9 6. Les limites du langage Cratyle 437e-439b : le langage ne peut à lui seul garantir la connaissance Socrate – Tout à l’heure, tu affirmais, si tu t’en souviens, que celui qui établissait les noms 13 le faisait nécessairement en connaissant les choses auxquelles il les attribuait. Es-tu encore de cet avis, oui ou non ? Cratyle – Oui. S – Affirmes-tu aussi que celui qui établissait les premiers noms avait cette connaissance en les établissant ? C – Il l’avait. S – A partir de quelle espèce de noms avait-il donc appris ou découvert les choses, puisque les premiers noms n’étaient pas encore établis et que, disions-nous, apprendre et découvrir les choses ne peut se faire autrement qu’après avoir appris les noms ou découvert soi-même quels ils sont ? C – Je crois que ce que tu dis a du sens, Socrate. S – Cela étant, comment affirmer qu’on a établi en connaissance de cause et qu’on est législateur avant même qu’aucun nom quel qu’il soit ait été établi et qu’on en ait connaissance, en supposant qu’on ne peut apprendre les choses qu’à partir des noms ? C- Voici, je pense, ce qu’on peut dire de plus vrai à ce sujet, Socrate : c’est une certaine puissance supérieure à la puissance humaine qui a imposé les premiers noms aux choses, de façon qu’ils soient nécessairement corrects. S – Ah oui ? Et tu penses que celui qui les a établis se serait contredit lui-même s’il avait été une puissance divine ou un dieu ! A moins que tu ne considères comme nul et non avenu ce que nous avons dit tout à l’heure ? C – Mais peut-être les autres ne sont-ils pas des noms ? S – Excellente réponse ! Mais quels autres ? Ceux qui nous mènent vers la notion de « stabilité » (stasis) ou ceux qui nous mènent vers le transport (phora) ? Car, comme nous l’avons dit tout à l’heure, ce n’est pas le nombre qui nous fera décider. C – Non, bien sûr, ce ne serait pas juste, Socrate. S – Voilà donc les noms dressés les uns contre les autres, prétendant les uns comme les autres être semblables à la vérité : avec quoi pourrons-nous encore en juger, vers quoi nous tourner ? Pas vers d’autres noms différents de ceux-là : il n’en est point. Bien évidemment, il nous faut chercher quelques autres choses qui ne soient pas des noms, des choses qui, sans les noms, nous dévoileront lesquels d’entre eux sont vrais, en indiquant – cela va sans dire – la vérité des êtres. C – C’est mon avis. S – Mais alors, Cratyle, si c’est le cas, il est vraisemblablement possible de comprendre les êtres sans l’aide des noms ? C – Apparemment. S – Par quel autre moyen espères-tu donc encore les apprendre, sinon par ce moyen à la fois raisonnable et très légitime : se servir des uns pour apprendre les autres s’ils ont quelque parenté, ou les apprendre eux-mêmes par eux-mêmes ? Car ce qui n’est pas eux et ne leur appartient pas, au lieu de les désigner, désignera quelque chose d’autre qui ne leur appartiendra pas. C – Tu me parais dire vrai. S – Attends, parbleu ! Nous avons pourtant souvent reconnu que les noms, quand ils sont bien établis, ressemblent aux choses, dont ils sont les noms et sont des images des choses ? C – Oui. S – S’il est possible d’apprendre les choses au mieux par les noms, mais s’il est aussi possible de les apprendre par elles-mêmes, laquelle des deux façons d’apprendre sera la plus belle et la plus claire : partant de l’image l’étudier elle-même en elle-même, en se demandant si elle est ressemblante, et étudier du même coup la vérité dont elle est l’image, ou bien, partant de la vérité, l’étudier elle-même en elle-même et se demander du même coup si son image a été convenablement exécutée ? C – C’est de la vérité, je crois, qu’il faut nécessairement partir14. S – Bah ! savoir comment il faut apprendre ou découvrir les êtres, peut-être est-ce là trop lourde tâche pour toi et moi ! C’est déjà beau de reconnaître qu’il ne faut pas partir des noms, et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d’elles-mêmes qu’en partant des noms. Lettre VII, 341c-341d Mythe du premier législateur, celui supposé avoir fondé les premiers mots. Cf Phèdre, 244b : « les Anciens qui ont instauré les noms… » 14 Cratyle reconnait que la relation entre les choses et les noms n’est pas symétrique : le nom est image de la chose, la chose n’imite pas le nom ; en conséquence, la connaissance du nom est subordonnée à la connaissance de la chose. 13 10 Là-dessus, en tout cas, de moi du moins, il n’y a aucun ouvrage écrit, et il n’y en aura même jamais, car il s’agit là d’un savoir qui ne peut absolument pas être formulé de la même façon que les autres savoirs, mais qui, à la suite d’une longue familiarité avec l’activité en quoi il consiste, et lorsqu’on y a consacré sa vie, soudain, à la façon de la lumière qui jaillit d’une étincelle qui bondit, se produit dans l’âme et s’accroît désormais tout seul. Pourtant, il y a au moins une chose que je sais bien, c’est que, par écrit ou oralement, c’est moi qui aurais le mieux exposé la chose ; et que, à coup sûr, si ‘écrit était mauvais, ce n’est pas moi qui en éprouverais le moins de peine. Mais si je croyais qu’il fallait que la chose fût mise par écrit d’une façon qui convienne au grand nombre, et qu’elle pouvait être mise en formules, quelle œuvre plus belle que celle-là eussions-nous pu réaliser au cours de notre vie : confier à l’écrit ce qui représente une grande utilité pour l’humanité et amener la nature à la lumière, pour que tous puissent la voir ? Mais l’entreprise dont je parle relativement à ces questions n’est pas, à mon avis une bonne chose pour l’humanité, si ce n’est pour un petit nombre, tous ceux à qui une courte démonstration suffit pour trouver eux-mêmes ce qu’il en est ; quant aux autres hommes assurément, on remplirait les uns, sans convenance aucune, d’un mépris injustifié, et les autres d’un espoir hautain et vain, en raison de la sainteté des enseignements qu’ils ont reçu. 7. Parole poétique et parole philosophique Ion 533c-534e ION – Quand il s’agit d’Homère, je