1 - Cours

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1. Analyse linguistique
(Jukka HAVU, Erkki AHLSTRÖM, Kaisa LEINO)
1.1. Bref aperçu de l'évolution de la linguistique
(Jukka HAVU)
Avant de commencer la présentation des mécanismes de l'analyse linguistique, nous
essaierons de décrire, d'une façon très sommaire, l'évolution historique de la linguistique,
c'est-à-dire de la science du langage.
La linguistique est une science relativement jeune ; dans le sens moderne, elle
apparaît au début du XIXème siècle, lorsque des chercheurs allemands découvrent la
parenté d'origine de langues aussi éloignées les unes des autres que le hindi, le français et
le russe. A cette époque des pionniers de la linguistique, la recherche portait
essentiellement sur l'histoire et l'évolution des langues. Les linguistes essayaient d'étudier
la genèse et le développement des familles linguistiques (les langues indo-européennes,
finno-ougriennes, sémitiques, etc.) et d'en reconstruire l'hypothétique origine. La
linguistique servait essentiellement à étudier les grandes lignes évolutives de l'histoire de
l'humanité. Pourtant, au début du XXème siècle, les nouvelles études sur la psychologie
humaine poussent la linguistique à adopter une orientation différente; ce sont les
structures de la langue elle-même qui commencent à être étudiées (d'où le nom
« linguistique structuraliste »). Les linguistes cherchent à analyser le fonctionnement des
mécanismes qui rendent possible la communication verbale. Encouragés par le
développement des sciences pédagogiques, les linguistes s'intéressent également aux
procès de l'apprentissage de la langue maternelle ou d'une langue étrangère. Depuis la
Seconde Guerre Mondiale, c'est la nature universelle de chaque langue particulière qui
suscite l'intérêt de nombreux linguistes ; on essaie d'analyser ce qui est commun à toutes
les langues humaines pour pouvoir ensuite étudier les mécanismes cognitifs grâce
auxquels l'homme peut structurer son monde.
Il est très important de comprendre que la linguistique n'est pas de nature
prescriptive ; un linguiste n'essaie pas d'enseigner comment il faut parler, mais il étudie
les phénomènes qui se manifestent dans les différents registres (écrit, oral, formel,
informel, etc.) d'une langue ou de plusieurs langues. Par exemple, une expression
familière ou argotique, comme Dis-le pas est tout aussi intéressante pour le linguiste que
la forme normative Ne le dis pas, car elle permet l'étude d'un changement structural du
français moderne, en l'occurrence la disparition de la particule négative ne, qui pourra
même avoir des conséquences profondes à l'intérieur d'autres sous-systèmes de la langue.
La linguistique moderne englobe des applications fonctionnelles et des
orientations théoriques très variées. La sociolinguistique étudie la variation sociale d'une
langue, la dialectologie examine les particularités des dialectes et patois d'une langue
particulière, la linguistique computationnelle a pour objectif le traitement informatisé des
données linguistiques, etc. Même pour l'analyse linguistique, qui constitue le sujet de ce
1
chapitre, il y a plusieurs modèles théoriques qui sont souvent très différents les uns des
autres.
Ce bref aperçu sur l'histoire de la linguistique explique les raisons pour lesquelles
il est nécessaire de présenter quelques notions préliminaires qui constituent
obligatoirement le point de départ théorique de chaque étude linguistique. Cela ne veut
pas dire qu'il s'agisse de notions axiomatiques ; le développement ultérieur de la
linguistique peut conduire à l'élimination de certaines d’entre elles ou à une diminution
de leur force interprétative.
1.2. Présentation générale de notions fondamentales pour l'analyse
linguistique
LINGUISTIQUE DIACHRONIQUE vs. LINGUISTIQUE SYNCHRONIQUE. La
linguistique diachronique étudie l'évolution historique d'une langue ou d'un groupe de
langues. Au XIXème siècle, la linguistique était essentiellement de nature diachronique.
La linguistique synchronique a pour objet d'étude le système fonctionnel d'une langue
donnée à une époque donnée. Cette distinction, qui au début du XXème siècle semblait
constituer une véritable opposition, a été relativisée par la suite, car on s'est rendu compte
qu'il n'est pas possible de séparer l'état actuel d'une langue de son histoire. Par exemple,
la position structurale de l'imparfait du subjonctif en français, forme complètement
disparue de la langue parlée, illustre le fait que chaque locuteur du français possède une
connaissance au moins superficielle de l'évolution de la langue (un français du XXIème
siècle pourrait observer qu'on ne dit plus : « Je voulais que tu vinsses, » on dit : « Je
voulais que tu viennes » ).
LINGUISTIQUE GÉNÉRALE vs. LINGUISTIQUES PARTICULIÈRES. La
linguistique générale cherche à développer des méthodes d'analyse adéquates pour
étudier n'importe quelle langue humaine, ainsi qu'à identifier les mécanismes universels
du langage humain. Les linguistiques particulières traitent des linguistiques portant sur
une langue spécifique.
LINGUISTIQUE DESCRIPTIVE vs. LINGUISTIQUE PRESCRIPTIVE. Un linguiste
qui se consacre à la linguistique descriptive a pour objectif l’étude d’une langue ou des
langues en tenant compte de leur variation (grammaticale, sociale, géographique,
stylistique, etc.) et en se fondant sur un matériel empirique suffisant pour vérifier ses
hypothèses (il peut avoir recours à un corpus très grand de textes écrits et / ou oraux ou il
peut se fier à l'intuition linguistique d'un seul locuteur). La linguistique prescriptive est
une notion pédagogique qui se réfère à la norme linguistique d'une langue donnée,
souvent sanctionnée par des institutions officielles dont la tâche est de normativiser et de
standardiser les structures grammaticales et le vocabulaire d'une langue.
LINGUISTIQUE vs. PHILOLOGIE. La linguistique signifie une recherche qui porte sur
la langue dans toutes ses manifestations. Elle peut adopter plusieurs points de départ,
social (la sociolinguistique), psychologique (la psycholinguistique), comparé (un examen
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contrastif entre deux ou plusieurs langues), etc. Le but de la philologie est surtout
d’étudier et d’interpréter l'évolution et les structures d'une langue particulière à partir de
l'examen de textes écrits en cette langue et des rapports avec la culture qui les a produits.
LANGUE vs. PAROLE. C'est au début du XXème siècle que les linguistes ont établi la
différence entre langue, le système linguistique commun à une collectivité humaine et
indépendant du locuteur individuel, et parole, qui est la manifestation concrète de la
« langue », son actualisation. La production linguistique concrète, « parole », varie
beaucoup selon l'âge, le sexe, l'origine géographique, etc., des locuteurs, mais elle est
toujours en rapport avec la « langue », système abstrait qui assure la compréhension
mutuelle. La « langue » change très lentement, tandis que les changements qui se
produisent dans les mécanismes de la « parole », peuvent être beaucoup plus rapides. Par
exemple, le passage du latin en français a entraîné l'élimination du système casuel (le
latin avait 5 cas) et une complexité croissante du système prépositionnel (le français, qui
n'a pas de cas morphologiques, exprime une bonne partie des relations syntaxiques avec
des prépositions) ; il s'agit d'un changement de « langue ». Par contre, la disparition du
passé simple est un changement de « parole », car le français conserve toujours la
possibilité d'exprimer une action achevée dans le passé, mais c'est le passé composé qui a
envahi le champ sémantique du passé simple surtout dans la langue parlée (il parla vs. il
a parlé ). Dans des théories plus récentes, on a parfois évoqué les notions de compétence
et de performance, qui sont proches de la distinction « langue » et « parole ». La
« compétence » se réfère à une structure globale qui nous permet de comprendre par
exemple des formes et structures dialectales que nous serions incapables de produire
nous-mêmes. La « performance », par contre, est une notion proche de la « parole »; il
s'agit de la manifestation concrète de la "compétence".
SIGNIFIÉ vs. SIGNIFIANT. En gros, le mot « table » en français et le mot « pöytä » en
finnois désignent le même genre d'objet dans la réalité objective ; il s'agit donc de deux
signifiants qui se rapportent à un seul signifié. Cet exemple démontre que la relation qui
existe entre le signifié et le signifiant est arbitraire ; il n'est pas possible d'établir un
rapport objectif entre le mot « table » et l'objet qu'il représente.
GRAMMAIRE PARTICULIÈRE vs. GRAMMAIRE UNIVERSELLE. Chaque langue
humaine possède sa structure grammaticale, sa grammaire particulière. Pourtant, toutes
les langues humaines présentent des similitudes, et un enfant est capable d'apprendre
parfaitement n'importe quelle langue humaine. Ce fait semble indiquer qu'il peut y avoir
une grammaire universelle, c'est-à-dire une structure sous-jacente commune dont les
langues naturelles sont des manifestations concrètes.
ACQUISITION DU LANGAGE vs. APPRENTISSAGE DU LANGAGE. Le terme
acquisition du langage décrit le procès qui aboutit à une maîtrise parfaite de la langue
maternelle. Un être humain n'est pas généralement capable d'identifier d'une manière
systématique les structures et les règles de sa propre langue dont la connaissance est le
résultat d'un procès inconscient et spontané. L'apprentissage du langage est un effort
conscient qui se réfère à l'étude des structures grammaticales et du vocabulaire d'une
langue étrangère.
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Cette brève présentation de quelques notions linguistiques ne doit être comprise que
comme un point de départ. Dans les chapitres qui suivent, nous commenterons plus en
détail quelques-unes de ces notions fondamentales.
Une langue humaine est constituée de plusieurs composants dont chacun possède ses
propres structures, mais qui sont interdépendants. Ces composants sont essentiellement :
phonétique et phonologie >
morphologie >
syntaxe >
sémantique >
pragmatique >
étude des sons
étude des formes
étude de la formation des phrases
étude du sens des expressions linguistiques
étude de l’influence du contexte communicatif sur le
sens des expressions linguistiques
1.3. Phonétique et phonologie
(Jukka HAVU)
La phonétique est l’étude empirique des sons d’une langue naturelle. La
phonologie étudie les traits pertinents, c'est-à-dire ceux qui caractérisent les différents
sons à l'intérieur d'un système en termes de distinctions sémantiques.
Pour mieux comprendre la différence entre la phonétique et la phonologie, il est
utile de retourner à la distinction « parole » et « langue » (cf. chapitre1.2). La phonétique
relève de la « parole » ; il s'agit de réalisations langagières concrètes. La phonologie est
un phénomène de « langue », c’est-à-dire un système abstrait qui régit les manifestations
phonétiques concrètes, les actes de « parole ». Dans les paragraphes qui suivent, nous
essaierons de mieux caractériser cette double nature du système des sons d’une langue
humaine.
La phonétique étudie les sons produits par les locuteurs d'une langue ; or, il est
facile de démontrer, même sans recourir à des tests empiriques, que les sons émis par un
enfant ou une femme sont en règle générale d'une fréquence sonore bien plus élevée que
ceux produits par un homme. On peut même prouver, si l’équipement technique le
permet, que chaque locuteur du français a sa propre diction, sa manière de prononcer
individuelle. Alors, si chacun prononce différemment les sons, comment peut-on se
comprendre ?
