1 Le créationnisme Document établi par le Service national pour les questions familiales et sociales Juin 2007 On peut s’étonner de ce que le Service pour les questions familiales et sociales propose une réflexion sur le créationnisme. Il s’agit pourtant d’un phénomène de société. En effet, début 2007, la presse donnait l’information suivante : La plupart des universités, lycées et collèges de France ont reçu un livre luxueux, intitulé L'Atlas de la Création, qui réfute sur 770 pages très richement illustrées le darwinisme et la théorie de l'évolution. Écrit par un certain Harun Yahya (de son vrai nom Adnan Oktar), de nationalité turque1, l'ouvrage, directement expédié à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires depuis la Turquie et l'Allemagne, entend dénoncer « l'imposture des évolutionnistes, leurs affirmations trompeuses » et surtout « les liens occultes existant entre le darwinisme et les sanglantes idéologies telles que le fascisme et le communisme ». (Le Figaro, 2 février 2007). En quelques pages nous avons tenté de donner quelques points de repère qui nous l’espérons permettront de saisir les enjeux de cette question. Notre réflexion a bénéficié d’une collaboration avec François Euvé s.j., Jean-Michel Maldamé o.p. et Maurice Vidal pss. Nous les remercions vivement pour leur relecture attentive sur un sujet difficile. Paul-Ivan de Saint Germain – Jacques Turck Le créationnisme est une forme de fondamentalisme religieux, relativement populaire, surtout aux Etats-Unis. Pour les créationnistes, la théorie de l’évolution, qu’ils appellent néodarwinisme, est fausse ; ils lui opposent une des lectures de la création proposées par tel ou tel courant religieux, en particulier par la Genèse, dont ils font une interprétation littérale. Pour les fondamentalistes – comme pour nous – la Bible est une révélation de Dieu, ce qui en garantit l’infaillibilité et la vérité dans tous les domaines. La notion de fondamentalisme se réfère à un radicalisme qui s’abrite derrière l’adage fondateur de la Réforme « sola scriptura ». Cette expression de grande valeur théologique n’a cependant jamais voulu signifier une lecture simpliste des récits bibliques. C'est-à-dire une lecture qui exclurait tout effort de compréhension de la Bible qui tienne compte des apports de la science. La commission biblique pontificale souligne fort justement (cf. l’encarté ci-après) en quoi les fondamentalistes ont raison « en insistant sur l’inspiration divine de la Bible et sur l’inerrance2 de la Parole de Dieu » ; mais les fondamentalistes ont tort lorsqu’ils refusent de tenir compte du caractère historique de la Révélation. 1 Le créationnisme musulman est assez actif, en particulier en Turquie ; il distribue nombre de plaquettes et d’ouvrages, et cherche à faire bannir de l’enseignement l’idée d’évolution. 2 du latin inerrantia : qualité de l’Écriture de n'enseigner aucune erreur. 1 2 Le terme « fondamentalisme» se rattache au Congrès Biblique Américain qui s’est tenu à Niagara, dans l’Etat de New York, en 1895. Les exégètes protestants conservateurs y définirent « cinq points de fondamentalisme » : l’inerrance verbale de l’Ecriture, la divinité du Christ, sa naissance virginale, la doctrine de l’expiation vicaire et la résurrection corporelle lors de la seconde venue du Christ. Le fondamentalisme fuit l’étroite relation du divin et de l’humain dans les rapports avec Dieu. Il est marqué par un attachement intemporel à une vision de la création qui fut longtemps traditionnelle… Il tend à traiter le texte biblique comme s’il avait été dicté mot à mot par l’Esprit et n’arrive pas à reconnaître que la Parole de Dieu a été formulée dans un langage et une phraséologie conditionnés par telle ou telle époque. … Le fondamentalisme insiste aussi d’une manière indue sur l’inerrance des détails dans les textes bibliques, spécialement en matière de faits historiques ou de prétendues vérités scientifiques. (Interprétation de la Bible dans l’Eglise – Commission biblique pontificale – Editions du Cerf 1993 – p. 61 et sq). Le créationnisme se rapproche du fondamentalisme quant à « l’inerrance verbale de l’Ecriture », qui est l’un des cinq points