Le diagnostic, point de vue d’un philosophe Introduction Pourquoi la question est-elle importante ? Le diagnostic devient omniprésent dans nos sociétés - Diagnostic médical, mais aussi diagnostic technique (auto), et même aujourd’hui diagnostic sociétal (l’état de la Grèce, les valeurs des français) L’établissement d’un diagnostic n’est pas sans soulever des problèmes. - Voir par exemple les controverses autour de la mise en place des « DPE » (Diagnostics de performance énergétique dans les bâtiments, sources de très nombreux litiges : des bilans bien différents selon les sociétés qui les effectuent), controverses aussi sur les diagnostics relatifs à la situation des états (AAA) De nombreuses questions se posent, qui sont en arrière-plan de la réflexion que je vous propose : - Le diagnostic constitue-t-il une étape nécessaire de toute action? - Plusieurs diagnostics possibles pour un même objet ? - Comment interpréter un diagnostic ? - Qui doit le faire, est le mieux placé pour le faire ? - Et enfin : le diagnostic est-il remède ou plutôt maladie ? Mon fil directeur sera le suivant : nous ne devons pas rejeter le diagnostic comme outil de travail, mais nous devons nous défier des formes qu’il revêt le plus souvent (des formes qui sont rigides), et en inventer un modèle enrichi et plus souple 1 I. Qu’est-ce que le diagnostic ? 1. Retour sur l’omniprésence du concept (qui porte plusieurs noms)j Diagnostic, audit, reporting - Diagnostic immobilier, de performance énergétique, amiante ; diagnostic de sûreté des centrales nucléaires ; diagnostic organisationnel, territorial ; diagnostic médical (DPN, DPI) ; en psychiatrie (portant par exemple sur la santé mentale ou la dangerosité d’une personne) ; audit de sociétés, d’entreprises ; reporting social, comptable, environnemental… - Un nouveau métier : diagnostiqueur, auditeur (cabinets d’audit) 2. Etymologie : dia/gnostic Gnose : connaissance Dia : à travers - Idée de séparation, de distinction, d’analyse : faire le « tour de la chose », aller au-delà des apparences, se rapprocher de ce que les philosophes appellent l’essence - Le diagnostic découpe le tout de son objet en parties qu’il étudie de façon séparée - Mais est-ce la meilleure méthode ? 3. Diagnostic et pronostic Un diagnostic apparaît le plus souvent au service d’un pronostic Diagnostic et pronostic : les deux faces d’une pièce de monnaie - Le diagnostic : un état des lieux pour anticiper ce qui risque de se passer: exemple des agences de notation (le AAA) – faillite ou résilience face à la crise? - Il faut souligner enfin que diagnostic et pronostic ont vocation à servir de point d’appui à l’action (« technicien en diagnostic et réparation ») 4. Tournons-nous vers le dictionnaire 2 Larousse : 1. Temps de l’acte médical (et l’on voit par cette priorité l’enracinement du dia dans le domaine médical) qui permet de déterminer la nature d’une maladie et de la classer dans un ordre nosologique 2. Identification de la nature d’une situation, d’un mal, d’une difficulté. Un point commun à 1 et 2 : l’idée de nature d’une chose, à laquelle on cherche à remonter Le Wiktionnaire apporte un autre sens, plus contemporain: conclusion d’une étude technique 5. Pour conclure, je retiendrai deux sens principaux Connaître la nature d’une chose, pouvoir la classer Connaître par les causes, de façon à pouvoir agir (réparer) - Exemple : le diagnostic permet d’observer une usure prématurée des freins, mais ne s’arrêtera pas là, au risque de paraître incomplet. Il cherchera également à identifier la cause de cette usure prématurée 3 II. Pourquoi le diagnostic ? Pourquoi : à cause de quoi (réactif), en vue de quoi (proactif)? 