De ce qui vient d’être dit, nous pouvons déduire qu’il y a des phénomènes sonores
qui ne sont pas sémantiquement informatifs. Par exemple, malgré la différence de la
hauteur de la voix, le mot pain prononcé par un enfant, une femme ou un homme est
compris de la même façon. La différence en fréquence sonore n'est donc pas un trait
sémantiquement pertinent. Il n’en va pas de même pour l’opposition pain et sain ; ici il
s’agit clairement de deux mots différents. Par conséquent, il doit y avoir des traits
sémantiquement informatifs actualisés par les sons [s] et [p], respectivement. Si nous
analysons la manière dont ces sons sont produits, nous pouvons nous rendre compte
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immédiatement qu'en prononçant le son [s], les lèvres s’ouvrent légèrement, la pointe de
la langue touche la partie antérieure du palais et un courant d’air passe par le canal
articulatoire. Le son [p], par contre, est produit en fermant les lèvres hermétiquement et
en les ouvrant ensuite brusquement pour laisser l’air sortir du canal articulatoire.
L'opposition sain et pain nous permet de constater que les premiers sons dont ces mots se
composent, ne se prononcent pas au même lieu d'articulation.
Cherchons à analyser un autre exemple ; le mot bain est clairement différent du
mot pain. Pourtant, les sons qui différencient ces deux mots, [p] et [b], se produisent de la
même façon en ce qui concerne la position des lèvres. Il doit y avoir un autre trait qui
nous permet de faire la distinction entre les deux. Ce trait existe, effectivement.
Lorsqu'on prononce [b], il est facile d’observer qu’avant l’ouverture des lèvres, un bruit
distinct est audible. Ce bruit, produit par la vibration des cordes vocales, distingue le son
[b] du son [p]. À la différence de sain et pain, les mots pain et bain ne se différencient
donc pas par leur lieu d'articulation, mais par leur mode d'articulation. La différence entre
[b], [p] et [s] est donc une différence phonologique.
En phonologie, le terme phonologique phonème est préféré à la notion
phonétique de « son ». À l’écrit, on a recours à la transcription phonologique pour
montrer qu’il s’agit d’un phonème d’une langue humaine et non pas d’une lettre de
l’alphabet. La notation habituelle représente les phonèmes entre crochets, [s], [p], [b], etc.
La différence sémantique entre pain et sain, d'une part, et entre bain et pain, de
l'autre, nous permet d'identifier trois notions de base de l'analyse phonologique :
paire minimale (p.ex. sain - pain ; pain deux unités sémantiques complexes qui
- bain ; sain - bain)
se distinguent par la différence
phonique d’un seul des sons dont elles
se composent.
phonème (p. ex. [s], [p], [b], etc.)
unité minimale d’une langue humaine
ayant une valeur fonctionnelle
trait pertinent ou distinctif
caractéristique
phonique
ou
articulatoire qui permet l’identification
des phonèmes
Pour chaque phonème d’une langue, nous pouvons distinguer le lieu d’articulation, c’està-dire l’endroit où il se prononce, et le mode d’articulation, la façon dont il se produit.
Dans le cas du phonème [s], le lieu d’articulation est défini par la position de la pointe de
la langue par rapport au palais ; il s’agit d’un son apico-alvéolaire. Le phonème [b], par
contre, se produit grâce au contact des deux lèvres ; c’est un phonème bilabial. Du point
de vue du mode d’articulation, le son [s] est une chuintante sourde (chuintante = un
courant d’air passe par le canal articulatoire, resserré pour produire le son
caractéristique ; sourd = le son n'est pas accompagné de vibrations des cordes vocales), le
phonème [b] une occlusive sonore (occlusive = le canal articulatoire est fermé
momentanément et rouvert tout de suite après ; sonore = le son est accompagné de
vibrations des cordes vocales). Ces phénomènes nous permettent de compléter la notion
de « trait pertinent », indiquée plus haut :
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mode d’articulation = sonore,
sourd, occlusive, etc. ;
lieu d’articulation = bilabial,
uvulaire, apico-alvéolaire, etc.)
caractéristiques phoniques ou
articulatoires qui permettent
l’identification des phonèmes
Nous avons vu plus haut que tous les phénomènes phoniques, par exemple la
hauteur de la voix, ne sont pas sémantiquement informatifs. Or, la hauteur de la voix est
indépendante des sons individuels. Nous trouvons aussi des exemples de traits phoniques
associés à des sons individuels qui ne sont pas sémantiquement pertinents. Par exemple,
dans beaucoup de dialectes français (le bourguignon, le berrichon etc.), on « roule » le
[r], comme en finnois. Néanmoins, la plupart des français prononcent un [R] uvulaire, un
son qui est souvent difficile pour un Finlandais. Il ne s'agit pourtant pas de trait distinctif,
car un mot comme « regarder » serait compris de la même façon par tous les Français,
indépendamment du caractère uvulaire ou apico-alvéolaire du phonème [r]. En français,
[r] et [R] sont des variantes individuelles. Il y a aussi des variantes combinatoires ; en
français, le [R] ou [r] sont des phonèmes sonores, mais ils perdent leur sonorité après une
occlusive sourde, comme dans le mot « quatre ». Par contre, il y a une différence
fonctionnelle entre le [l] et le [r] ; la différence sémantique entre « rien » et « lien »
prouve que [r] et [l] son deux phonèmes différents dans le système. Ce n’est pas le cas de
toutes les langues ; en japonais, par exemple, il s'agit de deux variantes d’un phonème.
Voici la caractérisation des deux types de variantes :
variante libre individuelle
(p.ex. [r] et [R] en français)
variante libre combinatoire
(p.ex. le [R] français perd sa sonorité
après une occlusive sourde)
deux reálisations phonétiques d’un
phonème qui ne sont pas
sémantiquement pertinentes
deux réalisations phonétiques d'un
phonème qui, tout en n'étant pas
sémantiquement pertinentes, présentent
une régularité systématique dans des
contextes phonétiques déterminés
C'est en étudiant les paires minimales d'une langue que nous pouvons en répertorier les
phonèmes. Nous pouvons ensuite analyser les traits pertinents de chaque phonème pour
arriver à une caractérisation aussi complète que possible du système phonologique
fondamental de cette langue.
Il y a bien des phénomènes de langue intimement associés à la phonétique et à la
phonologie. Dans les paragraphes suivants, nous cherchons à donner un bref aperçu de
ces phénomènes, qui sont, très souvent, extrêmement importants pour la bonne formation
des messages linguistiques.
L'observation initiale (cf. plus haut) sur l'interdépendance des composants
grammaticaux d'une langue se justifie très clairement par le rapport qui existe entre la
phonologie et la morphologie (cf. chapitre 1.4). La branche de la linguistique qui étudie
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ce rapport s'appelle la morphophonologie. Par exemple, la liaison, très fréquente en
français, est un phénomène dont les réalisations phonologiques sont toujours
conditionnées par la structure morphologique de la langue (p.ex. les eaux [lezo] et les sots
[leso]).
Tant en finnois qu'en français, l'accent tonique est fixe ; en finnois, c'est toujours
la première syllabe qui est accentuée, en français c'est la dernière. Dans ces deux langues,
l'accent tonique n'est pas un phénomène sémantiquement pertinent, car il n'y a pas de
mots qui se différencient au moyen de l'accentuation. Pourtant, en français il est
important de comprendre que l'accent tonique n'est pas lexical, mais syntagmatique. Cela
veut dire qu'à l'intérieur d'un groupe syntaxique (cf. chap.1.5) il n'y a qu'une seule syllabe
accentuée, par exemple la petite étudiante [laptitetydiãt]. Cela illustre bien un des traits
caractéristiques du français ; le mot individuel n'a pas d'indépendance, mais il entre
normalement dans une unité plus grande, le syntagme ou groupe syntaxique, à l'intérieur
de laquelle il s'unit aux autres éléments constitutifs du groupe.
La prosodie signifie tout ce qui a trait à l’intonation. Par exemple, l’intonation
peut avoir une fonction grammaticale précise ; l’intonation montante peut distinguer une
proposition interrogative d’une proposition assertive (p.ex. Pierre est canadien =
intonation descendante > proposition assertive ; Pierre est canadien ? = intonation
montante > proposition interrogative). À l'aide de l'intonation le locuteur peut donner à
son énoncé une nuance émotive, p.ex. de crainte, surprise, haine, joie ; l'interprétation
exacte de l'énoncé Pierre est canadien ! dépend de l'intonation appliquée.
L'orthographe est un phénomène étroitement lié à la phonétique et à la
phonologie. L’orthographe signifie la forme graphique des sons d'une langue, la façon de
les écrire. Chaque étudiant étranger connaît les difficultés de l'orthographe française, où
le rapport de correspondance entre la forme phonique d'un mot et sa forme
orthographique paraît souvent très arbitraire. Par exemple, la graphie -s à la fin des noms
et des adjectifs distingue le singulier du pluriel, mais elle ne se réalise phonétiquement
que dans des contextes morphophonologiques spécifiques. En règle générale, c'est grâce à
la forme de l'article que nous pouvons distinguer, à l'oral, le singulier du pluriel, cf. la
ville ([lavil]) vs. les villes ([levil]. Les caractéristiques de l'orthographe française sont
dues à l'évolution du système phonologique du français ; l'orthographe, plus conservatrice
que la prononciation, représente très souvent une phase ancienne. Une étude de
phonétique historique nous révèle que la prononciation actuelle du mot latin regem
« roi » a passé par différentes étapes ([rei] > [roi] > [rue] > [rwe]) pour aboutir à la forme
phonique actuelle [rwa]. C'est également pour des motifs historiques qu'il y a bien des
mots homophones qui se distinguent dans l’orthographe mais pas dans la prononciation,
comme par exemple verre [= lasi], vers [= säe ; kohti], vert [= vihreä], ver [= mato].
Pour un étudiant finlandais, la phonétique française est souvent assez difficile à
apprendre, car le finnois et le français sont très différents en ce qui concerne la structure
phonique. Le système des sons du finnois permet de franchir le seuil de compréhension
avec un très petit effort musculaire, tandis que les sons du français exigent un effort
articulatoire beaucoup plus grand. Les mots français étant souvent très courts, une
prononciation claire est indispensable.
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1.4. La morphologie
(Jukka HAVU)
La morphologie est l'étude des formes et des mots. L'unité de base de la morphologie est
le morphème, notion qui peut être divisée en deux sous-catégories ; examinons les
expressions suivantes :
le cheval
les chevaux
le chevalier
le cheval de bataille
Nous pouvons observer que ces expressions se composent de deux types d'éléments.
Cheval, chevalier et bataille, pris isolément, sont des « signifiants » (cf. page1.2) qui
dénotent des « signifiés », entités de la réalité extralinguistique ; dans le cas de cheval il
s'agit d'un grand mammifère ongulé à crinière, plus grand que l'âne, domestiqué par
l'homme comme animal de trait et de transport (Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires
Le Robert, Paris, 1995, s.v. « cheval »). Cheval, chevalier et bataille sont communément
appelés des morphèmes lexicaux. Par contre, le, les, de, -aux, et -ier n'existent que
comme éléments linguistiques et ne possèdent aucune valeur lexicale indépendante ; ce
sont des morphèmes grammaticaux.