parle mieux que personne au monde, je sais quoi dire, et tout le monde m’assure que je parle bien, mais quand il s’agit des autres poètes, ce n’est pas le cas. Malgré tout, essaie de voie ce que cela peut signifier. SOCRATE – Sois bien sûr que je le vois, Ion, et je vais te montrer de quoi il s’agit à mon sens. Car ce n’est pas un art – je te l’ai dit à l’instant – qui se trouve en toi et te rend capable de bien parler d’Homère. Non, c’est une puissance divine qui te met en mouvement, comme cela se produit dans la pierre qu’Euripide a nommée Magnétis, et que la plupart des gens appellent Héraclée. Car, en réalité, cette pierre n’attire pas seulement les anneaux qui sont eux-mêmes en fer, mais elle fait aussi passer en ces anneaux une force qui leur donne le pouvoir d’exercer à leur tour le même pouvoir que la pierre. En sorte qu’il se forme parfois une très longue chaîne, une chaîne d’anneaux de fer, suspendus les uns aux autres. Mais c’est de cette pierre, à laquelle ils sont suspendus, que dépend la force mise en tous ces anneaux. C’est de la même façon que la Muse, à elle seule, transforme les hommes en inspirés du dieu 15. Et quand par l’intermédiaire de ces êtres inspirés, d’autres hommes reçoivent l’inspiration du dieu, eux aussi se suspendent à la chaîne ! En effet, tous les poètes, auteurs de vers épiques – je parle des bons poètes – ne sont pas tels par l’effet d’un art, mais c’est inspirés par le dieu et possédés par lui qu’ils profèrent tous ces beaux poèmes. La même chose se produit aussi chez les poètes lyriques16, chez ceux qui sont bons. Comme les Corybantes qui se mettent à danser dès qu’ils ne sont plus en possession de leur raison, ainsi font les poètes lyriques : c’est quand ils n’ont plus leur raison qu’ils se mettent à composer ces beaux poèmes lyriques. Davantage, dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et dans le rythme, aussitôt ils sont pris de transports bacchiques et se trouvent possédés. Tout comme les Bacchantes qui vont puiser aux fleuves du miel et du lait quand elles sont possédées du dieu, mais non plus quand elles ont recouvré leur raison. C’est bien ce que fait aussi l’âme des poètes lyriques, comme ils le disent eux-mêmes. Car les poètes nous disent à nous – tout le monde sait cela -, que, puisant à des sources de miel alors qu’ils butinent sur certains jardins et vallons des Muses, ils nous en rapportent leurs poèmes lyriques et, comme les abeilles, voilà que eux aussi se mettent à voltiger. Là, ils disent la vérité. Car c’est chose légère Enthéos : « possédé d’un dieu », « enthousiaste » Melopoioi : « poète lyrique » : poète dont les chants sont accompagnés par la lyre et la cithare (Sappho, Alcée, Anacréon). 15 16 11 que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de composer avant de se sentir inspiré par le dieu, d’avoir perdu la raison et d’être dépossédé de l’intelligence qui est en lui. Mais aussi longtemps qu’il garde cette possession-là, il n’y a pas un homme qui soit capable de composer une poésie ou de chanter des oracles (…) La raison pour laquelle le dieu, ayant ravi leur raison, les emploie comme des serviteurs, pour faire d’eux des chanteurs d’oracles et des devins inspirés des dieux, est la suivante : c’est pour que nous, qui les écoutons, nous sachions que ce ne sont pas les poètes, qui n’ont plus leur raison, qui disent ces choses d’une si grande valeur, mais que c’est le dieu lui-même qui parle et qui, par l’intermédiaire de ces hommes, nous fait entendre sa voix. Phédon 60e-61b A maintes reprises, j’ai eu, au cours de ma vie, la visite du même songe, ne se présentant pas toujours à moi dans une même vision, mais me tenant un langage invariable : « Socrate, me disait-il, fais de la musique17 ! Produis ! » Et moi, ce que justement j’avais, en vérité, fait jusqu’à ce moment, je m’imaginais que c’était cela même que me recommandait le songe et à quoi il m’exhortait : comme on encourage les coureurs, ainsi le songe, me disais-je, m’exhorte moi aussi à faire ce que je faisais justement, de la musique, en ce sens que la musique est la plus haute philosophie et que c’est de philosophie que je m’occupe ! Mais voilà que, une fois le jugement prononcé, la fête du Dieu ayant fait obstacle à ma mort, il m’a paru, au cas où des fois ce serait cette musique commune que le songe me prescrit de faire, qu’il ne fallait pas lui désobéir, mais bien plutôt en composer : n’était-ce pas plus sûr, de ne point m’en aller avant d’avoir fait pénitence d’une impiété, en obéissant au songe par la composition par la composition de poèmes ? Voilà donc comment ma première composition fut dédiée au Dieu dont se présentait la fête ; puis, après le Dieu, faisant réflexion qu’un poète, si toutefois poète il veut être, doit mettre en œuvre, non point des théories, mais des mythes, et que, pour mon compte, je n’étais point mythologiste, pour ces raisons, dis-je, les premiers mythes que j’avais sous la main, ces fables d’Esope que je savais par cœur, ce sont ces mythes-là, et les premiers venus, que j’ai versifiés. République 548b La Muse véritable [est] la Muse qui s’accompagne de discours argumentés et de la philosophie. III. Fiches sur le Phèdre Citations à retenir : « Ce qui est honteux, à mon avis, c’est de ne pas parler ni écrire de belle façon, mais le faire de façon laide et mauvaise. » (258d) « Nombreuses sont les raisons de parler plutôt que de dormir à midi. » (259d) « Et le Laconien dit qu’il n’y a pas et il n’y aura jamais d’art authentique de la parole sans lien à la vérité ». (260e) « Il faut que tout discours soit composé comme un être vivant. » (264c) « Je suis amoureux de ces divisions et de ces rassemblements qui me rendent capable de parler et de penser. » (266b) Au sens large donné par Platon au terme Mousikè : 1. art des compositions poétiques, épiques et tragiques, représentés parfois avec un accompagnement de musique ; 2. art de la musique et des compositions instrumentales. Littéralement : « l’art des Muses ». 