La critique de l`éthique et de la métaphysique chez Wittgenstein

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La critique de la métaphysique et de l'éthique chez Wittgenstein
(synthèse effectuée par Pierre-Jean Haution à partir des conférences d'Emmanuel Halais et de Christophe
Alsaleh, avec quelques ajouts personnels)1.
L'exemple de Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est un exemple assez atypique dans l'histoire de la
philosophie. Voici un philosophe "majeur" qui a construit sa réflexion sans pratiquement aucune culture
philosophique. En effet, on sait que Wittgenstein a très peu lu de philosophes ; parmi eux : Kant,
Schopenhauer, Kierkegaard. En revanche, l'influence de Wittgenstein a été très grande.
Wittgenstein est notamment à l'origine d'un courant philosophique : la philosophie analytique. Celle-ci
peut elle-même être décomposée en deux courants :
1. le logicisme (Frege, Russell, Wittgenstein)
2. la philosophie du langage ordinaire (Austin, Reyle, Wittgenstein)
L'idée principale du logicisme, c'est qu'on allait pouvoir résoudre les problèmes philosophiques à
partir d'une analyse logique du langage. Dans cette optique, analyser le langage signifie analyser une
structure du langage qui se trouverait derrière le langage ordinaire (qui est chaotique, mal ordonné). On
pourrait ainsi dégager une structure fixe du langage, laquelle constituerait la pensée.
Pour la philosophie du langage ordinaire, c'est au contraire au langage lui-même qu'il faut s'intéresser ; il
faut étudier la manière dont nous utilisons les mots.
Les positivistes logiques ont cru qu'ils pouvaient utiliser le Tractatus logico-philosophicus de
Wittgenstein pour détruire la métaphysique (cf. Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique
du langage de Carnap, ou Le vécu, la connaissance, la métaphysique de Schlick, in Manifeste du Cercle
de Vienne et autres écrits, PUF). Or, il n'y a pas dans le Tractatus de critère philosophique qui le permette,
car aucun critère n'apparaît qui permette de distinguer un énoncé qui a du sens et un énoncé qui est un
non-sens (sur cette distinction, cf. infra).
1. Wittgenstein et le Cercle de Vienne
a. Présentation générale
Lancé en 19222 par un groupe de scientifiques et de philosophes, sous l'impulsion de Moritz Schlick,
le Cercle de Vienne (citons parmi ses membres les plus célèbres : Rudolph Carnap, Otto Neurath, Hans
Hahn, Friedrich Waismann, et dans une certaine mesure Kurt Gödel) se caractérise par un progressisme
affiché sur les questions sociales et philosophiques ; il prétend à un certain constructivisme, que ce soit
socialement ou philosophiquement.
Plus précisément, le Cercle de Vienne désire fonder une nouvelle philosophie des sciences qui s'appuie
à la fois sur la nouvelle physique (Einstein) et la nouvelle logique (Frege, Russell, Wittgenstein). Il s'agit
en fait de donner les outils pour pouvoir permettre une "conception scientifique du monde" c'est-à-dire une
conception unifiée de la réalité. Cette vision unifiée permettra de modifier, d'améliorer, la condition
humaine (on voit donc que la démarche est bel et bien sociale, ou politique).
Ici apparaît un premier désaccord entre les membres du Cercle de Vienne et Wittgenstein. Tandis que
ceux-ci s'intéressent à l'Histoire (et au progrès qu'elle est susceptible de mettre en œuvre), Wittgenstein est
très hostile à l'idée de progrès ; il est quant à lui dans une problématique du salut individuel (on comprend
pourquoi la "récupération" de Wittgenstein par le Cercle de Vienne ne pouvait mener qu'au malentendu).
On peut ici retenir trois idées centrales du Cercle de Vienne :
1
Afin de simplifier l'exposé, j'ai mis de côté la position de Wittgenstein dans ce que l'on a appelé sa "deuxième philosophie".
Ce n'est qu'en 1929 que paraît le manifeste du Cercle de Vienne, lequel annonce la naissance "officielle" du Cercle ce dernier.
L'intitulé exact en est le suivant : La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne.
2
1. L'unification de la science dans son langage et dans les faits qui la fondent. Il s'agit ici de
construire un langage unitaire, c'est-à-dire un langage dans lequel toutes les découvertes
scientifiques peuvent être exprimées.