Il est facile d'observer, pourtant, que les morphèmes grammaticaux et les
morphèmes lexicaux constituent deux catégories très différentes l'une de l'autre. C'est
pourquoi il est justifié d'employer le terme lexème au lieu de l'expression « morphème
lexical ». Les raisons pour lesquelles il est préférable de réaliser la distinction
terminologique entre les lexèmes et les morphèmes grammaticaux sont les suivantes :
i) Les lexèmes appartiennent à une classe ouverte d'éléments, tandis que les
morphèmes grammaticaux sont en nombre limité.
ii) Les lexèmes peuvent se manifester non accompagnés de morphèmes
grammaticaux (p.ex. Feu!), tandis que ceux-ci ne se réalisent qu'avec le support de
lexèmes.
iii) Les lexèmes dénotent des « signifiés » allant du concret (p.ex. cheval) à
l'abstrait (p.ex. divin). Les morphèmes grammaticaux, par contre,
— qualifient ou actualisent cette fonction dénotationnelle des lexèmes (un
homme, cet homme, des hommes, les hommes, etc. ; Pierre parle, Pierre
parlait, Pierre parlerait, etc. ; la voiture de Jacques, mon voyage à Paris,
etc.) ;
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— servent à former de nouveaux lexèmes à partir des lexèmes déjà
existants au moyen de la dérivation (national > international) et de la
composition (pomme, terre > pomme de terre) ;
— assurent la bonne formation d'un texte en établissant des relations
textuelles entre les propositions dont il se compose (conjonctions,
connecteurs, etc. je ne sors pas, car je suis malade ; Pierre ne vient pas ;
par contre, son collègue viendra, etc.).
La limite entre les morphèmes grammaticaux et les lexèmes n'est pourtant pas
tout à fait nette ; par exemple, un déterminant comme ce, cette, etc., est certainement un
morphème grammatical, car il n'est utilisable qu'en association avec un lexème (ce livre,
cette femme, etc.), mais il évoque, d'une manière imprécise, une idée référentielle.
Nous pouvons avancer une définition préliminaire des morphèmes et des
lexèmes :
lexème
unité linguistique qui entre directement dans la
formation des phrases
morphème grammatical
unité linguistique qui
- sert à exprimer des relations grammaticales entre
les lexèmes d'une phrase ;
- établit un rapport avec le contexte
conversationnel ;
- entre dans les systèmes de dérivation ou de
composition ou
- permet d'établir des relations textuelles entre les
différents éléments d'un texte
Dans une expression comme les chevaux, les morphèmes grammaticaux le, les et aux possèdent des fonctions grammaticales (article défini et pluriel, respectivement) qui
actualisent le lexème auquel ils se rattachent. Il y a pourtant une différence importante
entre le, les et -aux. Le et les sont des morphèmes grammaticaux libres ou non liés,
tandis que -aux, terminaison du pluriel qui se rattache directement au lexème, est un
morphème flexionnel ou lié.
Dans les sections suivantes, nous présenterons brièvement les principales
caractéristiques de la morphologie grammaticale et du vocabulaire du français.
1.4.1. La morphologie grammaticale
La morphologie grammaticale peut être divisée en cinq sous-catégories, dont les
trois dernières constituent la morphologie grammaticale lexicale (formation de nouveaux
lexèmes) :
a) la morphologie flexionnelle
b) la morphologie des éléments grammaticaux libres
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c) la morphologie dérivationnelle
d) la morphologie de la composition
e) la conversion
1.4.1.1. La morphologie flexionnelle
La morphologie flexionnelle comprend les éléments grammaticaux qui s'incorporent
directement dans un lexème (des morphèmes flexionnels ou liés). Les langues qui
possèdent une morphologie flexionnelle riche, sont souvent appelées synthétiques (p.ex.
le finnois), tandis que les langues avec une morphologie flexionnelle pauvre sont des
langues « analytiques » (p.ex. le suédois). Le français se situe entre ces deux extrêmes,
car, en français, la flexion nominale (divisée en flexion substantivale et flexion
adjectivale) n'est pas très riche, mais la flexion verbale l'est davantage :
- Flexion substantivale
cheval >
chevaux
Il est à noter, cependant, que très souvent la différence entre le singulier et le pluriel ne se
réalise que dans l'orthographe (homme vs. hommes). Une particularité du système
français est que lorsqu'il y a une différence phonique entre le singulier et le pluriel, c'est
ce dernier qui est plus court, p.ex. travail [travaj] > travaux [travo] ; œuf [œf] > œufs [ø].
- Flexion adjectivale
petit >
petits >
petite
petites
Il y a quelques adjectifs qui ont cinq formes (vieux, vieil, vieille, vieux, vieilles), des
adjectifs qui n'ont que deux formes, p.ex. pauvre, pauvres, ou une seule, p.ex. marron.
- Flexion verbale (nous n'indiquons ici que cinq formes ; le lecteur peut compléter la
liste)
présent
imparfait
conditionnel
(je) fais
(tu) fais
(il, elle) fait
(nous) faisons
(je) faisais
(tu) faisais, etc.
(je) ferais
(tu) ferais, etc.
futur
prés. du subj.
(vous) faites
(ils, elles) font
(je) ferai
(tu) feras, etc.
(je) fasse
(tu) fasses, etc.
La complexité de la flexion verbale s'explique par la grande quantité d'informations que
communique le verbe (la personne, le temps et le mode).
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1.4.1.2. Les morphèmes grammaticaux libres
Les morphèmes grammaticaux libres sont des éléments indépendants qui remplissent
essentiellement deux fonctions :
— ils entrent dans la constitution de groupes syntaxiques (un groupe syntaxique est un
ensemble de mots et de morphèmes qui ont un sens à l'intérieur des phrases, cf. chap.1.5)
et dans la formation de phrases et de séquences textuelles ; ces morphèmes sont des
éléments de relation.
— les morphèmes d'actualisation actualisent les lexèmes dont est constituée la phrase en
établissant un rapport avec le contexte textuel ou conversationnel ; la fonction
actualisatrice peut être, entre autres, celle de détermination (le / la, ce / cette, etc.),
quantification (chaque, tout, etc.), temps (bientôt, désormais, etc.).
Examinons la séquence suivante :
.
Depuis l'aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d'herbe où le cheval
et le cavalier disparaissaient parfois complètement ; /../ (R. Gary, Les racines du ciel. Gallimard,
1980)
Ce texte comprend 12 lexèmes : aube, chemin, suiv(re), colline, fouillis, bambous, herbe,
cheval, cavalier, disparaît(re), parfois, complètement. En plus, il y a un morphème
dérivationnel, -ment de complètement et trois morphèmes flexionnels, -ait (suivait ), -s
(de bambous ), -ssaient (de disparaissaient ). Tous les autres éléments sont des
morphèmes de relation ou d'actualisation.
Par exemple, dans l'expression depuis l'aube, ce sont les morphèmes
grammaticaux depuis et l' (forme élidée de la ) qui qualifient et actualisent le lexème
aube. La préposition depuis évoque l'idée d'un point de départ spatial ou temporel.
L'article défini l' actualise l'information véhiculée par le lexème aube ; il ne s'agit pas de
n'importe quelle aube, mais c'est l'aube du jour où se situe la narration. Comme il a déjà
été indiqué plus haut, très souvent les morphèmes d'actualisation évoquent une image
référentielle imprécise, qui se concrétise lorsqu'ils sont rattachés à un lexème à l'intérieur
d'une phrase. C'est ainsi que ces morphèmes permettent de situer une expression ou une
phrase dans un contexte textuel ou conversationnel.
1.4.1.3. La morphologie dérivationnelle
Examinons le cas du mot chevalier; il s'agit d'un lexème qui désigne celui qui
appartenait à l'aristocratie militaire du Moyen Âge ou le membre d'un ordre de chevalerie
moderne (distinction obtenue généralement grâce à des mérites personnels). Pourtant, il
est facile de constater que chevalier est étroitement lié au mot cheval. S'il est comparé à
d'autres lexèmes semblables
jardin > jardinier
école > écolier
sauce > saucier, etc.
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nous pouvons affirmer que nous avons affaire à un procédé grammatical relativement
systématique ; il s'agit de former de nouveaux mots à partir d'un lexème déjà existant. Ce
phénomène morphologique est appelé dérivation.
En français (et dans beaucoup d'autres langues aussi) la morphologie
dérivationnelle est essentiellement affixale, c'est-à-dire qu'elle comprend des morphèmes
dérivationnels qui sont rattachés à une base lexicale. La dérivation affixale comprend
trois sous-catégories :
i) dérivation préfixale
Les préfixes sont des éléments morphologiques qui précèdent la base lexicale. La
dérivation préfixale a pour but de former de nouveaux lexèmes qui appartiennent à la
même catégorie grammaticale que le lexème de base (marché > supermarché ;
hypermarché). En règle générale, les préfixes évoquent, tout comme les morphèmes de
relation, un sens difficile à déterminer avec précision. En outre, très souvent, un lexème
muni d'un préfixe s'éloigne, du point de vue sémantique, du lexème de base ; le sens de
l'adjectif indifférent ne peut être déduit de celui de l'adjectif différent, bien que, en règle
générale, le préfixe in- serve à former des adjectifs de sens opposé à celui du lexème de
base. Le sens précis des éléments préfixaux se définit très souvent par celui du lexème
auquel ils se rattachent ; par exemple, les produits précuits doivent être réchauffés ou
cuits de nouveau, mais les produits préemballés ne vont pas être réemballés par le client
qui se les procure. À l'intérieur de la catégorie des préfixes, il y a des éléments dont le
sens est très général (p.ex. a-, de-, in-, re-, etc.) et d'autres qui possèdent une
signification plus restreinte et plus précise (p.ex. anti-, extra-, hyper-, super, etc.).
Associés avec des morphèmes suffixaux ou flexionnels, les préfixes peuvent fonctionner
comme éléments de dérivation dite parasynthétique (p.ex. grave > aggraver).
Voici quelques exemples de lexèmes qui se forment à l'aide d'une base et d’un
préfixe. Parfois la base n'a pas d'existence indépendante ; elle n'existe qu'à l'intérieur du
système de dérivation (comme, par exemple, dans la paire antonymique sympathique vs.
antipathique ; il n'y a pas de mot pathique). La liste est loin d'être complète :
a- normal > anormal
anti- nucléaire > antinucléaire
dé(s)- mentir > démentir ; agréable > désagréable
ex- ministre > ex-ministre
in- (il-, im-, ir-) efficace > inefficace ; poli > impoli ; légal > illégal
pré- emballer > préemballer ; histoire > préhistoire
re- (r-, ré-, res-) voir > revoir ; entrer > rentrer ; écrire > réécrire
etc.
ii) dérivation infixale
Les infixes se placent à l'intérieur d'un mot. Comme éléments flexionnels, nous
trouvons en français des mécanismes infixaux (je finis > nous finissons), mais dans la
dérivation ils sont rares, voire inexistants. D'après certains grammairiens, nous aurions
12
affaire à la dérivation infixale dans le cas des verbes dérivés d'un verbe de base, comme,
par exemple, sauter > sautiller, mais il serait également possible de considérer l'élément
-ill - comme un suffixe rattaché à la base lexicale saut-, complété ensuite par le rajout de
l'élément flexionnel -er.
iii) dérivation suffixale
La dérivation suffixale est plus riche que la dérivation préfixale ou infixale. La
suffixation permet la transposition d'une catégorie grammaticale en une autre (lent [adj.]
