Traumas et angoisses La conception ferenczienne du traumatisme et ses apports concernant le traumatisme narcissique : Thierry BOKANOWSKI (48 rue des Francs-bourgeois, 75003 Paris) Avec les propositions développées dans la dernière partie de son œuvre (1928-1933), lesquelles ont été très en avance sur son temps et sont encore aujourd'hui d'une remarquable modernité, S. Ferenczi a apporté une compréhension des conjonctures traumatiques qui viennent jeter un regard complémentaire aux théories fondamentales du traumatisme établies, depuis le début de l'édification de la psychanalyse, par S. Freud. De tous les psychanalystes, S. Ferenczi a été, en son temps, le premier à avoir mis l'accent sur le fait que le trauma doit être essentiellement considéré comme le résultat d'une absence de réponse de l'objet face à une situation de détresse, absence qui, pour le sujet, a comme conséquence une atteinte précoce du moi, vécue alors par celui-ci comme une véritable blessure narcissique, ce qui entraîne, sur le plan de son organisation psychique, des défenses de l'ordre du déni et du clivage. Cette conception va avoir deux conséquences : de permettre à Freud l'abord, à la fin de son œuvre, du traumatisme sous l'angle du traumatisme narcissique, ce qui l'entraîne alors à distinguer les aspects négatifs des aspects positifs du trauma ; de permettre à Ferenczi de se situer, dès à l'époque, comme étant l'un des précurseurs de la clinique dite "d'aujourd'hui", clinique dont un autre précurseur fut D.W. Winnicott, du seul fait que ce qui est au "vif" des conjonctures auxquelles ils se sont intéressés concernent, pour l'essentiel, les relations des catégories du primaire et de l'originaire avec les catégories œdipiennes classiques, c'est-à-dire celles qui renvoient aux pathologies "limites", voire "non-névrotiques", qui nous sollicitent tant aujourd'hui. Bref rappel des positions freudiennes Aux débuts de la psychanalyse (entre 1890 et 1897), Freud rapporte l'étiologie des névroses des patients à leurs expériences traumatiques passées. Pour lui, c'est le traumatisme qui qualifie en premier lieu l'événement personnel du sujet : cet événement externe, qui est cernable et datable, devient subjectivement fondamental du fait des affects pénibles qu'il déclenche. Leur datation peut devenir de plus en plus reculée au fur et à mesure que l'investigation (l'anamnèse) et l'intervention analytique (l'interprétation) s'approfondissent. C'est ainsi que l'idée du traumatisme, comme celle d'événement traumatique, ne vont plus quitter son œuvre : elles en deviennent l'un de ses fils rouges et ceci jusqu'au terme de son parcours théorique, puisque dans l'un de ses ouvrages testamentaires, L'homme Moïse et la religion monothéiste (Freud S., 1939) (9), Freud, pour soutenir ses avancées théoriques, est conduit à brosser une véritable vue d'ensemble sur la question du traumatisme. Simplement entre la conception du traumatisme du début de son œuvre, celle des Études sur l'hystérie (Freud S. et Breuer J., 1895) (6), et celle dont il fait état dans L'Homme Moïse en 1939, le concept même de traumatisme va sensiblement se modifier et changer ainsi de nature, de qualité et de finalité au regard du fonctionnement psychique. Par exemple, alors que dans le cadre de la première topique, le traumatisme se référait au sexuel et, de ce fait, était intimement lié à la théorie de la séduction, aux lendemains du tournant des années 1920 (à partir de Au-delà du principe de plaisir (Freud S., 1920) (7), dans le cadre de la seconde topique, le concept de traumatisme devient un concept emblématique (métaphorique) des apories économiques de l'appareil psychique : le traumatisme représente une "effraction du pare-excitation". L'"Hilflosigkeit" la détresse du nourrisson devient le paradigme de l'angoisse par débordement, lorsque le signal d'angoisse ne permet plus au moi de se protéger de l'effraction quantitative, qu'elle soit d'origine externe ou interne. Dès lors, les notions de trauma et de traumatique viennent s'adjoindre au concept de traumatisme dans son sens large. Un peu plus tard, à partir de Inhibition, symptôme, angoisse (Freud S., 1926) (8), Freud, dans le cadre de sa nouvelle théorie de l'angoisse, met l'accent sur le lien entre le traumatisme et la perte d'objet. Enfin, dans L'Homme Moïse, Freud souligne que les expériences traumatiques peuvent être des atteintes précoces du moi et qu'elles peuvent ainsi être des blessures d'ordre narcissique. Les dernières théories du traumatisme chez Freud Nous ne ferons, ici, que rappeler les toutes dernières avancées de Freud qui concernent, pour l'essentiel, le traumatisme narcissique. De notre point de vue, ces avancées sont en grande partie redevables à celles qui étaient proposées par Ferenczi lors de la dernière partie de son œuvre, entre 1928 et 1933. Dans L'Homme Moïse, Freud, reprenant l'ensemble de la question du traumatisme sous l'angle de ses liens avec la genèse des névroses, dégage, pour la première fois, une conception du traumatisme au regard de la problématique du narcissisme et de sa constitution. C'est ainsi qu'il écrit : "Nous appelons traumatismes les impressions éprouvées dans la petite enfance, puis oubliées, ces impressions auxquelles nous attribuons une grande importance dans l'étiologie des névroses". Par ailleurs, Freud ajoute que l'on peut considérer comme traumatiques des cas dont "les effets remontent indubitablement à une ou plusieurs impressions fortes" de la première enfance et qui "se sont soustraites à une liquidation normale". Puis il souligne l'importance du facteur quantitatif du traumatisme et les rapports de force avec le moi (comme instance) tout en insistant sur le fait que les expériences traumatiques "se situent dans la période de l'amnésie infantile" ; "elles se rattachent à des impressions de nature sexuelle et agressive, certainement aussi à des atteintes précoces au moi (blessures narcissiques)" (c'est nous qui soulignons). Freud poursuit : "Les traumatismes sont, soit des expériences touchant le corps même du sujet, soit des perceptions sensorielles affectant le plus souvent la vue et l'ouïe ; il s'agit donc d'expériences ou d'impressions". Ces impressions, qui renvoient implicitement aux fantasmes originaires (fantasmes de séduction, fantasmes de castration et fantasmes de scène primitive), permettent alors à l'enfant de répondre aux multiples questions "traumatiques" que lui pose la "réalité" : à partir des excitations qu'il éprouve, excitations qui ne trouveraient à s'exprimer que dans des auto-érotismes primaires de décharge, les fantasmes originaires vont lui permettre d'organiser celles-ci en des scénarios à entrées multiples et de participer, ainsi, à l'élaboration de ses théories sexuelles infantiles. Mais ce qui, au regard de la problématique du trauma, caractérise surtout L'Homme Moïse, est le fait que pour la première fois Freud différencie deux destins du traumatique : "Les effets du traumatisme sont de deux sortes, positifs et négatifs. Les premiers sont des efforts pour remettre en œuvre le traumatisme, donc pour remémorer l'expérience oubliée ou, mieux encore, pour la rendre réelle, pour en vivre à nouveau une répétition, même si ce ne fut qu'une relation affective antérieure, pour la faire revivre dans une relation analogue à une autre personne. On réunit ces efforts sous le nom de fixations au traumatisme et de contrainte de répétition (...) Ainsi un homme qui a passé son enfance dans un attachement excessif à sa mère, aujourd'hui oublié, peut-il chercher toute sa vie une femme dont il peut se rendre dépendant, dont il se laisse nourrir et entretenir. Une jeune fille qui a été dans sa première enfance l'objet d'une séduction sexuelle peut arranger sa vie sexuelle ultérieure de manière à toujours provoquer des agressions de cette sorte. Il est facile de deviner que par de telles sortes de vues nous pénétrons, par-delà le problème de la névrose, jusqu'à l'intelligence de la formation du caractère en général. "Les réactions négatives tendent au but opposé : à ce qu'aucun élément des traumatismes oubliés ne puisse être remémoré, ni répété. Nous pouvons les réunir sous le nom de réaction de défense. Leur expression principale est ce que l'on nomme les évitements, qui peuvent s'aggraver en devenant des inhibitions ou des phobies (...)". Ainsi, chez Freud le double destin du traumatique se conçoit-il de la manière suivante : positif d'une part, organisateur, il permet par à-coups successifs "la répétition, la remémoration et l'élaboration"; négatif, il crée une enclave dans le psychisme (un "État dans l'État", écrit Freud) qui empêche ces activités (de "répétition, remémoration et élaboration") ; il accomplit alors son œuvre destructrice. La théorie du traumatisme chez S. Ferenczi Il apparaît que l'œuvre de Ferenczi, qui s'est prématurément achevée en 1933 (Ferenczi était alors dans sa soixantième année), a permis à Freud ses dernières avancées sur le trauma, c'est-à-dire l'association "atteintes précoces du moi / blessures narcissiques". Pour Ferenczi, le traumatisme, ainsi que le trauma et le traumatique, trouvent leur origine dans les avatars d'un certain type de destin libidinal lié à l'action excessive et violente d'une excitation sexuelle prématurée, laquelle, suivant certaines circonstances, prend alors la valeur d'un viol psychique. Cette effraction a pour conséquence la sidération du Moi, ainsi que l'asphyxie, voire l'agonie de la vie psychique. Pour Ferenczi, le trauma doit être considéré comme résultant d'une absence de réponse de l'objet face à une situation de détresse. Cette absence mutile à jamais le Moi, maintient une souffrance psychique en relation à l'intériorisation d'un objet primaire "défaillant" et entraîne une sensation de détresse primaire (d'Hilflosigkeit) qui, toute la vie durant, se réactive à la moindre occasion. Ainsi, pour Ferenczi les traumas ont donc un soubassement métapsychologique bien différent de ceux que Freud théorisait à l'époque, puisque pour lui il ne s'agirait pas de trauma secondaire à une séduction (via les soins maternels ou via l'absence de l'objet comme Freud le propose à partir d'Inhibition, symptôme et angoisse), mais il s'agirait, dans ces cas, de viol psychique viol de la pensée et de l'affect par disqualification de l'affect et par le déni de la reconnaissance de l'affect et de l'éprouvé par l'objet (la mère, ou son tenant lieu), ce qui conduit alors à la création d'un trauma par une "confusion des langues" entre le langage de la tendresse de l'enfant face au langage de la passion (passionnel) tenu par l'adulte. Ces conjonctures psychiques entraînent des subornations, du fait : des "excès" des demandes parentales, des "privations d'amour" (tant sur le plan primaire que secondaire), ou des "méconnaissances" des besoins de l'enfant, qui engendrent une "paralysie psychique", voire une "sidération psychique" due, pour l'essentiel, au désespoir. Ce dont Ferenczi tentait de rendre compte à propos de ces patients n'est plus de l'ordre du destin naturel de la libido, mais de l'asphyxie de la vie psychique. Ainsi, comme on le voit, avec de telles avancées, non seulement la nature du trauma se modifie considérablement, mais de plus ses effets s'aggravent : non seulement la sexualité est loin d'être seule en question, mais encore, défendant sa conception de la confusion des langues, Ferenczi décrit ici une modalité, jusque là inaperçue, du traumatisme, puisqu'il met en cause la nature de l'objet (et par voie de conséquence, celle de l'analyste)(1). Dès lors, il est conduit à interpréter les effets du traumatisme au niveau du Moi : inhibitions graves, sidérations de l'appareil psychique, ravages de l'incompréhension, de la froideur, etc., soulignant la profondeur des dégâts. Le traumatisme ici concerne tout autant les réponses de l'objet qui avaient fait défaut que celles qui avaient été données, de manière inappropriée, pour satisfaire les désirs de l'adulte ou pour parer à la détresse de l'enfant. C'est la figure du "nourrisson savant", métaphore créée par Ferenczi, qui permet d'illustrer au mieux comment il concevait les effets du trauma psychique. Dans un premier temps, en 1923, celui-ci avait proposé l'analyse d'un rêve qu'il avait élevé au rang de rêve dit "typique". Ce rêve, dit "rêve du nourrisson savant" (Ferenczi S., 1923) (2), que Ferenczi a rencontré pendant l'analyse de certains adultes, met en scène un nourrisson hypermature (surdoué) qui parle de sexualité (et de théories sexuelles infantiles) comme un adulte : ceci permet à Ferenczi de décrire une conjoncture psychique qui vient illustrer les apories liées à l'immaturité du petit enfant, immaturité inhérente à sa constitution, tant psychique que physiologique, et dont l'adulte, qu'il est devenu depuis, cherche, psychiquement, à se dédommager. Ferenczi décrit, ici, un enfant pulsionnel, devenu un adulte névrosé (porteur de sa pulsionnalité et des conflits qu'elle soustend), lequel, au cours de son analyse et dans le cadre du développement de sa névrose de transfert, propose une mise en perspective de celle-ci au regard de sa névrose infantile. Dans les années qui suivent, à la faveur de ses avancées qui portent sur le traumatisme, Ferenczi, s'appuie à nouveau sur la figure du nourrisson savant afin d'illustrer une configuration psychique d'un tout autre type : le nourrisson savant vient représenter un enfant traumatisé et narcissiquement atteint dans l'unité de sa personnalité, devenu par la suite un adulte clivé du fait de l'empreinte de son trauma, trauma dont l'origine se situe, pour Ferenczi, dans la confusion entre le langage de la tendresse, apanage du langage de l'enfant, et le langage de la passion qui est celui des adultes (Ferenczi S., 1933) (5). Dans une telle conjoncture, avance Ferenczi, le processus analytique voit à l'œuvre un patient / enfant traumatisé qui, débordé par ses défenses, se retire de sa sphère psychique, opère un clivage narcissique et observe l'événement traumatique, tout en s'abandonnant à un inéluctable destin de "nourrisson savant". La disqualification, ainsi que le déni de la reconnaissance de la pensée et des affects par l'environnement (la mère ou ses substituts), entraînent chez l'enfant la création d'un trauma qui engendre un clivage avec une atteinte du narcissisme. Ferenczi note : "Nous assistons ainsi à la reproduction de l'agonie psychique et physique qu'entraîne une inconcevable et insupportable douleur" (Ferenczi S., 1931) (3). Cette douleur reproduit celle éprouvée, dans la petite enfance, à l'occasion d'un traumatisme, qui peut avoir été de type sexuel ; elle a pour conséquence, selon un point de vue qui sera ensuite très souvent repris par Ferenczi, un "clivage de la propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu'insensible". De cette position, l'enfant traumatisé peut éventuellement considérer l'agresseur (cela peut être le psychothérapeute ou le psychanalyste si celui-ci est animé d'une "passion pédagogique", de "rigidité technique" voire d'"hypocrisie professionnelle") comme un malade, un fou ; parfois même, il essaye de le soigner, de le guérir, comme autrefois, véritable "nourrisson savant", il avait pu se faire le psychiatre de ses parents. Rappelons que ce clivage, que Ferenczi nomme "auto-clivage narcissique", peut aussi se situer dans une partie du corps (visage, main, orteil, etc.) qui représente, alors, le sujet tout entier. Il est intrapsychique et développe chez le sujet, du fait des "capacités de perception auto-symboliques", une partie "sensible brutalement détruite" qui coexiste avec "une autre qui sait tout, mais ne sent rien". Ce clivage, désigné comme "processus primaire de refoulement", est perceptible lorsque certains fantasmes ou récits de rêve mettent en scène une tête (organe des pensées) séparée du corps (clivage somato-psychique). Freud "lecteur" de Ferenczi Progressivement élaborées dans les dernières années de sa vie, les avancées de Ferenczi ont rendu inévitable, comme on le sait, le conflit avec Freud, puisqu'un véritable fossé théorique avec celui qu'il aimait appeler son "Paladin et Vizir secret" s'est alors creusé, fossé dont la ligne de démarcation sera la conception du traumatisme infantile. Car, pour Freud, invoquer la compulsion de répétition comme répétition de la situation traumatique et en rendre l'objet responsable, comme le proposait Ferenczi, revenait à sous-estimer les ressources de l'appareil psychique et sa capacité à transformer le trauma, ainsi que la douleur psychique qui lui est liée. Pour Freud, envisager d'autres concepts risquait de revenir à un retour en arrière (notamment à un retour à sa "neurotica", un avant 1897), et équivalait ainsi à une déviance théorique. Aussi, si à la suite de Freud, on a pu reprocher à Ferenczi d'évacuer du concept de "nourrisson savant" seconde manière (1931) la composante pulsionnelle (celle que l'on voit à l'œuvre chez le "nourrisson savant" première manière Le rêve du nourrisson savant, 1923) au profit de la composante narcissique et de mettre, ainsi, l'accent sur une théorie de l'infantile qui ne verrait plus à l'œuvre qu'un pauvre enfant innocent et démuni, victime d'un monde d'adultes séducteurs, disqualifiants et, de ce fait, violeurs psychiques, il semble néanmoins que l'on doive être redevable à Ferenczi d'avoir, non seulement, mis en perspective une théorie féconde et novatrice de l'"infantile", mais surtout d'avoir perçu, avant quiconque, l'importance mutative de l'association du concept de trauma avec celui de clivage, tout en ayant su donner au concept de "clivage narcissique" ses titres de noblesse (Bokanowski T., 1997) (1). Nous avons pu noter que ce n'est qu'à la fin de sa vie que Freud admet qu'il existe des atteintes traumatiques précoces qui entraînent des blessures narcissiques (lesquelles peuvent être en relation avec une séduction par le père, ou par la mère), ces atteintes narcissiques laissant le Moi du sujet fragilisé et dépendant, mal organisé pour faire face et endiguer "la puissance excessive du facteur quantitatif". On peut ainsi faire l'hypothèse d'un Freud devenu, après-coup, un "lecteur" non seulement latent, mais patent, de Ferenczi, ceci pouvant être en lien avec le deuil douloureux et conflictuel qu'il a du faire depuis la disparition, quelques années auparavant, de son ancien disciple et patient, ami et confident, mort de n'avoir pu peut-être supporter le poids de ses divergences au regard de celui qu'il considérait comme son Maître. N'assisterait-on pas, précisément ici, chez Freud à un processus d'"introjection" (au sens ferenczien du terme) de l'objet perdu ? En effet, comme on a pu le voir plus haut, c'est Ferenczi qui avait été le premier à proposer l'hypothèse clinique et théorique des effets des trauma précoces qui engendrent des clivages avec atteinte du narcissisme, et c'est cette idée que Freud semble être conduit à reprendre dans L'Homme Moïse, lorsqu'il parle des blessures narcissiques secondaires à des atteintes traumatiques précoces. Cette hypothèse paraît pouvoir être confirmée du fait que Freud évoque pour la première fois, dans ce texte, les deux types d'effet des traumatismes : leurs effets positifs et leurs effets négatifs. Qu'est-ce d'autre, sinon de cette négativité (de cette morbidité) du trauma dont Ferenczi a tenté, à sa façon, de rendre compte dans la dernière phase de son œuvre et notamment dans son Journal Clinique (janvier-octobre 1932) (Ferenczi S., 1932) (4), dans lequel il est insensiblement conduit à interroger, au fil de ses investigations clinico-théoriques ainsi que théorico-pratiques, tout aussi bien les catégories psychiques qui relèvent des failles auto-érotiques, que celles qui relèvent des avatars de l'amour et de la haine primaire, ainsi que des manques au niveau du narcissisme primaire et des clivages narcissiques, des défauts de symbolisation et des troubles de la pensée, des états d'altération du Moi (états-limites), des dépressions anaclitiques, voire essentielles, des transferts passionnels, etc. ? Dans ce sens, on peut avancer que Ferenczi est un des précurseurs de la clinique traumatique du narcissisme (celle qui concerne les manques au niveau du "narcissisme primaire" et les "clivages narcissiques"), du seul fait que ce qui est au "vif" de la clinique à laquelle il s'intéresse concerne, pour l'essentiel, les relations des catégories du primaire et de l'originaire avec les catégories œdipiennes classiques, c'est-à-dire, comme nous l'écrivions plus haut, les pathologies "non-névrotiques" et "limites". T. B. (1) On sait qu'après Ferenczi d'autres auteurs ont développé cette ligne de pensée : ce fut, comme nous l'indiquons plus haut, plus particulièrement le cas de Winnicott, Mélanie Klein ayant pour sa part moins mis l'accent sur la réponse maternelle que sur les sources endogènes du psychisme. Références bibliographiques (1) BOKANOWSKI (T.), Sándor Ferenczi, " Psychanalystes d'aujourd'hui ", P.U.F., 1997. (2) FERENCZI (S.) (1924), Le rêve du nourrisson savant, Psychanalyse III, 1974, Payot, Paris, p. 203. (3) FERENCZI (S.) (1931), Analyse d'enfants avec les adultes, Psychanalyse IV, Payot, Paris, 1982, p. 98-112. (4) FERENCZI (S.) (1932), Journal Clinique, Payot, Paris, 1985, 298 p. (5) FERENCZI (S.) (1933), Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, Psychanalyse IV, Payot, Paris, 