17 12 Qui parle à qui ? La situation d’énonciation est complexe. Le niveau de base est le dialogue entre deux interlocuteurs, Socrate et Phèdre, rapporté au discours direct : c’est le genre littéraire du dialogue platonicien. Mais au sein de ce dialogue, d’autres personnes entrent en jeu pour plusieurs raisons. 1. Les paroles rapportées : Socrate se fait lui-même narrateur de dialogues, par exemple celui entre Theuth et le roi, rapporté aux discours indirect et direct (274d à 275b). Le 1er discours, de même, est celui qu’un « homme rusé » a tenu à un « adolescent de toute beauté » (237b), dans le récit qu’en fait Socrate à l’intérieur d’un conte (« il était une fois… »). Mais derrière ce garçon, on reconnaît facilement Phèdre, et derrière cet homme rusé, Lysias, dont Socrate a aisément démasqué la véritable intention (il est épris du jeune homme mais lui fait croire qu’il ne l’est pas pour mieux le séduire). Or cet « homme rusé » partage aussi avec Socrate l’exigence d’ordre dans le discours : en fait, c’est un Lysias par le contenu, mais un Socrate par la forme 18. Contenu et forme du discours sont dissociés. 2. Le dédoublement au niveau de l’énonciateur : l’attribution d’un auteur aux discours est l’objet d’un véritable jeu de substitutions : d’une façon générale, le locuteur n’est pas l’auteur de ce qu’il dit. Mais sur ce point, deux modèles s’affrontent : le modèle de la « tricherie » logographique et celui de l’inspiration. La tricherie logographique consiste à faire passer pour sien le discours appris d’un autre (voir ci-dessous, « la mémoire »). Contre cette tricherie, Socrate empêche Phèdre de dire par cœur le discours de Lysias, comme si c’était le sien : il lui demande de le lire à voix haute, en insistant sur le fait que c’est bien Lysias qui parle et non Phèdre (« Lysias lui aussi est présent », 228e ; « lis, que je l’entende, lui », 263e). Puis, alors que Lysias ne cesse de se prétendre maître de soi-même, celui qui contrôle son énonciation (232a : « ceux qui ne sont pas amoureux, parce qu’ils sont maîtres d’eux-mêmes… », 233c : « dans cette relation, je ne serai pas asservi par l’amour, mais je resterai maître de moi-même »), Socrate au contraire ne cesse de dire qu’il n’est pas maître de sa propre parole, et oppose à la soi-disant technique de Lysias le modèle de la parole inspirée. - l’idée du premier discours n’est pas de lui, mais de « sources étrangères » : « j’en ai été rempli comme un vase. Mais comme j’ai le cerveau lent, j’ai oublié comment et de qui j’ai appris cela » (235d). C’est ensuite aux Nymphes du lieu qu’il attribue son ensorcèlement (238d et 241e), ensorcèlement de toute façon commandité par Phèdre, le véritable auteur, du coup, de ce discours : « le précédent discours était de Phèdre » (244a) ; « personne n’a fait naître plus de discours que toi durant ta vie, soit que tu les prononces toi-même, soit que tu forces d’une certaine manière d’autres à en dire » (242b) ; « ton propre discours, celui que tu as prononcé par ma bouche ensorcelée » (242d-e). Mais finalement, comme Phèdre lui-même était, lors de sa rencontre avec Socrate, sous l’influence de Lysias, c’est à celui-ci qu’il incombe de porter la responsabilité de ces propos : « si le discours que nous avons tenu Phèdre et moi était dur à ton égard, rends-en responsable Lysias, le père du discours » (257b). - d’où le second discours, offert à Eros en purification du premier, et « morceau de bravoure » de tout le livre (presque 1/3 du texte) : on pourrait alors penser que cette fois, Socrate va parler en son nom propre. Mais à nouveau, c’est, d’après lui, un Autre qui parle à travers sa bouche : Stésichore (ce poète puni par les dieux pour sa calomnie à l’égard d’Hélène, et qui pour se repentir avait écrit une palinodie), 244a, et surtout les divinités en général : « les nymphes, filles d’Achéloos, et Pan, le fils d’Hermès », qui ne peuvent que l’emporter sur le simple humain « Lysias, fils de Céphale » (263 d). Par là le discours de Socrate fait ce qu’il dit, puisque sa thèse consiste précisément à dire la supériorité d’une parole inspirée des dieux sur une parole issue d’un simple savoir-faire humain : c’est le célèbre passage sur les quatre formes d’inspiration, 244b sq. Le discours d’un homme dans son bon sens est seulement « habile » (adjectif par lequel Socrate qualifie régulièrement les sophistes), mais sera toujours infiniment inférieur à celui d’un homme 18 Si l’on excepte toutefois les traits pastichiels imités des « tics » de Lysias. 13 inspiré. Socrate, lui-même inspiré en disant cela, montre ce qu’il dit. Cela implique un paradoxe essentiel : c’est au moment où Socrate est le plus hors de lui-même qu’il parle de la façon la plus authentique. C’est en osant sortir de soi qu’on révèle ce qu’on a de plus propre, de plus original. - l’examen dialectique, mené par Socrate dans la seconde partie du texte, qui n’appartient plus au genre du mythe, n’est plus sous condition d’une inspiration divine. Pourtant, c’est bien « de la part des dieux » (et pas de Socrate) que son compte-rendu en sera transmis respectivement à Lysias et Isocrate, en 279b. Socrate n’aura été que le médiateur, le transmetteur de la parole fondée en vérité, Logos. Conclusion : Lysias ne cesse de se vouloir maître de sa parole (et de celle des autres), mais son discours est dépourvu de rigueur. Inversement, Socrate ne cesse de dire qu’un autre parle à travers lui19, mais c’est de cette façon qu’il fonde le discours en rigueur et en authenticité. 