qui le définissent. Mais ce qui caractérise les créationnistes, c’est qu’ils tiennent pour conforme à la réalité le récit de la Genèse, qui serait le compte-rendu exact de la formation de l’univers et de la vie. La théorie de l’évolution Jusqu’à la fin du 18ème siècle, on avait une conception fixiste des espèces vivantes – ce qui était cohérent avec l’idée que l’on avait à l’époque du Créateur –. Linné disait en 1737 : « Toutes les espèces tiennent leur origine… de la main même du Créateur [qui]…imposa à ses créatures une loi éternelle de reproduction et de multiplication dans les limites de leur propre type ». En 1809, Lamarck publie sa Philosophie zoologique, dans laquelle il fait part d’une de ses plus pénétrantes découvertes : les êtres vivants se transforment très progressivement au fur et à mesure des générations sous l’impulsion d’une « force organisatrice » qui tend à les rendre toujours plus complexes et plus élaborés. Pendant longtemps, cette idée d’une évolution où le hasard n’a pas sa place restera très à la mode – notamment en France (avec en particulier Bergson dans L’évolution créatrice et Teilhard de Chardin dans Le phénomène humain3). En 1859, Darwin introduit l’idée que c’est à une sélection naturelle qu’est due l’évolution des espèces, une sélection qui vient de ce que ceux qui sont les mieux adaptés transmettent leur avantage à leurs descendants. Ce n’est qu’au milieu du 20ème siècle que sera proposée ce qu’il convient d’appeler « la théorie synthétique de l’évolution », qui rassemble les résultats de la paléontologie, de la biologie et de la génétique (issue des travaux de Mendel) pour proposer une théorie selon laquelle l’évolution des êtres vivants – une évolution progressive et continue au cours des générations – part d’un fondement génétique : des mutations génétiques aléatoires, mais ensuite passées au crible de la sélection naturelle qui sélectionne les individus les mieux adaptés à leur environnement. Cette théorie est la base des travaux actuels ; elle n’est pas le dernier mot et d’autres explications sont proposées – toutes dans le prolongement de la théorie synthétique. Par Toutefois, Teilhard reconnaissait que, jusqu’à l’apparition de l’humain, le hasard est un élément important du mécanisme évolutif. 3 2 3 exemple la théorie « neutraliste » introduite en 1970 par le généticien japonais Kimura, et son avatar plus récent, le « néo-mutationnisme », qui donnent une place plus centrale au simple hasard (et moins à la sélection naturelle). D’autres encore estiment que l’évolution n’est pas continue : les formes de vie restent généralement stables, la formation de nouvelles espèces s’effectuant au cours d’événements ponctuels et rares ; c’est la « théorie des équilibres ponctués » des deux paléontologues américains, Nils Eldredge et Stephen Jay Gould, également en 1970… Le créationnisme aux Etats-Unis Les idées créationnistes sont surtout présentes dans le monde anglo-saxon, Australie mais encore plus Etats-Unis – où elles se sont propagées depuis le sud agricole de la Bible Belt (« ceinture de la Bible »), cette zone géographique et sociologique où vit un pourcentage élevé de fondamentalistes (en particulier Baptistes du Sud et Adventistes du 7ème jour), pour atteindre les couches diplômées de la population des États du nord. Jusqu’à récemment, l’histoire des Etats-Unis a été marquée par de nombreuses querelles entre créationnistes et évolutionnistes, voire des procès. La présence des créationnistes s’est manifestée de diverses façons : - instauration dès 1962 de la creation research society (CRS), qui veut refonder la science sur des concepts de création divine (cf. l’encarté ci-dessous), et publier des manuels scolaires ; - sondage Gallup en 1993 qui montre que 47% des Américains estiment que « Dieu a créé les hommes à peu près dans leur forme actuelle et en une fois, il y a moins de 10 000 ans », 35% que « les hommes se sont développés à partir de formes de vie moins avancées, sur des millions d’années, et Dieu a guidé ce processus », et 11% seulement que « les hommes se sont développés à partir de formes de vie moins avancées, sur des millions d’années, mais Dieu n’a eu aucun