1982, p. 125-138. (6) FREUD (S.) et BREUER (J.) (1895), Études sur l'hystérie, Paris, P.U.F., 1956. (7) FREUD (S.) (1920), Au-delà du principe de plaisir, O.C.F.P, XV, P.U.F., 1996, p. 273-338. (8) FREUD (S.) (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, O.C.F.P, XVII, P.U.F., 1992, p. 203-286. (9) FREUD (S.) (1939), L'Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986. A - Cancer, traumatisme et société : Anne-Emmanuelle ROCHE (psychiatre, CHRU Hôpital Caremeau, Psy B, rue Pr. Debré, BP 26, 30006 Nîmes Cedex 4) Nicole PELICIER (psychiatre, Service de Cancérologie radiothérapique et médicale de l'hôpital de la Salpêtrière, Paris 13°) Jacques BRUGÈRE (cancérologue, chirurgien ORL, Institut Curie, Paris 5°) Nous donnons ici une restitution des thèmes abordés lors de la discussion très fournie. Il est difficile de rendre l'ambiance riche en émotions et en récits tout à fait démonstratifs de ces situations difficiles que vivent les malades atteints d'un cancer et les psychiatres qui les suivent. Quelques statistiques traumatisantes En France, sur 550.000 décès par an, 143.000 seront dus à un cancer ; environ 90 000 concernent des hommes et 50 000 des femmes. La France est le pays européen qui connaît l'incidence la plus élevée pour les cancers. On peut dire qu'un homme sur deux, et une femme sur trois auront un cancer au cours de sa vie (estimation du réseau des registres départementaux des cancers, dit Réseau FRANCIM) On voit combien ce problème est important. Du fait du nombre croissant des guérisons, de l'allongement du temps des rémissions, les psychiatres sont de plus en plus souvent amenés à rencontrer des patients qui ont fait l'expérience traumatisante de la rencontre avec la maladie cancéreuse. Traumatisme et cancer Cette rencontre avec le cancer est un traumatisme qui répond tout à fait à la définition que P.-L. Assoun nous a donnée : "Un événement de la réalité qui apporte à la vie psychique, en un court laps de temps, une augmentation d'excitation si puissante que l'élimination ou l'élaboration de celle-ci de la façon normale et habituelle échoue". Le sujet chez qui vient d'être découvert un cancer, doit faire face à une triple confrontation traumatique : avec la révélation soudaine d'un risque létal, et la réalité de sa vulnérabilité, avec des traitements pénibles, souvent mutilants, avec l'importance de la désubjectivation du monde médical. La révélation du diagnostic Le diagnostic de cancer est maintenant révélé quasi systématiquement au patient, ainsi que la nécessité des traitements, leurs effets secondaires et leurs éventuelles séquelles. Par contre l'annonce d'un mauvais pronostic reste rare, ou différée de façon plus ou moins délibérée de la part du médecin. Il n'y a plus maintenant de débat sur "faut-il dire la vérité en cancérologie ?". On s'interroge plutôt sur la "quantité de vérité" à divulguer, sur la progression avec laquelle il convient de révéler la gravité des choses. Les progrès faits dans le domaine de la communication avec les malades et leur famille viennent en grande part de l'action des infirmières qui, confrontées à la détresse des patients laissés dans l'incertitude, ont incité les médecins à dire la vérité, et à apprendre les meilleures voies pour dire la vérité. Cependant le manque de temps et de disponibilité, plus ou moins volontaire, entraîne sûrement des traumatismes largement sous-estimés. Un état de crise La maladie cancéreuse et tout ce qui lui est liée entraînent un/des état/s de crise qui peuvent nécessiter un accompagnement. Le cancer implique des désordres psychiques, mais n'aboutit pas forcément à une situation péjorative. Il peut constituer l'occasion d'une mobilisation des ressources du sujet et finalement conduire à un sentiment de réalisation personnelle. Cela n'est pas le plus fréquent, mais mérite qu'on n'oublie pas qu'il ne s'agit pas forcément d'accès psychopathologiques et qu'il faut rester positif sur les possibilités d'évolution favorable, même dans les cas très impressionnants d'expression de le souffrance psychique. C'est dans ce contexte que s'est développée la psycho-oncologie. Il s'agit d'une discipline qui trouve peu à peu sa place au sein des services de cancérologie. Un des précurseurs a été Émile Raimbault, à l'Institut Gustave Roussy, à la fin des années 60. La Société Française de Psycho-Oncologie a ensuite largement contribué à développer cette discipline. Le "mythe du cancer" Malgré l'évolution de la médecine et les progrès dans le traitement des cancers, l'idée générale sur le cancer reste très défavorable. Il persiste ce "mythe du cancer" qui fait de cette maladie un échec obligatoire, un "échec programmé". Les présupposés des malades restent l'inefficacité des traitements, l'inéluctabilité de la récidive, la dégradation physique, et la mort dans la souffrance. Historiquement, la chirurgie a été le premier traitement, et reste le plus employé. La relation du malade avec son chirurgien est souvent très forte. Celui-ci est en effet investi de tous les espoirs car c'est lui qui a pour mission "d'enlever la maladie". Les malades supportent souvent mal qu'on leur propose un traitement complémentaire, une chimiothérapie ou une radiothérapie, antérieurement ou postérieurement à la chirurgie. La chimiothérapie ne se défait pas de la mauvaise réputation de ses effets secondaires. Cependant dans le cas de récidive, le chirurgien perd son " aura " et se voit désigné comme possible responsable. Le patient se sent trahi par son chirurgien et par la confiance qu'il avait mise en lui. C'est une blessure d'autant plus importante qu'il avait "tout supporté" de ce que la chirurgie lui avait imposé comme souffrance et comme mutilation. La rencontre du malade cancéreux et du psychiatre En fait tout au long de la maladie cancéreuse, il existe une multiplicité de situations qui n'ont pas la même résonance psychique. De la révélation du diagnostic à la phase terminale, le sujet vit des moments de crise pour lesquelles il peut avoir besoin d'un accompagnement psychothérapique, associé ou non à un traitement psychotrope. Mais si le psychiatre est sollicité pour prendre en charge les effets des traumatismes imposés par la réelle violence des traitements, il se voit aussi sollicité chaque fois que quelque chose est discordant, dans l'intensité de la réaction psychologique, dans l'évolution médicale du patient, dans le fonctionnement des équipes, dans les relations entre le patient, sa famille et les soignants. Il témoigne alors de l'irrationnel du fonctionnement psychique mal perçu dans un monde de rationalité médicale. Il vient rappeler que le cancer suscite des fantasmes, des représentations, des affects qui parasitent le "bon déroulement" du traitement. L'avis du psychiatre peut être aussi souhaité pour prévenir des traumatismes, par exemple dans le choix ou le moment d'un traitement, par rapport aux fragilités psychologiques particulières du patient. Bien souvent, il s'agit plus ou moins explicitement d'aider le médecin à se débrouiller avec son propre contretransfert. Une demande peut sembler ne pas être justifiée, et en fait découler d'une souffrance du médecin lui- même ou de l'équipe. Face à une détresse qu'il ne comprend pas, le soignant se culpabilise, se demande quel mal il a pu faire. Le quotidien du psycho-oncologue est jalonné de ces "petits riens" qui génèrent les troubles de la communication. Son travail devient presque celui d'un enquêteur qui se doit d'être d'une extrême vigilance pour ne pas censurer les paroles qui émergent du chaos créé par la souffrance. Le psychiatre se voit confronté à toutes sortes de plaintes et de revendications qu'il est nécessaire de reconsidérer dans le registre du vécu subjectif de chacun. Le malade se plaint qu'on ne lui ait rien dit alors qu'en fait il n'a rien pu entendre. Les familles protestent de ne pas avoir été tenues au courant alors qu'elles se sont défilées devant les appels de l'équipe par peur de ce qu'on avait à leur dire. Même lorsque tout le monde fait bien ce qu'il a à faire, dans ce contexte de souffrance et de mort, cela ne suffit jamais. Le travail du deuil réécrit l'histoire dans l'après-coup, pour dire que tout aurait pu être autrement et forcément mieux. Les difficultés du psychiatre Notre travail auprès de ces patients vise le même but que pour toute demande thérapeutique, c'est-à-dire aider le sujet à trouver un sens à ce qu'il a vécu ou est en train de vivre, lui permettre de percevoir le rapport singulier que le traumatisme entretient avec les fragilités de sa personnalité et les points de souffrance de son histoire. Cependant le cancer reste une maladie chargée de représentations qui lui sont spécifiques, d'envahissement (le crabe), de sanction divine pour des fautes passées, de processus maléfique (processus "malin"). De plus il nécessite des formes de traitements qui relèvent de vrais combats. Le patient vit réellement son corps comme un champ de bataille où les armes utilisées sont le couteau (la chirurgie), le poison (la chimiothérapie) et le feu (la radiothérapie). Le psychiatre souhaite rendre au patient un sens personnel à l'expérience qu'il est en train de vivre, mais la réalité et le traumatisme qui l'accompagne, viennent sans cesse se mettre au devant de la scène. Et ceci pas seulement pour le patient, mais aussi pour le psychiatre qui se voit confronté à des éprouvés contre-transférentiels difficiles. Le malade supporte parfois mieux que nous ce qu'il est en train de vivre, nous renvoyant à notre propre peur de la maladie et de la mort. Une autre difficulté pour le psychiatre est d'accepter une position de "tiers" dans la relation souvent très forte que le malade entretient avec son (ses) cancérologue(s). Il se retrouve dans une situation ou il n'y a pas (encore) de place pour un investissement du patient envers lui. Le malade confie toutes ses chances de guérison à son médecin, et préserve du mieux qu'il peut cette illusion dans une relation presque fusionnelle avec lui. Ou au contraire, se sentant incompris, peu écouté, le patient cherche dans le psychiatre un témoin de sa relation impossible, voire un complice de sa révolte. Le psychiatre ne peut, dans l'un et l'autre cas, que préserver la pérennité de cette relation nécessaire. Il ne peut jamais se substituer au médecin, ni dans l'aspect psychologique de la prise en charge, ni dans les avis ou décisions médicaux. La guérison Les cancérologues sont fiers de disposer maintenant des moyens de traitement efficaces et, quand la tumeur a disparu, ils disent souvent au malade qu'il est guéri. Un cardiologue ne dira jamais cela à un patient qui a fait un infarctus. Il lui dit qu'il s'en sort