L`esprit sociologique

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Mom
This plant is just for you
For all the things you do
I had a special plan
To do the very best I can
I finished it with love and
care
A mom like you is rare
I wanted you to know
That I love you so!
Happy Mother’s Day
DATE LIMITE : 16 JUIN 2006
La mère et la création dans la littérature et la culture françaises et francophones
‘La mère et la création dans la littérature et la culture françaises et francophones'
Un colloque international à l'Université d'Edimbourg du 8 au 10 décembre 2006
Invitées d'honneur: rofessor Mairéad Hanrahan, University College London
Professor Lucille Cairns, University of Durham
‘Je me disais qu'on n'écrit que pour sa mère, que l'écriture et la mère ont partie liée'
François Weyergans, Trois jours chez ma mère (Prix Goncourt, 2005).
Pour certains, comme l'indique Weyergans, la mère est source d'inspiration. Pour d'autres, la relation entre la mère
et le texte est plutôt ambiguë. La mère est en effet souvent ressentie comme menaçante, un monstre de
dimensions mythiques qui dévore ses enfants. Cette ambivalence se reproduit également au niveau métaphorique:
la mère est à la fois source de création et force étouffante et destructrice. Des métaphores de fertilité et de stérilité,
de régénération et d'avortement abondent dans la littérature ainsi que dans d'autres formes culturelles.
Il nous semble que la figure de la mère est souvent prise comme donnée et que les tensions qu'elle incarne
méritent une attention publique.
Ainsi, ce colloque a pour but d'examiner la productivité de la mère dans la genèse de représentations textuelles et
culturelles.
Nous invitons des propositions sur tout aspect du thème du colloque tirées de toute période ou discipline dans les
études francophones ou françaises et qui peuvent inclure, mais ne sont pas limitées aux aspects suivants :
- la mère négligente/jalouse/protectrice à l'excès
- lectures psychanalytiques de la mère
- la fertilité/la stérilité
- les origines et la genèse
- naissance et régénération
- la mère comme source d'inspiration/ la mère profanée dans l'écriture.
Prière d'expédier par courriel, avant le 16 JUIN 2006, votre projet d'intervention en 300 mots aux deux
organisatrices :
Dr Sarah Joseph: [email protected]
Dr Catriona Cunningham: [email protected]
Adresse : School of Literatures, Languages and Cultures University of Edinburgh 60 George Square Edinburgh
EH8 9JU ECOSSE.
L'esprit sociologique
Bernard Lahire (2005)
Bernard LAHIRE, L'esprit sociologique, Paris, La Découverte, coll.
"Textes à l'appui/Laboratoire des sciences sociales", 2005
Bernard Lahire
Bernard Lahire est responsable de la Section de « Sociologie et
économie » à l'ENS Lettres et Sciences Humaines, et Directeur du
Groupe de Recherche sur la Socialisation (UMR 5040, CNRS),
responsable de l'axe de recherches « Cultures, dispositions, pouvoirs
».Professeur de sociologie, il est l'auteur notamment de Tableaux de
familles (Gallimard/Seuil, 1995) et de L'homme pluriel (Nathan,
1998). Récemment, il a publié L'Invention de l' "illettrisme".
Rhétorique publique, éthique et stigmates (La Découverte, 1999),
Portraits sociologiques (Nathan, 2002) et La culture des individus (La
Découverte, 2004)
Pour en savoir plus :

La page personnelle de Bernard Lahire sur ce site
Quatrième de couverture
Si toutes les théories du social peuvent a priori prétendre à l'égale dignité scientifique,
c'est uniquement dans la mesure où celles et ceux qui les mobilisent acceptent de
s'imposer un haut degré de rigueur argumentative, de contrainte méthodologique et de
sévérité empirique. Or, à bien considérer l'état réel des productions sociologiques, cele
est rarement le cas, les différences théoriques ou interprétatives recouvrant souvent des
niveaux très différents d'exigence scientifique.
Mais qu'est-ce que penser et connaître en sociologue ? Et pourquoi un regard scientifique
sur le monde social est-il si important à construire, à défendre et à transmettre ? Voilà
des questions auxquelles Bernard Lahire s'efforce de répondre dans un livre animé par le
désir de dire, le plus précisément possible, ce que fait le sociologue pour produire une
connaissance savante sur le monde social.
Issu d'une réflexion sur le travail d'interprétation sociologique mis en oeuvre sur des
données de nature différente (données d'observations, entretiens, documents écrits,
données quantitatives), ce livre aborde des questions centrales dans l'apprentissage de
l'esprit sociologique : la description, l'interprétation et la surinterprétation, l'usage
sociologique des analogies, les rapports entre objectivation sociologique et critique
sociale, entre l'ordre de la pratique et l'ordre du discous, entre sociologie et littérature,
etc.