1. En vue de quoi (proactif)? L’étape nécessaire d’une démarche prudente - « Avant d’agir, il est prudent d’établir un diagnostic » - Prendre le temps de réfléchir, de se poser, de faire le point, d’interrompre ce qui ressemble à une fuite en avant, un stress permanent : par exemple faire un diagnostic sur l’état de la planète Toujours dans une visée proactive, on peut y voir un outil au service d’une volonté dominatrice et conquérante (le symptôme d’une volonté de puissance) - « Avoir prise, avoir en main », qui est en rapport avec le positivisme scientifique (scientisme) et avec la volonté de domination du monde par la technoscience - C’est cette vision que traduit la fameuse formule d’A. Comte « Savoir pour prévoir, prévoir pour agir » - Maintenant qu’est-ce que le positivisme, sur lequel j’aurai à revenir, tellement il est devenu « consubstantiel » à la compréhension dominante de la science aujourd'hui ? Le positivisme ne prétend pas avoir accès au tréfonds des choses, il voit dans les questions métaphysiques des questions vides de sens. Les positivistes estiment qu’en dehors de la science positive il n’existe aucun autre savoir, et que tout ce qui n’est pas strictement scientifique doit être dénoncé comme faux et illusoire. Seule importe donc la connaissance « positive », qui permet de définir pour toutes choses un système de normes à partir duquel atteindre la maîtrise de cette chose (objet, dispositif, phénomène). Le postulat positiviste : tout est quantitatif, traduisible en équations - Mais ne serait-ce pas plutôt le positivisme qui est une illusion ? 2. A cause de quoi (réactif) On peut y voir au contraire une fuite devant l’action, un substitut de l’action, une faiblesse de la volonté, un refus de voir les choses, une tergiversation, une procrastination 4 - Commander un rapport, établir un référentiel (pour enterrer une affaire…) - Les « référentiels », les « indicateurs », tellement à la mode aujourd'hui, sont-ils vraiment des préalables nécessaires à l’action ? - Un exemple personnel : le ref développement durable à l’université On peut y voir enfin une volonté de se rassurer, de se protéger (un parapluie : « j’ai fait faire un diagnostic). Cela peut alors être très contre-productif, en ralentissant et alourdissant énormément l’action 5 3. Valeur du diagnostic ? 1. Une valeur en soi ? Un diagnostic n’est pas une fin, il est au service d’autre chose que lui : il ne peut avoir de « valeur en soi » 2. Une valeur de moyen ? S’il peut avoir une valeur, ce ne peut être que comme moyen Sa valeur est alors liée à celle de la fin qu’il sert, mais également à sa valeur intrinsèque en tant que moyen (il y a de bons et de mauvais moyens, comme il y a de bonnes et de mauvaises fins). Pour qu’il ait une valeur, il faut qu’un diagnostic : - serve une bonne fin - soit un bon moyen de servir cette fin 3. Arrêtons-nous une seconde à cette articulation moyens/fins Deux pièges qui sont de « grands classiques » : - L’oubli de la fin (exemple : multiplier les analyses au détriment de la clinique) - L’inversion des fins et des moyens (exemple : 1. Mettre des indicateurs pour protéger la nature / ne protéger la nature (et du coup très partiellement) que pour satisfaire les indicateurs et « faire de la communication ». 2. Respecter des normes pour « bien construire » / Ne « bien construire » que pour rentrer dans les normes et obtenir un certificat (et du coup le bien construire peut se révéler au final un mal construire) Il faudra toujours avoir le souci de vérifier que l’établissement d’un diagnostic ne tombe pas dans un de ces pièges 6 4. Les problèmes posés par le diagnostic 1. Il y a tout d’abord le problème général du rapport de l’être à sa représentation Un premier éclairage nous est donné par Kant lorsqu’il distingue les phénomènes et les noumènes (les phénomènes : ce qui existe pour nous, ils nous sont donnés à travers les formes a priori de notre sensibilité et les catégories de l’entendement ; les noumènes, ou les choses « en soi ») - Exemple de la liberté, niée comme phénomène, mais reconnue comme noumène (selon mode de l’attestation, selon la terminologie de P. Ricoeur : « je peux » – vu de l’extérieur, déterminisme, vu de l’intérieur, liberté) - Il en résulte une impossibilité d’accéder à la « nature » des choses sur le mode de la connaissance, ce que voudrait le diagnostic ; mais peut-être ici l’intuition peut-elle être plus performante ? - Si la connaissance