bien mais qu'il doit rester vigilant car il est sujet à faire un nouvel épisode. Le cancérologue pense rassurer en parlant de guérison. Mais les patients ne sont pas dupes et savent que le cancer est une maladie qui peut récidiver. C'est souvent à ce moment, quand il est sevré de la prise en charge hospitalière, quand il se retrouve seul avec les séquelles psychiques de ce traumatisme, qu'il consulte un psychiatre en cabinet. Cette rencontre est très différente de celle qu'il a faite avec le psychiatre à l'hôpital pendant le traitement. Il s'agissait alors de faire face au surgissement de toutes les angoisses engendrées par les traumatismes quotidiens. La démarche vers le cabinet est sous-tendue par un besoin de comprendre, de réparer. Elle a souvent été favorisée par le premier contact avec le psychiatre de l'hôpital. Elle est aussi parfois motivée par l'idée qu'une bonne santé psychique va permettre de guérir le cancer. La motivation première du patient n'est plus alors de venir parler de lui et de l'expérience qu'il vient de vivre, mais de "faire tout ce qu'il faut pour enlever le cancer". Cette fonction conjuratoire de la consultation psychiatrique peut constituer une première approche pour le travail psychothérapique, à condition de la resituer immédiatement dans sa fonction symbolique et non comme une réalité de ce qu'on peut offrir au patient. On lui propose un espace pour parler de ses expériences, pour l'accompagner à travers ce qu'il va rencontrer dans ses fantasmes et dans la réalité. Mais on ne peut évidemment pas lui proposer un traitement pour son cancer. Dans ce domaine de la cancérologie où la toute puissance côtoie sans cesse les peurs et les angoisses, il ne faut pas se laisser piéger par ce phénomène et proposer au patient la solution miracle que le cancérologue lui-même n'a pas pu lui garantir. Il existe une tendance grandissante en cancérologie, qui laisse entendre qu'avec la psychothérapie on va accéder au " bon mental ", celui qui permet d'être un bon malade qui, acceptant et supportant tout, guérit. Le psychiatre (ou le psychologue) est celui qui va nettoyer le psychisme de ces "mauvais effets". La mode est au "prêt à penser", à la technique de soins psychiques qui conviendrait à tous les malades atteints par la maladie cancéreuse, dans laquelle tous doivent trouver leur compte et une amélioration de leur état somatique ou de leur espoir de survie. Notre rôle est de restituer sa place au subjectif, donc une dimension de singularité, et même si certaines pratiques de groupe sont à retenir, il faut se méfier des conclusions hâtives ou sous-tendues par des intérêts. Les références théoriques Les références psychanalytiques sont-elles adaptées à une pratique en milieu cancérologique ? Il s'agit plutôt de situations traumatiques, de vécu de catastrophe qui nécessitent plus une restauration du Moi qu'un décodage de l'inconscient. La situation est très particulière, à cause de la multiplicité des personnes concernées, et de l'acuité des interférences à prendre en compte. Si l'on reste à une place analytique comme elle a pu être définie, c'est-àdire dans la stricte singularité avec le patient, dans une écoute non interventionniste, on ne fait que susciter des frustrations, sans apporter l'aide dont chacun a besoin. Pourtant l'écoute est une écoute psychanalytique qui se donne pour tâche de "décoller" du chaos généré par le traumatisme et de restituer à chacun sa place de sujet avec le droit d'avoir des réactions et des représentations personnelles face à la réalité. Cela déculpabilise chacun de l'impression de ne pas bien tenir son rôle, de malade "sans histoire" ou de soignant "efficace" et réhumanise les relations. La psychanalyse devient un outil qui permet de décrypter les fantasmes, les pulsions inconscientes qui parasitent le fonctionnement des équipes, qui génèrent l'angoisse et des mécanismes de défense inadaptés. Des adaptations techniques sont évidemment nécessaires. Il peut être nécessaire de toucher le malade, d'intervenir auprès de sa famille ou de ses soignants, de lui donner des conseils, pour préserver la qualité de la relation psychothérapique. Les revendications des malades On est frappés de voir la passivité avec laquelle les malades atteints de pathologie cancéreuse acceptent les souffrances qu'on leur fait endurer, parfois par nécessité, parfois sans réelle justification. Il semble qu'un courant actuel les poussent à ne plus accepter leur sort comme inévitable et à revendiquer le droit de ne pas souffrir plus qu'il est nécessaire. La Ligue Contre le Cancer a organisé l'an dernier des "États Généraux du Cancer", au cours desquels les soignants, les malades et leur entourage ont pu parler des difficultés générées par la maladie cancéreuse. Les retombées sont nombreuses. Les demandes les plus importantes concernent l'amélioration de la qualité relationnelle des médecins, et la possibilité de soutien psychologique, pour les patients comme pour les soignants. On peut espérer que cela permettra le développement de la psycho-oncologie. A une époque où la nécessité d'interventions psychiatriques est reconnue dans les situations de "catastrophe", nous attendons des moyens spécifiques pour nous permettre de prendre en charge ces catastrophes quotidiennes que vivent les sujets atteints par la maladie cancéreuse. B - Traumatismes collectifs et Traumatismes individuels : Michelle CADORET (8 rue de Bièvre, 75005 Paris) Michel DEMANGEAT (39 rue Charles Monselet, 33000 Bordeaux) Michel Demangeat rappelle le thème général de ce carrefour, et Michelle Cadoret, qui en avait suggéré l'idée, expose le thème : " Les souffrances psychiques individuelles et collectives sont forcément intriquées, et le registre du traumatique s'y localise et s'y projette en réciprocité. Les grands traumatismes collectifs, ceux qui font trace dans l'Histoire, ont des conséquences pour les réalités psychiques internes des individus qui les ont subis et vécus ; mais aussi, transgénérationnellement, pour celles des individus et des groupes de descendance. Dans un mouvement inverse, le traumatique individuel et familial peut se projeter sur le social et même atteindre le registre du politique. A ce niveau projectif, c'est bien la qualité des instances et l'efficacité des représentations et des références qui vont, en retour, induire des destins individuels et familiaux. L'état du sociétal, le devenu du culturel, les fonctionnements du social, les dispositifs venus des sciences et des techniques cumulent pour constituer des scènes collectives contextuelles. Par le jeu accéléré de la circulation des informations, des témoignages et des opinions, aussi des discours des décideurs, la pensée, la langue et la prise de parole des individus et des groupes, à commencer familiaux, en sont influencées, pouvant déterminer des attitudes, qui à leur tour, peuvent se projeter sur les collectifs et en déterminer des discours et des décisions. Le traumatique, s'il peut être localisé et renvoyé à certaines scènes et événements, est en fait en déplacements constants entre tous les registres. " La prise en compte de la dimension historique est donc essentielle à la compréhension des phénomènes. Il ne s'agit pas tant de les rattacher à des événements que surtout à des contextes par lesquels peuvent se dévoiler ces mouvements sociétaux presqu'imperceptibles, qui ont des significations importantes et des conséquences durables. Dans nos sociétés occidentales, et maintenant de plus en plus aussi dans les autres sociétés, le mouvement historique d'individualisation s'accentue. Si le communautaire traditionnel tend à s'effacer et se disperser, il n'en reste pas moins que chaque individu (et groupe) est toujours pris dans des liens d'appartenance et par des codes sociaux. De ce fait, un écart conflictuel se renforce entre des exigences contradictoires. Tant que ce qui fait contenance et cadre au niveau du sociétal, fonctionne, garde son efficacité référentielle et sa fonction structurante, le conflit reste dans des limites gérables et résolubles, par les individus comme par les groupes. A cet égard, les dimensions du Politique et du Juridique ont un rôle essentiel, car situé au-dessus du registre pratique des codes et des coutumes, faisant repère pour la fonction du Tiers. " Il y a des lieux privilégiés pour l'observation et la mise en compréhension des opérateurs de structuration comme de ceux des déliaisons : c'est avant tout le champ des institutions. Il pourrait être dit qu'elles fonctionnent comme les individus, psychiquement, avec leurs liens d'appartenance, leurs mythes fondateurs, leurs historisations, leurs héritages et filiations. Certaines institutions sont plus que d'autres des sites de précipitation et de condensation des phénomènes avec leurs conséquences, et des enjeux auxquels ils renvoient. L'institution thérapeutique, surtout celle pour les psychotiques, et encore plus si elle est adressée aux enfants et aux adolescents, en est sans doute l'exemple le plus démonstratif : là, se conjuguent en dévoilements toutes les souffrances du lien, toutes les impasses historiques. Le travail thérapeutique en secteur a institutionnalisé une dynamique de circulation et d'échange qui a eu pour effet de relancer la parole et de redonner du sens, jusque là mis en exclusion. Tiercité, fonction référentielle, repères symboliques, cadre structurant, repères identificatoires, tout ce qui a pu être dit de l'institution thérapeutique, peut l'être aussi de toute forme d'institution et de groupement, en bien comme en mal. Tout ce qui peut être décrit au registre d'une organisation, est forcément renvoyé à la question du sociétal et de ses institutionnalisations. A ce titre, le corps sociétal fonctionne comme un corps psychique, et vice-versa. L'individuel, le groupal et le collectif s'intriquent, il y a des groupalités psychiques internes, les symptômes individuels et collectifs s'échangent et se relancent réciproquement. "Le traumatique se constitue, individuellement et aussi collectivement, de tout ce qui transgresse en réalité comme en fantasme, et qui peut attaquer le cadre structurant et même s'institutionnaliser des organisations de la déliaison, par des effets de projections et de contaminations sur et dans les individus, les groupes, les institutions, installant le traumatique partout et constamment, dans les historicités, les liens et les transmissions. Les fonctionnements en autonomisations démultipliées, les accumulations d'appropriations illégitimes ne sont pas seulement des effets d'individualisme mis en excès qui pourraient être liés aux devenirs du moderne, mais ce sont d'abord ces attaques en déliaisons sur les cadres de structuration. Les montées en totalitarisme et en dictature que les sociétés ont connues et qui reviennent encore, c'est d'abord l'entrée dans l'arbitraire de chacun et de tous. Si les individus se replient douloureusement sur eux-mêmes, s'ils se sentent en persécution quotidienne et s'enfoncent dans une dépressivité d'existence, c'est bien parce que leurs possibilités de repérage se brouillent, que les contenances de leurs cadres s'effondrent, les mettant en déchirures psychiques internes, ne leur laissant plus d'autre possibilité que de projeter sur les collectifs, pour finalement souffrir encore plus, puisque les instances se dérobent à leur tour, renvoyant leur souffrance comme par un miroir. A cet égard, les phénomènes d'exclusion et les montées en violences sont un exemple impressionnant. Actuellement, jamais les discours de folie n'ont eu autant de pertinence quant à la souffrance du lien, et jamais les paroles et les actes des adolescents n'ont autant signifié sur ce qui est en perte et en manque. Et la confirmation des transgressions, c'est aussi une organisation traumatique de tout le sociétal. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le champ clinique s'envahisse désormais de pathologies narcissiques, de discours traumatiques, de symptomatologies psychosomatiques et de dérives psychopathiques. A se sentir de plus en plus démunis devant les attaques externes comme internes, les individus se sentent vulnérabilisés, et ce sont les fonctionnements psychiques eux-mêmes qui sont précarisés. Il est aussi intéressant de constater que les mouvements actuels de mondialisation économique et financière, un autre phénomène puissant d'autonomisation, ne semblent pas offrir des garantissements nouveaux, des réinscriptions rassurantes, mais au contraire peuvent provoquer une accélération des effondrements individuels comme collectifs ; sans aucun doute parce qu'à ce registre aussi, le politique est absenté et le tiers est exclu. En retour, psychiquement, ce sont tous les regroupements en croyances, souvent tout aussi arbitraires et hors lien, au risque de dérives destructrices, comme si l'accomplissement d'un mortifère devenait la seule voie résolutoire. Fantasme millénariste aidant, les figurations s'en démultiplient qui envahissent à leur tour. Un exemple en est la façon dont la peur atomique explosive se reconfigure en angoisse de contamination, qui doit inconsciemment prendre des liens avec celle de la contamination sexuelle et sanguine. Pour des cliniciens, a fortiori s'ils sont des psychanalystes et s'ils sont engagés dans des psychothérapies institutionnelles, d'être ainsi impliqués par et dans l'ensemble de tous ces phénomènes, viennent de nouveaux questionnements sur la responsabilité et sur l'éthique, relançant les questions de subjectivation et de citoyenneté." L'exposé de Michelle Cadoret suscite tout un débat. Ghislaine Likforman demande ce qui provoque actuellement le racisme, alors que les événements de 1968 avaient semblé ouvrir le champ social. Michelle Cadoret répond que les référencements s'abaissant, des groupements sectaires se constituant, il se produit des exacerbations par non acceptation de l'altérité, avec des désignations visant par exemple les marginaux, les handicapés mentaux, les homosexuels, les Juifs, etc. Odile Maguet évoque les travaux de Pierre Legendre à propos de l'institutionnalisation : ces travaux démontreraient que nous sommes venus à une ère anti-tabou qui s'institutionnalise, au point que celui qui dit non et refuse, est perçu comme un grincheux. Quelqu'un fait écho, disant que c'est exactement ce qui se passe sur la scène des médias. Odile Maguet précise qu'ainsi la dimension incestueuse devient comme "normale" ; elle ajoute que Pierre Legendre est attentif à la publicité : par exemple, celle pour une marque de parfum, montre une jeune femme embrassant un enfant sur la bouche. Aux États-Unis, ce serait une conduite fréquente, bien des mères flirtant avec leur fils, prenant leur bain avec eux, pendant que dans les médias, les pères sont accusés d'inceste. Il y a là une sorte de phénomène collectif de psychotisation. Quant aux sectes, elles permettent de se retirer, de s'identifier à un autre, de faire référence à un tiers fantas(ma)tique ; c'est comme une dimension réparatrice, une façon de retrouver le mythique. Et l'on peut supposer que le phénomène sectaire va se généraliser. Ghislaine Likforman revient sur la question des médias, sur l'intérêt que cela suscite. Par exemple, peut-être y a-til d'autant plus de suicides, que les médias en parlent et que le phénomène entre ainsi dans le champ des intérêts et des échanges dans la société ? Michel Demangeat demande alors ce que devient, pour la famille actuelle, la "référence souveraine", que définit Pierre Legendre : la famille existe moins ; la trame des places et des règles est atteinte, avec des lacunes dans l'organisation des places. Les familles se "recomposent" et les trames lâchent. A d'autres époques il se produisait des phénomènes incestueux, mais si on n'en parlait pas, c'était bien parce que chacun savait l'interdit. Fiorella Febeau, psychologue en Belgique, se demande si l'on pourrait faire remonter ces pertes de repères et du sens des limites, à des événements sociaux, politiques, comme une guerre, une période d'entre-deux guerres. Michel Demangeat rappelle les travaux qui ont concerné les modifications de la société allemande, l'Allemagne hitlérienne. Fiorella Febeau rappelle que la première guerre mondiale a provoqué un effondrement culturel, et Michel Demangeat souligne l'importance des mouvements de révolte qui s'en sont suivis. Ces mouvements ont d'abord témoigné d'un profond désaccord entre les aspirations du Moi et l'état devenu invivable, du Monde. D'où le désir d'inventer d'autres lois. Il faut encore retenir que les guerres provoquent des déplacements considérables des individus et de peuples entiers. Michelle Cadoret ajoute le rôle très déstructurant des grandes famines, et poursuit en précisant que par tous ces phénomènes, ce qui faisait jusque-là référence sur le plan politique, est directement atteint même pour les repères le plus fortement et clairement établis. Actuellement par exemple, le retrait du politique mène à la mise en cause du juridique, à celle de l'associativité sociale (les projets de réforme fondamentale du droit d'association). Odile Maguet souligne combien est significatif que les Associations de la Loi 1901 soient attaquées fiscalement, par les "comptables", ce qui montre bien que la pression vient d'abord de ceux-ci et pas de l'économique. S'il n'y a pas d'opération symbolique sans que soit posé son "prix" économique, cela signifie qu'on est entré dans une autre logique sociétale. Quelqu'un ne manque alors pas de dire que cette dérive vaut pour une transgression. Et Odile Maguet ajoute que c'est maintenant, la modalité principale d'attaque de la liberté d'opinion. Michel Demangeat réoriente le débat sur la question traumatique, en évoquant l'•dipe Roi de Sophocle, qui est l'exemple même de l'interaction d'une catastrophe collective (la peste à Athènes, précisément d'ailleurs peu de temps avant la conception de cette pièce théâtrale) et une remise en cause des problématiques de l'intimité d'un tyran. Un " cercle infernal " se constitue, dont on connaît les suites. Michel Demangeat aborde les problèmes institutionnels par l'évocation de l'étude qui avait été faite à Bordeaux, d'une crise institutionnelle, dans les années 70, d'un Hôpital de jour qu'il avait fondé au sein d'un secteur universitaire. Les grandes références fondatrices de cette institution étaient : l'idée de secteur et de développement de structures extra-hospitalières, les idéologies anti-psychiatriques alors en vogue à partir de Laing et Cooper, et le paradigme psychanalytique. Dans un premier temps, les membres de l'équipe ont été étroitement liés par ces idéaux et idéologies, se jugeant "exceptionnels" puisque animant la première structure de ce type dans la région. Les attaques de l'institution sont venues de son sein même : "On n'échappe pas à la violence de certains patients, on vit comme un drame, mais aussi comme une blessure profonde du "narcissisme" de l'équipe le suicide d'une patiente qui entraîne un grand cérémonial de deuil collectif. "L'institution se casse : d'un côté ceux qui subissent sans guère de possibilité de défense et reçoivent de plein fouet les manifestations émotionnelles ou violentes de certains patients. Les idéologies régnantes n'ont guère prévu de barrières solidement instaurées entre les différents lieux de l'institution. Ce premier groupe de soignants a tendance à attaquer le groupe dominateur de ceux qui ont fondé l'institution et en ont donné les orientations fondamentales. On a là l'ébauche d'une lutte de classe qui, à certains moments d'ailleurs, s'exprime comme telle en fonction d'idéologies mal articulées. "Les problèmes personnels d'un patient paranoïaque intelligent vont vite retentir sur l'ensemble d'une institution fragilisée. Les problèmes du patient sont dorénavant au cœur des préoccupations de tous, malades et soignants. Il pose à une équipe divisée des questions qu'elle résout difficilement... Le patient devient violent à l'égard d'une infirmière qui s'est placée imprudemment trop proche de sa problématique intime. Les problèmes redoublent malgré un travail attentif réalisé dans les entretiens avec le patient. Sa violence se renouvelle. On a alors le sentiment que l'institution régresse toute entière... "Toute cette problématique a été longuement étudiée dans la thèse de Josette Marquer et dans notre publication milanaise : "violences dans l'institution". On peut mettre l'accent sur le final de cette crise au cours duquel sont redéfinies non seulement les orientations d'ensemble de la maison, mais encore mieux définis les lieux, les places et les temps. Un écrit, longuement débattu entre soignants, témoigne de ce moment résolutif. Il s'intitule : "cadre et orientations fondamentales". "Une autre crise, beaucoup plus récente dans le champ institutionnel viendra de la difficulté venue de la nouvelle "Référence Souveraine"... L'Administration qui impose à la "Direction", considérée comme une "mère abusive", un nouveau regard sur les horaires et les temps de travail. Nouveau regard qui n'a rien à voir avec les problèmes fondamentaux du traitement et de la psychothérapie institutionnelle. Jean-Louis Griguer insistera sur les nombreuses lois et les nombreux décrets qui risquent de modifier le cadre institutionnel. Il conclut en formulant que les "lois inutiles affaiblissent les lois essentielles". Par ailleurs, il insiste sur