Et s'il fallait absolument l'affilier à un genre particulier, un tel ouvrage entrerait sans
doute, de par sa tonalité critique et sa volonté d'expliciter sans détour ce qu'est la
connaissance sociologique mais aussi ce qu'elle n'est pas, dans la catégorie des antimanuels.
Table des matières
Remerciements
INTRODUCTION : Esprit sociologique, esprit critique
I / DÉCRIRE, INTERPRÉTER, OBJECTIVER
Chapitre 1 : Décrire la réalité sociale
Nature de la description
L'impossible exhaustivité descriptive et l'illusion réaliste
Les modalités des pratiques
Ni positivisme ni dissolution du réel
Chapitre 2 : Risquer l'interprétation
Les droits et devoirs de l'interprète
Qu'est-ce qu'une surinterprétation ?
Les décrochages interprétatifs
La société de consommation
La leçon d'écriture
Les décalages non contrôlés entre chercheurs et enquêtés
La surabondance d'exemples trop « parfaits »
Entre catégories savantes et catégories ordinaires
Des exemples sur mesure
Le statut ambigu des photographies
Les interprétations et leurs limites de pertinence
Chapitre 3 : Sociologie et analogie
Des règles sans terreur
Les usages ordinaires de l'analogie
Du degré d'extension analogique
Contre le fétichisme linguistique
Analogie, comparaison, idéaltype
Le foisonnement analogique en sciences sociales
Métaphore vive ou morte
Lorsque la métaphore disjoncte
Politique et éthique scientifiques
Chapitre 4 : Splendeurs et misères d'une métaphore : « La construction
sociale de la réalité »
Lieu commun n° 1 : La construction sociale n'est qu'une construction symbolique et
subjective
Lieu commun n° 2 : La sociologie ne doit étudier que les constructions du sens commun
Lieu commun n° 3 : Les constructions sociales sont des créations intersubjectives
permanentes
Lieu commun n° 4 : Ce qui a été construit par l'histoire peut facilement être déconstruit
et reconstruit autrement
Lieu commun n° 5 : La science est une construction sociale de la réalité comme une
autre
La critique des lieux communs est-elle raisonnable ?
Chapitre 5 : L'esprit sociologique de Michel Foucault
Foucault comme garde-fou
Un philosophe à l'esprit sociologique
Les plis subjectifs du social
Chapitre 6 : Objectivation sociologique, critique sociale et disqualification
L'effet pervers de l'objectivation des stratégies
Objectivation et disqualification
II / CE QUI SE FAIT, CE QUI SE DIT, CE QUI S'ÉCRIT
Chapitre 7 : Logiques pratiques : le « faire » et le « dire sur le faire »
De l'innommé à l'institué
Moyens et fins
Pratiques et récits de pratiques
Récits d'enfants de milieux populaires
William Faulkner et la mise au jour de la fiction narrative
Des chiens plus « chiens »…
Logiques méta-discursives et logiques pratiques
Le travail du sociologue
Chapitre 8 : Sociologie et autobiographie
L'autobiographie renouvelée de l'intérieur : le cas Hoggart
Où est « la vérité » de l'autobiographie ?
De l'amas de données au corpus théoriquement construit
Comment interroger l'autobiographie ?
Chapitre 9 : Sociologie et littérature
Pillages des textes littéraires, exercices sur littérature et sociologies implicites
La sociologie implicite de Georges Simenon
Ruptures de routine et crises de croyance
Lettre à mon juge
Les Volets verts
Le difficile mariage des dispositions : Agar, d'Albert Memmi
L'insoutenable unicité de l'être : Un, personne et cent mille, de Luigi Pirandello
L'individu saisi par le social : Feu Mathias Pascal, de Luigi Pirandello
III / DISPOSITIONS, DISPOSITIFS
Chapitre 10 : Prédispositions naturelles ou dispositions sociales ?
Quelques raisons de résister à la naturalisation de l'esprit
Sociologie et anti-sociologie de la connaissance
De la cire molle à la nature active
Pré-dispositions innées ou dispositions socialement constituées ?
Les fondements naturels de la religion : quand la nature sélectionne la culture
Qu'est-ce qui est « séduisant » pour l'esprit humain ?
Comment fabriquer de l'invariance ?
Des principes cognitifs trans-domaines ou spécifiques à chaque domaine ?