rôle dans ce processus » ; - et surtout lois dans certains Etats réclamant l’égalité entre l’enseignement de la « science de la création » et celle de l’évolution (ce que Ronald Reagan demandait déjà lors de sa campagne présidentielle en 1980, de même que la candidat républicain Pat Buchanan en 1995) ; revendications qui, jusqu’à 3 CRS Statement of Belief All members must subscribe to the following statement of belief: 1. La Bible est la parole écrite de Dieu, et puisqu’elle est totalement inspirée toutes ses assertions sont historiquement et scientifiquement vraies dans les textes originaux. Pour celui qui étudie la nature, cela signifie que le récit des origines dans la Genèse est une présentation factuelle de simples vérités historiques. 2. Tous les types fondamentaux d’êtres vivants, homme inclus, ont été créés par des actes directs de création divine durant la Semaine de la Création décrite dans la Genèse. Tous les changements biologiques survenus depuis la Création n’ont pu s’accomplir qu’à l’intérieur des types créés à l’origine. 3. La grande inondation décrite dans la Genèse, qu’on désigne communément sous le mot de Déluge, fut un événement historique mondial dans son étendue et dans son effet. 4 aujourd’hui, ont conduit à des harcèlements feutrés sur le système éducatif américain. D’une manière générale, les mouvements créationnistes ont un réel pouvoir politique. Ils ont en effet une dimension sociale, qui tient au lien entre expression religieuse et vision scientifique du monde, ainsi qu’à leur conservatisme moral ; ils sont proches de ceux qui rêvent d’une Amérique chrétienne et du rétablissement d’une véritable morale ; ils craignent qu’à remettre en cause un seul des versets de la Bible, c’est la mettre tout entière en danger – porte ouverte à l’hérésie et à l’apostasie et, pour nos sociétés, menace des pires maux que sont fascisme, communisme, homosexualité, drogue… ; ils diffusent leurs idées dans les écoles publiques ; et ils ont d’importants moyens financiers. Il existe différentes « écoles » créationnistes : - les young-earth creationists, aujourd’hui très répandus, selon lesquels l’Univers a été créé en 6 jours de 24 heures, il y a de 4 000 à 20 000 ans (selon les écoles), et non il y a des milliards d’années4 ; toutes les espèces ont été créées ex nihilo sous leur forme actuelle, ce qui n’exclut pas qu’il y ait pu y avoir quelques évolutions au sein de chaque espèce (par exemple pour expliquer la domestication) ; quant aux roches sédimentaires et aux fossiles, leur formation aurait eu lieu lors du Déluge (qui tient une place cruciale dans les thèses créationnistes); - les old-earth creationists, qui cherchent à tenir compte de certaines données scientifiques, par exemple en imaginant que la création actuelle aurait été précédée par une première création et un long intervalle de temps au cours duquel se seraient déposés les sédiments ; ou encore en expliquant que chaque jour de la création a duré bien plus que 24 heures (« pour le Seigneur, un jour est comme 1000 ans… »), par exemple autant qu’une ère géologique ; les uns comme les autres rejetant néanmoins toute idée d’évolution, surtout appliquée à l’espèce humaine ; - les progressive creationists, qui cherchent à tenir compte des incohérences entre Bible et données scientifiques, mais qui estiment que la théorie de l’évolution ne permet cependant pas d’expliquer les événements les plus importants de l’histoire de la vie : l’apparition des mammifères, de l’homme…, événements qui impliquent des interventions divines successives. L’intelligent design Il faut distinguer des mouvements qui viennent d’être mentionnés d’autres groupes apparus depuis une vingtaine d’années. Le plus important et le plus actif est actuellement celui que l’on appelle Intelligent Design (dessein intelligent) qui regroupe des scientifiques cherchant à renouer avec la tradition de la théologie naturelle selon laquelle la science permet de mettre en évidence l’ordre du monde et renvoie à l’action d’un créateur. Pour ce mouvement, l’extrême complexité (appelée aussi l’irréductible complexité) du vivant ne peut être le fruit d’une évolution soumise au seul hasard et qui aurait trouvé son origine dans une atmosphère et un océan primordiaux ; ce ne peut être, au contraire, que la réalisation d’un dessein, d’une 4 L’âge de l’Univers est estimé à 14 milliards d’années, et celui de la Terre à environ 4,5 milliards. 