Dès lors, toute science doit venir :
- Soit de l'expérience (les sensations)
- Soit de la « mise en forme tautologique de la pensée ».
Remarque : la démarche est donc différente du logicisme qui a quant à lui pour objectif de réduire la
totalité des sciences à la logique, sans recourir à l'expérience.
Pour les membres du Cercle de Vienne, les "briques" de la réalité sont des sensations (ici, on perçoit
l'influence de l'empirisme de Mach). Tous les énoncés des sciences parlent des atomes de connaissance
que sont les sensations.
Toute sensation contient quelque chose de formel qui est communicable et quelque chose de matériel, qui
n'est pas communicable (le vécu de l'expérience).
Ici, apparaît un deuxième désaccord entre le Cercle de Vienne et Wittgenstein. En effet, Wittgenstein ne
dit jamais qu'il existe des énoncés qui se ramènent ultimement à des sensations (ce que Carnap appelle des
énoncés d'observation, ou énoncés protocolaires).
2. La réduction de la philosophie à une simple critique de la science : la philosophie doit analyser
la validité des énoncés scientifiques, la valeur de la vérification expérimentale et permettre de
rendre clair le langage scientifique.
3. La fin de la métaphysique. Le Cercle de Vienne veut démontrer que les énoncés de la
métaphysique sont dépourvus de sens. Pourquoi ?
-
D'une part, parce que les notions métaphysiques (l'existence de Dieu, l'immortalité de
l'âme, etc.) ne sont pas claires.
D'autre part, parce qu'elles ne sont pas vérifiables.
b. La critique carnapienne de la métaphysique3
Quelques dates
1922 : publication du Tractatus logico-philosophicus (rédigé pendant la première guerre mondiale).
1927 : Être et temps d'Heidegger
1929 : Qu'est-ce que la métaphysique ? d'Heidegger et Le dépassement de la métaphysique par l'analyse
logique du langage de Carnap
Carnap utilise l'ouvrage de Heidegger Qu'est-ce que la métaphysique ? pour fonder sa critique
générale de la métaphysique (tout en précisant qu'il aurait pu prendre pour cible n'importe quel ouvrage de
métaphysique). Sa critique consiste à montrer que les énoncés de Heidegger sont des pseudo ou des similiénoncés.
Pour cela, il suffit de traduire les énoncés métaphysiques grâce à la logique et de montrer qu'ils
contiennent soit des erreurs de syntaxe (il est fait un mauvais usage des règles logiques) soit des erreurs
de sémantique (un mot est utilisé qui ne renvoie à rien). Carnap montre ainsi qu'une phrase qui apparaît
grammaticalement correcte, ex. : "Nous cherchons le Néant " (qui prend la même forme grammaticale
qu'un énoncé du type "Nous connaissons la pluie") est logiquement incorrecte (il y a donc distinction entre
grammaire et logique). Dans cet exemple, l'énoncé heideggerien est incorrect car il prend le mot "Néant"
pour le nom d'un objet, alors qu'aucun objet ne lui correspond.
3
Cf. Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage, 1932, in Manifeste du Cercle de Vienne et autres
écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Tr. B. Cassin, C. Chauviré, A. Guitard, J. Sebestik, A. Soulez, J. Vockers, Paris,
PUF, 1985, p. 155 et sq.
La condition minimale du sens et donc pour Carnap d'obéir à la syntaxe logique. Or, puisque les énoncés
métaphysiques violent la syntaxe logique, ils sont donc dépourvus de sens.
→ pour Carnap, la métaphysique est un ensemble de fautes logiques grossières.
Le but de cette dernière ne serait alors que d'exprimer un "sentiment de la vie".
Ce qui nous intéresse ici, c'est que Carnap s'est réclamé du Tractatus logico-philosophicus pour conduire
sa critique de la métaphysique. Et il est vrai que la distinction entre sens et non-sens en est tirée, de même
que la différence entre non-sens et vide de sens4.
Cependant l'attitude critique de Carnap (et du Cercle de Vienne en général), n'est pas celle de
Wittgenstein. Dans une conversation avec Moritz Schlick, Wittgenstein rend même raison à Heidegger :
"Je puis sans mal me représenter ce que Heidegger veut dire par être et angoisse".