Compartimentage cognitif et compartimentage social
Vers une sociologie génétique et dispositionnaliste de la socialisation
Chapitre 11 : Dispositions et contextes d'action : le sport en questions
Généralistes et spécialistes
Surinterprétations et mauvais traitements
Un programme d'étude dispositionnaliste et contextualiste
Un possible renouveau de la sociologie de l'éducation
Chapitre 12 : Fabriquer un type d'homme « autonome » : analyse des
dispositifs scolaires
Rapport au savoir, rapport au pouvoir
Les cadres d'une recherche
Autonomie politique et autonomie cognitive
Dépersonnalisation du savoir et du pouvoir
Obstacles et stigmatisation
CONCLUSION : UN MÉTIER À DÉFENDRE ET À TRANSMETTRE
Chapitre 13 : Une astrologue sur la planète des sociologues ou comment
devenir docteur en sociologie sans posséder le métier de sociologue ?
Un point de vue d'astrologue
Des commentaires astrologiques
Point de vue normatif et envolées prophétiques
L'astrologie est une science, voire la plus grande des sciences
L'astrologie victime d'un consensus socioculturel et de la domination de la « science
officielle»
L'argument relativiste
Le mauvais traitement de la sociologie
Contresens et mauvais usages
Des propos a-sociologiques et parfois anti-rationalistes
Refus de toute objectivation
Un étrange discours de la méthode
Les « données » : anecdotes de la vie personnelle, médiatique et mondaine d'Élizabeth
Teissier
Une écriture boursouflée et creuse
Ce qui nuit réellement à la discipline
Chapitre 14 : Vers une utopie réaliste : enseigner les sciences du monde
social dès l'école primaire
Les sciences du monde social : un modèle éducatif complet
Quelques obstacles à franchir
L'accoutumance aux différentes formes de l'enquête
L'objectivation ethnographique
L'objectivation « statistique »
L'entretien sociologique : un exercice démocratique
La nécessité historique de l'enseignement des sciences du monde social
Bibliographie
Index thématique et conceptuel
Index des noms propres
4 - La métaphore d'après Joas
Or précisément, et c'est encore par là que sa position intéresse la théorie littéraire, mais sous
un autre point de vue, Hans Joas excelle à montrer comment les inspirateurs ou les initiateurs
des sciences sociales ont dû recourir à des métaphores de la créativité.
Là où l'on dirait communément que l'expression ou la révolution sont des formes ou des
espèces de l'action, Joas affirme : ces termes et ces idées sont des métaphores de l'agir
humain. Même s'il ne tire pas toutes les conséquences de cette position audacieuse, il entend
par là manifester l'opération même de la pensée en présence de l'agir, une opération poétique,
qui interpréterait l'action comme invention et qui figurerait cette invention comme, par
exemple, l'expression de soi-même ou la transformation instantanée de ce qui est en ce qui
doit être.
En effet, dirons-nous en prolongeant son intuition, la pensée spéculative relève des liens
rationnels qu'elle suppose déjà institués dans le monde réel ; elle classe les choses, les êtres et
les événements ou bien elle met au jour des relations supposées existantes entre eux, comme
le lien de causalité. Mais, dans la métaphore, la rationalité, une certaine rationalité, est décidée
et assumée par l'esprit pour son propre compte : elle n'attend rien des choses elles-mêmes ;
elle appartient aux initiatives de la pensée ; elle est joueuse et créatrice ; elle se produit au sein
de la langue ; elle exerce le libre arbitre de l'homme à l'égard de la réalité.
5 - Les métaphores de l'agir humain
Joas distingue d'abord deux groupes de ces métaphores, développées dans la période qui
s'étend de 1750 à 1850, et auxquelles il assigne principalement deux noms, celui de Herder
pour la métaphore de l'expression et celui de Marx pour celles de la production, du travail et
de la révolution.
Pour penser l'action en société comme une création non conditionnée, ces précurseurs ont dû
la représenter sous des images dont chacune « traduit une tentative pour ancrer la créativité
humaine dans l'un au moins des trois modes du rapport au monde. L'idée d'expression décrit
la créativité relativement, avant tout, au monde subjectif de celui qui agit. L'idée de
production rapporte la créativité au monde objectif, au monde des objets matériels, comme
condition et moyen de l'action. L'idée de révolution, enfin, suppose la possibilité d'une
créativité humaine appliquée au monde social [...] » (p. 79-80). Chez Herder, l'inventivité de
l'action se décrit à travers la spontanéité géniale d'une expressivité qui, à la limite, n'exprime
rien d'autre qu'elle-même et que son propre développement ; chez Marx, la même idée
emprunte des voies également suggestives : le travail est le mode non prédictif de la
production humaine des choses et de l'humanité, et « l'agir révolutionnaire est avant tout un
agir-dans-la-liberté ; il peut désigner aussi bien l'acte d'instauration d'une telle liberté, que
l'acte accompli dans les conditions de liberté ainsi instaurées » (p. 125).