4 5 intelligence supérieure présente au cœur même de la réalité. Le mouvement du « dessein intelligent » s’emploie en particulier à critiquer le « matérialisme méthodologique » inhérent à une approche seulement scientifique des origines du monde naturel5, et l’idée que c’est sous l’action de facteurs contingents que les espèces se transforment au cours du temps. Il reconnaît une « Intelligence suprême » mais sans référence aucune à la Bible. C’est une forme de théisme ou de déisme. Dans ce mouvement, on trouve plusieurs écoles : - les évolutionnistes théistes, qui pensent que, si Dieu a créé le monde, il ne cesse de continuer à intervenir (la création est donc continue) ; - les évolutionnistes déistes, pour lesquels Dieu a créé la matière, la vie, mais aussi les processus d’évolution, et les a ensuite laissés fonctionner. Aux Etats-Unis ce mouvement d’idées a un projet politique au service de la politique des conservateurs et, par là, un financement important qui envahit l’Europe et se constitue en groupe de pression par divers projets. Dans la même mouvance il faut citer Michael Denton, un médecin australien, et son livre paru en 1997 : L’évolution a-t-elle un sens ? (The long chain of coincidences). Il s’agit d’un essai de « théologie naturelle », selon laquelle « la vie, l’homme et tout le phénomène de l’évolution ont été engendrés par… un but, mystérieusement inscrit dans la nature des choses dès l’origine ». Pour le vivant, Denton soutient ainsi l’idée d’une évolution dirigée, d’un dessein, avec au centre et au sommet, l’apparition de l’homme ; tout se passe comme si quelqu’un avait pensé et mis en place les lois de la physique et de la biologie ; s’il y a pu y avoir des mutations aléatoires, toutes ne le sont pas, et l’apparition de la vie est un phénomène de nature « transcendante ». Le créationnisme en France En France l’influence créationniste ne vient pas seulement de l’extérieur (Turquie…); elle se manifeste aussi de façon endogène. Si la sphère publique et le monde scolaire y échappent largement (les programmes sont élaborés de manière centralisée et sont, dans une certaine mesure, protégés des prosélytismes), en revanche l’extension du créationnisme dans la sphère privée est perceptible. On peut citer : - le centre d’étude historique et scientifique (CESHE), fondé en 1971 et qui revendique 600 membres, qui « professe l'inerrance scientifique et historique de la Bible, en relation avec les associations qui reconnaissent la place privilégiée de l'homme et de la terre au sein de la Création » ; - l’association « Au commencement », dont le « but est de faire connaître le point de vue créationniste, qui est basé sur le texte de la Genèse ainsi que sur les observations scientifiques » Le matérialisme de la théorie darwinienne de l’évolution n’est pas spécifique à cette théorie : toute démarche scientifique est matérialiste. 5 5 6 - Guy Berthault, un polytechnicien qui mène des recherches scientifiques visant un double projet : rajeunir la terre de 4 milliards d’années, et rendre vraisemblable l’historicité du Déluge au cours duquel se seraient déposées les couches sédimentaires ; il soutient par ailleurs que l’évolution des espèces est une chimère. Il faut mettre à part l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP), qui se situe dans la mouvance intellectuelle du dessein intelligent. : « Un nombre sans cesse croissant de biologistes pensent que la sélection naturelle et les mutations au hasard ne peuvent rendre compte de la complexité et de l’adaptabilité des êtres vivants ainsi que des faits paléontologiques (Jean Staune6). » Son but est de rendre compatibles les faits scientifiques et les dogmes religieux ; elle pense que tout phénomène n’ayant pas encore reçu une explication scientifique reste un champ possible pour un appel à la transcendance Son statut d’ « université » n’est cependant pas reconnu par l’Etat. Questionnements Ni le créationnisme, qui