Certes, pour Wittgenstein la métaphysique (ou l'éthique) est effectivement du non-sens, mais cela ne sert à
rien de le dire. Ce qui compte au contraire, c'est la tendance que manifestent les textes métaphysiques ou
éthiques.
2. Le Tractatus logico-philosophicus (publié en 1921)
Le Tractatus est constitué d'un ensemble de propositions, dont 7 principales. Ainsi construit, il fait
penser à un agencement scientifique mais cependant, toute proposition n'est pas un commentaire direct des
propositions principales. Autrement dit, le Tractatus n'est pas construit rigoureusement d'un point de vue
logique ; au critère logique vient s'adjoindre un critère esthétique.
Ce qui peut paraître étonnant, c'est que dans les dernières propositions du Tractatus (6.54 + 7), le livre
s'autodétruit (cf. infra).
→ en fait, le Tractatus (malgré son titre) ne doit pas être vu comme un traité, ni même comme une
méthode, mais comme un "acte éthique".
De même, ce qui oblige à mettre en cause l'inspiration wittgensteinienne de la critique de Carnap, c'est
que dans le Tractatus, on trouve de tout : une ontologie, une théorie du langage, une théorie de la vérité,
une théorie de la distinction entre le sens et le non-sens, des remarques sur le solipsisme, sur la science et
sur l'éthique. A la fin du Tractatus, Wittgenstein parle du mystique, de la mort, de l'éternité, se demande
ce qu'est une bonne action, une récompense au sens éthique du terme. Or, l'ontologie de Wittgenstein par
exemple n'a aucun rapport avec l'expérience, c'est de la pure métaphysique.
On retrouve chez Wittgenstein la même idée que chez Kant, à savoir que la philosophie a pour but de
tracer la démarcation entre ce qui peut être dit et que qui ne peut être dit, entre ce qui peut être pensé et ce
qui ne peut être pensé :
"4.113 : La philosophie limite le domaine discutable des sciences de la nature".
"4.114 : Elle doit délimiter le concevable et, de la sorte, l'inconcevable.
Elle doit limiter de l'intérieur l'inconcevable par le concevable" 5.
Cette démarcation passe par une réflexion sur le statut des propositions. Pour Wittgenstein, la
proposition est une image de la réalité, parce qu'elle partage quelque chose avec la réalité = sa structure
logique. Elle est comme un projection de la réalité :
"2.1 : Nous nous faisons des tableaux [Bilder] des faits".
"2.2 : Le tableau a de commun avec l'objet représenté la forme logique de la représentation".
"4.01 : La proposition est une image de la réalité".
"4.023 : La proposition est la description d'un état de choses".
"4.03 : La proposition est l'image logique de l'état de choses".
"4.032 : La proposition n'est une image de l'état de choses que dans la mesure où elle est logiquement articulée" 6.
4
Un non-sens est un énoncé mal formé, c'est-à-dire qui viole les règles logiques. Ce sont les énoncés qui ne portent pas sur les
faits (tous les énoncés esthétiques, éthiques, métaphysiques). Un énoncé vide de sens est en revanche un énoncé bien formé,
mais qui ne dit rien sur la réalité.
Cette distinction sera explicitée plus bas.
5
Tractatus logico-philosophicus, Trad. P. Klossowski.
6
Ibid.
Structure ontologique
Structure sémantique
Structure de la pensée
(calque exact de la proposition)
La pensée est forcément logique selon Wittgenstein.
Pour qu'une proposition ait du sens, il faut qu'elle puisse être dite vraie ou fausse.
→ il faut qu'elle puisse être comparée à un état de choses :
"4.2 : Le sens de la proposition est son accord et son désaccord avec les possibilités de l'existence et de la nonexistence des états de choses"7.
Une proposition dénuée de sens n'existe pas.
→ il n'y a rien au-delà de la limite.
Proposition douée de sens
Proposition dénuée de sens
Proposition pleine de sens. Elle Proposition vide de sens = Elle n'est pas susceptible d'être
est susceptible d'être vraie ou tautologie et antilogie. Elle est vraie ou fausse.
fausse, c'est-à-dire susceptible toujours vraie ou fausse, donc elle
d'être comparée à un état de ne nous apprend rien sur l'état du
choses.
monde.
