Je dépen$e, donc je suis» : est

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Dissertation philosophique
portant sur le thème
«Je dépen$e, donc je suis» : est-ce le cogito du XXIe siècle?
Préparé par
Justine Desjardins
Dans le cadre du
concours collégial de philosophie
Présenté à
Remis le 18 avril 2005
Cégep de chicoutimi
Autrefois, les philosophes se déchiraient à savoir sur quoi ils pouvaient baser leur
raisonnement. Celui ayant tiré une conclusion de ces recherches fut Descartes. Maître de
la déduction logique, il passa au peigne fin chacun des éléments constituant notre réalité.
D'un point de vue idéaliste, même l'existence de la matière était mise en doute : on
pourrait tout simplement «halluciner» ce qui nous entoure, et que le site réel des objets
soit entre nos yeux et notre nuque. Tout comme un rêve la nuit nous fait croire que son
contenu s'est réellement produit, Descartes posa l'hypothèse selon laquelle la réalité est
un rêve sans fin. Même les notions géométriques et mathématiques furent remises en
question. Plus tard dans sa réflexion, il réalisa qu'une chose était sûre : c'était que durant
son raisonnement, il pensait. Le fait qu'il pense prouvant son existence, il en déduisit une
phrase qui révolutionna le monde philosophique: «Je pense, donc je suis». Or, dans le
contexte actuel, à l'ère où la consommation est presque un devoir de citoyens, un hobby,
dans certains cas même une profession et où les centres commerciaux sont devenus des
point de rencontres, des endroits où on va entre amis et où on peut dîner aussi (et ce,
même les soirs de semaine et le dimanche), on pourrait tout aussi bien dire que la
possession de biens régit notre identité. D'où l'affirmation « Je dépense, donc je suis».
Mais est-ce bien là le nouveau fondement de notre société? Selon moi, la mentalité
actuelle est bel et bien régie par l'acquisition de biens.
D'abord, je crois que cet état de fait a toujours été observable, mais à bien
moins grande échelle. En effet, l'Homme a toujours eu la conviction inconsciente que
posséder quelque chose aux caractéristiques enviables transfère ces bienfaits au
propriétaire. Cette tendance est similaire au processus de nutrition: ingérer un fruit rempli
de vitamines donne à celui qui l'avale les bienfaits caractéristiques des nutriments en
question. Ce fait est vrai aussi au sens plus figuré pour les guerriers qui jadis conservaient
les armes de leur valeureux adversaires afin d'acquérir en quelque sorte ce même courage,
ou pour la petite fille contemporaine qui vole la tuque de la fille la plus populaire en
pensant devenir la plus aimée à son tour. En fait, dans la société actuelle, les
caractéristiques qu'on tend à vouloir acquérir n'étant plus le courage, on tente d'adopter
celles que les médias diffusent, soit toutes celles en rapport avec l'apparence. Où que l'on
aille, publicités et centres commerciaux affichent aubaines et tendances nous invitant à
être quelque chose, mais pas n'importe quoi. On ne nous demande pas de nous accomplir
en tant qu'individu, de faire du mieux que nous pouvons, de garder la forme pour notre
santé. Non. Car ce serait tourner le regard du potentiel consommateur vers un
investissement dans sa personne au lieu de dans un magasin. On veut nous comparer
constamment avec les acteurs et actrices de la télévision, les top models, les jeunes
chanteurs talentueux au succès prématuré...c'est pourquoi ils sont partout, avec leur beaux
yeux bien maquillés, leur silhouette gracieuse, leurs vêtements à la mode, leur famille
modèle et leur voiture de luxe. Ils nous guettent, et ils nous connaissent assez bien pour
nous faire oublier ce qu'on est et pour nous initier à leur secte de perfection et de
stéréotypes. Mais pourquoi ces icônes en sont-ils venus à s'en prendre à la race humaine,
à la dominer?
Cette culture inculquée s'intègre à notre système de valeur en nous bombardant
d'icônes et de modèles de vie prédéfinis, et on en vient au point où tous ces éléments
superficiels sont devenus la notion populaire de ce qui est bien pour nous: on en vient à
croire que paraître est l'essence même d'être, et c'est cela même qui motive un besoin de
posséder toujours plus de ces accessoires miracle. Une théorie de Freud peut s'appliquer
par extension à la présente situation: chaque nouvelle acquisition procurant le plaisir
d'avoir fait un pas de plus vers l'acceptation générale, le surmoi freudien1 récompense
l'action par un sentiment de fierté. En effet, si on suit cette ligne de pensée, notre Surmoi
intègre ces notions si souvent répétées à celles qui le régissent. Ainsi, on achète tel
cosmétique pour être belle; telle marque de rasoir pour être irrésistible ; telle sorte de
bière pour être populaire et branché. Et on y croit!
Mais en réalité, il est plus question de paraître que d'être.
On peut donc justifier la consommation en tant que média entre le monde et nous,
dans l'optique où elle nous fait paraître d'une certaine manière dans notre environnement.
Mais pourquoi attribuer une telle importance à l'acquisition constante de tous ces biens?