> lentement [adv.]). Les suffixes peuvent être divisés en suffixes productifs et suffixes
improductifs. En linguistique, la productivité d'un élément signifie son degré
d'applicabilité à des contextes nouveaux. Les suffixes -isme et -iste sont extrêmement
productifs (Clinton > clintonisme, -iste, mots qu'on ne trouverait dans aucun dictionnaire,
mais dont le sens est clair pour tout locuteur français), tandis que le suffixe -son (lier >
liaison ; pendre > pendaison) ne sert plus à former de nouveaux lexèmes.
Le nombre des suffixes est très élevé. La classification traditionnelle distingue les
suffixes i) nominaux, ii) verbaux et iii) adverbiaux qui, à partir de bases substantivales,
adjectivales et verbales servent à former de nouveaux substantifs, adjectifs, verbes et
adverbes. Ci-dessous nous donnons quelques exemples de mécanismes de suffixation ;
une liste complète des suffixes français dépasserait les objectifs de cet ouvrage :
subst. > subst.
verbe / adj. > subst
adj. > subst.
verbe > subst.
subst. > adj.
verbe > adj.
adj. > adj.
adj. > verbe
adj. > adv.
-at
-age
-ier
-eur
-(i/e)té
-esse
-ise
-age
-ment
-(a/i)tion
-(t)ure
-al
-el
-eux
-ier
-able
-aud
-iser
-iter
-ment
etc.
professeur > professorat
pays > paysage
cheval > chevalier
porter > porteur ; rouge > rougeur
sonore > sonorité ; pauvre > pauvreté
petit > petitesse
gourmand > gourmandise
démarrer > démarrage
sentir > sentiment
citer > citation ; opposer > opposition
fermer > fermeture ; scier > sciure
continent > continental
mort > mortel
peur > peureux
famille > familier
aimer > aimable
lourd > lourdaud
légal > légaliser
facile > faciliter
admirable > admirablement
Il existe aussi des moyens de dérivation qui permettent de passer d'une catégorie
grammaticale à une autre sans le rajout d'un élément flexionnel. Dans ces cas, nous
parlons de suffixation zéro. Ce mécanisme peut être complété par la présence d'un préfixe
13
pour donner un sens spécifique au nouveau lexème. Par exemple, grandir veut dire
devenir grand, tandis que agrandir signifie rendre grand :
subst. > verbe
adj. > verbe
verbe > subst.
réforme > réformer
grand > grandir, agrandir ; bleu > bleuir ; large > élargir
marcher > marche
Le système de dérivation suffixale est pourtant extrêmement complexe. Dans les
paragraphes précédents nous n'avons pu donner qu'un aperçu très sommaire des principes
les plus généraux. La forme et la possibilité d’emploi de bien des préfixes et suffixes
présentent des éléments qui sont difficilement classifiables. Par exemple, que dirons-nous
du mot cavalier ? Il est évident que le suffixe -ier évoque le même mécanisme que nous
trouvons dans chevalier, écolier, etc. Pourtant, la base lexicale caval- n'existe pas.
Originalement, cavalier est un mot d'emprunt de l'italien cavaliere, mais pour un français
moderne cette origine est impénétrable et il a tendance à associer le mot cavalier comme
une forme française dérivée sans base lexicale indépendante (d'où d'autres mots
semblables, cavalcade, cavalerie). La suffixation présente beaucoup de phénomènes qui,
n'étant pas systématiques, doivent simplement être mémorisés par l'étudiant étranger
(p.ex. pourquoi dit-on blanchir < blanc, blanche, mais noircir < noir, noire ?).
1.4.1.4. La morphologie de la composition
L'expression cheval de bataille peut signifier deux choses ; ou bien il s'agit i) de la
monture d'un soldat, ou ii) d'un argument de débat, employé d'une façon répétée par un
des participants à la discussion. Dans les deux cas, c'est une expression complexe qui
dénote une notion simple dans la réalité objective. Pourtant, elle est formée de deux
lexèmes simples, cheval et bataille, qui sont unis par la préposition de, de sorte que le
second élément qualifie le premier. Cette procédure est également assez systématique.
Comparez, par exemple :
chef d'État
maison de poupées
main-d'œuvre,
etc.
Ici aussi, il s'agit d'un procédé d'enrichissement du vocabulaire par un mécanisme
grammatical, appelé composition.
En règle générale, les mots composés forment une seule unité notionnelle, c'est-àdire que le sens de l'expression est un ensemble solidaire où l'interaction sémantique des
deux éléments qui le composent produit les sens définitifs. Par exemple, la définition du
mot composé main-d'œuvre selon un dictionnaire unilingue est 1) Travail de l'ouvrier ou
des ouvriers participant à la confection d'un ouvrage ; 2) L'ensemble des salariés. (Le
Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1995, s.v. main-d'œuvre). Dans le
cas de main-d'œuvre, le sens de l'expression n'est pas déductible de celui de ses
composantes. Il s'agit d'une unité notionnelle indépendante, et cela se reflète même dans
14
la forme orthographique du mot ; il y a un trait d'union qui permet de constituer une seule
unité orthographique.
Une autre caractéristique des mots composés est le fait que leurs composantes ne
peuvent pas généralement être déterminées séparément. Nous ne disons pas * un chef très
âgé d'État,1 mais un chef d'État très âgé.
Il n'est pourtant pas toujours aisé de définir la notion « mot composé ».
Considérons le cas des expressions verbales du genre faire gaffe. Dans cette expression,
qui équivaut plus ou moins à « faire attention », le mot gaffe ne peut pas être déterminé
par un autre élément. Il n'en va pas de même de l'expression faire une gaffe, où le mot
gaffe garde son indépendance (faire une gaffe très maladroite). Il y a un nombre très
élevé expressions de ce type en français, faire peur, prendre la fuite, avoir raison, etc.
Doit-on les considérer comme des « mots composés » ou des « locutions » ?
1.4.1.5. Conversion
On appelle conversion ou dérivation impropre le mécanisme qui consiste à faire
passer un lexème appartenant à une catégorie grammaticale dans une autre sans qu'il y ait
de modification de forme.
Des cas de conversion se manifestent dans presque toutes les classes
grammaticales :
nom commun > adjectif
adjectif > adverbe
adverbe > adjectif
adjectif > nom
verbe (infinitif, participes) > nom
etc.
une personne clé ; un cas limite ; une
voiture marron
parler bas ; frapper fort
une femme bien
le rouge ; un contribuable
le devoir ; le rire ; un mendiant ; un raté
La conversion est très productive en français moderne. Il s'agit souvent de
formations lexicales qui manifestent un changement linguistique en cours.
1.4.2. Le vocabulaire ; l'ensemble des lexèmes
Les lexèmes constituent le vocabulaire ou le lexique d'une langue naturelle. Les
lexèmes du vocabulaire français se divisent en lexèmes simples (« cheval ») et lexèmes
complexes (« chevalier », « cheval de bataille »). Les lexèmes simples sont des éléments
indivisibles en unités plus petites qui seraient grammaticalement ou lexicalement
informatives ; ils ne peuvent être divisés qu'en phonèmes. Les lexèmes complexes, par
contre, se composent de lexèmes dérivés ou de lexèmes composés. La dérivation et la
composition constituent des exceptions à la nature arbitraire du signe (cf. 1.2) ; si
« école » est un signifié arbitraire (il n'y a aucun rapport logique entre la forme phonique
du mot et l'objet qu'il représente), le lexème « écolier » ne l'est pas. « Écolier » est un
1
Le signe * (= astérisque) indique que l'élément qui suit est agrammatical ("kieliopin vastainen").
15
lexème formé à l'aide de mécanismes grammaticaux relativement systématiques et
souvent très productifs. D'autre part, les formes dérivées peuvent acquérir des sens
propres et même perdre le lien notionnel avec leur base de source et commencer, partant,
une existence indépendante. Par exemple, nous avons déjà vu qu'il existe un mécanisme
dérivationnel qui consiste à former, à partir des adjectifs, des antonymes de sens négatif
par l'affichage du préfixe in-, im-, ir- (« poli > impoli »). Pourtant, le mot impertinent,
qui ne conserve plus aucun lien sémantique avec la base lexicale pertinent, doit être
considéré comme un lexème simple, bien que du point de vue morphologique il s'agisse
d'un lexème complexe formé avec le préfixe in- ajouté à pertinent.
La structure et la réalisation du vocabulaire reposent sur la connaissance que nous
avons du monde qui nous entoure et dans lequel nous vivons (cf. chapitre 1.6 sur la
sémantique). Il est important de comprendre qu'il est possible de former des propositions
qui sont grammaticalement correctes, mais qui n'ont pas de sens dans le monde où nous
vivons. Par exemple, la phrase
1.
Je bois cette table.
est une phrase parfaitement grammaticale, mais qui ne correspond pas à une situation
imaginable dans la réalité objective. Par contre, dans la poésie on trouve souvent des
expressions qui dénotent des entités fictives ; la poésie signifie souvent la création d'un
monde nouveau qui obéit à des règles différentes du nôtre. Que pensez-vous de ce vers
dadaïste de Tristan Tzara : regarde la pendule qui devient langue larme de bifurcation
qui te dira la température (« katso seinäkelloa josta tulee kieli haarautuman kyynel joka
kertoo sinulle lämpötilan ») ?
1.5. La syntaxe
(Jukka HAVU)
1.5.1. Introduction
L’objet d’étude de la syntaxe est la phrase (simple ou complexe), unité linguistique qui
contient un message complet.
La syntaxe d’une langue comprend les mécanismes qui assurent la bonne
formation des phrases et de ses constituants.
La syntaxe étudie également les fonctions ou rôles grammaticaux des
constituants d’une phrase.
Les constituants syntaxiques comprennent trois catégories :
— classes grammaticales (appelées également parties du discours)
= unités syntaxiques de base (nom, adjectif, verbe, etc.)
— syntagmes = unités fonctionnelles qui constituent les catégories syntaxiques
d’ordre supérieur.
16
Un syntagme simple est constitué d’un seul élément (p.ex. Pierre dans Pierre
travaille à Paris). Un syntagme complexe, p.ex. la maison luxueuse de Marie, est
composé d’un élément de base (maison), de son déterminant ou spécifieur (la) et de
ses compléments (luxueux ; de Marie ). L’élément de base détermine le statut catégoriel
du syntagme ; p.ex. s’il s’agit d’un nom, c’est un syntagme nominal, comme la maison
luxueuse.
— propositions = éléments constitutifs d’une phrase complexe.
Les propositions en tant que constituants syntaxiques se divisent en propositions
principales et en propositions subordonnées. Les propositions indépendantes
constituent à elles seules une phrase.
Un constituant syntaxique peut remplir différentes fonctions grammaticales à l’intérieur
d’une phrase, comme dans les exemples suivants le syntagme nominal Pierre :
2.
3.
4.
Pierre mange trop
Je ne connais pas Pierre
Je trouve Pierre sympathique
= sujet
= complément d’objet direct
= attribut du complément d’objet direct
Les fonctions grammaticales fondamentales sont au nombre de cinq :
— le verbe est l’un des deux éléments obligatoires d’une phrase. Il y a des verbes qui
n’ont pas de sujet sémantique (un sujet syntaxique est obligatoire en français, cf. plus
bas), il pleut.