Bref, « depuis le milieu du XVIIIe siècle, l'idée des possibilités créatrices attachées à l'agir
humain a [...] engagé la pensée dans des voies nouvelles et décisives » (p. 79), mais le concept
de cette intuition aurait été si difficile à envisager, à constituer et à unifier que ces penseurs
l'auraient développée sous des formes métaphoriques.
Ainsi d'une certaine manière, d'abord difficile à accepter, Marx aurait-il fait la théorie du
travail et celle de la révolution à défaut de développer une réflexion entièrement unifiée et
rigoureuse des relations sociales : s'il y a chez lui au moins deux métaphores de l'agir et si en
effet elles s'articulent difficilement entre elles, ce serait à défaut d'une conceptualisation qui
subsumerait les deux aspects de la réalité sociale sous la seule notion claire et compréhensive
de l'agir humain.
6 - Métaphore du travail, travail de la métaphore
Quoi qu'il en soit, il faut saluer cette interprétation qui procure déjà au moins deux
ouvertures : d'une part, sur la difficulté qu'il y a, dès qu'on veut dépasser les positivismes et
les normativités, à penser l'agir humain autrement que par des images et, d'autre part, sur le
champ que cette interprétation ouvre à toute pensée de l'action qui voudrait se présenter
comme une poétique.
En effet, et sans doute dans la mesure où pour lui la métaphore est une pensée parcellaire et
formée au défaut d'un concept, Joas ne développe pas son intuition autant qu'on le
souhaiterait. Car il ne se préoccupe pas vraiment de la nature poétique de ces images dans
Herder, dans Marx et dans ceux qui s'en sont inspirés. Par exemple, en quoi exactement la
production travailleuse est-elle une métaphore de l'action, et quelles conséquences ce fait
emporte-t-il avec lui ?
Esquissons certaines réponses à travers une sorte d'analyse de poétique qui tiendrait les
images pour autre chose que des « essais tâtonnants » et que le produit d'une relative
incapacité à penser.
Le rapport entre les deux niveaux de l'agir et du travail est loin d'être évident et même il
n'existe que par l'effort de l'image marxienne à constituer, de manière implicite et suggestive,
et elle-même inventive, des liens jusque là non établis : de même qu'il y a dans l'expression
(herdérienne) une invention de soi ou dans la conduite de la guerre à l'instar de la politique
(selon Clausewitz...) une stratégie productrice d'événements et de sens, de même dans le
travail l'homme produit de nouveaux objets qui, au sein de ce processus, lui opposent leur
propre objectivité et le concrétisent ainsi lui-même.
Mais observons que c'est le travail qui en est éclairé et non l'inverse, qu'il en acquiert une
dignité inattendue et un sens entièrement nouveau : là où l'on voyait des opérations
épuisantes, machinales et dépourvues de signification, voilà que Marx découvre une fonction
dans l'humanité et dans son histoire.
Ce qui peut troubler dans Joas, c'est donc non seulement l'idée de ces métaphores mais la
direction dans laquelle il les fait travailler. Toute métaphore oriente le rapport de ses deux
termes selon l'une des deux orientations possibles, mais, si la pensée de Joas travaille à
l'inverse de celle que l'on peut présumer chez Marx, elle n'est pas forcément infidèle à la
pensée marxienne.
Pour Joas en effet, c'est l'agir social qui était et qui est encore à penser et c'est sous cette
dynamique qu'il voit la métaphorisation marxienne. Celle-ci opérerait une transposition et/ou
une spécification, un processus de compréhension, portant du domaine plus général (trop
général...) de l'action au domaine plus restreint de l'économie. Ce faisant, Marx rapporterait
l'inventivité jugée plus abstraite et plus métaphysique de l'agir à celle présumée plus concrète
et plus immédiate de la production des objets, cela sans ôter pourtant à cette dernière son
caractère problématique.
Car si la métaphore, selon la nature propre de sa logique, rapporte telle chose ou tel fait à telle
ou tel autre pour faire connaître le premier terme par le second, le fait d'établir de telles
rationalités laisse nécessairement une sorte de reste : la métaphore est contingente, allusive et
équivoque ; le rapport qu'elle établit n'épuise ni la disproportion des choses entre elles et nous,
ni celle qu'elles entretiennent entre elles.