Pour Wittgenstein, d'une certaine manière le point de vue solipsiste sur le monde est le bon. Mais
seulement, il ne peut être dit, seulement montré.
Le solipsisme le plus pur = le réalisme le plus pur.
3. La critique de la métaphysique et de l'éthique
Tout ce que Wittgenstein a dit sur l'éthique peut être considéré comme un commentaire de
Schopenhauer et de Weininger.
Pour Wittgenstein, la philosophie n'a rien à voir avec les sciences de la nature :
"4.111 : La philosophie n'est aucune des sciences de la nature"8.
Il est donc impossible de se servir de la nature pour résoudre les problèmes philosophiques. Car si on
arrivait à résoudre tous les problèmes scientifiques, les problèmes de la vie n'auraient même pas été
effleurés :
"6.52 : Nous sentons que même si toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur réponse, nos
problèmes de vie n'ont même pas été effleurés. Assurément il ne subsiste plus alors de question; et cela même
constitue la réponse"9.
La critique wittgensteinienne de l'éthique et de la métaphysique repose sur la distinction explicitée
plus haut entre propositions douées de sens, et propositions dénuées de sens. Pour Wittgenstein, l'éthique
est impossible, car aucune proposition éthique (ou métaphysique, ou esthétique) ne peut être exprimée.
Autrement dit, les propositions éthiques (ou métaphysiques) n'ont pas de sens (elles ne peuvent être ni
vraies, ni fausses).
→ il ne peut y avoir de proposition éthique.
Une proposition dit quelque chose sur la réalité (sur les états de choses). Elle peut donc être
confrontée à la réalité. Si je dis par exemple "Le soleil brille", et que le soleil est caché par d'épais nuages
7
Ibid.
Ibid.
9
Ibid.
8
gris, alors ma proposition est fausse, car elle ne correspond pas à la réalité. Elle est fausse, mais elle
possède un sens.
C'est de cette manière que procède la science (la physique par exemple) ; elle produit des propositions que
l'on peut ou non vérifier.
→ on est dans le domaine de la description = une proposition décrit un état fait.
Or, l'éthique, comme la métaphysique (ou l'esthétique) évaluent les choses ; elles donnent de la
valeur aux choses, et ne se contentent pas de les décrire. Elles prescrivent quelque chose au lieu de
simplement décrire les choses.
On doit alors distinguer entre deux niveaux : le niveau du monde, et le niveau "extra mondain".
→ Les valeurs doivent être en dehors du monde. Il n'y a pas de valeur immanente (c'est-à-dire
qui résiderait dans les choses, qui existerait dans le monde ici-bas). Tous les états de choses sont neutres,
indifférents ("6.4 : Toutes les propositions sont d'égale valeur."10). Les valeurs surnaturelles, si elles
existent, n'ont pas de sens (elles sont hors du monde).
Plus exactement, s'agissant de faits et de propositions, "il y a seulement valeur relative, justesse, bien
relatifs"11. On doit donc distinguer entre valeurs relatives et valeurs absolues. Une valeur relative est une
valeur qui peut être ramenée à une constatation factuelle.
Ex. : "C'est un bon coureur de 100 mètres". On assigne ici une valeur qui peut être ramenée à un fait = il
court le 100 mètres en moins de 10 secondes.
La critique de Wittgenstein porte bien entendu sur les valeurs dans un sens absolu, autrement dit les
valeurs véritablement "éthiques".
Dans la Conférence sur l'éthique (1929), Wittgenstein fait une distinction entre les faits et les
valeurs. Les faits sont naturels, tandis que les valeurs sont surnaturelles. Or, le langage n'est pas fait pour
transmettre le surnaturel.
Faits (naturels) ≠ Valeurs (surnaturelles)
Puisqu'il n'existe pas de valeurs au sens absolu, la seule chose que l'on puisse faire d'après Wittgenstein,
c'est décrire les valeurs en décrivant qu'il y a des préférences, c'est-à-dire que les hommes aiment telle ou
telle chose, ou au contraire n'aiment pas telle ou telle chose12. Mais on ne peut pas expliquer pourquoi tel
acte est préféré à un autre ; la préférence n'a pas de valeur en soi, et ne saurait être expliquée.
