La socialisation : déterminismes et interactions

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La socialisation,
déterminismes et interactions.
par Jean-Paul Simonnet
Pourquoi mangeons-nous avec une fourchette plutôt qu’avec nos
doigts ? Pourquoi dit-on « bonjour » lorsque l’on rencontre une personne
connue ? Pourquoi toutes nos petites querelles ne dégénèrent-elles pas en
bagarre ? Pourquoi la plupart des individus trouvent-ils naturels de se
conformer à un emploi du temps ?
Pourquoi des millions d’individus se plient-ils sensiblement aux mêmes
règles de conduite ? Comment peuvent-ils se côtoyer quotidiennement et
vivre en société dans une relative harmonie ?
L’homme n’est véritablement humain, c’est à dire distinct des autres
espèces, que dans la mesure où il devient “social”.
Par “social”, il faut entendre ce qui est relatif à un groupe d’hommes
(une société) conçu comme une réalité distincte des individus qui le
compose. Tous les groupes ‘hommes ne forment pas une société, puisqu’il
est possible de concevoir des groupes dans lesquels les individus sont
parfaitement indifférenciés et se confondent avec le groupe. Ils forment
une totalité et on dira que le groupe est totalitaire ou encore qu’il n’est
pas possible de distinguer une conscience individuelle de la conscience
collective. Dans ce cas il faut parler de “communauté” et non pas de
société.
L’être humain développe son humanité au contact des autres dans le
cadre d’apprentissages “socioculturels”.
Il intériorise des règles sociales (règle de parenté, de hiérarchie, de
respect..) et acquiert un patrimoine culturel (langage, techniques
maîtrisées, valeurs..) qui le font accéder au développement intellectuel
caractéristique de l’espèce humaine.
Le “social” imprègne la vie quotidienne au même titre et en même
temps que l’organisation biologique (c’est vrai pour les comportements les
plus spontanés comme le fait de se nourrir ou de dormir, mais aussi pour
les émotions comme la colère, la peur ou le désir).
La vie en société n’est pas innée, elle ne devient possible que s’il y a eu
un apprentissage préalable appelé socialisation. Les valeurs et les normes
transmises au cours de ce processus déterminent la personnalité sociale
en complétant des éléments de la personnalité propres à l’individu. [1]
A. La socialisation
1. Les fondements de la socialisation.
Dans toutes les sociétés, les individus ont différents statuts [2] : statut
professionnel d’ouvrier ou cadre par exemple, statut familial de père ou
fils ou gendre par exemple, statut d’homme ou de femme, de jeune ou de
1
moins jeune, de membre d’une association...
Dans la société actuelle, le statut professionnel est un élément
important de l’identité sociale... mais chaque individu a plusieurs statuts
et lorsqu’il quitte son travail pour s’occuper de ses enfants, le statut
familial de père ou mère de l’individu va primer sur son statut
professionnel qui devient alors latent.
Chaque statut impose des rôles sociaux [3] aux individus. Ainsi le
statut de père impose de participer à l’éducation des enfants, d’être
affectueux avec eux, de les réconforter, de fixer les interdits...
Il existe dans toutes sociétés, à un moment donné, un ensemble de
valeurs [4], d’idéaux qui vont orienter les comportements des individus.
Ces valeurs ne sont pas figées, elles évoluent dans le temps, au fil des
générations.

Ainsi, dans la société française, le travail n’a pas toujours été une
valeur. Sous l’Ancien Régime par exemple, a-t-on imaginé qu’un
jour un noble travaillerait pour vivre ? Et si demain la société des
loisirs prenait le pas sur la société du travail, le travail pourrait
cesser d’être une valeur ? ...
 Les valeurs constituent un important champ de recherches en
sciences sociales.
Depuis les années 70, de nombreuses enquêtes internationales sont
menées régulièrement pour comparer les systèmes de valeurs des
pays occidentaux et leur évolution. Des enquêtes sur les valeurs des
européens ont été menées en 1981,1990 et 1999. Elles montrent
notamment le mouvement de sécularisation (baisse de l’emprise de
la religion) à l’œuvre dans nos sociétés...et le développement de
l’individualisme universaliste... Celle de 1999 montre la poursuite du
mouvement d’individualisation, du développement du libéralisme et
de l’égalitarisme.
Les valeurs s’incarnent dans des normes [5], des règles dont le non respect entraîne des sanctions. Comme les valeurs, les normes sont
propres à une société donnée et évoluent dans le temps.
L’application des normes est assortie de sanctions. Les
« sanctions »peuvent être négatives (punitions) ou positives
(récompenses) . Elles ne sont pas nécessairement juridiques ou
institutionnelles : les manifestations de réprobation (raillerie, etc.)
ou d’approbation (félicitations, etc.) des membres du groupe à
l’égard du comportement d’un individu assurent aussi efficacement
le respect des normes.
o Les normes légales sont juridiques, elles sont définies par la
loi ou le règlement [6]
o Les normes ordinaires sont de l’ordre de la coutume.
o Les individus qui ne respectent pas les normes juridiques sont
appelés délinquants. Ceux qui ne respectent pas les normes
ordinaires sont appelés déviants