Rapportant une chose à une autre chose, on ne saurait donc réduire le caractère de réalité ni de
l'une ni de l'autre ; simplement on poursuit une action pour ainsi dire stratégique, qui consiste
à créer du sens, si peu et si précairement que ce soit, c'est-à-dire à constituer quelque ordre
humain fragile là où il n'y en a pas. Comme si la réalité ne pouvait être connue, pensée (et
opérée !) que par cette sorte de ruse qui agirait entre les choses et leur laisserait, ainsi qu'au
sujet humain de l'opération, cette obscurité qui leur est, comme à lui, essentielle : car à quoi
bon croire ou laisser croire que nous connaissons telle chose si au passage nous avons oublié
ce qui est à connaître, à savoir son statut de chose, et la propre altérité de nous-mêmes ?
Et, de fait, la métaphore marxienne de la production n'éluderait nullement la difficulté qu'il y
a à rapporter l'un à l'autre ces deux niveaux de l'activité créatrice, ni l'intérêt cependant qu'il y
aurait à penser ainsi l'agir par le travail, et inversement. On voit bien que le pouvoir propre de
théorisation de la métaphore et le caractère de sa probabilité consistent ici, comme il convient
à sa nature, dans le genre de rationalité qu'elle institue entre deux ordres de la réalité, et
notamment dans le fait que ce rapport, qu'on le considère dans l'un ou dans l'autre sens
affectable à sa dynamique, écarte par là toute tentation de réduction de l'un et l'autre objet (le
pragmatique ou le politique au sens large, et l'économique) au statut d'une entité simple et
connaissable en soi : car toute théorie qui couperait la production économique d'une
conception générale de l'inventivité de l'agir ramènerait en effet l'économie au rang des
réalités trop objectivement envisagées pour que la pensée et l'action, la pensée de l'action,
puissent avoir sur elles la moindre prise effective en vue d'une transformation. D'avance
l'homme marxien désavoue ainsi le caractère purement descriptif, abstrait et statique de
l'homo oeconomicus.
D'autre part, Joas attire l'attention sur le pathos attaché à ce « langage imagé, indirect,
néanmoins traversé d'accents enthousiastes » (p. 79). Mais il ne souligne pas combien
justement ces traits constitutifs de la métaphore confèrent à la théorie marxienne du travail,
mais aussi bien à la théorie de l'expression selon Herder, une puissance de suggestion et
d'action : car il ne suffit pas de penser l'agir, il faut que cette pensée se développe elle-même
de manière active et efficiente.
On voit par là comment l'intuition de Joas selon laquelle la révolution chez Marx est une
métaphore pourrait et devrait être développée. Comme métaphore et même comme mythe, le
concept de la révolution reçoit en effet un pouvoir de rupture qu'en lui-même il n'aurait
jamais, et l'écriture de Marx revêt ce caractère subversif que l'auteur du Manifeste et de La
Lutte des classes en France voulait lui imprimer et qui consonne si justement avec « la
créativité de l'agir ».
Ainsi, par exemple, si Joas relève à juste titre, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,
l'abondance et la force des métaphores célèbres empruntées au théâtre (p. 119), il ne va pas
au-delà de cette constatation qui pourrait pourtant lui ouvrir des perspectives sur les liens,
chez Marx, entre la lutte des classes et la guerre (« le théâtre des opérations... »), sur le
caractère dramatique de ces actions (l'incertitude, la péripétie), sur les accointances, les
échanges et les retournements significatifs entre les genres du dramatique (la tragédie et la
farce...), sur la notion ambivalente de l'histoire comme spectacle, sur l'humour de Marx : son
inventivité détonnante, son allegro si reconnaissable et cette gaieté sarcastique, tous ces traits
qui le rapprocheraient sans dommage du ton et du genre d'efficacité d'un Voltaire.
Enfin, si Joas montre très bien comment les deux métaphores de la Révolution et de la
production travailleuse s'articulent difficilement entre elles dans Marx, il ne considère pas
vraiment que c'est précisément en raison de leur nature et de leur rationalité de métaphores.
En effet, si la critique marxienne du travail aliéné dans le système de la production capitaliste
repose bien sur l'idée et l'exigence de ce que serait authentiquement le travail (p. 102), l'une et
l'autre se forment dans la logique qu'entretiennent, de manière allusive et en quelque sorte
souterraine, les métaphores marxiennes, celle de Herder et l'idée générale de l'agir humain.