Cela implique qu'on ne puisse pas comparer entre eux les codes moraux, car la réalité ne peut corroborer
un code éthique comme elle corrobore une théorie physique. La question du "bon" code moral est dénuée
de sens. Certes, on peut désigner un code – la morale chrétienne par exemple – comme étant le bon, mais
"cela revient à adopter l'éthique chrétienne"13. Ce n'est pas formuler une description du bon code, ni dire
que c'est lui le bon, c'est "voir soudain" l'éthique autrement et en imprégner sa vie. Ce n'est pas une
position théorique, c'est un choix de vie. C'est pourquoi "la valeur absolue réside en dehors du monde des
faits" ; on ne peut déterminer la valeur d'un objet au même titre que son poids et sa température, car le
langage (à vocation descriptive ou représentative) est incapable de dire la valeur, et ce que l'on appelle
"jugement de valeur" ne relève pas de la représentation, mais de la volonté.
Une autre attitude contre laquelle Wittgenstein proteste consiste à dire que tous les systèmes
éthiques se valent, sont également corrects (c'est le même non-sens que de dire : chacun a raison de son
point de vue) : "Cela pourrait également vouloir dire que chacun de ces systèmes juge comme il le fait".
10
Ibid.
Conférence sur l'éthique, in Leçons et conversations, tr. J. Fauve, Folio essais, p. 147.
12
Cf. infra le texte tiré de Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne, de Friedrich Waissmann, repris in Manifeste du Cercle
de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, tr. fr. B. Cassin, A. Guitard, J. Sebestik, A.Soulez, Paris, PUF,
1985, pp. 267-268.
13
Ibid., p. 172.
11
Aucun système éthique ne peut donc être privilégié, il n'existe aucun système à l'intérieur duquel étudier
l'essence de l'éthique. Il est en revanche légitime d'étudier les "airs de famille" entre les différents
systèmes, d'imaginer par variation continue des systèmes fictifs (selon la méthode dite "anthropologique"),
et c'est là tout ce que la philosophie peut, et doit faire.
Deux interprétations de la position de Wittgenstein ont été données:
1. Les propositions éthiques sont dénuées de sens parce que le contenu qu'elles cherchent à exprimer
est inexprimable = interprétations ineffabilistes.
2. Le non-sens est du pur non-sens. Il n'y a rien qui soit visé par les propositions éthiques =
interprétation austère du non-sens.
En réalité, ce qui est important pour Wittgenstein (et c'est en cela qu'il se démarque radicalement du
Cercle de Vienne), c'est la tendance que manifestent les propositions éthiques. Pour lui, la tendance à
produire du non-sens constitue justement l'éthique. Ce faisant, je tente de donner une expression
verbale à une expérience, un sentiment (ex. : le sentiment de la sécurité absolue). Cette tendance indique
quelque chose = l'éthique. Or, cette tendance est une tendance universelle, c'est pourquoi elle ne peut être
ridiculisée.
Deux attitudes sont alors possibles : soit le bavardage, c'est-à-dire continuer à produire des
propositions qui n'ont aucun sens, soit le silence (en ce sens, l'exigence éthique la plus haute serait de
"faire silence") :
"6.522 : Il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre, c'est l'élément mystique".
"6.53 : La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc
les propositions des sciences de la nature – donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie – et puis à
chaque fois qu' autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de
signification à certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l'autre – il
n'aurait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie – mais elle serait la seule rigoureusement
juste".
"7. : Ce dont on ne peut parler, il faut le taire".
Il y a une distinction importante chez Wittgenstein entre le monde de l'homme heureux et le monde
de l'homme malheureux. Car si philosopher a un sens pour lui, c'est pour atteindre une certaine quiétude.
Quand Wittgenstein parle d'éthique, il parle d'un décalage entre l'individu (entendu comme
volonté) et la réalité qui ne se plie pas à mes conditions.
→ accents stoïciens.
Parler d'éthique pour Wittgenstein, ça ne peut être que parler en son nom propre 14. S'il n'est pas possible
de produire des propositions éthiques, l'éthique garde malgré tout un "sens". Pour Wittgenstein, l'éthique
s'incarne à travers trois expériences :
-
l'expérience de la sécurité absolue (quand je pense qu'il ne peut absolument rien m'arriver).
l'expérience de la culpabilité absolue
l'expérience de l'étonnement face à l'existence du monde (je m'étonne que le monde existe,
autrement dit, je me pose la question leibnizienne : "Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que
rien?").