le fait qu'il faut être "historien" pour soutenir la praxis ". Michelle Cadoret enchaîne en évoquant une crise institutionnelle aux effets dramatiques, où elle s'était retrouvée impliquée avec une équipe sectorisée de pédo-psychiatrie : la conjonction entre les actions violentes d'une administration et les reprises politiciennes de la situation conflictuelle, a provoqué des bouleversements multiples, individuels comme collectifs, avec des suicides et des décès maladifs parmi les personnels soignants et médicaux, et aussi des décès chez des adolescents suivis par l'institution. La violence conjuguée a provoqué la fin de l'expérience institutionnelle et l'exclusion de la référence psychanalytique. Le débat s'est conclu sur des considérations intéressantes quant à la façon dont maintenant les enfants sont sollicités par les adultes à propos de questions qu'ils sont en fait encore incapables d'apprécier. M. C., M. D. C - Le concept de traumatisme en pratique clinique quotidienne : Jean-Michel HAVET (CHU Hôpital R. Debré, avenue du Général Koenig, 51092 Reims Cedex) Christine LAMOTHE (13 rue Sala, 69002 Lyon) En psychopathologie, le traumatisme fonctionne comme une métaphore : c'est ce qui laisse des bleus à l'âme ou une cicatrice à la psyché. La notion de traumatisme ne peut être dissociée de la question de la recherche de la cause des pathologies, avec l'idée que des phénomènes négatifs (des symptômes) ne peuvent qu'avoir une étiologie négative (un traumatisme). Ainsi, la notion de traumatisme se situe dans une perspective déterminée. On peut aussi penser que si l'on supprime la cause, les conséquences disparaîtront. Mais, comment éliminer un traumatisme ? La question suivante est celle de la notion de réaction. Sur quelle structure l'événement intervient-il ? Et, de fait, qu'est-ce qui est traumatique pour qui ? Le dernier temps de la démarche est celui de la thérapie : le traumatisme, et après ? Cela n'a-t-il pas à voir avec la vieille notion de l'abréaction ? Et, qu'en est-il de la question de la réparation ? "Le traumatisme et après ?", avons-nous dit. Ne peut-on tout autant dire : "Le traumatisme et avant ?". Le traumatisme ne survient pas sur un terrain vierge. Claude Bernard disait que "Le terrain est tout". Le traumatisme ne peut-il se préparer ? Il sera alors tout à fait différent du traumatisme lié à un attentat auquel le sujet n'est pas du tout préparé. Il est victime du hasard. Les conséquences seront alors différentes et la thérapie également. Il faut en fait différencier le traumatisme bruyant du traumatisme silencieux. Dans ce dernier cas de figure, ce qui fait traumatisme c'est le déni du traumatisme. Il se produit une collusion entre ce qui se passe à l'intérieur du sujet et ce qui lui vient de l'extérieur. C'est cette rencontre qui est traumatique. On n'assiste pas systématiquement à des décompensations psychiatriques après chaque traumatisme pour tout individu. L'événement est le grain de sable. Il fait écho, image. Tous les événements de la vie peuvent en fait être considérés comme traumatisants. Quelle particularité peut-on donc leur trouver qui fasse de ces événements d'authentiques traumatismes ? Il s'agit bien sûr d'une violence exercée, d'un abus de pouvoir au niveau de la petite enfance, au niveau de la culture ou au niveau sexuel... Il s'agit de faire taire quelque chose chez la personne qui a à voir avec son identité. Le thérapeute ne restera pas au niveau du phénomène, du fait brut. Il le reliera à ce qui lui semble pertinent, permettant au sujet de réélaborer quelque chose qui l'a laissé bouche bée, quelque chose qu'il n'a pas pu dire. Au début, tout est fermé, avec des rationalisations qui conduisent à des recours juridiques. Le thérapeute va permettre la remise en marche du mécanisme de révolte par rapport à la violence qui a été faite au sujet. Il ne faut cependant pas partir d'a priori. C'est le sujet qui détient la clé de son histoire et la thérapie lui donne les conditions qui lui permettent de la dire. La violence exercée met le sujet en panne de fantasmatisation. Ou bien, il y a trop de fantasmatisation ce qui va entraîner un clivage. On débouche ainsi sur une pensée morte, une pensée opératoire, une pensée figée dans la répétition. Il existe dans la vie humaine beaucoup d'occasions de catastrophe mais aussi beaucoup d'occasions de rattrapage. On peut rencontrer des traumatismes à tous les âges de la vie. Le traumatisme revêt cependant une importance particulière quand il touche un psychisme en cours de construction, c'est-à-dire pendant la première et la deuxième enfance. Dans ce cas, même s'il y a rattrapage, le psychisme ne sera jamais exactement ce qu'il aurait pu être. Les psychoses réactionnelles touchent des personnes équilibrées, dont la vie était protégée, et qui ont été frappées par un grand malheur à un âge avancé. Ainsi le décès d'un fils unique pourra être suivi d'une mélancolie d'involution chez sa mère. Il peut y avoir traumatisme à partir d'événements minimes de la vie courante. On peut aussi assister à des décompensations d'un traumatisme psychique trente ans après l'événement. Sur le moment, le sujet ne réagit pas. Il a un "moi fort". Maintenir un clivage et un déni prive une grande partie de la richesse de la personnalité. On peut se demander pourquoi on assiste à un retour du traumatisme dans la pensée actuelle. Cela est à mettre en parallèle avec une société qui devient de plus en plus sécuritaire. Le sujet qui subit un traumatisme acquiert une identité victimaire pour laquelle il existe aujourd'hui des fonds de réparation. Il y a beaucoup moins de rites de passage organisés dans nos sociétés. Les rites de passage facilitent l'accès à un nouveau statut. C'est le cas de la victime "innocente". Le thérapeute peut faire le lien parce qu'il est en situation extérieure entre un événement et l'histoire du sujet et de sa famille. Nous sommes tous des victimes potentielles. Ce qui fait violence c'est le déni de l'autre, de sa pensée, de sa singularité, le déni de ce qui dérange. Le statut de victime inscrit le sujet dans la passivité. Or, pour que la vie fonctionne, il est nécessaire d'avoir le couple passivité-activité. Le danger de la reconnaissance sociale des victimes est de les inscrire dans un statut. Le thérapeute devra réinstaurer quelque chose permettant au sujet de redevenir acteur de sa propre vie. Le sujet doit se nommer lui-même victime. Ce n'est pas un phénomène passif. L'élaboration psychique, même sans catastrophe, se poursuit la vie durant. Le thérapeute doit perdre l'illusion qu'il va aider le sujet tout de suite grâce à une belle analyse. Le thérapeute permet simplement au sujet de parler de ce qu'il éprouve. Il permet au sujet de sortir du système où l'on attend une réparation sociale, afin de permettre une élaboration psychique même si cette réparation, rapide et suffisamment importante, est nécessaire. Vivre avec une victime n'a rien d'évident. La victime peut faire d'autres victimes par un processus de contamination. L'expertise en elle-même peut être un traumatisme. L'expert, au service de l'assurance, recherche parfois une antériorité permettant d'expliquer les troubles et de dégager la responsabilité de l'assurance. D - Trauma et contre-trauma : Dominique LHUILIER (Université de Paris VII, Laboratoire de Changement sociale) Claude VEIL Dans un article tout récent (16), F. Rausky écrit "A comme attentat, B comme bombardement, O comme otage, T comme torture. Les épisodes traumatiques de l'histoire des hommes se déclinent dans toutes les lettres de l'alphabet." Plus loin, il décrit les victimes des traumatismes comme une famille à part, une constellation plurielle irréductible aux catégories ordinaires de la psychopathologie. Et le traumatisme comme un des problèmes centraux de la psychothérapie contemporaine. Il ajoute que la cure clinique n'est pas une simple liquidation des symptômes, "elle est aussi et surtout une recherche du sens de l'expérience biographique qu'il (le survivant du traumatisme) a vécue, elle est demande d'initiation, de compréhension... Le psychothérapeute contemporain, comme le chaman, le mage, l'exorciste ou le rabbi hassidique est appelé à accompagner son patient dans un voyage initiatique, à la découverte du sens des tragédies qu'il a vécues". En d'autres termes, on pourra dire que la victime attend du thérapeute d'abord une sensibilité et une capacité d'analyse particulièrement aiguës, mais aussi une compétence supplémentaire, de l'ordre du religieux. Cette compétence, ce n'est pas à la Faculté de Médecine qu'on l'acquiert. Elle est l'objet d'une investiture sociale. Avant d'examiner plus attentivement ce point, il convient de dire (de rappeler) ce qu'est le vécu du patient, puis les réactions de son entourage proche et lointain, et de porter attention à certains aspects importants de la relation entre médecin et patient. Du côté du patient Il est toujours opportun de préciser le sens qu'on entend donner aux mots qu'on emploie. Dans le cours même des Journées où s'inscrit cet atelier, le mot "traumatisme" ne désigne pas forcément le même objet de connaissance ; loin de là, on constate que l'éventail sémantique est largement ouvert. L'événement ainsi désigné peut être, par exemple : une catastrophe naturelle, un accident de la voie publique, une agression de droit commun, un fait de guerre, un abus sexuel, etc., ou encore avoir mis la vie en danger, ou consister en injures, etc., ou encore avoir été vécu dans la solitude, ou en compagnie d'autres personnes, voire d'une foule, ou encore être unique, ou procéder par sommation, etc., etc., voire encore, à la limite, atteindre des personnes apparemment épargnées : c'est le cas du syndrome des survivants ou des troubles survenant au cours des missions humanitaires. Et ce n'est pas tout, car, au-delà de la limite, certains auteurs s'attachent à l'étude du traumatisme transgénérationnel ou du fantasme de traumatisme. Finalement, on en arrive à se poser une question simple : ne serions-nous pas tous des traumatisés, à un titre ou à un autre ? La réponse étant, à l'évidence, arbitraire ou dirimante, on pourra délaisser l'abord " objectif " de l'événement et reporter le regard sur la victime. Que voyons-nous chez les patients ? Tout psychiatre connaît les grands points d'appui conceptuels, dont on n'a pas fini de discuter, depuis l'hystéro-traumatisme de Charcot jusqu'au P.T.S.D. (post traumatic stress disorder, terme au demeurant bien difficile à traduire en français), en passant par la longue histoire de la névrose traumatique et par les états réactionnels ; et ce sans jamais échapper à la querelle toujours renaissante entre les tenants du traumatisme causal et ceux du traumatisme révélateur d'une pathologie préexistante. Nous n'entrerons pas dans ces considérations. Certes nous ne prétendrons pas qu'il revient au même de subir un viol ou de s'entendre dire par son médecin qu'on est atteint d'une maladie de cœur. La vieille dame à qui l'on a arraché son sac à main à la sortie du bureau de poste ne se sentira pas le moins du monde proche du détenu en proie au choc carcéral. Mais d'autre part, comme le rappelle un cahier du C.T.N.E.R.H.I.