Mais cette logique, qui travaillait la théorie de la production par celles de l'expression et de
l'action, s'inverse bientôt et Marx est « conduit à assimiler la créativité de l'agir à ce mode
d'agir particulier qu'est le travail productif » (p. 105).
Pour ainsi dire, Marx perd le contrôle de sa métaphore : il renverse l'ordre des deux termes, il
absolutise le terme du travail, il en fait le modèle réducteur de tout l'agir humain. En même
temps, un autre sujet de la production vient prendre la place du travailleur et, par là, de la
subjectivité humaine : c'est le capitalisme, qui apporte avec lui dans la métaphore l'idée, les
évocations et les contre-valeurs de ses déterminismes et de ses fatalités (p. 108) : « Plus la
construction théorique s'articule de manière cohérente sur le capitalisme, conçu comme un
système se produisant et se reproduisant lui-même, moins il paraît légitime d'attendre que les
personnes réelles parviennent, par leur action, à transformer ou à abolir ce système - or c'est
précisément cette attente que le texte marxien, dans son intention performative, veut
susciter. »
Ainsi, indique Joas (p. 124), il faudra que, par la suite, Gramcsi, Arendt ou Castoriadis
produisent tous leurs efforts (je dirais aussi : leurs propres métaphores, à répertorier et à
travailler par la poétique) pour rétablir dans ses droits l'inventivité de l'agir humain et
notamment de l'agir révolutionnaire, au prix de la correction, de l'abandon ou de la révocation
plus ou moins explicites du modèle marxiste. Ici, Joas pourrait nous dire que les systèmes
métaphoriques sont instables par nature, que cette dérive appartient à la poétique et à
l'économie (à l'économie poétique) de l'écriture marxienne, et que celle-ci paie ainsi la
contrepartie de la force suggestive de sa métaphore.
Mais que gagnerions-nous donc par là dans la compréhension de Marx et dans la
compréhension des sciences de l'homme et de la littérature ? Pourquoi pas ceci : Marx est un
écrivain, qui s'offre nécessairement comme tel aux chances mais aussi aux risques et périls de
l'écriture. Chez lui, c'est aussi l'allégresse inventive de la phrase qui dément la dérive
déterministe de la métaphore et de la pensée ; et si celle-ci tombe dans certaines apories, c'est
aussi comme Flaubert ou Mallarmé tombent dans les leurs.
Dès lors l'écriture est une métaphore de l'agir créatif ; elle comporte ses propres lois de la
création comme action, inventées chaque fois ; elle agit dans l'histoire ; elle porte ses enjeux
dans les sciences de l'homme et jusque dans la philosophie.
7 - L'art comme métaphore de l'agir humain
Or justement, selon Joas, l'une des grandes métaphores de l'agir humain est celle de l'art.
Ici la figure dominante est celle de John Dewey (p. 149) : « Il se dresse, avec des accents
proprement polémiques, contre l'idée qu'une théorie esthétique doive trouver son point de
départ dans les oeuvres d'art achevées, telles qu'elles nous sont présentées dans les musées.
[...] il veut, de façon encore plus radicale, dégager la dimension esthétique de toute expérience
humaine. »
Dans cette perspective, on retrouve les deux directions de la métaphorisation, sans que, là
encore, Joas développe la nature métaphorique de la relation. Selon la première, l'agir humain
se trouve représenté, de manière privilégiée, dans l'activité artistique ; dans l'autre, l'art paraît
absorber et réaliser finalement le tout de l'agir, à savoir le libre et entier exercice de sa
créativité et sa propriété à donner un sens à chaque agir (p. 151) : « La spécificité de l'art,
selon Dewey, tient à ce qu'il se donne explicitement pour but ce qui, dans les autres modes
d'action, ne peut être qu'un produit dérivé, recherché de manière non intentionnelle ou
seulement accessoire. Le caractère achevé et chargé de sens de l'expérience devient la fin
directement visée dans la création artistique. »
Métaphore en action de l'agir humain en général et de manière plus accomplie que, par
exemple, l'expression, la production et la révolution, métaphorisation aussi des expériences
ordinaires de notre vie et offerte comme telle à nos appropriations, chaque oeuvre serait en
son moment, de production et de contemplation, le modèle compréhensif et concret d'une
connaissance de cet agir mais aussi la concrétisation d'une aspiration « à une société dans
laquelle les individus auraient la possibilité d'agir d'une façon sensée, c'est-à-dire de telle
manière que tous les actes partiels soient traversés par la signification de l'acte global, et que
l'action individuelle soit perçue comme partie d'un agir supra-individuel » (p. 150).