Plus précisément, l'éthique s'incarne alors dans un mode de vie.
"La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le
problème"15.
14
Cf. infra, texte tiré de Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne, de Friedrich Waissmann, repris in Manifeste du Cercle de
Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, tr. fr. B. Cassin, A. Guitard, J. Sebestik, A.Soulez, Paris, PUF, 1985,
pp. 267-268.
15
Remarques mêlées, p. 38.
A la fin du Tractatus, Wittgenstein dit qu'il faut rejeter son livre.
Il y a ici deux manières de voir les choses :
1. Le Tractatus a proposé le système métaphysique parfait.
2. Il n'y a réellement aucun contenu dans le livre.
Textes (difficiles) étudiables en classe :
"Lorsque quelqu'un affirme: "Il y a un Dieu", "L'inconscient est le fondement originaire du monde",
"Il y a une entéléchie comme principe directeur du vivant", nous ne lui disons pas "Ce que tu dis est faux",
mais nous lui demandons : "Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés ?" Une démarcation très nette
apparaît alors entre deux espèces d'énoncés : d'un côté les affirmations telles que les formules de la
science empirique ; leur sens peut être constaté par l'analyse logique, plus précisément par le retour aux
énoncés les plus simples portant sur le donné empirique. Les autres énoncés, parmi lesquels ceux que l'on
vient de citer, se révèlent complètement dénués de signification quand on les prend au sens où l'entend le
métaphysicien. Certes, on peut souvent les réinterpréter comme des énoncés empiriques ; mais alors, ils
perdent le contenu émotionnel qui, dans la plupart des cas, est justement essentiel pour le métaphysicien.
Le métaphysicien et le théologien, se méprenant eux-mêmes, croient dire quelque chose dans leurs
énoncés, présenter un état de choses. L'analyse montre pourtant que ces énoncés ne disent rien, mais ne
sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie. L'expression d'un tel sentiment de la vie
constitue à coup sûr une tâche importante de la vie. Mais le moyen d'expression adéquat en est l'art, par
exemple la poésie et la musique. Si, à leur place, on choisit l'habillement linguistique d'une théorie, cela
comporte un danger : un contenu théorique est simulé là où il n'y en a pas. Si un métaphysicien ou un
théologien persiste à prendre le langage pour habit, il doit en être conscient et faire savoir clairement qu'il
ne s'agit pas d'une description, mais d'une expression, non d'une théorie, laquelle communique une
connaissance, mais de poésie et de mythe. Quand un mystique affirme avoir des expériences qui se situent
au-dessus ou au-delà de tous les concepts, on ne peut le lui contester. Mais il ne peut en dire quelque
chose, car parler signifie capter [quelque chose] dans des concepts, réduire à des faits susceptibles d'être
intégrés à la science".
La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne, 1929, in Manifeste du Cercle de Vienne et
autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Tr. B. Cassin, C. Chauviré, A. Guitard, J. Sebestik, A.
Soulez, J. Vockers, Paris, PUF, 1985, p. 116.
"Les sciences de l'esprit et la poésie ne diffèrent pas de la connaissance exacte en ce qu'elles
pourraient exprimer quelque chose qui serait refusé à cette dernière (au contraire, elles ne peuvent en dire
que moins) ; elles en diffèrent plutôt parce qu'elles ne veulent pas seulement exprimer, mais parvenir en
même temps à quelque chose d'autre. Ce qu'elles veulent, c'est en dernier ressort éveiller et évoquer des
vécus, enrichir le royaume du vécu dans des directions déterminées. La connaissance est pour les sciences
de l'esprit (même si elles ne le reconnaissent souvent qu'avec réticence) seulement un moyen pour une fin
: la poésie atteint la fin même sans aucun moyen, en suscitant directement les émotions. Ainsi, ce n'est pas
sans raison qu'on oppose souvent la connaissance des sciences exactes à la "compréhension" des sciences
de l'esprit, laquelle est une sorte d'expérience vécue qui se rattache à certaines connaissances. L'historien a
"compris" un événement historique quand il s'est donné (quand il a vécu (nacherlebt)) les expériences
vécues dont il croit qu'elles sont aussi celles des personnes qui ont pris part à l'événement. Quant aux
rapports de valeur, on peut penser ce qu'on veut – pour moi personnellement, il va de soi qu'enrichir
l'expérience vécue constitue toujours une tâche plus élevée, en vérité la plus élevée qui soit –, mais
veillons à ne pas confondre des sphères nettement séparées : une expérience vécue plus profonde n'a pas
plus de valeur en ce qu'elle signifierait une sorte plus élevée de connaissance, elle n'a absolument rien à
faire avec la connaissance ; et si la connaissance du monde n'est pas identique à l'expérience vécue du
monde, ce n'est pas parce que la connaissance a mal rempli sa tâche, mais parce qu'au connaître, en vertu
de son essence et de sa définition, échoit de prime abord sa tâche spécifique qui est tournée vers une tout
autre direction que celle du vécu."