(10), ce qu'il y a de général dans les traumatismes crâniens, c'est la singularité de chaque cas. Comme expliqué par J.L. Senon, N. Lafay et D. Richard(11), les stratégies individuelles d'ajustement au stress sont multiples. Et puis l'écoute des patients apporte des surprises. Par exemple, les chauffeurs d'autobus se sentent davantage blessés par un crachat que par un coup de poing ; de même, les surveillants de prison se sentent plus offensés par une insulte que par une bousculade. Mais alors, que faut-il prendre en compte ? Ce qui compte, ce qu'il y a de commun dans cette extrême diversité, c'est, dans la plupart des cas de figure, un vécu de victime. En ce sens, une victime est une personne qui a subi une violence. A priori, le sens commun conduit à distinguer deux sortes de violence : d'une part la violence exercée par un être humain (un ou plusieurs) ; d'autre part, la violence matérielle, sans auteur identifié ou identifiable. Un constat vient à l'appui : dans une très forte proportion, les interventions qu'elles soient préparées ou improvisées au cours des présentes Journées s'inscrivent plus ou moins exclusivement dans l'une des branches de l'alternative. Mais cette différence a priori si évidente tend à s'estomper car, au moins dans notre culture, les victimes des deux sortes cherchent un soulagement dans la recherche d'une intentionnalité de la violence qu'elles ont subie Les victimes revendiquent l'identification voire le châtiment d'un coupable. Le vécu de victime comporte souvent un trouble de l'identité du sujet lui-même ; celui-ci déroute son entourage, à qui il devient plus ou moins étranger. Qui plus est, les séquelles séquelles physiques parfois, séquelles psychiques presque toujours sont mal perçues, maximisées parfois par autrui, plus souvent minimisées. La victime se sent méconnue, et vit sa situation comme une souffrance redoublée par une injustice. La blessure sociale Cette blessure sociale selon l'expression de J.-L. Blaise(2), qui qualifie ainsi le traumatisme crânien prend racine dans l'imaginaire collectif. Elle est repérable dans trois espaces relationnels : dans et avec la famille, dans les milieux de vie, dans les institutions. La relation de la personne traumatisée avec ses proches est à la fois interindividuelle et groupale. La solidité et la solidarité du groupe familial sont mises à l'épreuve sur deux fronts : vis-à-vis de la victime, dont le comportement peut dérouter, dont les besoins sont accrus, dont la capacité à jouer son rôle et à occuper sa place est mise en question, vis-à-vis du monde extérieur, qui englobe la victime et sa famille dans une même représentation péjorative. On sait que la victime est dans de très nombreux cas loin de pouvoir faire comprendre à d'autres ce qu'elle ressent, et qu'elle ne comprend elle-même qu'imparfaitement. Enfouie, ou déniée, la blessure narcissique s'exprime quand même ; mais elle reste masquée et opaque. Ou bien, a contrario, brandie et revendiquée, elle suscite l'incrédulité et, à la longue, le rejet. Quels que soient les symptômes, quel que soit le moment de leur apparition, ils entrent dans le processus de stigmatisation qu'E. Goffman(7) décrit ainsi. "Les attitudes que nous, les normaux, prenons vis-à-vis d'une personne affligée d'un stigmate et la façon dont nous agissons envers elle, tout cela est bien connu, puisque ce sont ces réactions que la bienveillance sociale est destinée à adoucir et à améliorer. Il va de soi que, par définition, nous pensons qu'une personne ayant un stigmate n'est pas tout à fait humaine. Partant de ce postulat, nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisons efficacement, même si c'est souvent inconsciemment, les chances de cette personne." Ce constat d'un sociologue peut paraître pessimiste. Evoquons alors le travail récent d'un psychiatre et psychanalyste, Cl. Barrois(1). Sous le titre "Le traumatisme second", il décrit "le rôle aggravant des milieux socio-professionnel, familial, médical, dans l'évolution du syndrome psychotraumatique". Pour lui, le traumatisme second est la répétition, sans sa soudaineté, de la solitude, de la déréliction et de la détresse du sujet, qui se trouve non plus seul, dans sa solitude absolue devant la perspective désespérée de sa propre mort (ou de son équivalent), comme dans le traumatisme psychique fondateur, mais au sein même de sa collectivité, absolument seul, malgré la présence des autres. Le premier et le second traumatismes déploient alors toute la tragédie de l'homme, déchiré entre la perspective de sa propre mort et la mort sociale". Cl. Barrois ajoute, à propos du syndrome du survivant, qu'on observe souvent, "en plus du "syndrome du survivant", le conflit entre le survivant lui-même et le "syndrome social contre le survivant". Ces phénomènes s'observent parfois très rapidement après le traumatisme initial, mais ils peuvent aussi survenir après une période de grâce, où ce sont la compassion et l'entraide qui dominent, avant de s'évaporer. Bien que présentée ici sous un jour trop simplificateur, la vraisemblance d'une dynamique de rejet au niveau des groupes sociaux est très forte. Elle est encore davantage étayée par le constat de ce qui se joue dans les institutions, notamment dans les administrations sanitaires et sociales. Le législateur en prend conscience de temps à autre. Ce sera, par exemple, pour tenter d'empêcher la diffamation à l'encontre des malades. Ce sera la loi du 30 juin 1975 qui crée un statut des personnes handicapées, loi dont le premier article est une sorte de déclaration de leurs droits. D'autres textes, dont la valeur contraignante est moindre, témoignent néanmoins d'une marche vers plus de lucidité ; citons à ce titre la circulaire Travail-Santé-Sécurité sociale de juillet 1996(13) relative à la prise en charge des traumatisés crâniens : cette circulaire donne une définition du handicap résiduel multifactoriel, et elle en souligne les aspects intellectuels, psychologiques et psycho-sociaux qui risquent d'être sous-estimés. Dans un autre ordre d'idées, on a vu se développer d'année en année des actions préventives des séquelles des catastrophes. Les précurseurs ont été des psychiatres de l'armée américaine au cours de la Seconde Guerre mondiale, notamment au cours des opérations dans le Pacifique. L'Organisation mondiale de la santé (O.M.S.)(15) a commencé à y travailler systématiquement il y a une dizaine d'années. Les premiers travaux scientifiques sur les suites des naufrages datent du début des années 1990. La première cellule d'urgence médicopsychologique française a été constituée pendant l'été 1995 sous l'autorité de L. Crocq(6). La généralisation du dispositif à l'échelle nationale a été prescrite en mai 1997. C'est ce type d'intervention que B. Poirot-Delpech(14) résume ainsi : "La phrase qui sauve n'est plus : "Où avezvous mal ?", mais "Parlez, surtout, dites votre frayeur avant qu'elle ne s'enfouisse !"". Bien entendu, l'immense majorité des traumatisés que nous pouvons voir actuellement n'ont jamais été pris en charge par une cellule d'urgence. Il va donc s'agir pour nous d'examiner de plus près ce qui se trame entre le patient et le médecin quand la frayeur a été enfouie. Et les médecins ? Comme l'écrit S. Vallon(20), "Que demande la victime ? D'être d'abord entendue". F. Roche et B. Rivet(17) vont plus loin, et même beaucoup plus loin : "L'essentiel est de percevoir dans les perturbations cliniques ou psychiques du sujet, non pas des troubles pathologiques qu'il faut traiter, mais des tentatives de reconstruction identitaire et de maîtrise de son environnement...". C'est donc à un renversement de perspective qu'ils nous convient. Mais d'autres auteurs vont encore plus loin, tels J.L. Senon, N. Lafay et D. Richard(12), qui préconisent la prise en compte de ce qu'est le sujet et de ce qu'il est capable de faire, quand ils recommandent de s'intéresser aux interactions soignant-soigné afin d'éviter les contre-attitudes susceptibles d'aggraver la détresse du patient. Notre première réaction à la lecture de ces phrases est, naturellement, de les faire nôtres. Bien entendu, nous savions tout cela, et, d'ailleurs, sans nul doute, nous le mettons journellement en pratique. Passons. Il n'empêche que personne n'est parfait et que nous pouvons continuer à nous poser quelques questions. La souffrance d'une victime de la torture ou d'un "mobbing" (d'un "harcèlement moral"), celle du rescapé d'un coma post-traumatique ou d'une avalanche en montagne ont certes des caractères indéniablement spécifiques, mais elles ont entre elles encore davantage de traits communs. Il n'importe pas tellement que la source en soit identifiée d'emblée. Ce qui compte, c'est aussi et peut-être surtout pour le "blessé psychique" (chez P. Court(5) par exemple), c'est que sa souffrance soit reconnue. Certains auteurs y insistent fortement, comme par exemple E. Gomez Mango(8), à propos des victimes de la torture : "La reconnaissance de la personne et de sa douleur est... un acte d'une extrême importance ; il signifie l'accueil dans le monde des vivants..." De même, D. Spiegel(19) écrit : "Dans la psychothérapie traditionnelle on encourage le patient à assumer une responsabilité plus grande pour les problèmes de la vie, alors qu'il faut aider la victime à assumer une responsabilité moindre pour le traumatisme." M.