3. Le dédoublement au niveau du destinataire : Le second discours est émaillé de rappels phatiques à Phèdre, du type « mon enfant », et Socrate précise même en 252b : « bel enfant à qui ce discours s’adresse ». Pourtant, ce discours est aussi adressé à Eros, en expiation du premier : « qu’ainsi te soit offerte et présentée, cher Amour, la plus belle et la meilleure palinodie en notre pouvoir, et que Phèdre m’a contraint, entre autres, à prononcer avec des termes poétiques » (257a). Le dédoublement du destinataire fait écho au dédoublement de l’énonciateur. Mais c’est aussi à Lysias que Socrate s’adresse, par Phèdre interposé, puisque celui-ci est supposé lui faire un compte-rendu de son dialogue avec Socrate : « et je conseille à Lysias d’écrire au plus vite qu’il faut accorder ses faveurs de préférence à l’amoureux… » (243d), ou bien : « eh bien, c’est cela que tu dois dire à ton ami » (278e ). Enfin (dernier niveau de renvoi), la tradition critique estime qu’au-delà de Lysias c’est en fait à Isocrate que Platon s’adresserait, réglant de façon masquée son différend avec lui (voir la note 1 p.312) : le dialogue se conclut sur une mission parallèle : il sera rapporté par Phèdre à Lysias, et par Socrate à Isocrate, ce qui établit de fait un rapport entre ces deux destinataires absents. 4. Les destinataires invisibles et la fonction tierce : - les divinités constituent une présence sous-jacente, et la possibilité d’une adresse à une tierce personne, qui brise la relation duelle entre Socrate et Phèdre. C’est le cas notamment des prières : aux Muses (237a), à Eros (257a), à Pan (279b). Les divinités sont donc à la fois les inspiratrices et les destinatrices de la parole. - les cigales sont elles aussi des présences qui ne parlent pas directement, mais dont Socrate sait qu’elles écoutent la conversation : « tout en chantant et en bavardant entre elles, les cigales nous observent » (259a). Elles symbolisent l’exigence d’éveil de la parole, contre l’appel au sommeil. - le démon de Socrate a dans le texte un statut spécifique, puisque c’est une « voix » (242c) qui n’est entendue que de Socrate seul, mais dont les effets impérieux sur lui sont immédiatement perceptibles20. Socrate obéit à son démon, au sens étymologique : il entend son avertissement salutaire. - Ce recours à un interlocuteur invisible quoique présent se retrouve aussi, à un autre niveau, dans le recours à la prosopopée : Socrate imagine que des personnalités célèbres interviennent pour le contredire (Périclès et Adraste, 269b), et même, il n’hésite pas à faire parler directement l’art des discours lui-même, en imaginant sa réponse offusquée à ses critiques (260d). C’est précisément à une telle prise de parole que ne pourrait prétendre un texte écrit, incapable de se défendre sans l’appui de son « père » (275e). Il resterait bien sûr à interroger le rapport entre Socrate et Platon, auteur du dialogue où parle Socrate. Ce Socratelà est le Socrate de Platon. 20 Pour la liste complète des interventions de ce signal divin dans les dialogues platoniciens, voir Brisson, note 133 p.192. Rappelons que le mot « démon », en Grèce, n’a pas la connotation négative, diabolique, qu’elle a ultérieurement acquise dans le christianisme. 19 14 Les genres de discours De ce qui précède se déduit la diversité des genres de discours, tous insérés dans le cadre général du dialogue platonicien : les trois discours épidictiques sur l’amour, avec passage du blâme à l’éloge (ou « hymne », 265c) ; les cinq mythes, racontés sous inspiration divine (liste ci-dessous) ; les trois prières ; la méthode dialectique, ici appliquée à l’examen de l’art rhétorique ; et même la critique littéraire, avec le discours de Lysias dont Socrate fait relire deux fois le début (262c à 264c). Il faut surtout entendre que chez Platon le mythe et la méthode dialectique ne s’opposent pas, mais forment un heureux « mélange » (265b) : « dans ce qu’un heureux hasard nous a fait dire [c’est-à-dire le mythe], il y a deux procédés dont il vaudrait la peine de posséder la puissance grâce à l’art, si c’est possible » (265c-d) : ces deux procédés complémentaires, ce sont la division (analytique) et le rassemblement (synthétique), qui caractérisent la dialectique. Ils sont mis en œuvre dans le second discours avec la distinction des quatre types de folie. Or c’est tout naturellement que cette distinction est suivie, dans le même discours, par une « démonstration » (l’immortalité de l’âme, 245c à 246a) puis par un mythe (l’attelage ailé, à partir de 246a). Finalement, le dialogue platonicien tend à « parler et écrire de belle façon » (258d), en n’ayant qu’un seul souci, celui de la vérité (260e) ; mais c’est par une forme complexe, bigarrée, qu’il réalise ce but unique. La mémoire 1. Un premier rapport à la mémoire, condamné par Socrate, consiste à apprendre par cœur un texte rédigé par un autre. Il y a là une tricherie, comme l’indique dans un premier temps la fausse modestie de Phèdre avec le discours de Lysias : Phèdre feint d’être incapable de « restituer de mémoire » un discours aussi savant (228a), et annonce « ne pas du tout avoir appris par cœur les termes du discours » (228d), alors qu’on comprend qu’il était justement en train de l’apprendre par cœur quand Socrate l’a rencontré (il a caché le texte sous son manteau, 228d). Sans cette rencontre qui l’a interrompu, Phèdre aurait pu apprendre complètement le discours de Lysias et ensuite le faire passer pour le sien. Or ce genre de triche était d’usage dans les tribunaux : les plaidants récitaient un discours rédigé par un autre (le « logographe »), en le faisant passer pour le leur. Bien que les sophistes se soient divisés sur cette question (Alcidamas, élève de Gorgias, était hostile aux logographes, voir la note 3 p.307), ils n’en demeurent pas moins les promoteurs d’un usage instrumental de la mémoire, comme Evénos de Paros, qui a « mis en vers mnémotechniques la méthode des reproches indirects » (267a). Dans tous les cas, la mémoire n’est conçue que comme un instrument permettant d’assimiler des « trucs » permettant de parler avec prestance. 