se réfère à la Bible, ni la théorie du dessein intelligent, ne sauraient être considérés avec indifférence par les chrétiens. La tradition chrétienne a en particulier toujours accordé une place à la théologie naturelle dans sa compréhension du mystère de la création et sa réflexion sur l’existence de Dieu. Bien plus, elle affirme que c’est à tout moment que l’Univers reçoit de Dieu ce qui fait la réalité de sa création, à la fois son essence et son existence. Comment lire la Bible ? Les réponses aux questions posées par le créationnisme concernent la manière de lire la Bible. Comme nous, les chrétiens créationnistes considèrent que la Bible est un livre inspiré par Dieu. Mais ils reçoivent le texte biblique comme dicté par Dieu et donc marqué du sceau de l’infaillibilité et de l’absolu. La conception de l’inspiration comme étant dictée de Dieu fonde leur conviction que le texte biblique l’emporte sur les connaissances humaines. Pour eux, le point de vue de Dieu est supérieur à celui de la science, parce que la science déduit laborieusement la vérité du travail d’observation et d’analyse, tandis que Dieu voit tout directement et qu’il est infaillible. Le texte qu’il dicte l’emporte donc sur les considérations des scientifiques. L’erreur porte sur la nature du texte biblique et sur la notion de révélation. La lecture littérale du texte biblique est bonne quand elle fonde toutes les autres. D’une certaine manière elle demeure première. Mais elle ne suffit pas. A plusieurs reprises au siècle passé et en particulier en Dei Verbum, l’Eglise a indiqué le « juste chemin vers la compréhension de l’Ecriture »7. Consciente d’être aidée par l’Esprit Saint dans cette compréhension et son interprétation des Ecritures, la lecture chrétienne de la Bible ne refuse pas tout questionnement et toute recherche critique. « Tout ce qui rétrécit notre horizon et nous empêche de porter notre 6 Jean Staune est l’animateur de l’UIP, et par ailleurs consultant et formateur en entreprise ; il enseigne à HEC. Cardinal Ratzinger : Préface au document de la commission biblique : L’interprétation de la bible dans l’Eglise (1993). Edition du Cerf 1994 - p. 21 7 6 7 regard et notre écoute au-delà de ce qui est simplement humain doit être rejeté, afin de maintenir l’ouverture» 8. Le Pape Jean-Paul II s’est clairement exprimé à ce sujet lors de la présentation du travail de la Commission biblique pontificale : le 23 avril 19939 : « Certains chrétiens ont tendance à croire que, Dieu étant l’Être absolu, chacune de ses paroles a une valeur absolue, indépendante de tous les conditionnements du langage humain. Il n’y a donc pas lieu, selon eux, d’étudier les conditionnements pour opérer des distinctions qui relativiseraient la portée des paroles. Mais c’est là se faire illusion et refuser, en réalité, les mystères de l’inspiration scripturaire et de l’Incarnation, en s’attachant à une fausse notion de l’Absolu. (…) Aucun des aspects humains du langage ne peut être négligé. Les progrès récents des recherches linguistiques, littéraires et herméneutiques ont amené l’exégèse biblique à ajouter à l’étude des genres littéraires beaucoup d’autres points de vue (rhétorique, narratif, structuraliste) ; d’autres sciences humaines, comme la psychologie et la sociologie, ont également été mises à contribution. À tout cela on peut appliquer la consigne que Léon XIII donnait aux membres de la Commission biblique : « Qu’ils n’estiment étranger à leur domaine rien de ce que la recherche industrieuse des modernes aura trouvé de nouveau ; bien au contraire, qu’ils aient l’esprit en éveil pour adopter sans retard ce que chaque moment apporte d’utile à l’exégèse biblique » (Vigilantiae, E. B., n. 140)» Mais Jean-Paul II précise également : « Pour respecter la cohérence de la foi de l’Église et de l’inspiration de l’Écriture, l’exégèse catholique doit être attentive à ne pas s’en tenir aux aspects humains des textes bibliques. Il lui faut aussi et surtout aider le peuple chrétien à percevoir plus nettement dans ces textes la parole de Dieu, de façon à mieux l’accueillir, pour vivre pleinement avec Dieu. À cette fin, il est évidemment nécessaire que l’exégète