— le sujet est l’autre élément obligatoire. Le verbe s’accorde avec le sujet, tu parles ;
nous parlons.
— le complément d’objet est indissolublement lié au verbe. Les verbes transitifs se
construisent avec un complément d’objet direct (je connais Jean), ou indirect (je parle à
Jean ), les verbes intransitifs n’ont pas de complément d’objet (il pleut ).
— l’attribut assigne une propriété au sujet, Jean est professeur, ou au complément
d’objet direct, je trouve Jean intelligent.
— le complément circonstanciel est une expression de temps, lieu, manière, etc.
qui porte sur toute la phrase, je connais Jean depuis 1980.
Il est important d’établir une différence entre phrase et énoncé. Les énoncés sont des
productions langagières concrètes dont le sens est déterminé par le contexte
communicatif (Toi ici ? ; Feu ! ; Zut alors ! ; Dégueulasse, ce café, etc. sont des
énoncés, et non pas des phrases). Pour une explication plus détaillée de la différence entre
la phrase et l’énoncé, cf. les chapitres 1.6 et 1.7.
17
La syntaxe est intraphrastique ; les relations transphrastiques entre les phrases
d’une séquence narrative ou d’un dialogue intéressent la linguistique textuelle et
l’analyse du discours dont il sera question dans1.7.
1.5.2. Les fonctions grammaticales
Pour identifier les différentes fonctions grammaticales, nous disposons de tests
syntaxiques dont les plus importants sont :
— La substitution, qui consiste à remplacer un élément par un autre pour s’assurer qu’ils
remplissent la même fonction dans une phrase. Par exemple, Jean et le père de Jean
sont remplaçables par il (sujet) dans les phrases suivantes ; par conséquent, ils ont la
même fonction :
5.
6.
Jean arrive en retard > il arrive en retard.
Le père de Jean arrive en retard > il arrive en retard.
— Le déplacement, qui consiste à changer la place d’un élément de la phrase pour
identifier son statut catégoriel :
7.
8.
Je compte sur ta coopération > * Sur ta coopération, je compte.
Il est arrivé sur les onze heures > Sur les onze heures, il est arrivé.
Dans les deux exemples précédents, le constituant introduit par la préposition sur remplit
différentes fonctions. Dans 7, il s’agit d’un complément d’objet indirect, constituant
étroitement lié au verbe et inséparable de lui. Dans 8, par contre, nous avons affaire à un
complément de phrase, une expression temporelle qui permet de situer dans le temps
l’événement dénoté par le verbe.
— L’effacement, qui consiste à éliminer un des éléments de la phrase pour identifier son
statut catégoriel :
9.
10.
11.
12.
Marie travaille à la banque.
* Marie travaille banque.
* Marie travaille à banque.
Marie travaille.
Il est facile d’observer que l’élimination de toute l’expression à la banque n’affecte pas la
grammaticalité de la phrase ; il s’agit donc d’un constituant. Ce constituant forme un tout
indissociable, ce qui est prouvé par l’agrammaticalité de 10 et 11.
Les principales fonctions grammaticales sont le sujet et le verbe. Le verbe est le
seul constituant obligatoire, mais la syntaxe du français exige, presque systématiquement,
que le sujet soit exprimé d’une façon explicite. Il est possible de former un nombre
pratiquement illimité de phrases contenant uniquement le sujet et le verbe, Jean court ;
mes amis arrivent ; il pleut ; je sors, etc.
Le sujet est une catégorie spécifiquement syntaxique. En français, il y a un critère
formel qui permet de l’identifier : le verbe s’accorde toujours avec le sujet. Du point de
18
vue sémantique, par contre, les sujets peuvent correspondre à une réalité extralinguistique
très variée. Comparons les exemples suivants :
13.
14.
15.
Jean écrit une lettre.
Jean reçoit une lettre.
Jean dort.
Dans chacun de ces exemples, Jean est le sujet syntaxique ; le verbe s’accorde avec lui.
En revanche, du point de vue sémantique, Jean est un agent actif dans13 (il fait quelque
chose) et le bénéficiaire d’une action dans 14 (il ne fait rien). Dans 15, il ne s’agit pas
d’une action, mais d’un état (le fait de dormir) qui se manifeste dans le sujet ; le sujet est
le siège de l’état (cf. également 1.6.5).
Les autres rôles grammaticaux fondamentaux sont remplis par les compléments
du sujet ou du verbe et par les attributs du sujet ou du complément d’objet. Les
compléments « complètent » l’information communiquée par la combinaison sujet—
verbe. Les attributs expriment des propriétés du sujet ou du complément d’objet direct.
Le complément d’objet (direct ou indirect) est une fonction importante, car il
est souvent obligatoire. De nombreux verbes exigent la présence d’un complément
d’objet :
16.
Le père de Jean déteste la famille de Marguerite.
Le SN la famille de Marguerite est le complément d’objet direct du verbe détester ; ce
verbe exige la présence d’un complément d’objet direct ; on ne peut pas dire simplement
je déteste, mais il faut exprimer ce que ou qui on déteste. Il y a des verbes qui exigent la
présence simultanée de deux compléments d’objet :
17.
Jean a donné ce livre à Marguerite.
Le verbe donner exige la présence d’un complément d’objet direct, le patient de l’action
(livre), et d’un complément d’objet indirect, le bénéficiaire de l’action de donner
(Marguerite). Le complément d’objet indirect est introduit par une préposition.
L’attribut assigne une propriété au sujet (18.) ou, plus rarement, au complément
d’objet direct (19.) :
18.
19.
Jean est professeur / un bon professeur / riche.
Je trouve Jean sympathique.
Les compléments circonstanciels sont des expressions qui situent la phrase dans
un temps ou lieu donnés ou décrivent la manière dont se déroule l’action qui y est
exprimée. Les compléments circonstanciels portent sur toute la phrase, mais ce sont
plutôt des compléments de phrase :
20.
21.
22.
Je passe mes vacances en Provence.
Jean connaît Marguerite depuis dix ans.
Marguerite parle très clairement.
19
La classe des compléments circonstanciels est hétérogène dans le sens que leur
comportement syntaxique présente une variation considérable. Par exemple, la place des
expressions temporelles est relativement libre, mais celle des expressions locatives obéit
à d’autres critères :
23.
24.
Depuis 10 ans, Jean habite Paris / Jean, depuis 10 ans, habite Paris /
Jean habite Paris depuis 10 ans.
Jean travaille à Paris / À Paris, Jean travaille / Jean, à Paris, travaille.
Dans l’exemple 24, les deux dernières variantes, comparées à la première, ont un sens
particulier ; elles sont peu acceptables sans un contexte plus large :
25.
À Paris, Jean travaille, en Provence, il passe ses vacances.
Il n’est pas toujours facile de distinguer les compléments circonstanciels des
compléments d’objet indirect. Comparons, à titre d’exemple, les exemples suivants :
26.
27.
28.
Depuis 1980, Marie réfléchit à ce projet.
Marie réfléchit depuis 1980 à ce projet.
Marie réfléchit à ce projet depuis 1980.
La mobilité de l’expression depuis 1980 nous révèle que c’est un complément de
phrase. En revanche, l’autre construction prépositive de ces exemples, à ce projet, qui se
rattache étroitement au verbe réfléchir, est un complément d’objet indirect. Le test
d’effacement prouve que nous pouvons sans aucune difficulté éliminer des exemples 2628 l’expression depuis 1980, sans que cela affecte leur grammaticalité. Par contre, nous
ne pouvons pas nous passer de à ce projet :
29.
Depuis 1980, Marie réfléchit.
Cette phrase est incomplète ; on se demande immédiatement À quoi réfléchit-elle ? La
différence catégorielle entre les SP des exemples 26-28 se manifeste également dans le
domaine de la substitution. Contrairement à ce qui se passe avec depuis 1980, le SP à ce
projet peut être remplacé par l’adverbe pronominal :
30.
Depuis 1980, Marie réfléchit à ce projet > Marie y réfléchit.
Il faut reconnaître, néanmoins, que la différence entre les compléments circonstanciels et
les compléments d’objet indirect est flottante.
1.5.3. Les parties du discours
Voici une phrase complexe, composée de deux propositions principales (coordonnées par
la conjonction et) et une proposition subordonnée (introduite par la conjonction que) :
31.
Jean déteste profondément les livres de poche et il dit toujours qu’ils sont
insupportables.
20
Les unités élémentaires ou parties du discours dont se compose la petite séquence
indiquée ci-dessus appartiennent à sept classes grammaticales élémentaires, qui sont les
unités de base de la structure syntaxique du français. :
1. nom
nom propre (Jean)
nom commun (livre, poche)
2. verbe (détester, dire, être)
3. adjectif (insupportable)
4. adverbe (profondément, toujours)
5. pronom (il, ils)
6. déterminant (les)
7. mot invariable
préposition (de)
conjonction (et, que)
Les parties du discours entrent directement dans la formation des syntagmes dont la
structure, tout comme celle des phrases, est régie par des mécanismes syntaxiques.
1.5.4. Les syntagmes
Les syntagmes constituent les catégories fondamentales de la syntaxe du point de vue des
fonctions grammaticales. Les syntagmes peuvent être des expressions simples ou des
expressions complexes (appelées souvent « groupes syntaxiques ») :
32.
33.
Jean déteste la famille de Marguerite.
Le père de Jean déteste la famille de Marguerite.
Ces deux phrases contiennent chacune un sujet, un verbe et un complément d’objet
direct. Dans 32 la fonction sujet est assurée par une expression simple Jean, dans 33, par
contre, cette fonction est exprimée par une expression complexe le père de Jean. Aussi
bien père que le père de Jean constituent un syntagme nominal. Qu’il s’agisse de la
même fonction syntaxique peut être vérifié par la substitution pronominale ; aussi bien
Jean dans 32 que Le père de Jean dans 33 peuvent être remplacés par il :
34.
Il déteste la famille de Marguerite.
L’expression complexe le père de Jean comprend
un élément central — père
un déterminant ou spécifieur (qui définit ou spécifie l’élément central) — le
un complément (qui qualifie ou complète l’élément central) — de Jean
L’expression le père de Jean est composée en réalité d’un SN (le père) et d’un sousgroupe, d’un syntagme prépositionnel (SP) (de Jean).
21
Il est fréquent de représenter la structure syntaxique d’un syntagme (et d’une
phrase, cf. plus bas) par un schéma arborescent ou arbre. L’expression le père de Jean
recevrait la représentation (simplifiée) suivante :
SN
Dét
N'
N
SP
SN
Pr
N
le
père
de
Pierre
La bonne formation des syntagmes est régie par des mécanismes syntaxiques qui varient
d’une langue à autre. Dans le schéma ci-dessus, il y a, en plus de l’information lexicale et
grammaticale fournie par les morphèmes et les lexèmes, trois catégories :
— la tête (père / de / Jean) indique les éléments centraux des syntagmes.
— la branche (Dét, N, Pr) indique les parties du discours.