perd l’accès au « monde en soi », elle n’en reste pas moins universelle (les mêmes cadres pour tous les hommes) Il y a ensuite une radicalisation de l’approche kantienne par l’ethnolinguistique. Notre vision du monde est conditionnée par notre langue, la langue devient un nouveau « cadre » pour notre connaissance : il y a donc multiplicité des visions du monde. Chaque langue apporte sa « Weltanschauung » Selon Wittgenstein : les faits sont une chose, le tableau des faits une autre chose, bien différente. Et il y a une multiplicité de tableaux possibles 2. L’épistémologie permet de conforter ces éléments. Elle nous apporte : Tout d’abord une réflexion sur la nature de l’analyse (analyser, c’est séparer) - Approcher un objet à partir de la seule analyse est nécessairement réducteur. Le tout est plus que la somme des parties (même pour un objet matériel comme une voiture : il y a les parties et les liaisons entre les parties. Contrôler toutes les parties – contrôle technique – ne suffit pas à garantir l’absence de panne). Le problème des liaisons, des interactions, est essentiel. 7 Ensuite une réflexion sur la notion de modèle, la modélisation étant devenue une méthode presque incontournable pour la connaissance scientifique - Il n’y a pas de modèle sans choix d’hypothèses. Or ce choix n’est nullement contraint, il y a donc une multiplicité des modèles (exemple des modèles climatiques) On peut en tirer une conséquence relativement à l’objectivité de la connaissance - Il n’y a pas de connaissance « objective » au sens absolu du terme, toute connaissance est construite (Si l’idéal de la connaissance est l’observation, il n’existe pas d’observation, que des « observactions ») Qu’en retirer pour le diagnostic ? - Un diagnostic étant lui-même un « objet de connaissance », il n’y a d’objectivité parfaite pour aucun diagnostic 3. Il y a ensuite le problème (défi) de la prise en compte de la durée Bergson a montré à quel point le temps conçu comme une succession d’instants est une vision réductrice de l’esprit. Le vrai temps est celui de la durée - La durée : le temps intérieur aux êtres, le temps de la transformation continue des êtres et des choses. Pour les hommes, la durée correspond au temps subjectif, au temps vécu, et non au temps représenté (cette minute m’a semblé durer une heure) - La prise en compte du vrai temps, de la durée, est d’autant plus important que l’on passe du monde simplement matériel (un moteur), au monde du vivant (un corps vivant), au monde spirituel (un corps doué de subjectivité) Le diagnostic paraît plus proche du temps succession d’instants (le diagnostic au moment t) qu’à celui du temps-durée 4. Il ya enfin le problème (défi) de la prise en compte de la complexité 8 Au-delà de la seule prise en compte de la durée, c’est la prise en compte de la complexité qui a progressivement émergé comme le grand défi du XXème siècle (Prigogine et Stengers, La nouvelle Alliance) - Complexe ≠ compliqué : échec des méthodes analytiques traditionnelles (modèle de Laplace) - Le compliqué : quel que soit le niveau de la complication, il est réductible en ses éléments premiers - Le complexe : il y a introduction d’une différence de niveau avec rétroaction entre les niveaux (causalité en boucle) - On ne peut sans perte décomposer un tout complexe en éléments premiers, ni en conséquence pouvoir espérer en piloter l’évolution à partir de la connaissance et de la maîtrise de ces éléments - Pour nous nancéens nous pouvons évoquer ici le problème des 3 corps d’Henri Poincaré, Poincaré qui a été l’un des premiers à soupçonner la complexité du réel. Si on place 3 corps dans un champ gravitationnel, il n’y a pas de prévision certaine de leur trajectoire, car il existe une sensibilité infinie aux conditions initiales : la complexité apparaît déjà à des niveaux très simples de l’existence Par nature, un diagnostic tend à s’inscrire dans une perspective analytique (c’est bien plus commode de le prendre ainsi). Nous avons à lutter contre ce tropisme, et à le réintégrer dans une vision