Bien sûr, les oeuvres de la littérature sont loin de présenter cette perfection et, au contraire,
s'agissant des productions contemporaines, on pourrait être frappé par leur caractère délibéré
d'incohérence et d'inachèvement. C'est déjà cette évidence qui arrêtait Ricoeur à un moment
décisif de sa théorie du récit : « Peut-être sommes-nous les témoins - et les artisans - d'une
certaine mort, celle de l'art de conter, d'où procède celui de raconter sous toutes ses formes.
Peut-être le roman est-il en train lui aussi de mourir en tant que narration. » (Ricoeur
P. :Temps et récit, II La Configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 48.) Seul
un acte de confiance en l'avenir du récit lui permettait de poursuivre.
Néanmoins, l'idée de Dewey et de Joas pourrait nous inciter à considérer telle ou telle
production de la littérature comme « non pas le tout d'une oeuvre parfaite, mais le tout d'une
expérience complète » (p. 149). Changeant d'inspiration, la poétique abandonnerait déjà l'idée
d'une perfection formelle de structure ou de fonctionnement pour celle d'une action qui ne
relèverait plus que de son projet créatif, de sa loi immanente de développement, de la seule
juridiction finale de cette loi. Nous ne sommes pas très loin du programme que Sartre s'était
formulé à l'égard de Flaubert, à la différence que ce programme justement visait Flaubert et
non pas Madame Bovary, et qu'il ne put être complètement rempli. Nous ne sommes pas loin
non plus des travaux de la critique génétique, quand ils recherchent les traces d'une
expérience humaine de l'écriture et de ses gestes.
8 - « La vie » comme métaphore de l'agir
Entre les trois métaphores qu'il groupe sous les noms de Marx et de Herder et celle de l'art
selon Dewey, Hans Joas intercale le mouvement connu en Allemagne et en France sous le
nom de « philosophie de la vie » (Lebensphilosophie), auquel il attache principalement les
noms de Schopenhauer, Nietzsche et Bergson. Toujours avec audace mais sans plus
s'expliquer sur le fait et le fonctionnement de cette métaphore, il soutient que, dans cette
perspective, « la vie » est encore une métaphore de la créativité de l'agir. Il en fait remonter
les origines aux « diverses tentatives qui, depuis la Renaissance, tendent à retrouver dans la
nature la marque du principe productif découvert dans la création esthétique » (p. 131).
Ainsi, depuis longtemps, profitant de l'ambiguïté du terme de « la vie » et s'alimentant aux
connotations étymologiques de la physis et de la natura, le mouvement d'une analogie portait
la pensée de l'art au monde cette fois, et l'idée de l'agir humain se trouvait attribuée
conjointement à l'intimité de chaque homme et à la réalité du cosmos, en tant que celle-ci fait
naître, pâtir et agir toute chose, et l'homme.
À l'égard de cette métaphore, Joas reste réservé (p. 136) « Certes [elle] préserve, quoique de
manière insatisfaisante, l'idée d'un fondement préréflexif de la création, ainsi qu'un sens
individuel irréductible aux significations collectivement reçues ; mais, face à une sociologie
classique qui de son côté réduit au minimum la part de la créativité dans l'action, la
philosophie de la vie n'est parvenue à tirer de cette métaphore qu'une métaphysique de la
créativité qui ne possède plus aucune racine dans l'action humaine. »
Ici encore on aimerait au moins esquisser une analyse de cette métaphore et louer l'intuition
qui la déclare comme telle. Découvrir que la notion de la vie est en fait une métaphore, c'est
entrer au coeur de la notion et de la philosophie de la vie, par le biais du vocable lui-même et
des enjeux qu'il porte dans la langue (dans les deux langues, allemande et française).
Polysémique et ambigu, le terme emporte ici avec lui le thème décisif de l'agir de l'homme
dans l'agir du monde, avec tout le pathos possible : les prétentions de la science en même
temps que leur dénonciation ; le ton du lyrisme et de la tragédie ; une nuance de défi au
monde et d'intimidation à l'égard du lecteur ; le mouvement ambivalent qui déporte la
réflexion du problème d'une certaine obscurité aux arcanes d'un mystère. Le mot exprime la
réalité du réel sous les représentations contradictoires de l'universalité et de l'intimité
personnelle, de l'altérité et de la propriété, de l'inhumain et de l'humain ; mais aussi il explique
cette fausse familiarité qui fait que nous nous accommodons le plus souvent de cette réalité et
qu'il faut une écriture terroriste (Nietzsche, Rimbaud, Kafka...) pour nous révéler l'altérité de
notre vie. En même temps, bien sûr et comme les autres, tout naturellement cette métaphore
expose la pensée aux approximations, aux équivoques et aux dérives d'une activité mentale
qui a pour principe et pour premier souci sa productivité et son expressivité propres.