— le nœud (SN, SP, N’) indique les constituants syntaxiques. Nous pouvons observer
qu’il y a deux sortes de nœuds qui correspondent à une hiérarchie syntaxique. Dans notre
exemple, le nœud N’ indique le nom père et son complément ; c’est toute cette
combinaison qui est déterminée par l’article défini le.
La présence de la tête est obligatoire ; lorsqu’il n’y a pas de syntagme complexe,
mais un élément unique, c’est toujours la tête. La tête donne son nom au syntagme ; la
tête d’un syntagme nominal est un nom (le père de Jean), la tête d’un syntagme
prépositionnel est une préposition (de Jean), etc.
Le complément d’objet direct est étroitement lié au verbe, et dans les exemples
32-34 le complément d’objet direct la famille de Marguerite est un sous-élément, un
constituant du syntagme verbal (SV). La représentation syntaxique de l’exemple 33, le
père de Jean déteste la famille de Marguerite est la suivante :
P
SN
Dét
SV
N'
N
N'
Dét
SP
Pr
SN
V
N
SN
Pr
N
le
père
de
Pierre déteste
SP
la
famille
de
SN
N
M arguerite
22
La structure hiérarchique de la phrase comprend aussi d’autres syntagmes :
35.
Depuis dix ans, le père de Jean déteste très profondément la famille
parfaitement insupportable de Marguerite.
Dans cet exemple, nous pouvons identifier les syntagmes suivants (observez qu’un
syntagme d’ordre supérieur peut être constitué de plusieurs syntagmes) :
syntagme nominal (SN) : le père ; le père de Jean ; Jean ; la famille ; la famille de
Marguerite ; Marguerite
syntagme verbal (SV) : déteste la famille ; déteste très profondément la famille ;
déteste très profondément la famille de Marguerite ; déteste très
profondément la famille parfaitement insupportable de Marguerite
syntagme adjectival (SA) : parfaitement insupportable
syntagme adverbial (SAdv) : très profondément
syntagme prépositionnel (SP) : depuis dix ans ; de Jean ; de Marguerite
Comme on l’a déjà vu plus haut, il est possible de former des phrases où les têtes
sont des expressions simples (et non pas des expressions complexes) :
36.
Jean boit.
Cela est pourtant assez rare en français. La tête d’un SN est généralement déterminée par
un déterminant (le / un / ce / mon / du / chaque, etc.) ; seuls les noms propres (et
quelques autres cas peu nombreux) échappent à cette contrainte. Par contre, en finnois un
syntagme nominal est très souvent sans déterminant :
37.
38.
39.
40.
Jean vient.
* Père vient.
Le père vient.
Isä tulee.
La syntaxe du français veut que le déterminant soit systématiquement antéposé au nom
(ce n’est pas le cas de la syntaxe de toutes les langues ; en suédois, par exemple, l’article
défini est postposé au lexème, ett barn - barnet ).
Les compléments qualifient la tête ou complètent l’information qu’elle
communique. En français, les compléments se situent généralement à droite de la tête du
syntagme. Chaque syntagme peut contenir des compléments :
41.
42.
43.
44.
45.
La maison de mon frère est très ancienne.
Jean est conscient de son incompétence.
L’idée que tu viennes me rend heureux.
Jean déteste Marie.
Marie donne une fleur à Jean.
Dans l’exemple 41 le SP de mon frère est le complément du nom la maison, dans 42 le
SP de son incompétence est le complément de l’adjectif conscient. Dans 43 c’est toute la
23
proposition complétive que tu viennes qui est le complément du nom l’idée. Dans 44,
comme nous l’avons déjà vu plus haut, Marie est un complément du verbe, son
complément d’objet direct. Le verbe détester (transitif) a un seul complément d’objet
direct, le verbe donner (transitif) de l’exemple 45 exige la présence de deux compléments
d’objet (direct et indirect), tandis qu’un verbe comme briller (intransitif) n’admet pas de
compléments d’objet :
46.
* Le soleil brille la chaleur.
Le sujet et les compléments d’un verbe constituent sa structure argumentale ; il
s’agit d’une notion qui est à cheval sur la syntaxe et la sémantique (cf. chapitre 1.6). Il ne
faut pas confondre la structure argumentale avec la structure syntaxique de la phrase.
Pour se rendre compte de cette différence, il suffit de comparer les deux exemples
suivants :
47.
48.
Jean a écrit ce livre.
Ce livre a été écrit par Jean.
Cette opération est connue sous le nom de construction passive. Elle consiste à changer
la position syntaxique du sujet et du complément d’objet direct. Dans la construction
passive, c’est le sujet (constituant syntaxique) qui fonctionne comme objet de l’action
(rôle sémantique), et le SP (constituant syntaxique) qui assume le rôle d’agent (rôle
sémantique). Nous voyons donc que le changement radical des rôles syntaxiques laisse
intacts les rôles sémantiques.
En général, les locuteurs « natifs » d’une langue savent, sans devoir étudier de
règles précises, quand un syntagme est bien formé et quand il ne l’est pas. Cette
compétence linguistique intuitive n’est plus fonctionnelle au moment d’entamer l’étude, à
l’âge adulte, d’une langue étrangère, et il faut constater que c’est précisément la syntaxe
qui constitue une difficulté majeure dans l’apprentissage d’une autre langue. N’oublions
pourtant pas que, dans la communication, la seule grammaticalité n’est pas suffisante
pour assurer la bonne formation des messages ; il y a également d’autres facteurs qui
interviennent. Imaginez, par exemple, la structure et l’informativité de la phrase suivante,
parfaitement grammaticale, et le schéma arborescent qui lui correspondrait : C’est le titre
du livre du fils de la voisine du grand-père de l’amie du maire de la capitale du
département des Pyrénées maritimes.
1.5.5. Les propositions
Comme nous l’avons observé au début de ce chapitre, les propositions se divisent en
propositions indépendantes, propositions principales et propositions subordonnées. Aussi
bien les propositions indépendantes que les propositions subordonnées peuvent être
coordonnées (en français, on remplace par que certaines conjonctions introduisant une
subordonnée coordonnée avec une autre) :
49.
Michelle sort et Simone entre.
24
50.
Thérèse rentrera quand elle aura terminé son article et que son mari
viendra la prendre.
Les propositions subordonnées peuvent être des constructions infinitives ou participiales :
51.
52.
53.
Je dois partir.
Le réunion terminée, Jean est rentré.
Jeanne travaille en chantant.
Traditionnellement, on divise les propositions subordonnées en propositions substantives,
adjectives et circonstancielles selon leur fonction à l’intérieur de la phrase :
54.
55.
56.
Je sais son nom / Je sais comment il s’appelle
Une maison blanche / Une maison qui est blanche
Je mangerai avant 2 h. / Je mangerai avant que tu partes
= prop. subst.
= prop. adj.
= prop. circ.
La correspondance entre les propositions subordonnées et les syntagmes n’est pourtant
pas complète. Par exemple, il y a beaucoup de verbes qui peuvent prendre comme
complément d’objet direct un syntagme nominal, une proposition infinitive et une
proposition complétive :
57.
Je veux une bière / Je veux partir / Je veux que tu partes.
Néanmoins, il y en a d’autres, qui n’acceptent pas de proposition complétive comme
complément d’objet direct :
58.
Je commence le travail / Je commence à travailler / * Je commence que
tu travailles.
L’impossibilité d’avoir une complétive après commencer n’est pas un phénomène
syntaxique, mais sémantique ; elle dépend du sens de ce verbe.
25
2. Les institutions de la Ve République
(Delphine DULONG)
2.1. Introduction
La Ve République a fait couler beaucoup d'encre en France :
« régime semi-présidentiel »
« monarchie républicaine »
Les expressions ne manquent pas pour souligner son caractère ambigu. Il faut dire que la
Constitution du 4 octobre 1958 innove largement. Elle restaure l'autorité du Président
de la République, émancipe le Gouvernement de la tutelle du Parlement et diminue, à
l'inverse, les prérogatives de ce dernier.
La Constitution s'éloigne ainsi considérablement de la tradition parlementaire
française qui faisait du Parlement l'organe politique prééminent. Mais on ne saurait pour
autant la rendre entièrement responsable de l'ambiguïté du régime. Car si celui-ci marque
une rupture dans l'histoire politique française, c'est davantage sous l'emprise d'une série
de phénomènes, totalement indépendants du texte constitutionnel.
 C'est d'abord l'apparition du phénomène majoritaire au milieu des années soixante qui
va conduire à la présidentialisation du régime. Fort du soutien que lui apporte le
Parlement, le chef d'État va en effet confisquer la totalité du pouvoir exécutif au
détriment du Premier ministre.
 C'est ensuite l'instauration de l'État de droit en France, consécutive à la jurisprudence
du Conseil constitutionnel. Créée en 1958, cette institution s'est affranchie dans les
années soixante-dix du rôle qui lui était imparti : conçu à l'origine comme un organe
politique chargé de surveiller les actes du Parlement, le Conseil s'est progressivement
affirmé, non sans polémiques, comme une juridiction suprême chargée de protéger les
libertés fondamentales des citoyens.
 Enfin, les années quatre-vingt ont vu contre toute attente la prééminence présidentielle
remise en cause. En effet, depuis 1986, les élections législatives ont apporté par trois fois
une majorité parlementaire hostile à la politique du Président.
Une simple lecture de la Constitution ne permet pas de comprendre le régime politique
français. En France plus qu'ailleurs, le système institutionnel doit être saisi dans la
dynamique que les faits politiques lui imposent.
26
2.2. Les pouvoirs constitutionnels du Président de la République
Bien que n'étant pas juridiquement chargé de gouverner le pays, le Président de la
République joue un rôle primordial dans le fonctionnement du régime. L'article 5 de la
Constitution lui confie en effet trois grandes missions qui en font, selon l'expression
consacrée du général de Gaulle, la véritable « clé de voûte » du système institutionnel.
1. Le Président doit veiller au respect de la Constitution.
Celle-ci, d'ailleurs, ne peut être modifiée sans son accord. Et en cas de doute sur la
conformité d'une loi ou d'un traité à la Constitution, le Président peut saisir le Conseil
constitutionnel, dont il nomme par ailleurs trois des neuf membres.
2. Le Président nomme le Premier ministre.
De même, en cas de conflit majeur entre le Gouvernement et le Parlement, il peut
prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale. Mais il peut également solliciter la
nation par voie de référendum et initier une révision de la Constitution.
3. Le Président est
a) le chef de la diplomatie
b) le chef des armées
c) le garant de l’indépendance nationale
L'article 5 confie au Président un rôle particulier en matière de Défense et de Relations
internationales. Chef de la diplomatie, c'est lui qui accrédite les ambassadeurs et les
envoyés extraordinaires, qui négocie et ratifie les traités. Chef des armées, il est le seul à
pouvoir engager la force nucléaire française. Enfin, et surtout, le Président est « le garant
de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire, du respect des accords de la
communauté et des traités ». À ce titre, il peut, en cas de crise majeure, prendre les pleins
pouvoirs afin de mettre en œuvre toutes les mesures exigées par les circonstances ‹ c'est
le fameux article 16 de la Constitution qui n'a été appliqué qu'une seule fois depuis 1958
(lors de la guerre d'Algérie en 1961).