lui-même perçoive dans les textes la parole divine et cela ne lui est possible que si son travail intellectuel est soutenu par un élan de vie spirituelle... L’étude scientifique des seuls aspects humains des textes peut faire oublier que la parole de Dieu invite chacun à sortir de lui-même pour vivre dans la foi et dans la charité ». La toute puissance de Dieu Une question métaphysique posée par le créationnisme est celle de la conception de la toute puissance de Dieu. En simplifiant, on peut opposer deux traditions. - Dans la première, la notion de toute-puissance désigne le caractère absolu de la puissance de Dieu, censé faire tout ce qu’il veut. Cette école de pensée insiste sur le terme « tout » qui désigne à la fois l’universalité de ce qui est, mais aussi l’universalité de ce qui pourrait être, et même de ce qui ne peut être imaginé par l’esprit humain. Rien ne limite l’action de Dieu, mais Dieu se limite lui-même. - Dans la seconde, l’action de Dieu est référée à la notion de sagesse ; celle-ci implique l’ordre des éléments et la proportion entre les causes et les effets. Ainsi le vouloir de Dieu est déterminé par le bien et celui-ci est normé par les notions d’ordre et de cohérence ; les choses sont proportionnées et les enchaînements de causalité sont ordonnés. Dans la perspective catholique qui vient d’être rappelée par Benoît XVI à 8 Id p. 19 9 Discours aux cardinaux et à la Commission pontificale -6 juin 1993- Doc. Catho. N° 2073 - 7 8 Ratisbonne le 12 septembre 2006– celle qui privilégie la sagesse de Dieu par rapport à la volonté – on peut comprendre pourquoi l’action de Dieu ne fausse pas la nature des événements et respecte donc les lois naturelles qu’il fonde. Cela permet de montrer que l’antinomie entre évolution et création est une erreur. Science et foi Le débat ouvert par le créationnisme touche aussi aux relations entre la science et la foi. Pour le pape Jean-Paul II la théorie de l’évolution, qui met au premier plan les mutations, la sélection naturelle et des processus aléatoires dans l’explication de l’histoire de la vie et du monde, repose sur des bases scientifiques solides. Le 23 octobre 1996, devant l’Académie pontificale des sciences, le pape affirme que les connaissances scientifiques accumulées depuis 50 ans conduisent « à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse… ; la convergence de travaux menés indépendamment les uns des autres constitue un argument significatif en faveur de cette théorie ». Jean-Paul II précise qu’il faudrait d’ailleurs plutôt parler des théories de l’évolution, car il y a une « diversité des explications qui ont été proposées du mécanisme de l’évolution, et d’autre part [il y a] diverses philosophies auxquelles on se réfère : il existe des lectures matérialistes et réductionnistes, et des lectures spiritualistes ». Le débat est, d’abord, porté au plan philosophique : il concerne les philosophies des auteurs qui traitent de l’évolution et non la science comme telle (faits, principes et construction théorique). Selon un rigoureux monothéisme qui respecte la transcendance de Dieu, il n’y a pas d’opposition entre action de Dieu et processus de sélection naturelle ou de mutations aléatoires. La théologie catholique reconnaît que Dieu n’est pas dépendant des lois de la nature selon laquelle il agirait. Il crée la nature et notre capacité d’y reconnaître des « lois ». Saint Thomas le disait déjà : « Nous ne dépouillons donc pas les choses créées de leurs actions propres, bien que nous attribuions à Dieu tous les effets des choses créées en tant qu’il opère en toutes » (Somme contre les Gentils10). Les propos du pape ne peuvent cependant être entendus comme l’affirmation que la théorie de l’évolutionnisme rendrait complètement compte de l’histoire du monde. Une théorie n’est qu’une explication de la réalité, qui a le grand intérêt de prendre en compte les faits observés (y compris ceux du passé), les différentes hypothèses que l’on fait à leur égard, ainsi que les lois (par exemple celles de la physique) ; mais elle ne peut être « testée » en dehors de la science, et elle ne peut par exemple rien prouver sur ou contre Dieu, en particulier parce que