enrichie – et complexe – du réel - « Face à l’incertitude, tout notre appareil mental est à revoir » P. Langevin - Nous avons besoin, pour faire face au défi de la complexité, d’une nouvelle philosophie de la connaissance, et d’une nouvelle conception de l’action 9 5. Pour une nouvelle approche de la connaissance De toute évidence le positivisme comme modèle pour la connaissance ne convient plus. Vouloir édifier « scientifiquement », pour toutes choses, un système de normes « gravées dans le marbre » est une vision de l’esprit déconnectée du réel, et nous devons partir à la recherche d’autres pistes. Nous pouvons pour cela nous inspirer des travaux que Canguilhem a conduits autour des notions de normal et de pathologique, où il montre l’erreur que constitue une approche simplement quantitative et normative de ces notions. 1. Approche quantitative (principe de Broussais) ou approche que l’on pourrait qualifier de qualitative (celle de Leriche) Canguilhem ouvre son grand ouvrage sur le « Normal et le pathologique » en présentant la controverse qui a opposé, en médecine, Broussais, C. Bernard et A. Comte d’une part, Leriche d’autre part Selon Broussais, la distinction entre le normal (ou physiologique) d’une part, l’anormal (ou pathologique) d’autre part, est une simple distinction quantitative - C. Bernard a repris et développé cette idée. Selon lui la physiologie suffit à donner des normes. Etre normal, c’est être compris à l’intérieur des normes, alors qu’être en dehors des normes correspond à une situation nécessairement pathologique. Selon ce schéma ni le malade ni la maladie ne peuvent nous instruire, elles n’ont rien à nous apprendre. La physiologie suffit à poser les normes d’où on peut déduire l’état du patient (malade ou pas) - Les travaux de Broussais et C. Bernard seront repris par A. Comte et intégrés à sa vision positiviste (il transposera ces concepts au niveau de la société) Leriche rompt avec cette conception positiviste, pour lui la physiologie, c’est le recueil des solutions dont les malades ont posé les problèmes par leurs maladies. « Il y a en chacun d’entre nous, à chaque instant, beaucoup plus de possibilités physiologiques que n’en dit la physiologie. Mais il faut la maladie pour qu’elles nous soient révélées ». On ne peut tout quantifier, la science ne peut pas tout anticiper ni tout connaître Pour résumer on pourrait dire que nous devons interpréter « la différence » comme une simple question de + ou de – (Bernard, Comte), ou une question, plus complexe et plus riche, d’altérité (Leriche) C’est cette approche que Canguilhem a enrichi en reposant le problème de la norme, et celui du rapport normal/pathologique - Selon Canguilhem on peut être normal (au sens de : normé, respecter les normes) et ne pas être en bonne santé. On peut ne pas être normal et être en bonne santé. - Ce qui importe, c’est d’être normatif, c'est-à-dire d’avoir la capacité d’imposer ses propres normes à son environnement 10 - Ni le normal, ni le pathologique (qu’il ne s’agit nullement de nier, au risque de tomber dans un relativisme absurde) ne peuvent se comprendre simplement en référence à un système de normes - Nous devons nous laisser instruire par le réel S’il y a une utilité certaine d’une approche par le versant « quantitatif », celui des analyses, des diagnostics, il ne faut en aucun cas délaisser l’autre versant, celui du qualitatif, qui correspond par exemple en médecine à l’approche clinique ! 