En outre, le Président n'est pas totalement extérieur au jeu politique dans la
mesure où il participe à la définition de la politique générale. Outre les nombreuses
prérogatives que l'on vient d'énumérer, le Président dispose en effet d'une compétence
générale dans le fonctionnement de l'exécutif. Car c'est lui, et non pas le chef du
gouvernement (i.e. le Premier ministre), qui préside le conseil des ministres  lieu où
toutes les décisions importantes de l'exécutif sont prises. C'est donc lui qui fixe la
composition du conseil des ministres, en détermine la périodicité et, surtout, arrête son
ordre du jour. Il dispose, par là même, d'un réel pouvoir d'influence sur l'action du
gouvernement. En outre, il prend part à certaines de ses décisions normatives puisqu'il
signe les ordonnances et les décrets délibérés en conseil des ministres.
27
C'est dire si la Constitution fait du Président de la République un acteur
incontournable. D'autant que certaines de ses prérogatives, et non des moindres, sont
dispensées de tout contreseing ministériel. C'est le cas, par exemple, du droit de
dissolution, du recours au référendum ou encore des pouvoirs prévus à l'article 16. Ces
prérogatives ne sont en effet soumises à aucun contrôle. Car selon l'article 68, il est
politiquement (mais aussi pénalement) irresponsable des actes qu'il accomplit dans
l'exercice de ses fonctions. En d'autres termes, le Parlement ne peut le contraindre à
démissionner avant le terme normal de son mandat (qui est de 5 ans).
Cette irresponsabilité politique est pourtant soumise à la volonté
populaire, car le Président, depuis une réforme constitutionnelle de
1962, est élu au suffrage universel direct.
Cette réforme a suscité un violent conflit entre le Parlement et le Président de
Gaulle qui en est l'initiateur. En effet, les parlementaires s'y opposaient fortement dans la
mesure où l'élection du Président au suffrage universel direct ne pouvait pas manquer de
renforcer plus encore le rôle du Président. Mais, cette réforme a au moins eu le mérite de
régler en partie le problème de l'irresponsabilité du Président. Car en devenant un élu du
peuple au même titre que les parlementaires, le Président est de facto devenu responsable
de ses actes, non pas devant le Parlement, mais devant le peuple. Toutefois, et dans la
mesure où cette responsabilité politique n'est pas juridiquement organisée, c'est au
Président, et à lui seul, qu'appartient la décision de l'engager. Ce qu'il peut faire dans trois
cas :
- lorsqu'il sollicite le renouvellement de son mandat (dans ce cas, le Président n'engage
pas vraiment sa responsabilité mais la campagne électorale est l'occasion d'établir un
bilan politique de son septennat).
- lorsqu'il met son mandat en jeu à l'occasion d'un référendum. Dans ce cas, le
Président pose en quelque sorte la question de confiance à la nation. De sorte qu'un rejet
du référendum équivaut à un désaveu pour le Président (c'est ainsi l'échec du référendum
de 1969 a provoqué la démission du général de Gaulle la même année) ;
- lorsqu’il engage sa responsabilité lors des élections législatives. Ces élections
deviennent alors une sorte de « troisième tour » de l'élection présidentielle. C'est de cette
façon que les deux premiers Présidents de la Ve République ont compris les élections
législatives. Que ce soit en 1962, en 1967, en 1968, ou en 1973, le Président s'est en effet
directement engagé dans la campagne électorale, en appelant les électeurs à voter pour les
candidats qui soutenaient sa politique. Mais depuis le septennat de Valéry Giscard
d'Estaing, et son discours prononcé à Verdun-sur-le-Doubs en 1978, le Président refuse
de lier son sort aux résultats des élections législatives. C'est ainsi que lorsque la gauche a
été battue en 1986, F. Mitterrand refusa de démissionner, engageant ainsi une première
période de « cohabitation ». Le Président J. Chirac fit de même en 1997.
28
2.3. Des relations à géométrie variable au sein de l'exécutif
Par cohabitation, on entend :
« la coexistence d'un chef d'État élu au suffrage universel sur un
programme politique et d'un Premier ministre s'appuyant sur une
majorité parlementaire élue pour soutenir une politique opposée ».
La France n'avait jamais connu ce type de situation avant 1986 (mis à part sous la IIIe
République). Depuis 1962, la majorité parlementaire soutenait en effet l'action du
président de la République qui non seulement le considérait comme son véritable chef
mais encore, et du même coup, comme l'unique chef de l'exécutif, au détriment du
Premier ministre.
Dès le début de la Ve République, la pratique du régime s'est ainsi largement
affranchie de la Constitution. Celle-ci établit en effet un partage horizontal du pouvoir
exécutif entre le Président et le Premier ministre. Mais ce partage théorique du pouvoir
exécutif n'a pas résisté un seul instant à la pratique. Non seulement le Président a
confisqué d'emblée les pouvoirs dévolus au Premier ministre, mais il s'est arrogé le droit
de révoquer ce dernier quand bon lui semblait. Au partage horizontal s'est ainsi
substitué un partage vertical (ou hiérarchique), réduisant le Premier ministre au simple
rôle d'exécutant chargé de mettre en œuvre la politique du Président.
Par trois fois cependant (en 1986, en 1993 et en 1997), les élections législatives
ont amené à l'Assemblée nationale une majorité de députés opposés au Président.
L'équilibre des pouvoirs au sein de l'exécutif s'en est alors trouvé bouleversé. Car dans ce
type de conjoncture, le Premier ministre redevient le chef de la majorité parlementaire
et du gouvernement. C'est donc lui qui, conformément à l'article 20 de la Constitution,
détermine et conduit à nouveau la politique de la nation. Quant au Président, il n'est plus
que le chef de l'opposition. Mais étant donné ses nombreuses prérogatives
constitutionnelles, son rôle n'en est pas pour autant réduit à celui d'un simple arbitre. De
sorte qu'une véritable dyarchie s'instaure au sommet de l'État, celle-ci pouvant tourner,
selon la conjoncture politique, au véritable duel entre le Premier ministre et le chef de
l'État.
En effet, cette redistribution du pouvoir au sein de l'exécutif ne se fait pas sans
conflits. En 1986, par exemple, le Président F. Mitterrand a refusé de signer trois
ordonnances du gouvernement. En 1993, il a refusé également d'inscrire à l'ordre du jour
la révision d'une loi relative au financement des établissements d'enseignement privé. De
leur côté, les Premier ministres ne sont pas restés passifs : ils ont bataillé ferme pour
s'imposer aux côtés du chef de l'État sur la scène internationale (notamment lors des
négociations du GATT et de la guerre en Bosnie). C'est ainsi que, de partagé, le pouvoir
exécutif devient pouvoir disputé en période de cohabitation.
Les élections jouent donc un rôle décisif dans le système politique français, du
moins pour ce qui est des relations au sein de l'exécutif. Car on ne saurait en dire autant
pour le Parlement : que l'on soit en période de cohabitation ou de fait majoritaire, celui-ci
joue désormais un rôle secondaire dans la vie politique française.
29
2.4. Un Parlement en déclin ?
Sous les IIIe et IV Républiques, le Parlement était de loin l'institution la plus puissante.
Mais faute de majorité parlementaire stable, il était également la cause de nombreux
maux, à commencer par l'instabilité ministérielle chronique. Persuadés (à tort) que la
France ne connaîtrait jamais le phénomène majoritaire, les constituants de 1958 ont donc
considérablement affaibli le rôle du Parlement, au point que de nombreux commentateurs
ont pu pronostiquer son déclin. Lors de la rentrée parlementaire d'avril 1994, le président
de l'Assemblée nationale P. Séguin faisait ainsi du « renouveau du Parlement » le point
nodal de son discours inaugural. Dans cette perspective, il assignait aux députés trois
objectifs majeurs : légiférer mieux et moins, mieux contrôler l'action du gouvernement et
faire du Parlement un lieu privilégié du débat démocratique.
S'agissant de sa fonction première, l'édiction des normes, il est vrai que depuis
l'avènement de la Ve République
le Parlement subit très fortement la concurrence du gouvernement.
Partageant déjà l'initiative législative avec le Parlement, le gouvernement a vu son
pouvoir normatif considérablement augmenter depuis 1958. C'est ainsi qu'il peut
désormais prendre des règlements sans l'accord préalable du Parlement, et cela, dans
toutes les matières qui ne relèvent pas du domaine de la loi, qui sont de loin les plus
nombreuses même si ce sont les moins fondamentales. De plus, grâce à la procédure des
ordonnances, il peut légiférer sans passer par la procédure législative normale. Cette
dernière, enfin, est entièrement passée sous son contrôle. Maîtrisant l'ordre du jour des
assemblées parlementaires, le gouvernement peut ainsi inscrire ses projets de lois en
priorité, au détriment des propositions parlementaires. Résultat : plus de 90 % de la
législation française est aujourd'hui d'origine gouvernementale. Car le gouvernement
peut très bien contourner les amendements parlementaires grâce à la procédure du vote
bloqué, qui autorise le gouvernement à demander aux parlementaires de se prononcer sur
tout ou partie du texte, après avoir sélectionné leurs amendements. Par ailleurs, si le
gouvernement engage sa responsabilité sur un texte de loi et n'est pas censuré, ce texte est
considéré comme adopté sans qu'il y ait eu discussion ni même vote à l'Assemblée
nationale. Sachant enfin que le gouvernement peut, en cas de désaccord entre l'Assemblée
nationale et le Sénat sur un texte, donner le dernier mot à la première assemblée, on est
en droit de se demander si, et dans quelle mesure, la loi est encore l’œuvre du Parlement
aujourd'hui.
Au moment même où le Parlement français perdait son initiative législative au
profit du gouvernement, il perdait également sa présomption d'infaillibilité. En effet,
l'organe représentant le peuple souverain, qui ne connaissait aucune limite à son pouvoir
normatif, est aujourd'hui soumis au contrôle d'un organe juridictionnel (le Conseil
constitutionnel) qui n'hésite plus depuis 1971 à censurer une loi menaçant les droits
fondamentaux des citoyens. Mais là encore la situation française n'a rien d'exceptionnel 
sauf le retard avec lequel s'est instauré l'État de droit dans ce pays par rapport aux autres
démocraties européennes. En outre, comment ne pas voir que, lorsque le juge
constitutionnel censure une loi, c'est en fait moins le Parlement qu'il sanctionne que le
gouvernement puisque c'est ce dernier qui, comme on vient de le voir, en est le principal
30
artisan ? Le développement de la justice constitutionnelle ne peut donc être analysé
comme une limite au pouvoir normatif du Parlement. Pas plus, d'ailleurs, que le
développement du droit communautaire dérivé : s'il est vrai qu'une règle sur six en
vigueur en France est désormais d'origine communautaire et que le nombre de textes émis
par les instances communautaires chaque année est désormais plus élevé que celui des
textes d'origine nationale, ce phénomène atteint surtout le Gouvernement et n'est pas non
plus propre à la France.
S'agissant à présent de la fonction de contrôle du Parlement, les choses ont là
aussi bien changé depuis l'avènement de la Ve République : alors que l'on ne compte plus
les gouvernements renversés par le Parlement sous les Républiques précédentes, un seul
gouvernement a été contraint de démissionner à la suite d'une censure parlementaire
depuis 1958. Les autres démissions ont presque toutes été provoquées par la volonté
présidentielle. Or, sur ce point, les pouvoirs du Parlement français ont en fait
considérablement augmenté depuis les années 70.