2. Deuxième critique, opposant mémoire et écriture : le risque de l’écriture est celui d’une mémorisation artificielle qui, en fait, affecterait la mémoire vive au lieu de l’aider. C’est le reproche que fait le roi à Theuth : « c’est l’oubli qu’elle versera dans les âmes de ceux qui l’auront apprise, et qui négligeront leur mémoire » (275a). Au lieu de mémoriser, on s’en remet à un pense-bête, et de fait, on n’a rien retenu. Ce second risque (ne rien apprendre mais s’en remettre à l’écrit) a ceci de commun avec le premier (apprendre par cœur le texte d’un autre) que dans les deux cas, l’âme n’est pas touchée vraiment ; rien ne s’y inscrit en vérité. Un texte ne devrait être qu’un « aide-mémoire », rien de plus (278a), et certainement pas un substitut du vrai travail d’apprentissage. 3. Contre ces deux modèles, Socrate joue à se faire l’héritier d’une tradition de la transmission orale : sa référence aux Anciens pour introduire ses propres mythes (voir les références cidessous), semble placer en eux, c’est-à-dire dans le passé, la garantie du savoir, dont Socrate conserverait la mémoire vive. Rappel : les Muses, inspiratrices des poètes, et auxquelles Socrate s’adresse en 237a, sont dans la mythologie grecque les filles de Zeus et de Mnémosyne, déesse de 15 la mémoire (voir la note 1 p.218). Mais c’est une façon de faire alliance avec la poésie (la tradition21) contre la sophistique, avant de dépasser ce modèle lui-même : 4. en fait, pour Platon, la garantie du savoir se trouve bien dans le passé, mais ce passé-là n’est plus celui des Anciens qui feraient autorité (les pères de la culture grecque : Homère pour la culture, Solon pour la politique). Platon se place à un tout autre niveau, celui, métaphysique, de l’histoire des âmes, dans des cycles temporels de 10 000 ans chacun ! Dans ce système de pensée totalement inédit (et dont on peut douter que Phèdre l’ait bien compris…), la mémoire fonctionne comme anamnésis (traduit par « réminiscence » ou « remémoration », voir la note 4 p.245) : dans certaines circonstances privilégiées de la vie, comme la rencontre de la beauté dans un beau corps, notre âme se souvient de son existence antérieure dans l’Intelligible, et désire en retrouver le séjour. La mémoire est la nostalgie de l’Intelligible (251e, 254a), nostalgie que le fait même d’en parler ravive : « que cette évocation soit le plaisir que nous offrons à notre mémoire : en nous inspirant la nostalgie de ces temps anciens, elle vient de nous faire tenir ce discours un peu long… » (250c). 5. Ce désir nostalgique de l’Intelligible, le dialogue a pour fonction de l’entretenir, et de le guider, et cela suppose que l’attention de l’interlocuteur soit toujours tenue en éveil. Voilà pourquoi Socrate n’hésite pas à feindre d’avoir oublié certaines choses, pour que ce soit l’autre qui s’en souvienne à sa place : par exemple en 263d : « mais dis-moi aussi – car moi j’étais possédé par un dieu et je ne me souviens pas bien – si j’ai défini l’amour au début de mon discours… ». Mais en fait, comme d’autres dialogues de Platon le montrent, Socrate a une mémoire redoutable des paroles prononcées auparavant dans le dialogue, et les rappelle au moment voulu, pour forcer son interlocuteur à se mettre en accord avec soi-même à chaque étape de la discussion. Dans ce dernier sens, la mémoire traduit l’attention à la parole échangée avec autrui. Le jeu de la parole vivante Le badinage : Le dialogue entre Phèdre et Socrate est une « espèce de badinage amoureux » (D. Babut, p.31), un jeu de séduction réciproque accompagnant le thème de la discussion, l’amour. Ils parlent d’amour en se livrant mutuellement à un jeu amoureux. En 228a-c, Phèdre se fait prier pour lire le discours de Lysias, il « fait des manières » comme le lui dit Socrate, lequel fait semblant de le menacer, pour plaisanter, et en 235d, c’est le même jeu mais en inversant les rôles (au tour de Socrate de se faire prier ; en 236c sq, serment de Phèdre, chantage pour faire parler Socrate, qui ensuite jouera à être « forcé » de dire son premier discours, 237a). Le tout a lieu dans un lieu charmant, propice à l’amour (cf la position allongée, 229b, dans la nature, au bord de l’eau), loin des situations solennelles de l’agora. On saisit ici tout l’art dramaturgique de Platon : le dialogue platonicien s’apparente à une pièce de théâtre, plus précisément à une comédie. Ironie socratique et pastiche : Quelques passages particulièrement ironiques parmi d’autres : les remarques sur le discours de Lysias, 234d-235a ; les compliments à Phèdre, 242a-b ; la liste des sophistes, 266d-267d. Phèdre perçoit bien l’ironie au début du dialogue (234d : « tu trouves que c’est le moment de plaisanter ? »), mais plus tard, elle lui échappe à maintes reprises, notamment dans la discussion sur la rhétorique (exemples d’ironie non comprise : quand Socrate prétend, en 261b, que les héros homériques ont écrit des traités de rhétorique, ce qui est évidemment faux ; quand il fait des éloges sur « l’habileté » des Sophistes, éloges sur lesquels Phèdre enchérit comme pour Prodicos en 267b ; quand Socrate suppose que les sophistes ont très bien dissimulé leur parfaite A l’époque de Platon, la poésie, représentée d’abord par Homère, c’est la tradition, le modèle de base de l’éducation. Ne pas confondre avec la situation de la poésie à l’époque de Verlaine ! 