-F. Hirigoyen ajoute(9) : "Sortir de la culpabilité permet de se réapproprier sa souffrance, et ce n'est que plus tard... que l'on pourra revenir à son histoire personnelle..." Sortir d'une problématique de la culpabilité n'est pourtant pas une mince affaire. Les médecins s'y trouvent affrontés quand ils approchent le monde du travail. "L'étude des processus psychiques mobilisés par la confrontation de l'homme au travail conduit à l'exploration des interactions et conflits entre organisation du travail et organisation de la personnalité, le travail étant appréhendé comme terrain privilégié de médiation entre l'économie psychique et le champ social(11)". Un temps quelque peu délaissées, la recherche et la thérapeutique connaissent actuellement de nouveaux développements dans cette voie. Pour ouvrir à la réflexion le champ de la psychopathologie du travail, nous prendrons pour paradigme la sinistrose. Il va sans dire que, pour typique qu'elle soit, la sinistrose ne constitue qu'un sous-ensemble particulier au sein d'un ensemble psychopathologique beaucoup plus vaste. Et l'on prendra garde à d'autres modes de relation notamment l'adhésion sans esprit critique à la revendication de la victime, ou le placage sur des situations complexes d'interprétations passe-partout qui conduisent les protagonistes dans une impasse. Le tableau clinique de la sinistrose implique dans un même processus séquentiel, dans un même drame, non seulement le blessé et les assureurs, mais aussi l'employeur et bon nombre de médecins. Pour Brissaud en 1908 il s'agissait d'une névrose grave, d'une "sorte de délire raisonnant fondé sur une idée de fausse revendication". On pardonnera à Brissaud sa formulation, car il n'était pas psychiatre, et de toute façon le vocabulaire a évolué en 90 ans. Il est plus important de noter que le diagnostic de sinistrose s'est banalisé, et que le terme est devenu dans le langage médical courant de plus en plus péjoratif, de plus en plus culpabilisant. Et pourtant, le dernier mot n'est pas dit. On évoquera ici les enseignements d'une étude des suites des accidents du travail ayant entraîné une fracture non-articulaire de l'extrémité inférieure de l'avant-bras (Pouteau-Colles type)(4). L'évolution s'est montrée fonction d'une grande quantité de paramètres interactifs. Pour ne prendre qu'une illustration simple parmi beaucoup d'autres, on constatait que la qualité des relations des blessés avec la Sécurité sociale était sous l'étroite dépendance du type radiologique de la fracture, tandis que la durée de l'arrêt de travail était d'autant plus longue que le trajet du domicile au lieu de travail était lui-même plus long. On est tenté de se dire que cela tombe sous le sens, et qu'il n'y a pas lieu de s'arrêter à de telles banalités. Et pourtant, lorsqu'un cas tourne au conflit, on a vite fait de l'interpréter en fonction de ce qu'on sait (ou croit savoir) du blessé, et de lui seul. Le médecin humaniste sera prêt à admettre que le blessé n'y met pas de " mauvaise volonté ", et que sa volonté (même inconsciente) n'y est pour rien ; il pensera à proposer un recours psychiatrique. Mais même lui, et dans sa foulée le "psy", ne se dégageront pas pour autant du présupposé qui assimile plus ou moins ouvertement la sinistrose à la simulation et en somme incrimine la victime de surestimer la gravité de son accident alors que ce serait plutôt autrui qui tendrait à sous-estimer la réalité de sa souffrance. La sinistrose serait l'expression d'une sorte de malentendu entre le blessé et les institutions médicales et sociales ; son apparition et son développement dépendraient, au moins pour une grande part, du contexte historique et sociologique. Et la sinistrose existerait plus dans l'esprit du médecin que dans la personne du patient. En ce sens, on serait fondé à rappeler que les psychothérapeutes ont appris à prendre en compte leur propre contre-transfert. Face à un patient victime d'un traumatisme, on pourrait explorer le "contre-traumatisme" du thérapeute. On devrait en outre s'intéresser au rôle du contre-traumatisme dans la construction des représentations du traumatisme chez les experts. Nous avons à l'appui une étude clinique tout à fait démonstrative. L'observation a été rapportée en 1997 par A. Boscher, sous un titre particulièrement bien choisi : "Une inaptitude iatrogène ?". Cet article a été publié à nouveau par Psychiatrie Française(3) en 1998. Le suivi clinique du cas au titre de la médecine du travail s'étend sur dix-huit ans au total, dont deux ans et demi après un accident du travail qui constitue le traumatisme (le temps antérieur avait été vécu en bonne santé). Le patient est un ouvrier chauffagiste, salarié d'une toute petite entreprise du bâtiment. Il est victime d'un accident du travail de gravité moyenne, un choc électrique avec des brûlures superficielles. Une fois guéri, sans séquelles notables, il ne parvient pas à reprendre le travail. L'histoire finit mal. En dépit de certaines homologies, cette histoire n'est pas celle d'une sinistrose, mais son examen dévoile un processus collectif au terme duquel l'employé devient inemployable tandis que l'employeur est acculé à la ruine. De nombreux médecins sont intervenus, parmi lesquels un professeur de pathologie professionnelle et un psychiatre. On comprend qu'ils ont été tous, l'un après l'autre, comme fascinés par une représentation du traumatisme qui comporte au moins trois désavantages : elle s'appuie sur une reconstruction de l'accident qui méconnaît les faits établis et leur substitue ce qu'il faut bien appeler un fantasme à trois faces (technique, médicale, psychologique), elle ne tient aucun compte du climat de conflit qui préexistait dans l'entreprise, ce qui lui vaut de buter sur le non-dit d'un obstacle relationnel non-identifié, elle dramatise une affaire assez banale au départ et la pousse vers une issue catastrophique. Le débat La discussion s'est engagée très rapidement sur le fond, sans jamais s'éloigner du thème. Les échanges ont donné lieu à quarante-trois interventions, émanant de plus de vingt participants. Ils ont été nourris par plusieurs apports théoriques et un bon flot d'illustrations cliniques, fruit d'hétéro- et d'auto-observations. Plutôt centré au départ sur les difficultés du travail de l'expert, le débat s'est largement ouvert sur le contretransfert du thérapeute. Entre les deux situations il existe d'importantes différences, au point qu'on puisse les décrire et les vivre comme antithétiques. Il est évident que le rapport avec les patients ne s'y engage ni selon les mêmes modalités ni avec les mêmes objectifs. Mandaté comme expert, le psychiatre a vocation à contribuer à la mise au clair de faits, à chercher "la vérité de l'événement" au-delà des récits qui lui en sont fournis. Choisi comme thérapeute, le même s'efforce de percevoir le vécu de l'événement, d'entendre "la vérité du patient", même si celui-ci ne sait pas la dire. Toutefois, la différence n'est pas si radicale qu'il le semble. Dans les deux situations, l'empreinte du traumatisme domine la scène. De même, tant les victimes que les médecins, les protagonistes quels qu'ils soient sont comme aimantés par les affects que mobilise le surgissement d'un passé présentifié, d'un fossile revivifié. Ils s'en défendent vaille que vaille. Certes mieux formés que les somaticiens à affronter l'angoisse, les psy peuvent néanmoins eux aussi se trouver encapsulés dans la protection d'un a priori doctrinal, rassurés par l'échafaudage d'une méconnaissance ad litem. Ce dont le patient a besoin, ce à quoi il a droit, les participants à l'atelier en ont été d'accord, cela tient en un mot : une reconnaissance. Cela n'a rien à voir avec quelque complaisance brouillonne, une crédulité systématique qui ne lui apporterait d'ailleurs pas plus que la froide rigidité de l'incrédulité. Ce dont il s'agit, c'est : d'être suffisamment préparé à identifier la souffrance de la victime du traumatisme, d'être pour la victime le témoin de la reconquête de l'intégralité de son histoire personnelle. D. L., C. V. La disparition de Claude Veil, le 22 novembre 1999, nous laisse brusquement démunis, en quête des traces de nos échanges, des moments et des travaux partagés. Rassembler les images, les mots pour tenter de saisir celui qui aujourd'hui se dérobe. Chacun construit son souvenir, accroché à ce que Claude nous a donné. Sa générosité, son attention et son respect de l'autre, sa rigueur et son exigence aussi, ont soutenu pour beaucoup d'entre nous, nos réflexions et nos pratiques. Loin des écoles de pensée construite sur des clivages plus stratégiques qu'épistémologiques, lon des guerres disciplinaires ou des corporatismes sclérosants, loin des mirages narcissiques. Claude savait réunir, favoriser la confrontation, l'échange et créer les conditions d'une pensée ouverte et féconde. Sa présence-absence nous accompagne pour poursuivre les travaux engagés avec lui et pour continuer sur le chemin qu'il nous a aidé à trouver-créer. Références bibliographiques (1) BARROIS (Cl.) Le traumatisme second : le rôle aggravant des milieux socio-profesionnel, familial, médical, dans l'évolution du syndrome psychotraumatique Ann. Méd. Psychol., 1998, 156, 7, pp. 487-492. (2) BLAISE (J.-L.) Traumatisme crânien : blessure sociale Handicaps et inadaptations, 1997, 75-76, pp. 5-20. (3) BOSCHER (A.) Une inaptitude iatrogène Psychiatrie Française, 1998, septembre (spec.), pp. 91-97. (Publié avec l'aimable autorisation de la Revue de Médecine du Travail). (4) a) CHERTOK (L.), GAULT (C.), SOBOUL (I.) & VEIL (Cl.) Les névroses post-traumatiques à la lumière de la psycho-pathologie sociale Proceedings of the XIVth international congress on occupational health, Madrid, 1963 - Excerpta Medica International Series no 63, pp. 1229-1232. b) VEIL (Cl.) & SIVADON (P.) Premières conclusions d'une recherche interdisciplinaire sur les incidences psychopathologiques des accidents du travail ibid., pp. 1684-1685. c) SIVADON (P.) & VEIL (Cl.) Aspects sociologiques et cliniques de la sinistrose C.R. du Congrès de Psychiatrie et de Neurologie de langue française, LXIIo session, Marseille, 1964, pp. 433-438. d) VEIL (Cl.) Quelques aspects psychopathologiques des traumatismes corporels Rev. Méd. Psychosom. & Psychol. Médic., 1966, 1, pp. 45-55. (5) COURT (P.) Itinéraires Psychiatrie Française, 1998, 1, pp. 24-30. (6) CROCQ (L.) Intervention de l'équipe psychiatrique lors des catastrophes Psychiatrie Française, 1998, 1, pp. 31-39. (7) GOFFMAN (E.) Stigmate. Les usages sociaux des handicaps Éd. de Minuit, Paris, 1975 (1re éd., en anglais : 1963), p. 15. (8) GOMEZ MANGO (E.) L'éthique de la reconnaissance in : DORAY (B.) et LOUZOUN (Cl.), Les traumatismes dans le psychisme et la culture Erès éd., 1997, pp. 289-291. (9) HIRIGOYEN (M.-F.) Le harcèlement moral Seuil, Paris, 1998, p. 195. (10) Le traumatisme crânien (numéro à thème) Handicaps et inadaptations, 1997, 75-76 (11) LHUILIER (D.) in : coll. - La recherche universitaire en psychologie, A.E.P.U. éd., 1996. (12) Mécanismes d'ajustement au stress Encycl. Méd. Chir., Psychiatrie, 1998, 37400C20. (13) Ministère du travail et des affaires sociales Circulaire DAS/DE/DSS no 96-428 du 4 juillet 1996 relative à la prise en charge médico-sociale et à la réinsertion sociale et professionnelle des personnes atteintes d'un traumatisme crânien. (14) POIROT-DELPECH (B.) Théâtre d'ombres Seuil, Paris, 1998, p. 206. (15) Psychosocial consequences of disasters. 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