En premier lieu, la capacité du Parlement à questionner le Gouvernement a été
renforcée. En 1974, le Président V. Giscard d'Estaing a ainsi mis en place la procédure
des questions au gouvernement (plus couramment appelées « questions d'actualité »).
Face au succès d'une telle innovation, les questions au gouvernement ont été étendues au
Sénat en 1982 (le jeudi matin une fois par mois). En 1989, enfin, une seconde procédure
a été inventée à l'initiative cette fois du Président de l'Assemblée nationale L. Fabius : il
s'agit des questions-cribles (ou « questions au ministre ») qui permettent aux députés
de poser directement des questions à un ministre sans que celui-ci ait la possibilité de
préparer sa réponse.
En second lieu, les moyens d'investigation du Parlement ont eux aussi été
améliorés. Deux lois ont en effet renforcé l'efficacité des commissions d'enquêtes ou de
contrôle du Parlement. Toutefois, il faut reconnaître que la portée de ces commissions
reste limitée en France, et cela pour au moins deux raisons. La première est que leur
création relève d'un vote de l'assemblée, de sorte que la majorité parlementaire est
toujours à même de refuser la formation d'une commission dont le travail pourrait porter
atteinte au crédit du Gouvernement. La seconde raison qui limite le poids des
commissions parlementaires est qu'elles ne peuvent porter sur des sujets qui font l'objet
de poursuites judiciaires. Il suffit donc au Gouvernement de demander au garde des
Sceaux d'ouvrir une poursuite judiciaire sur les faits concernés pour entraver
l'investigation parlementaire.
Reste qu'en 1979, le Parlement a vu également ses pouvoirs d'expertise renforcés
grâce à la création des délégations parlementaires, qui permettent à un groupe restreint
de parlementaires de suivre de manière très précise un dossier afin de fournir à leur
assemblée une information indépendante des sources gouvernementales. C'est ainsi
qu'apparurent les délégations pour l'Union européenne qui, depuis 1992, sont chargées
d'instruire toutes les propositions d'actes communautaires comportant des dispositions qui
relèvent du domaine de la loi.
On le voit, le diagnostic d'un déclin du Parlement est encore moins évident pour
ce qui est de sa fonction de contrôle du gouvernement. En fait, la seule fonction pour
laquelle on est en droit de s'inquiéter est sa fonction de délibération. Car force est de
reconnaître que le Parlement n'est plus aujourd'hui le lieu privilégié du débat
public : hémicycles désertés, débats parlementaires à peine commentés (sauf exception)
31
dans la presse nationale, élections législatives boudées par un tiers des électeurs français
en moyenne, le Parlement n'apparaît plus comme la scène centrale de la vie politique
française. Sans doute, ce phénomène tient-il lui aussi à l'existence d'une discipline
majoritaire, qui ne laisse aucun doute quant au résultat des délibérations. Certains
invoquent également le cumul des mandats qui éloigne les parlementaires des hémicycles
parisiens plusieurs jours par semaine. Mais ce déclin tient plus encore à la
« décentralisation » des modes d'expression de l'opinion publique. Alors qu'au XIXème
siècle le Parlement s'identifiait totalement à l'opinion publique (au point que dans les
dictionnaires français le terme « opinion publique » signifiait ni plus ni moins celle des
parlementaires), de nouveaux porte-parole sont en effet apparus au début du XXème siècle.
Sans aller jusqu'à parler d'une « crise de la représentation », le Parlement est ainsi de plus
en plus concurrencé dans sa prétention à incarner l'opinion publique : par les médias bien
sûr, en particulier les médias audiovisuels, qui sont devenus les lieux privilégiés du débat
public ; par les sondages, qui dépossèdent les parlementaires de leur monopole de porteparole autorisés en mesurant quotidiennement l'état de l'opinion publique ; mais aussi,
comme l'affirment certains constitutionnalistes français, par le Conseil constitutionnel qui
se présente aujourd'hui comme le protecteur des libertés fondamentales des citoyens.
2.5. La jurisprudence controversée du Conseil constitutionnel
À l'origine, le Conseil constitutionnel se présente pourtant moins comme un organe
juridictionnel chargé de dire le droit que comme une institution politique, chargée de
réguler l'activité des pouvoirs publics, et plus particulièrement celle du Parlement. Sa
création, en effet, répond surtout à la volonté des constituants de mettre fin à l'hégémonie
des assemblées. Il n'est que de regarder les tâches que lui confie le texte constitutionnel
de 1958 pour s'en convaincre :
 le Conseil contrôle le règlement des assemblées ;
 il est compétent pour vérifier que les propositions de lois parlementaires
n'empiètent pas sur le domaine de compétence du gouvernement ;
 il est juge du contentieux des élections législatives ;
 il contrôle la conformité des lois à la Constitution.
On le voit, le contrôle des lois n'est qu'une tâche parmi d'autres. Ce n'est pas même la
plus importante. Car, tel qu'il est prévu à l'origine, le contrôle des lois est en fait
doublement limité. Il est d'abord limité en raison de son caractère formel. En effet, le
Conseil exerce un contrôle externe, qui ne porte pas sur le contenu même des lois mais
sur leur élaboration (le juge se bornant donc à apprécier la constitutionalité des lois au
regard des règles de compétence et de procédures telles qu'elles sont énoncées dans la
Constitution). Ensuite, le contrôle n'est pas systématique. Il n'est obligatoire que pour les
lois organiques (et le règlement des assemblées). Pour les lois ordinaires, le Conseil ne
peut se prononcer que s'il a été saisi par certaines autorités politiques en l'occurrence : le
président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale et
celui du Sénat (lesquels appartiennent tous au camp de la majorité gaulliste au début du
régime).
32
On comprend dans ces conditions que la justice constitutionnelle, bien qu'étant
prévue dans la Constitution de 1958, ait pris quelque retard en France. En fait, ce n'est
que dans les années soixante-dix, à la suite d'une initiative du Conseil constitutionnel puis
d'une réforme du Président de la République V. Giscard d'Estaing en 1974, que seront
dépassées les limites qui freinaient son développement. Cette réforme, qui élargit le droit
de saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, marque en effet une
seconde étape dans le développement de la justice constitutionnelle en France. Et de fait,
alors que le Conseil constitutionnel n'avait connu que neuf saisines dans les six premières
années du régime, il y en a eu soixante-six au cours des six années suivantes (entre 1974
et 1980), cent trente-huit entre 1981 et 1987 et quatre-vingt-dix-huit dans les années
1988-93, cent neuf entre 1999-2000, cent cinq entre 2001 et 2006
En fait, on doit cette multiplication des saisines aux parlementaires de
l'opposition, qui ont d'emblée compris l'usage politique qu'ils pouvaient faire de ce
nouveau droit. Ligotée par la conjonction du phénomène majoritaire et de la
rationalisation du parlementarisme, ne pouvant à elle seule censurer le gouvernement ni
empêcher le vote des lois, l'opposition va en effet se servir du contrôle de
constitutionnalité des lois pour contrarier la mise en œuvre du programme politique de la
majorité. C'est ainsi que le Conseil va devenir le principal appui de l'opposition et le
contrôle son arme favorite.
En effet, depuis 1974, le nombre de saisines parlementaires n'a cessé
d'augmenter : en 1974, deux textes ont fait l'objet d'une saisine parlementaire ; il y en a eu
4 en 1975, 6 en 1976, 8 en 1977, 10 en 1980, 19 en 1982, etc. Aujourd'hui, la très grande
majorité des saisines s'opère à l'initiative des parlementaires : sur les 66 saisines qu'a
connues le Conseil entre 1974 et 1980, 62 sont ainsi d'origine parlementaire (134 sur 136
entre 1981 et 1987).
Certains dénoncent ainsi l'effet conservateur que la justice constitutionnelle
risque d'avoir sur la législation, puisque la valeur des lois s'apprécie désormais au regard
de textes anciens, écrits il y a parfois plus de deux siècles. D'autres, beaucoup plus
nombreux, font valoir que la justice constitutionnelle est peu compatible avec les
principes fondateurs de la démocratie représentative. Sur la forme, elle ne laisse
qu'une faible place à la publicité des débats, qui est un des grands principes de la
démocratie. Sur le fond, elle constitue une limite inacceptable à la liberté des
représentants élus de la nation.
De quel droit en effet, neuf individus nommés, aussi compétents soient-ils,
pourraient-ils sanctionner, ou même avaliser, les décisions des 577
parlementaires mandatés par le peuple pour exprimer la volonté générale?
A ces critiques, les partisans de la justice constitutionnelle répondent alors en
invoquant la jurisprudence du Conseil qui, loin de brimer le Parlement, n'a cessé
d'étendre son domaine de compétence (le domaine de la loi), au point d'ailleurs de le
rendre à nouveau illimité (cf. la décision du 30 juillet 1982 dans laquelle le Conseil a fait
valoir qu'une loi intervenant dans le domaine réglementaire n'était pas forcément
inconstitutionnelle). Par ailleurs, ils font également valoir que les critiques à l'égard du
Conseil reposent sur une vision historiquement dépassée du régime représentatif. Car
depuis l'apparition du fait majoritaire, la loi n'exprime plus la volonté générale : elle
33
exprime celle d'une majorité. En outre, la majorité parlementaire ne reflète jamais la
majorité de la population en âge de voter (du fait de l'abstentionnisme électoral). Dans
cette perspective, le Conseil constitutionnel permet alors une plus juste représentation de
la nation : il protège en effet les minorités contre les éventuels débordements de la
majorité en leur garantissant le maintien des libertés fondamentales. Il constitue de la
sorte un contre-pouvoir nécessaire. Quant à ceux qui dénoncent son omnipotence, les
défenseurs rappellent enfin que le pouvoir constituant (le peuple souverain ou le
Parlement réuni en Congrès) reste dans tous les cas supérieur à celui du Conseil
constitutionnel. Car rien n'interdit de réviser la Constitution lorsque celle-ci empêche la
promulgation d'une loi. C'est ce qui s'est passé le 25 novembre 1993, date à laquelle le
Parlement réuni en Congrès a ajouté un nouvel article à la Constitution afin de permettre
la promulgation d'une loi relative au droit d'asile dont certaines dispositions avaient été
censurées par le Conseil le 13 août 1993 alors même que ces dispositions se conformaient
aux accords de Schengen. On peut penser que cet épisode aura mis fin aux polémiques
sur le Conseil constitutionnel.
Ces polémiques, pourtant, avaient le mérite d'attirer l'attention sur les fondements
contemporains du pouvoir politique. Il semble, en effet, que ceux-ci ont évolué au cours
du XXème siècle : autrefois fondée sur le suffrage du peuple souverain, la légitimité
politique se fonde aujourd'hui de plus en plus sur le respect du droit, qui prend d'ailleurs
diverses formes. Ce respect ne se limite pas au développement de la justice
constitutionnelle ; il passe également, depuis la fin des années 80 et ses nombreux
scandales politico-financiers, par une pénalisation de la responsabilité politique. Sans
doute, ce phénomène ne fait-il aucun tort aux citoyens. Mais on peut tout de même
regretter qu'il n'y ait pas de débat public sur une évolution qui dépasse le cas de la France.
34
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