21 16 connaissance du vrai, en 271 c et 273c : on comprend évidemment qu’en fait cette connaissance leur échappe totalement.). Attention, on ne confondra pas l’ironie socratique avec une simple moquerie (à la Voltaire) : elle a une dimension à la fois éthique (on ne convaincra jamais quelqu’un en critiquant frontalement ses préjugés) et épistémologique (l’ironie tient au non-savoir de Socrate, qu’il faut, pour le coup, prendre très au sérieux). Sur les pastiches, voir ci-dessous (« les sophistes cités par Socrate »). Jeux de mots : le jeu de mots établit une analogie de sens entre deux mots de sons communs. Socrate y a souvent recours, et en dresse même la théorie dans la première partie du Cratyle. Le jeu de mots donne un aspect plaisant au discours, fait un « clin d’œil » au lecteur avisé. Plus profondément, il pose la question du type de rapport (naturel vs conventionnel) entre les mots et les choses, question qui a hanté la culture occidentale depuis le Cratyle. Exemples : le « platane » sous lequel vont discuter Socrate et Phèdre (229a) et surtout « devant lequel » Socrate prononce ses discours (236e) a pu être rapproché du nom de Platon, l’auteur du dialogue ; Socrate joue sur le sens du nom Phèdre, « le Brillant », en 234d (« tu me paraissais tout illuminé par ce discours pendant ta lecture ») et 235e (à Phèdre qui par jeu lui promet de lui faire ériger une statue en or, Socrate répond : « tu es vraiment en or, Phèdre »)22 ; en 230a, Socrate se demande s’il est orgueilleux comme le monstre Typhon, ou s’il est dépourvu d’orgueil (atyphos) ; en 237a, si les Muses sont dites « mélodieuses » (ligeiai), c’est peut-être par la race musicienne des Liguriens (Liguôn) ; en 238c, le désir est appelé Eros à cause de sa force : par lui, on est aimé (eromenos) fortement (errhômenôs) ; en 244a, le second discours, éloge de l’amour, est inspiré par Stésichore « natif d’Himère » - or Himère signifie amour, désir ; en 244c, l’art divinatoire (mantikè) n’est autre que l’art délirant (manikè), auquel on a rajouté un T ; en 250c, le corps (soma) est le tombeau (sèma) de l’âme ; en 252 b, l’Amour (Eros) est ailé (Pteros), parce qu’il donne des ailes. Les mythes sont des jeux, des divertissements qui doivent donner le désir du Vrai. Liste des mythes du Phèdre : 1. L’enlèvement d’Orithye par Borée (229b) : le seul mythe issu de la mythologie, c’est-à-dire non inventé par Socrate/Platon, et justement à propos duquel Phèdre demande à Socrate s’il y « croit » ; 2. Le 1er discours, qualifié de « mythe » par Socrate (237a), et commençant comme un conte « il était une fois ». La morale (241d : « c’est à la façon dont les loups aiment les agneaux que les amoureux aiment les garçons ») est celle du Petit Chaperon Rouge23 ! ; 3. Le 2d discours et le mythe de l’attelage ailé, visant à dire en langage humain (par opposition au langage divin) « à quoi l’âme ressemble » (246a) ; 4. Le mythe des cigales (259a-e), pour opposer l’éveil de la parole au sommeil ; 5. Le mythe de Teuth, sur l’invention de l’écriture (274c sq). (la référence aux jardins d’Adonis, 276b, est davantage une comparaison avec une pratique connue des Grecs qu’un mythe) Il y a cependant bon jeu et mauvais jeu : le mauvais jeu, celui qui triche, c’est celui de Lysias et du 1er discours (262d : ces deux discours « montrent comment celui qui connaît la vérité, en faisant du discours un jeu, égare les auditeurs ») ; le bon jeu, c’est celui du 2d discours (265c : « tout en jouant, nous avons célébré par un hymne de nature mythique, plein de mesure et de piété, ton maître et le mien, Phèdre, Eros ».). Mais d’une façon plus profonde, la conception platonicienne de la beauté est basée sur l’éclat lumineux, la « brillance » par laquelle elle se manifeste visuellement la présence divine (agalma). Il n’est donc pas étonnant que le protagoniste d’un dialogue sur ce sujet se nomme « le Brillant ». 23 Les « loups », ce sont évidemment aussi les sophistes, et plus particulièrement Lysias avec Phèdre : cf 272c, où Socrate joue à « défendre la cause du loup », c’est-à-dire le sophiste. 22 17 En fait, c’est tout texte écrit qui est un jeu et doit être pris comme tel, idée illustrée par la comparaison avec les jardins d’Adonis : « les jardins d’Adonis, c’est pour s’amuser qu’il les ensemencera en écrivant » (276d) ; ce divertissement-là étant peut-être l’un des plus beaux (276e) : celui de Platon lui-même quand il écrit ses dialogues. Est philosophe « celui qui pense qu’un discours écrit, quel qu’en soit le sujet, comporte nécessairement une grande part de jeu, et que jamais aucun discours en vers ou en prose n’est digne d’être écrit ou prononcé avec beaucoup de sérieux » (277e). Le sérieux doit être réservé non pas à l’écriture du texte, mais à celle du discours réellement écrit dans l’âme (278a), dont le texte écrit ne peut que donner une idée, de la façon la plus plaisante possible, comme le fait Platon dans ses dialogues : on retrouve le rapport fondamental de modèle à copie. Autrement dit, un bon livre, selon Platon, a une dimension protreptique : c’est un divertissement qui doit donner le désir d’autre chose, qui n’est pas dans les livres : la recherche du vrai et du bien dire. Le dépassement des trois formes de discours instituées : poésie, sophistique, politique Socrate montre par son érudition sa parfaite connaissance des trois formes qui faisaient autorité à Athènes, et qu’il entend placer toutes trois sous condition de la philosophie, comme il le déclare très explicitement en conclusion, 278b-278d. Les poètes cités par Socrate : Pindare (227b), Sappho, Anacréon (235c), Ibycos (242c), Stésichore (243a). Homère, père de la tradition et de la culture grecque, est évoqué en 243a et cité quatre fois (254e, 260a, 261b, 266b). La connaissance du texte homérique allait de soi pour un Grec cultivé de l’époque et nourrissait la conversation. Sur les Homérides (poètes spécialistes d’Homère), 252b. Auteurs dramatiques : Sophocle, Euripide (268c). Mais Socrate fait aussi souvent semblant de se référer à la tradition, garante de la vérité, en évoquant des Anciens qu’il ne nomme pas. Pour introduire le 1er discours : « des hommes et des femmes d’autrefois, des sages, qui ont parlé et écrit sur ces matières… » (235b) ; pour introduire l’histoire des cigales : « on dit qu’autrefois… » (259b) ; celle de Teuth : « J’ai du moins entendu un récit des Anciens, et eux savent ce qui est vrai… j’ai entendu raconter…» (274c). C’est une façon astucieuse d’insérer, peut-être ironiquement, ses propres mythes dans la culture, mais en tant qu’ils doivent l’emporter en beauté et en force poétique : « aucun des poètes d’ici n’a encore chanté d’hymne en l’honneur de ce lieu supracéleste, ni jamais n’en chantera digne de lui. Or voici comment il est (car il faut oser dire ce qui est vrai, surtout quand on parle de la vérité)… » (247c). Le