2
Les délinquants et les déviants ne s’exposent pas aux mêmes
punitions., les premiers sont concernés par les institutions
spécialisées qui font respecter le droit : la police, la
gendarmerie, l’administration judiciaire.
o On appelle conformistes les individus qui respectent les
normes. Si les individus déviants sont ceux qui ne respectent
pas les normes ordinaires, cela ne veut pas dire qu’ils ne
respectent aucune norme, ils peuvent être conformistes par
rapport à d’autres normes.
Les valeurs et les normes sont généralement apprises et retenues, sous
l’effet notamment des sanctions positives ou négatives dont elles sont
assorties. Ceci complète la définition de la socialisation qui est nécessaire
à la société dans son ensemble car elle permet la perpétuation de la
société et son bon fonctionnement quotidien : c’est la régulation
sociale [7] .
Sans l’intériorisation des normes et des valeurs par les individus, la
société ne pourrait pas fonctionner ; cependant, sans transgression des
normes, il n’y aurait pas d’évolution sociale : la société serait routinière,
totalement figée.
Par exemple, en France, jusque dans les années 90, les cadres ne
quittaient guère leur bureau avant 20 heures. Officiellement, rien ne les
empêchait de partir plus tôt mais dans les faits, cette norme s’était
imposée. On peut tenter de l’expliquer en mettant en avant le contrat qui
reliait le cadre à son entreprise : le cadre était assuré de garder son
emploi, bénéficiait de revenus confortables et d’avantages en nature
souvent très importants et en contrepartie, il devait se donner sans
compter pour son entreprise. Rester tard était aussi nécessaire (et/ou
perçu comme tel) pour être bien informé et pouvoir grimper dans la
hiérarchie... Cependant, avec la montée du chômage et des emplois
précaires chez les cadres (à partir de 1993 en particulier) et le passage
aux 35 heures, cette norme tend à être remise en cause.
2. Qu’est-ce que la socialisation ?
La conception de Durkheim

Emile Durkheim (1858-1917), l’un des fondateurs de la sociologie
française, a consacré une partie importante de son œuvre à la
sociologie de l’éducation (par exemple en publiant L’éducation
morale en1902). Durkheim assimile la notion de socialisation à
celle d’éducation, et met en avant le rôle essentiel de l’école qui
doit inculquer les règles de la société aux enfants, à la jeune
génération selon ses termes. Il insiste sur l’idée d’une éducation
morale autoritaire nécessaire pour faire tenir la société et la
perpétuer. Autrement dit, il faut selon lui inculquer une morale, une
3
norme aux enfants, celle de la soumission aux règles, pour assurer
la cohésion de la société nécessaire à sa reproduction.
 Ainsi la socialisation est une contrainte exercée par la société
sur les individus. Mais, pour que les enfants acceptent de se
soumettre, il faut leur expliquer que cette soumission est une
nécessité naturelle dans la société.
 L’analyse de Durkheim est donc déterministe et holiste, la société
dépassant les individus, et leur transmettant, leur inculquant ses
valeurs et normes. Différentes institutions (famille, école, armée...)
vont préparer l’individu à son rôle social selon une sorte de moule
qui va le modeler. Ces institutions fonctionnent comme des
instances de socialisation.
Durkheim écrit dans une période d’affrontement entre deux
instances de socialisation : l’école et l’église
Il perçoit le recul du rôle de la famille affaiblie par les transformations
économiques et sociales, et même s’ils croient à la fonction des groupes
de paires, du sport ou de l’armée (service militaire)...
4
il considère que c’est le travail qui est la plus importante des
sources de cohésion sociale.
5