2. Quelle raison pour la connaissance? La rationalité complexe Il faut bien distinguer : La raison rationalisatrice : la raison instrumentale (M. Weber), la raison qui calcule, et cherche à rationaliser (c'est-à-dire finalement à économiser). C’est la démarche positive (les valeurs ne sont pas des éléments de connaissance, on les laisse de côté) Classiquement l’établissement d’un diagnostic s’inscrit dans cette démarche rationalisatrice La raison complexe : elle est raison instrumentale et indissociablement raison « en finalité », ou raison axiologique. Elle veut articuler fins et moyen sans sacrifier ni les uns ni les autres. La rationalité complexe, si elle refuse de se couper des démarches logiques, ne veut pas s’y laisser asservir : par exemple elle n’exclut pas d’emblée comme faux ce qu’elle ne peut pas appréhender, ni ce qui comporte une part d’ambiguïté ou de contradiction On peut se référer ici aux travaux d’E. Morin sur la complexité exposés dans sa série d’ouvrages sur la « Méthode » 3. Comment construire la connaissance face au complexe Mais comment mettre en œuvre cette rationalité complexe qui ne doit pas devenir le régime du « n’importe quoi » ? Le moyen privilégié me paraît être de multiplier, croiser les approches : mais plus précisément ? Nous devons passer d’une approche monodisciplinaire à une approche pluridisciplinaire et même transdisciplinaire - L’illusion disciplinaire : le piège de l’ « entre soi », le sentiment de puissance 11 - Un premier progrès : l’approche pluridisciplinaire. Multiplication des points de vue, des approches, mais chacun(e) se préserve des influences ou remises en cause qui lui viendraient de l’extérieur - Aller plus loin encore : une approche transdisciplinaire. Dans cette perspective, chaque discipline accepte – et même recherche – une transformation personnelle au contact des autres disciplines – ce qui ne veut pas dire qu’elle renonce à son identité, mais il s’agit alors d’une identité ouverte, dynamique Exemple du diagnostic de dangerosité des OGM : un dialogue de sourds - Il y a d’une part les « pro OGM », qui ont souvent une approche de type scientiste, positiviste : il s’agirait pour eux de revoir leurs modèles, de les complexifier, de les enrichir, afin de prendre en compte les réalités de terrain, les pratiques. Il faut pour cela qu’ils apprennent à travailler avec leurs « adversaires » - Il y a d’autre part les adversaires des OGM, qui privilégient en général une approche plus sociologique, plus politique : ceux-ci doivent prendre en compte les résultats de la recherche, à commencer quand ceux-ci ne plaident pas en faveur de leur cause - Les uns et les autres doivent sortir d’une vision idéologique : penser, c’est d’abord penser contre soi-même, et c’est aussi penser avec/contre les autres ! 4. Ce que cela signifie pour le diagnostic Ne pas établir le diagnostic en ayant à l’esprit un système de normes préétabli, garder l’esprit ouvert, pour accueillir ce qui peut constituer une surprise Ne pas le remettre entre les mains d’un seul « expert », « spécialiste », fût-il éminent Prendre en compte toutes les opinions, en particulier les dissidentes (rôle des lanceurs d’alerte) 12 6. Pour une nouvelle conception de l’action 1. Tout d’abord, prendre conscience que le champ de l’action est plus large que nous ne l’imaginons communément, et que par exemple poser un diagnostic, c’est agir En quel sens peut-on dire que poser un diagnostic, c’est agir ? - Parce que, comme nous l’avons vu, le diagnostic s’inscrit dans un cadre et cela demande de faire des choix le plus souvent implicites : cela vaut pour tous les diagnostics - Parce que, également, lorsqu’il s’agit d’une personne, nous devons prendre en compte la dimension performative du langage, « quand dire c’est faire (Austin) » (exemple de « dire le diagnostic médical ») - Tout dire, même le plus banal, contient un « faire » - et pas seulement les locutions du type promesse ou déclaration 2. D’une façon générale l’action, pour atteindre son objectif, doit relever le défi de la complexité : elle doit être coopérative Nous avons vécu, et nous vivons encore, sous le régime de l’action découpée. C’est A. Smith qui en a été le théoricien (les épingles ; la suppression de la plupart des lois, qui sont vues comme autant d’entraves). Pour lui le plus efficace est de laisser la « main invisible » -le marché, même s’il ne le désigne pas expressément) comme seul « coordonateur – fédérateur Aujourd’hui, le problème des liaisons devient essentiel - Le concept de « reliance » développé par E. Morin - L’exemple de l’action à mettre en œuvre au service du développement durable : « nous