tout dit dans un discours qui est effectivement « prononcé avec des termes poétiques » (257a). Bien retenir, sur ce point, que Socrate distingue le « poète » et l’« inspiré des Muses » (note 1 p.244), ainsi que cette affirmation de la République (548b) : « La Muse véritable [est] la Muse qui s’accompagne de discours argumentés et de la philosophie. » Les sophistes cités par Socrate (outre Lysias) : voir l’énumération très ironique de 266d à 267d, chaque sophiste étant cité pour un « truc » particulier : Théodore, Evénos de Paros, Tisias, Gorgias, Prodicos, Hippias, Polos, Licymnios, Protagoras, Thrasymaque24. Tous finalement congédiés par cette parole : « laissons donc ces petites choses » (268a)… Comme avec les poètes, Socrate joue à pasticher les « tics » des sophistes, montrant par là qu’il les maîtrise parfaitement (voyez par exemple, en 240b-240c, l’usage répétitif de conjonctions argumentatives en début de phrase : « Ainsi…or… en effet… Or… Car… », qui imite la lourdeur démonstrative de Lysias). Mais, par mise en abyme, c’est évidemment Platon lui-même qui joue à les pasticher : le discours écrit de Lysias, avec ses procédés énumératifs très visibles (« dès lors…dès lors… en outre… », etc ) est vraisemblablement lui-même un faux composé par Platon d’après les discours du « vrai » Lysias. 24 Plusieurs interviennent comme interlocuteurs de Socrate dans d’autres dialogues de Platon. 18 Les politiques cités par Socrate : Lycurgue, Solon, Darius (258b) ; Périclès (269e). Quatre métaphores platoniciennes pour la parole : nourriture, cheminement, paternité, semence Le motif de la nourriture : Voir la note 2 p.198, et Brisson, note 12 p.178, qui donne de nombreuses occurrences de cette métaphore chez Platon. 1. Les Grecs se délectent de discours : « Lysias vous régalait de ses discours » (227b) ; Phèdre attire Socrate en faisant « comme ceux qui mènent les bêtes affamées en agitant une branche ou un fruit » (230d), et ne saurait le frustrer du « festin » de ses discours (236e). Cette faim de paroles l’emporte même sur celle des nourritures matérielles : comme les Cigales, anciens hommes qui par passion du chant en oublièrent le boire et le manger (259c). cf le cadre de la République : on écoute parler Socrate, et on oublie d’aller banqueter à Athènes. Voir aussi la condamnation de la gloutonnerie en 238b. 2. La nourriture métaphorise la consommation sexuelle, dans le mauvais amour. « L’affection d’un amoureux ne s’accompagne pas de bienveillance, mais qu’elle est semblable à la nourriture, en ce qu’elle vise à la satiété : c’est à la façon dont les loups aiment les agneaux que les amoureux aiment les garçons » (241c-d). Socrate, disant cela, force le trait d’un argument présent chez Lysias (l’amoureux est un dangereux prédateur) ; mais on peut penser que pour lui, Lysias joue lui-même le rôle d’un loup rusé – en 272c, les sophistes sont des loups. S’il régale les jeunes gens de ses discours, c’est pour mieux les manger. 3. Par opposition, la nourriture est une métaphore de la contemplation de la Vérité par l’âme. « Le divin est beau, sage, bon, et a plein d’autres qualités du même genre. C’est donc cela qui nourrit et accroît au plus haut point l’aile de l’âme » (246e). La marche des dieux vers la limite du Ciel est le chemin pris pour se rendre à un festin (métaphore filée 247a-247e) : arrivé en face du Vrai, le cocher s’en délecte, et au retour, ses deux chevaux peuvent à leur tour manger l’ambroisie et boire le nectar25. Chez les hommes, l’opinion est une nourriture par défaut (248b), mais de toute façon, chez eux aussi l’aile de l’âme ne peut se nourrir que de l’herbe qui ne pousse que dans la « plaine de la Vérité » (248b). Or cette nourriture, c’est la philosophie qui peut la donner, tout comme l’amour vrai, déclenché par la vue du Beau chez l’aimé : devant lui en effet, l’âme de l’amoureux reprend des ailes, cette vue étant pour elles « abondance de nourriture » (251b). 4. Suivant ce modèle, la bonne rhétorique doit à son tour nourrir l’âme : « il est évident que si l’on enseigne à quelqu’un l’art des discours, on fera voir avec précision l’essence de la nature de ce que l’on nourrit ainsi de discours. Or sans doute ce sera l’âme.» (270e). Le motif du cheminement : 1. Au sens propre, le cheminement désigne les circonstances du dialogue entre Socrate et Phèdre, qui commence par « où vas-tu ? » et se termine par « en route ! », « allons-y ! » (selon les traductions). La discussion a doublement lieu en dehors des sentiers battus : d’abord, Phèdre se promène sur les chemins plutôt que sur « les lieux prévus pour la promenade », suivant un conseil médical (227a-227b) ; puis avec Socrate, il décide de « quitter ici le chemin » pour « marcher le long de l’Ilisos » (229a). Socrate quant à lui fait soudain demi-tour, au moment de traverser cette rivière, arrêté par son démon (242b). La façon de marcher ensemble est ainsi à l’image du dialogue entre les deux personnages : au sens figuré, Phèdre est amené par Socrate à sortir des sentiers battus, c’est à dire des opinions non fondées, et le revirement de Socrate symbolise le renversement qui s’opère entre le 1er et le 2d discours, sur le modèle de la palinodie. 2. Le dialogue socratique est un processus dynamique, que l’on suit étape par étape, chaque étape étant un nouveau degré, différent de la précédente : dans la République, il est comparé à des vagues Nectar et ambroisie sont les nourritures des dieux dans la mythologie grecque. On voit comment Socrate reprend des motifs connus en leur donnant un nouveau sens. 25 19 de plus en plus puissantes déferlant les unes après les autres dans l’esprit de l’auditeur. C’est la différence avec le discours de Lysias qui non seulement n’est pas construit, mais surtout ne propose aucun cheminement (il se borne à accumuler des arguments). Cf : Un « tic » de langage de Socrate, que l’on retrouve dans tous ses dialogues : « allons-y ! », « allons ! » (ici, voir 238d). Ce processus est plaisant et captivant (Phèdre est ravi), mais il s’agit pourtant d’un « chemin long et rude » (272c), « un chemin si long, qui monte, et qui fait des détours » (272d), vers la vérité, alors que les discours des sophistes proposent des chemins faciles et courts, mais faux. Socrate y insiste et justifie cette difficulté : « si le détour est long, ne t’étonne pas : lorsque l’on vise de grandes choses, le détour est nécessaire ». On doit ainsi au génie de Socrate/Platon de proposer un chemin à la fois difficile et captivant, alors que celui des sophistes est facile mais ennuyeux. 