Cette socialisation par la contrainte conduira en général à produire
des individus conformistes, c’est-à-dire respectant les normes
sociales et agissant conformément aux rôles qui leur sont attribués.
Dans quelques cas, cependant, elle conduira à la déviance... [8]
La conception de Piaget
Jean Piaget (1896-1980) est un psychologue et non un sociologue.
Il s’est intéressé en particulier au développement de la psychologie
de l’enfant.
Sa conception de la socialisation a des points communs avec celle de
Durkheim :
o la socialisation concerne la « jeune génération »
o la « génération antérieure intervient dans la socialisation en
transmettant des modèles
o la socialisation passe par l’éducation morale des individus
 Mais sa conception de la socialisation s’oppose à celle de Durkheim
sur plusieurs points :
o la socialisation est aussi le fait des individus eux-mêmes : les
individus ne sont pas passifs mais actifs dans leur
socialisation, ils participent à leur socialisation, ne se
contentent pas d’apprendre les normes et valeurs de la
société, ils réfléchissent... « L’individu ne naît pas social, il le
devient progressivement... par les influences qui s’exercent
sur lui ». L’enfant réagit aux diverses influences qu’il reçoit...
o la socialisation n’est pas une transmission par la contrainte...
mais une construction de nouvelles règles du jeu : l’individu
construit lui-même de nouvelles règles car il comprend et
interprète à sa façon les valeurs et normes transmises par les
générations antérieures, il les intériorise à sa façon donc en
modifiant leur contenu...
 La socialisation pour Piaget apparaît donc comme une construction à
laquelle participe l’individu : on parle d’approche constructiviste
contrairement à la pensée de Durkheim pour qui l’enfant est
conditionné, passif dans la socialisation.
 La socialisation est un processus irréversible qui passe toujours par
les mêmes stades (même si la durée des différents stades peut
varier selon les individus, les milieux, les sociétés).
o Observant les enfants, Piaget remarque que la socialisation
implique le développement autonome de la notion de justice :
si jusque vers 7 ans, l’enfant perçoit la notion de justice à
travers les dires des adultes, après 7 ans l’individu va peu à
peu développer de façon personnelle, autonome sa
conception, il acquiert une certaine autonomie et sa pensée
individuelle se développe (après 12 ans en particulier). Il
constate aussi que la socialisation implique la substitution de
règles de coopération aux règles de contrainte : dans la
socialisation, les rapports de coopération entre les individus
l’emportent sur les rapports de contrainte...

6
Contrairement à ce que pense Durkheim, la soumission des
enfants vis-à-vis des adultes n’a rien de libre car l’enfant
accepte les consignes, les règles des adultes et les considère
comme étant justes, vraies par nature. Par contre, lorsque
l’enfant est en relation avec d’autres enfants, la soumission
disparaît et la coopération prend le dessus, les échanges sont
marqués par la réciprocité, le respect mutuel, la raison. La
socialisation implique des rapports de coopération fondés sur
le respect mutuel et l’autonomie de la volonté plus que des
rapports de contrainte fondés sur les liens d’autorité ...
 Cette socialisation où les individus sont actifs n’implique pas de
reproduction sociale [9], elle contribue au contraire à l’évolution de
la société. Elle n’est donc pas l’éducation en vue de perpétuer la
société comme le pense Durkheim.
 Piaget observe d’ailleurs qu’après 12 ans, l’adolescent construit sa
propre échelle de valeurs. Il n’accepte plus guère la soumission aux
valeurs et normes des adultes et les conteste. Avec ses pairs, les
normes sont discutées et des règles nouvelles sont construites...
o
La conception d’Annick Percheron
Annick Percheron (1937 - 1992) critique l’approche de Durkheim en
montrant que la socialisation résulte d’un processus d’assimilation et
d’un processus d’accommodation.
D’une part, l’individu cherche à modifier son environnement
conformément à ses souhaits, désirs (processus d’assimilation).
D’autre part, l’individu s’adapte pour répondre aux contraintes de
son environnement (processus d’accommodation). Il y a donc des
« transactions » entre l’individu et la société.