ne savons pas travailler ensemble ! » J’ai thématisé cela sous le concept de « triangle de l’action », dont j’ai puisé la source chez Aristote 13 - L’action « complète » est indissociablement poiésis, théoria et praxis. Or l’histoire a vu se dissocier ces 3 pôles (voir A. Smith), au plus grand profit de la poiésis (la production matérielle) Nous devons enrichir notre conception de l’action. Faire de l’action : - Action réfléchie (lien poiésis-théoria) : par exemple la prise en compte de la longue durée (pour le développement durable, les effets indirects et lointains de nos émissions de gaz à effet de serre ; en psychologie, les effets lointains d’une décision pas assez réfléchie, prise trop vite, mal assumée, qui se révèle longtemps après profondément pathogène) - Action liée (lien poiésis – praxis) : associer et faire coopérer au maximum l’ensemble des acteurs d’une même action - Etablir un diagnostic demande de la vraie réflexion et de la vraie coopération 3. Cette action doit aussi relever le défi de la durée (qui est elle-même une dimension de la complexité) C’est le grand enseignement de Bergson : s’il est légitime de s’appuyer sur une représentation du temps comme succession d’instants pour faire de la science et surtout développer des techniques qui nous donnent une prise sur le monde, nous ne devons jamais oublier que le temps est avant tout durée, et qu’il est infiniment plus présent dans nos vies et actif dans le monde que n’en laisserait croire sa vision réductrice C’est pourquoi, nous devons nous efforcer de rendre « fluide » le diagnostic : le diagnostic que nous venons de faire ne peut pas prétendre donner une représentation « absolue » à un instant t, il est une abstraction, et il est finalement aussi mouvant que la réalité à laquelle il s’applique C’est pourquoi aussi le modèle de l’action que nous devons adopter est celui de l’action séquentielle. Non pas un programme unique qui se déploierait de A à Z, mais une succession de rendez-vous avec des points réguliers et des réajustements d’action : le diagnostic est appelé à être très régulièrement revisité 14 7. Un détour chinois L’intérêt d’un détour chinois ? Mettre à distance nos propres pratiques et découvrir d’autres méthodes de penser et de faire 1. Ce qui ressort : une profonde différence entre les démarches occidentales et orientales (chinoises), entre leurs conceptions de l’action (voir F. Jullien, « Traité de l’efficacité ») En occident : - On commence par faire un état des lieux (un diagnostic, un référentiel), et on s’en sert comme d’une prise pour plier les choses à notre volonté - Il s’agit de partir de « zéro » pour entreprendre une « grande action » (type des jardins à la française) Pour les chinois - On s’intéresse aux dynamismes pour voir comment s’y « coller », les infléchir - On ne cherche pas à remonter à l’origine des choses, mais plutôt à découvrir les ressources sur lesquelles venir s’appuyer - Il s’agit d’une observation « fine » et qualitative, plutôt que quantitative et animée de la volonté d’être exhaustive 2. Les points saillants du détour chinois Ils peuvent être soulignés à travers une série d’oppositions conceptuelles - Process/création : la création comme mode d’action a pour modèle la création du monde par Dieu. Rien de tel avec la notion de process où l’on se situe dans la continuation d’un flux sans commencement ni fin - Efficience/efficacité : la recherche d’efficacité se situe le plus souvent dans cette optique de « créer », de prendre à la racine et de vouloir conduire soi-même et de manière totale un projet. Les chinois pensent que cette démarche échoue presque nécessairement et 15 est tout à l’opposé de la véritable efficience, qui n’est atteinte qu’en s’inscrivant dans le process - Indirect/direct : les chinois préfèrent les méthodes indirectes qui épousent le mouvement du réel là où nous préférons aller « droit au but » et emprunter de faux raccourcis - Amont/aval : les chinois aiment anticiper, nous attendons d’avoir un diagnostic complet (un dossier scientifique) pour lancer