Moritz Schlick, Le vécu, la connaissance, la métaphysique, 1926, in Manifeste du Cercle de Vienne et
autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Paris, PUF, 1985, trad. Barbara Cassin et Anne Guitard,
pp. 187-188.
" […] si je m'arrête à considérer ce que l'éthique devrait être réellement, à supposer qu'une telle
science existe, le résultat me semble tout à fait évident. Il me semble évident que rien de ce que nous
pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l'éthique ; que nous ne pouvons pas écrire un
livre scientifique qui traiterait d'un sujet intrinsèquement16 sublime et d'un niveau supérieur à tous autres
sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore : si un homme pouvait écrire
un livre sur l'éthique qui fût réellement un livre sur l'éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait
tous les autres livres de ce monde. Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux
qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens – signification et sens naturels.
L'éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne peuvent exprimer que des faits ; comme
une tasse à thé qui ne contiendra jamais d'eau que la valeur d'une tasse, quand bien même j'y verserais un
litre d'eau. J'ai dit que dans la mesure où il s'agit de faits et de propositions, il y a seulement valeur
relative, justesse, bien relatifs. Avant de poursuivre, permettez-moi de l'illustrer par un exemple assez
parlant. La route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a prédéterminé de façon arbitraire et il est
tout à fait clair pour chacun de nous qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route correcte en dehors d'un tel
but prédéterminé. Voyons maintenant ce que nous pourrions entendre par l'expression : "la route
absolument correcte". Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre, mû par une nécessité
logique, dès qu'il la verrait, ou sinon il devrait avoir honte. Similairement, le bien absolu, si toutefois c'est
là un état de choses susceptible de description, serait un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la
réalisation, indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se sentirait coupable de ne pas
poursuivre la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de choses est une chimère. Aucun état de choses
n'a, en soi, ce que j'appellerais volontiers le pouvoir coercitif17 d'un juge absolu".
Ludwig Wittgenstein, Conférence sur l'Éthique (1929), tr. J. Fauve, Folio Essais, pp. 146-148.
Un autre texte de Moritz Schlick peut être étudié dans la même optique, dans la mesure où il reprend pour
une large part les réflexions de Wittgenstein (Moritz Schlick est d'ailleurs sans doute le membre du Cercle
de Vienne qui le mieux compris, ou le moins mal compris la pensée de Wittgenstein) :
"Si l'éthique justifie quelque chose, c'est seulement au sens qui vient d'être expliqué, c'est-à-dire
seulement d'une manière hypothético-relative et non pas absolue. Elle ne « justifie » un jugement donné
que pour autant qu'elle montre qu'il correspond à une certaine norme ; mais que cette norme elle-même
soit « juste » ou justifiée, elle ne peut ni le montrer ni l'établir d'elle-même, mais se trouve devant la
reconnaissance de cette norme comme devant un fait de la nature humaine. Même une science des normes
ne peut rien faire d'autre, en tant que science, que connaître, elle ne peut jamais poser ou créer d'ellemême une norme (seule chose qui équivaudrait à une justification absolue), mais elle ne peut jamais que
trouver, découvrir les règles selon lesquelles on juge, les relever et les tirer des faits présents. L'origine des
normes se trouve toujours à l'extérieur de la science et de la connaissance qui les précède. Ce qui signifie
que leur origine peut seulement être connue par la science, mais pas se trouver en elle. Autrement dit :
pour autant que l'éthique répond à la question « Qu'est-ce qui est bien ? » en indiquant des normes, elle ne
nous dit toujours que ce que signifie de fait « bien », mais ne peut jamais nous dire ce que bien signifie
nécessairement ou doit signifier. Poser la question de droit à un jugement de valeur signifie seulement se
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Intrinsèque : qui est au-dedans de quelque chose et qui lui est propre.