la science ne peut remonter jusqu’à la « cause première », l’origine ultime. Elle ouvre donc à d’autres questions : « La théorie de l'évolution implique des questions qui doivent être du ressort de la philosophie et qui mènent elles-mêmes au-delà du domaine de la science », souligne Benoît XVI lors d’un atelier de réflexion, en 2006, à Castel Gandolfo11. Par ailleurs, une théorie ne peut par elle-même rendre compte de la manière de raisonner qui l’inspire : la raison scientifique « doit accepter comme un donné la structure rationnelle de la matière, tout comme la correspondance entre notre esprit et les structures rationnelles qui règnent dans la nature, un donné sur lequel est fondé sa méthode ; mais la question 10 trad. Vincent Aubin, Flammarion, 1999, t. III , chap. 99, p. 247. 11 Schöpfung und Evolution. Eine Tagung mit Papst Benedikt XVI in Castel Gandolfo. Préface du cardinal Christoph Schönborn. Sankt Ulrich Verlag, 2007 8 9 « pourquoi il en est ainsi ? » demeure, et doit être transmise par les sciences de la nature à d’autres niveaux et à d’autres manières de penser – à la philosophie et à la théologie » (Benoît XVI, Ratisbonne, 12 septembre 2006). Il y a en tout ceci l’acceptation de critères de connaissance différents. C’est donc une tâche commune à la science, à la philosophie et à la théologie que de proposer unité et cohérence, même si elles ne le font pas au même degré ni de la même façon. Les propositions théologiques fondées sur l’exégèse s’adressent à la foi et ne peuvent être soumises à la critique scientifique. Les hypothèses scientifiques, dans la précision de leurs résultats demeurent soumises à la rigueur de la vérification. La raison y exerce son pouvoir en pleine liberté12. * Finalement, les controverses entre créationnistes et évolutionnistes sont le symptôme de deux sortes de tensions : - D’abord des tensions dans la relation entre discours scientifique et propos religieux, qui l’un et l’autre font parfois preuve de dogmatisme. La science est affaire de raison : les théories de l’évolution sont celles sur lesquelles la majorité des biologistes travaillent ; elles permettent, pour nous, et pour aujourd’hui, de donner une image du monde, mais ne peuvent sans doute prétendre décrire toute la réalité. En particulier, pour aborder les questions de l’existence, l’homme a besoin des deux sphères, celle de la foi et celle de la science, distinctes, mais utiles l’une et l’autre (surtout si elles savent faire appel à la médiation de la philosophie). Réciproquement, la théologie doit accepter de se laisser interroger par le réel, et non répéter à l’identique des formules dogmatiques figées. - Ensuite des tensions entre tous ceux qui prétendent connaître la réponse à l’antique interrogation de l’esprit humain, celle de son origine. Ce qui est en jeu semble être la question du sens de l’existence humaine, plus précisément, de l’inscription de l’humain dans l’universel. L’existence humaine peut-elle être sensée dans un monde insensé (ce monde est « insensé » si son fonctionnement ne relève que du hasard et de la nécessité, sans que cela indique une direction) ? C’était la question de Monod, et la réponse était : c’est l’homme qui donne sens à son action dans le monde. Mais plus généralement, les sociétés occidentales ne se contentent souvent plus de la séparation entre un « pourquoi ? » qui serait réservé à la religion et un « comment ? » réservé à la science. Et les scientifiques sont fidèles à leur logique et à leur vocation chaque fois qu’ils tentent d’aller toujours plus loin dans la quête de la réponse au « pourquoi ? » que leur pose la complexité, insurmontable par l’homme, du « comment ?». ► Principales sources utilisées : 12 Ces questions sont analysées et bien mises en lumière dans le livre de Pierre Gibert : Bible, mythes et récits de commencement. Collec. Parole de Dieu – Editions du Seuil chap. IV 9 10 - L’interprétation de la Bible dans l’Eglise – Commission pontificale – Cerf 1994 Dieu versus Darwin, par Jacques Arnould, Albin Michel 2007 CNRS, Sagascience Site L'évolution - www.levolution.fr.st Université Interdisciplinaire de Paris Bible, mythes et récits de commencement. SEUIL 10