La socialisation est aussi un processus d’identification à des groupes
d’appartenance et/ou de référence, et un processus complexe de
construction de l’identité. [10]
Une définition « classique » de la socialisation
La définition classique que fournit Guy Rocher de la socialisation dans
Introduction à la sociologie générale en 1968 est la suivante :
« Nous définissons la socialisation comme le processus par lequel la
personne humaine apprend et intériorise, tout au cours de sa vie, les
éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa
personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs
et, par là, s’adapte à l’environnement social où elle doit vivre... »
Cette définition relève avant tout d’une approche déterministe puisque
la socialisation est un processus d’acquisition et d’intériorisation des
valeurs et des normes de la société.
7
L’intériorisation est bien plus qu’un simple apprentissage, c’est
l’assimilation, l’appropriation des normes et valeurs de la société qui
deviennent naturelles, inconscientes, qui deviennent partie intégrante de
la personnalité de l’individu.
Mais cette définition présente aussi certaines caractéristiques
essentielles de la socialisation :

C’est un processus, la socialisation se poursuit toute la vie, même si
l’enfance est une période particulièrement propice à la socialisation.
On peut alors distinguer la socialisation primaire et la socialisation
secondaire.
o La socialisation primaire s’effectue dans l’enfance et
l’adolescence, elle se fait au sein de la famille mais aussi par
l’intermédiaire de l’école, des groupes de pairs et des médias
qui assurent la transmission des valeurs et normes
fondamentales de la société.
o La socialisation secondaire s’effectue au cours de l’âge
adulte.
 La socialisation s’appuie sur différentes instances ou agents de
socialisation.
On peut distinguer, en suivant Guy Rocher, les groupes qui ont pour
but explicite la socialisation de l’individu : famille, parenté, école,
mouvement éducatif par exemple et ceux dont ce n’est pas le but
premier : entreprise, syndicat, partis politique, groupe d’âge par
exemple. Pour G. Rocher, les premiers cherchent à socialiser la
personne entière, les seconds ne vont toucher qu’un segment de la
personnalité...
On peut aussi penser à d’autres agents de socialisation non cités par
Guy Rocher, tels les médias au sens large...
suite vers la seconde partie
[1] L’opposition entre l’inné et l’acquis a longtemps fait problème.

L’inné c’est ce qui existe dans un être dès sa naissance, c’est à dire
ce qui relève de son patrimoine génétique.
 L’acquis correspond à ce que l’individu reçoit au cours de son
existence du fait des relations qu’il entretient avec les autres.
 Les deux dimensions interviennent en même temps et sont
inséparables, comme l’ont montré les travaux des
paléoanthropologues et des ethnologues. Face à un environnement
hostile, les hommes ont développé des aptitudes relatives à la
marche, à l’utilisation des mains et du cerveau par exemple. Mais
ces aptitudes ont été intégrées génétiquement en même temps
qu’elles permettaient le développement socioculturel. Il s’agit d’un
processus interactif entre la nature (l’inné) et la culture (l’acquis).
8
[2] Le statut d’un individu est la position occupée par l’individu dans un
cadre social donné. Un individu peut occuper plusieurs statuts en même
temps.
[3] Les rôles sociaux sont les comportements attendus de l’individu par les
personnes avec qui il entre en contact, compte tenu de son ou ses statuts.
[4] Les valeurs s’imposent comme des évidences, des références
spontanées. C’est ce qui est jugé estimable dans une société à un moment
donné.
[5] Les normes sont les règles de conduite auxquelles nous devons nous
conformer pour être acceptés par la société dans laquelle nous vivons. Ces
règles peuvent correspondre à un impératif et peuvent être prescrites
dans des lois (exemple de l’interdiction de fumer dans les lieux publics tels
les salles de classe) dont la transgression est sanctionnée. Elles peuvent
aussi correspondre à des coutumes et se présentent alors comme des
conduites allant de soi (par exemple, ne pas cracher dans une salle de
classe... ), mais dans ce cas aussi, leur transgression entraîne une forme
de sanction.
[6] La différence entre la loi et le règlement tient au mode d’élaboration
des textes juridiques : la loi est votée par le Parlement, le règlement est
adopté par le Gouvernement. Les domaines d’application de la loi et du
règlement sont définis par la Constitution.
[7] La régulation sociale est l’ensemble des mécanismes (élaboration et
application des règles sociales, notamment) permettant le fonctionnement
correct de la société (réduction des conflits, coexistence pacifique des
individus et des groupes...). La régulation sociale est traitée de manière
plus détaillée dans deux articles dans la dernière partie : contrôle social
et Régulation et conflits..
[8] La déviance désigne les conduites qui s’écartent de la norme (en
vigueur dans une société donnée à une période donnée
[9] La reproduction sociale désigne la situation d’une société dont la
structure sociale ne change pas d’une génération à une autre
[10] La notion d’identité fait partie du langage de la philosophie, de la
psychologie, de la sociologie...Elle peut se définir comme le processus par
lequel l’individu donne sens à son être. L’identité se construit. Elle se
traduit par un sentiment d’appartenance à des collectifs, des groupes et la
capacité à se distinguer.
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