Coercitif : contraignant.
demander sous quelle norme supérieure reconnue tombe cette valeur et c'est là une question de fait. Mais
la question de la justification des normes ou des valeurs suprêmes n'a pas de sens puisqu'il n'existe rien audessus d'elles à quoi elles pourraient être ramenées. Puisque l'éthique moderne a souvent fait, comme nous
l'avons déjà remarqué, de cette justification absolue le problème fondamental, il faut malheureusement
dire que la manière dont elle commence par poser la question est tout simplement dénuée de sens
(unsinnig)".
Moritz Schlick, Questions d'éthique (1930), I, 8, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, pp. 26-27.
Dans le texte qui suit, Wittgenstein commente justement l'ouvrage de Schlick :
"Si je décris la réalité, alors je décris ce que je rencontre parmi les hommes. La sociologie doit décrire
nos conduites et nos évaluations comme si c'était celles des nègres. Elle peut seulement relater ce qui
arrive. Mais on ne devrait jamais trouver dans une description de sociologue l'énoncé : « Telle et telle
chose signifie un progrès ».
Ce que je peux décrire, C'est qu'il y a des préférences ; prenons votre cas ; j'ai découvert par expérience
qu'entre deux tableaux, vous choisissiez toujours celui qui a le plus de vert, celui qui a une tonalité verte,
etc. Je peux alors décrire seulement cela, mais non que ce tableau a plus de valeur.
Qu'est-ce qui a de la valeur dans une sonate de Beethoven ? La suite de notes ? Non, c'est seulement une
suite parmi d'autres. Vrai, je vais jusqu'à dire : même les sentiments de Beethoven lorsqu'il composait sa
sonate n'avaient pas plus de valeur que n'importe quels autres sentiments. Le fait d'être préféré n'est pas
non plus en soi quelque chose qui a de la valeur.
La valeur est-elle un état d'esprit déterminé ? Ou une forme qui s'attache à toute donnée de conscience
quelle qu'elle soit ? Je répondrais : quoiqu'on puisse me dire, je le rejetterais, et non parce que l'explication
est fausse, mais parce que c'est une explication.
Si l'on me disait n'importe quoi qui soit une théorie, je répondrais : Non, non, cela ne m'intéresse pas.
Même si la théorie était vraie, elle ne m'intéresserait pas. Ce ne serait pas cela que je cherche.
Ce qui est éthique (das Ethische) ne se peut enseigner. Si je pouvais expliquer à un autre d'abord au
moyen d'une théorie l'essence de ce qui est éthique, alors ce qui est éthique n'aurait certainement aucune
valeur. J'ai, dans ma conférence sur l'éthique, parlé pour finir à la première personne : je crois que c'est
quelque chose de tout à fait essentiel. Il n'y a ici rien de plus à constater ; je peux seulement me mettre en
avant en tant que personnalité et parler à la première personne.
Pour moi, la théorie n'a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien."
Wittgenstein, Valeur, Mercredi 17 décembre 1930, tiré de Ludwig Wittgenstein et le Cercle de Vienne, de
Friedrich Waissmann, repris in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia
Soulez, tr. fr. B. Cassin, A. Guitard, J. Sebestik, A.Soulez, Paris, PUF, 1985, pp. 267-268.
Bibliographie :
-
-
Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1922), Trad. Fr. G-G. Granger, Paris, Gallimard,
coll Tel, 1993.
Wittgenstein, Conférence sur l'éthique (1929), Tr.fr J. Fauve, in Leçons et conversations, Paris,
Folio essais, 1992.
Christiane Chauviré, Ludwig Wittgenstein, Paris, Seuil, coll Les contemporains, 1989.
Rudolph Carnap, Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage, 1932, in
Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Paris, PUF,
1985, p. 155 et sq.
Moritz Schlick, Le Vécu, la connaissance, la métaphysique, 1926, in Manifeste du Cercle de
Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Paris, PUF, 1985, p. 183 et sq.
-
Moritz Schlick, Questions d'éthique (1930), Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000.
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