Jindabyne» dilemme mystique

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«Jindabyne», mystique dilemme
Après «Lantana», l'Australien Ray Lawrence sublime une nouvelle de Raymond Carver. Un
chef-d'oeuvre perturbant.
Vous souvenez-vous de Lantana, le précédent film de l'Australien Ray Lawrence? Il y a des chances:
sorti fin 2002, ce conte policier et moral, film choral ambitieux et intime où les personnages étaient
confrontés soudainement à un cas de conscience, avait attiré plus de 85’000 spectateurs en Suisse.
Davantage que des succès populaires reconnus comme, par exemple, les films de Luc Besson
Jeanne d'Arc et Arthur et les Minimoys.
Il faut espérer que le nouveau film de Lawrence, Jindabyne, découvert l'an dernier à Cannes dans la
section Quinzaine des réalisateurs, rencontre le même écho. Avec une intelligence rare, le cinéaste
poursuit sur la même voie que Lantana. En trois films (son premier, Bliss, date de 1985, après quoi
l'auteur a vécu vingt ans de la publicité), Ray Lawrence ouvre une fenêtre cinématographique
singulière où l'humanité suinte de doutes, où l'imposante nature australienne, sans doute vue à
travers le prisme animiste de la culture aborigène, est un personnage à part entière.
Ce dernier point, ainsi que la patience infinie du découpage, atmosphérique, hypnotique, rapproche
le regard de Ray Lawrence de celui, immense, de Terrence Malick Badlands, Les Moissons du ciel,
La Ligne rouge, Le Nouveau Monde). Il s'inscrit également dans une tradition du cinéma australien
marqué par des films comme Picnic at Hanging Park de Peter Weir ou Mad Max de George Miller.
Quant à la technique de tournage de Ray Lawrence, elle renvoie à un autre maître: Clint Eastwood:
grâce à un gros travail de préparation en amont avec les comédiens, les deux hommes ne tournent
pas seulement, autant que possible, en lumière naturelle: ils n'enregistrent, la plupart du temps,
qu'une seule prise (alors qu'un Kubrick pouvait faire refaire un geste 70 fois). En résulte un sentiment
d'urgence et de fragilité. Ce n'est donc pas un hasard si le premier film qui vient en tête, à la vision
de Jindabyne, n'est autre que Mystic River, le chef-d’oeuvre crépusculaire d'Eastwood.
Jindabyne reprend une nouvelle de Raymond Carver que Robert Altman avait déjà mêlée à d'autres
dans le film mosaïque Short Cuts en 1993: So Much Water, So Close to Home. Au début de leur
week-end de pêche annuel, des amis découvrent une morte qui flotte à la surface de la rivière. Plutôt
que d'alerter la police sur-le-champ, ils décident de laisser le corps immergé afin qu'il ne pourrisse
pas au soleil, et de l'attacher à la rive pour qu'il ne soit pas emporté. Ainsi pourront-ils pêcher en
toute quiétude. Il sera bien assez tôt pour déclarer leur trouvaille à la fin du week-end. Sauf qu'ils
mésestiment les réactions de leurs proches, des médias et des Aborigènes de la région, le cadavre
étant celui d'une jeune femme de cette communauté. Au dilemme ravageur de Carver, qui se
déroulait à Los Angeles, s'ajoute donc une dimension raciale: et si la jeune victime avait été Blanche?
Ce n'est pas le seul ajout que Ray Lawrence et sa scénariste Beatrix Christian opèrent: ils multiplient
les personnages et les intrigues parallèles ayant toutes un rapport avec l'eau (rivière, immersion d'un
village, jeux de nage dangereux) et la perte d'enfants. Au centre de ce tourbillon, un couple: Stewart,
meneur des pêcheurs et ancien coureur automobile devenu garagiste, et Claire, Américaine
immigrée qui a, à la naissance de leur enfant, brusquement quitté le foyer (dépression post-partum
sans doute) et vit depuis son retour, entre crises de panique et doutes sur l'attitude passive de son
mari.
Pour incarner ces personnages brisés, Ray Lawrence a réussi à attirer deux des plus intenses
acteurs de ce temps. Dans le rôle de Stewart, l’Irlandais Gabriel Byrne apporte cette cassure, cette
ombre froide qui ont contribué à ses plus grands rôles, ces Miller’s Crossing des frères Coen (1990),
Usual Suspects de Bryan Singer (1995), Dead Man de Jim Jarmusch (1995), The End of Violence de
Wim Wenders ou encore Spider de David Cronenberg (2002). Quant à Laura Linney, en Claire, elle
déploie, une nouvelle fois épouse blessée, l'excellence à fleur de peau, cette immédiate fragilité, ce
naturel troublant vus dans Mystic River justement, mais aussi, plus récemment, dans Kinsey de Bill
Condon et Les Berkman se séparent de Noah Baumbach. C'est par ces deux acteurs, au sommet de
la subtilité, que Jindabyne n'en reste pas aux stades de la contemplation et des idées. Ils donnent
chair aux dilemmes. Ils donnent la chair de poule.
Thierry JOBIN
© Le Temps
2 mai 2007
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