Selon Hachette, dépenser est synonyme2 de consommer, débourser, manger, vivre bien,
vivre en grand seigneur, vivre largement, vivre sur un grand pied. Par juxtaposition de
ces termes, on remarque l'usage du verbe «vivre». Cette association d'idées fait prendre
au verbe «dépenser» une profondeur vitale. En effet, celui qui dépense se procure des
biens, qu'il pourra plus tard se vanter d' avoir. Or, toute personne a quelque chose, que ce
soit un corps, une télévision ou un ami. Sans ces possessions, quelle qu'en soit l' utilité
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1. Selon Freud: Dimension du psychisme d'un individu qui domine ce dernier
2. Nous n'avons ici sélectionné que ceux pertinents à la présente réflexion
ou le degré de nécessité, affirmer que vivre sans avoir est possible s'avère inimaginable :
associé à des éléments fondamentalement vitaux, le verbe avoir ne peut donc pas se
dissocier
du
verbe
vivre.
On
pourrait
dire
«Je
dépense,
donc
je
vis».
De plus, quelqu'un qui affirme avoir une belle vie possède bien souvent beaucoup d'amis,
une famille équilibrée, un conjoint, des enfants, etc. Si vivre est avoir, bien vivre serait
donc posséder la vie (la sienne) et par extension, celle des autres. Celui qui met de
l'argent et du temps à profit pour loger, nourrir, ou amener dîner ces personnes
«acquises» les juge presque comme un investissement, puisque grandes sont les chances
de recevoir en retour. Notre conception de l'avoir en vient donc à juger les personnes
humaines comme étant des possessions!
À l'aube du XXI ième siècle, on peut donc par maints exemples prouver que
l'avoir est au centre de notre conception de l'être, jusqu'à confondre toute définition.
Avec le temps, on en est venu à penser que la consommation est un phénomène normal et
incontournable. Mais selon moi, il ne devrait pas en être ainsi.
Bien que je sois consciente que la société actuelle conçoit l'être par rapport à
l'acquisition de biens, je suis d'avis qu'être est bien plus qu'avoir. En effet, dire qu'on n'est
pas avant d'avoir acquis quelque chose, c'est dire qu'un bébé naissant n'est pas; dire que
dépenser est un média de l'être insinue que tous les sans-abris et démunis ne sont pas. Or,
se peut-il qu'une distinction soit si injustement tirée entre ce qui (osons) mérite d'être et
ce qui ne le mérite pas? Et ne serait-ce pas une insulte à la vie que de la juger par rapport
à des objets, à des faux besoins à combler?
En effet, lorsqu'on dépense de l'argent, cet agent est perdu en quelque sorte et
prend la forme du bien acquis. Or, tel que stipulé plus haut, acheter procure un plaisir
éphémère. Investir dans quelque chose, c'est donc se faire plaisir. Mais mettons ici
l'emphase sur le mot éphémère, puisque en effet l'extase ne peut durer indéfiniment: tout
bien matériel ayant une portée extérieure à l'être, ce bien est susceptible de détérioration,
de vol ou autre. Cela peut rendre l'humain fébrile à l'idée de pouvoir perdre ses avoirs,
insécurité visible par tous les cadenas, systèmes d'alarme et encadrement auxquels sont
soumises nos possessions chéries. Or, a-t-on déjà cadenassé un trait de notre personnalité,
une caractéristique de notre être? Non. Nous allons même jusqu'à vouloir exposer nos
traits moraux ou intellectuels, à les partager, et certains par leur grande qualité vont être
volées (ou plutôt adoptées) sans que le propriétaire d'origine ne s'en sente brimé.
Être est donc bien plus qu'avoir: un objet acquis est statique et ne peut se mouvoir
ou devenir plus qu'avec l'intervention humaine, sans laquelle il est voué à l'inertie. L'être,
lui, est voué par défaut à une constante évolution qui est naturellement enclenchée par le
processus de croissance et qui est catalysée par les interactions de l'être dans le monde:
l'être est influençable, doté de conscience et donc capable de réaliser ce qu'il est et ce qu'il
pourrait être. L'acquisition a donc sa place dans l'évolution, du moment où elle en est une
d'ordre psychologique, intangible.
En résumé, je crois qu'il est vrai de dire que la société actuelle croit être parce
qu'elle consomme, parce qu'elle a. La consommation: on travaille pour pouvoir s'en
procurer les délices, puis on utilise le reste de nos temps libres pour la magasiner, en
utiliser les fruits ou la planifier. Nos dépenses sont donc au centre de notre quotidien, au
point où on les confond avec ce qui gère ce quotidien, c'est-à-dire l'Homme. La
consommation crée une dépendance qui fait que l'on peut s'identifier à elle : on pourrait
dire «je suis consommateur» comme on dit «je suis cocaïnomane». En effet, avec
l'avènement de la technologie, les gadgets sur le marché deviennent des prothèses pour
combler des besoins inventés de toute pièce. Mais il serait temps de réévaluer ce qu'est un
besoin de nos jours, et pour cela, il faudrait que l'Homme se trouve une finalité autre que
de paraître, d'avoir. Avec l'avènement de la simplicité volontaire, de la consommation
responsable, peut-être notre génération n'est-elle pas vouée à s'enivrer de biens pour
oublier qu'elle est sans ceux-ci...
BIBLIOGRAPHIE
FROMM, Erich, Avoir ou être; un choix dont dépend l'avenir de l'homme, «Réponses»,
1976, 243 pages
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