3. Cette caractéristique du dialogue socratique est elle-même calquée sur le mythe de l’ascension des âmes vers la vérité. L’âme est d’abord principe dynamique, puisqu’elle est définie par sa capacité à donner le mouvement (245c). Son existence est ensuite conçue comme une série de voyages, les « chemins escarpés » vers l’au-delà du Ciel (247a) étant pour les âmes divines faciles à gravir, alors que pour les âmes humaines, ils demandent beaucoup d’efforts. 4. Les yeux sont la « voie naturelle vers l’âme » (255c). Le rapport à l’Intelligible est une contemplation (même si l’Idée en soi n’est pas une image) ; et c’est la vue du Beau, dans l’aimé, qui donne à l’âme l’impulsion nécessaire pour suivre le chemin du vrai. Amant et aimé pourront ainsi « voyager l’un avec l’autre » (256e). Le motif de la paternité : Métaphore récurrente pour désigner le rapport d’un discours à son auteur. Lysias est le père de ses discours, et à ce titre responsable de leur effet néfaste (257b) ; Phèdre, « père de beaux enfants » (les discours qu’il a inspirés), qui doit se laisser persuader par d’autres discours-enfants (261a). Theuth, inventeur de l’écriture, en est le père (275a), et un texte écrit a cette faiblesse de ne pouvoir répondre quand on l’interroge, c’est-à-dire de ne pouvoir se défendre sans « le secours de son père » (275e). La présence du père garantit la vie de son rejetonlogos, le père répond de son fils. Socrate distingue ensuite fils légitime (le discours écrit dans l’âme, qui ensuite peut être soit dit oralement, soit écrit) et fils illégitime (le texte écrit sans âme, pure forme extérieure), en 276a et 278a. On rappellera, avec J. Derrida, que la dimension même de la paternité est liée à la parole, dont elle dépend directement, à la différence de la maternité (le père est celui qui donne son nom à l’enfant, à la condition d’avoir lui-même été reconnu comme père dans la parole de la mère26). Le motif de la semence : Lié au précédent, les enfants étant issus de la semence du père. La rhétorique des sophistes ne peut que récolter un mauvais fruit de ce qu’elle a semé (260c-d), alors que le philosophe, comme le « paysan intelligent », ne sèmera des discours écrits poussant rapidement que pour s’amuser, tout en cultivant ce qui pousse plus lentement, mais qui seul nourrit vraiment l’âme (les jardins d’Adonis, 276b sq). L’âme ainsi ensemencée devient capable d’ensemencer à son tour d’autres âmes. Seuls les discours vraiment plantés dans l’âme « sont capables de se porter secours à eux-mêmes et aussi à celui qui les a plantés ; des discours qui ne sont pas stériles, mais sont porteurs d’une semence de laquelle poussent d’autres discours dans d’autres caractères » (277a). Voilà en quoi cette semence, qui ensemence sans fin, peut être qualifiée d’immortelle (277a), rattachant l’homme à la divinité. [ajouter l’étymologie : sema : signe] 26 On ne confondra donc pas le père avec le géniteur (également appelé « père biologique »). 20 IV Citations sur la parole chez Socrate et Platon Ce qui peut nous surprendre, c’est la séduction qu’exerce un discours si sévère, et qui nous est attestée au détour de l’un ou de l’autre des dialogues. Le discours de Socrate, même répété par des enfants ou par des femmes, exerce un charme sidérant, c’est bien le cas de le dire. Ainsi parlait Socrate – une force s’en transmet qui soulève ceux qui l’approchent, disent toujours les textes platoniciens, au seul bruissement de sa parole, et certains disent à son contact. (Jacques Lacan, Le Transfert (séminaire 1960-1961), Seuil, 1991, p.103) Dans le dialogue socratique, la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle. (Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Folio essais, p.54) L’âme féconde ne peut féconder et fructifier que par son commerce avec une autre âme (…) et ce commerce ne peut s’instituer que par la parole vivante, par l’entretien journalier que suppose une vie commune. (Léon Robin, notice du Banquet, Pléiade) Par le moyen de la parole qui dialogue, l’extrême pauvreté de l’opinion ne peut plus être cachée sous les oripeaux du langage ; et cette extrême pauvreté, par ce même moyen, va se transmuer en richesse infinie – celle qu’offre le vrai savoir. (François Châtelet, Platon, Gallimard, 1965, « folio essais », p.103) Dans un univers à l’abandon, le philosophe a à jouer – pour autant que cela lui est possible – le rôle que jouaient les dieux au cours de la période précédente. Ceux-ci procédaient par inspiration directe ; celui-là, se fondant sur le fait que l’homme parle, va trouver un substitut de l’inspiration : c’est la dialectique, l’art de contrôler toute conduite par le discours auquel elle donne lieu, la technique permettant de concilier et de dépasser, formellement et dans le contenu, tous les langages afin de les juger. En ce cycle rétrograde, le philosophe est le remplaçant du Dieu. Il est le témoin de la transparence perdue et le dépositaire de ce moyen, misérable, mais aux possibilités indéfinies, qui a été laissé à l’humanité et qu’on appelle Raison. C’est là ce que nous dit Platon, en fin de compte : si Raison n’a pas de sens, si ces ombres à la Raison que sont l’irrationnel, le mythe, la difficulté de dire ne s’inscrivent pas dans le projet de rationalité, alors autant valent la violence et Calliclès, autant vaut l’homme qui se fait bête. (Ibid., p.238-239) 21