l’action - Continu/rupture : ils s’inscrivent dans la continuité, nous préférons la rupture - Invisible/visible : ils accordent la plus grande importance à ce qui est invisible, que nous préférons ignorer (l’invisible est source d’embrouilles – voir l’homéopathie) - Interaction/action : les chinois pensent spontanément l’action comme interaction, là où nous magnifions l’action séparée et solitaire (celle du héros – il n’y a pas de héros en Chine) 3. Retour à la question du diagnostic Que peut nous apporter ce détour chinois pour ce qui nous intéresse, la question de diagnostic ? Je vais tenter de le montrer à partir d’une question particulière mais très éclairante, celle de la prise en compte de l’anomalie par le diagnostic - Il faut commencer par réfléchir à l’étymologie du mot anomalie. Contrairement aux apparences, celle-ci est sans rapport avec celle du mot anormalité Anormalité a le sens de « qui ne correspond pas aux normes » (norme venant de norma, qui désigne une équerre, instrument de tracé et de mesure) Anomalie a le sens d’ « aspérité, bizarrerie », le mot n’a donc pas « norma » pour racine Canguilhem, pour continuer ses analyses, nous demande de ne surtout pas rabattre l’anomalie sur l’anormalité – ce à quoi poussent la proximité des sens (dans les deux cas, une différence très significative, quelque chose d’inattendu apparaît) et également la confusion sur l’étymologie de ces deux mots. L’anomalie peut être le point de départ d’une autre normalité, d’une nouvelle normalité Une approche par les dynamiques (approche chinoise) permettra mieux d’appréhender cette situation qu’une approche par le diagnostic - Dans une approche par le diagnostic : l’anomalie n’est pas « normale », il y a donc anormalité, la réflexion s’arrête là - Dans une approche par les dynamiques : l’anomalie est une surprise. Les questions qui s’ensuivent : qu’est-il possible d’en faire ? De quelle dynamique l’anomalie pourrait-elle être porteuse ? 4. Qu’en retirer pour l’établissement du diagnostic ? 16 S’il peut être intéressant, il n’est pas toujours indispensable Il peut être bloquant aussi Nous devons faire une place à l’intuition, qui peut voir « plus juste », et permet d’avancer « plus vite », tout en économisant énergie et moyens (financiers, mais pas seulement) 17 8. Quel diagnostic… sur la place du diagnostic dans la société contemporaine ? Je vais répondre ici à la question : remède ou maladie ? 1. Le constat - L’usage hypertrophié qui en est fait (voir plus haut) 2. Nous vivons dans un cadre général de normalisation, de certification… - Nous pouvons constater une irrésistible montée des normes… - … et une montée parallèle des demandes de diagnostic : à la limite, pour chaque norme mettre en place un diagnostic qui permette de vérifier si la norme a été respectée (DPE) - Un cadre utile quand il sert à indiquer une direction, mais qui peut devenir un carcan quand il est mis au service d’une volonté de contrôle intégral 3. Nous vivons dans un une société angoissée - Des diagnostics pour se rassurer 4. Nous vivons dans un une société procédurale - Des diagnostics pour se justifier 5. Le diagnostic aujourd'hui : symptôme d’une société « malade » - De remède, il semble bien que le diagnostic soit devenu aujourd'hui le symptôme d’une société malade 6. Mais si l’on dénonce le trop de diagnostic, ne pas le rejeter mais apprendre à en faire un bon usage 18 Conclusion : pour un bon usage du diagnostic L’idée de « bon usage », une clé pour l’action aujourd'hui : centrer notre attention sur les pratiques plus que sur les choses ou les dispositifs techniques Pour une école de la précaution centrée sur la notion de « bon usage » - Monde fragile complexe et incertain - La précaution comme régime de la pensée et de l’action La juste place du diagnostic et son bon usage, lorsqu’il est guidé par la véritable intelligence (Aristote, suneisen) – la capacité de replacer « en situation » un cadre d’idées général – et non pas de vouloir plaquer ce général pour y faire rentrer de force la singularité de ce réel 19