Pour ce qui regarde la littérature, le livre de Hans Joas apporte presque exclusivement des
suggestions théoriques et générales, à préciser, à développer et surtout à spécifier. Mais ces
suggestions sont d'une très grande importance, car elles permettraient de situer les oeuvres
littéraires dans les actions que l'homme entretient comme être réel à l'encontre de la réalité.
Les faits de la littérature seraient des actes ; la poétique serait une pragmatique, non pas de la
communication mais de la créativité humaine.
Si nous joignons ce qu'il apporte de son côté au mouvement de réflexion qui se développe
actuellement au sein des sciences de l'homme dans le souci qu'elles ont de considérer ellesmêmes leur écriture, nous pourrions dégager les propositions suivantes, modestes et
provisoires :
1 - La réalité humaine, ici envisagée sous la perspective de la sociologie, ne se laisse pas
penser, en général, de manière simple, objective et unilatérale. Elle appelle des
conceptualisations qui respecteraient l'altérité très particulière qui est la sienne : comme toute
réalité, elle est d'abord irréductible à la pensée conceptuelle ; comme l'altérité de l'humain à
l'homme, elle propose le problème redoutable de la « disproportion de l'homme » à lui-même.
2 - Au défaut de ces conceptualisations, la raison de la poétique crée et développe les
multiples constructions de son propre logos. Ainsi les sciences de l'homme sont-elles comme
imprégnées du raisonnement poétique, qu'elles le reconnaissent ou non. Comme telles, leurs
oeuvres relèvent des notions et des techniques d'analyse et de compréhension de la poétique,
évidemment spécifiées selon le genre de ces oeuvres.
3 - Inversement, la littérature « pense », et elle est à penser comme telle. La poétique à
nouveau se spécifierait, comme celle des sciences de l'homme qui connaîtrait particulièrement
de la littérature. Car elle s'adresserait à la littérature pour faire apparaître, dans ses grands
traits (le mouvement de développement d'une oeuvre, la constitution du point de vue suivant
lequel ce mouvement se constitue...) comme dans le moindre (l'invention de telle image, de tel
terme, de telle formule grammaticale...), les processus de la connaissance, des actes, des
valeurs qu'elle développe de et dans l'humaine réalité.
Pierre Campion
Rennes
Bibliographie
Outre des indications sur le livre de Joas, je propose une esquisse de bibliographie concernant
la question de l'écriture des sciences de l'homme.
Delacampagne (C.) : « La "créativité" en question. Au carrefour de la sociologie et de la
philosophie, Hans Joas propose une nouvelle théorie de l'action », dans Le Monde des Livres,
2 juin 2000, p. IX.
Wieviorka (M.) : « Sociologie allemande : le retour du sujet », dans Le Monde des Débats,
n° 13, avril 2000, p. 35. Dans le même article, M. Wieviorka rend compte du livre d'Axel
Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, trad. par P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000.
Revue Communications : « L'écriture des sciences de l'homme », dir. Martyne Perrot et
Martin de la Soudière, Paris, Le Seuil, 1994, n° 58.
Revue Critique, « Claude Lévi-Strauss », Paris, Minuit, janvier-février 1999, n° 620-621.
Revue Europe, « Littérature & Philosophie », Paris, janvier-février 2000.
Affergan (F.), La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, 1997, Paris, Albin
Michel.
Augé (M.), La Guerre des rêves. Exercices d'ethno-fiction, 1997, Paris, Le Seuil.
Campion (P.), « La notion de fiction dans l'anthropologie. Francis Affergan et la question de
l'événement », dans Frontières de la fiction, Colloque en ligne sur le site fabula.org, Fabula,
janvier-juin 2000.
Campion (P.), La Littérature à la recherche de la vérité, 1996, Paris, Le Seuil.
Duby (G.) et Lardreau (G.), Dialogues, 1980, Paris, Flammarion.
Geertz (C.), Ici et Là-bas. L'Anthropologue comme auteur, trad. de l'Anglais (USA) par
D. Lemoine, 1996, Paris, Métailié (Works and Lives: The Anthropologist as Author, 1988,
Stanford University).
Macherey (P.), À quoi pense la littérature ? Exercices de philosophie littéraire, Paris, Presses
Universitaires de France, 1990.
Rancière (J.), Les Mots de l'histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, 1992.
Rancière (J.), La Chair des mots. Politiques de l'écriture, Paris, Galilée, 1998.
Rancière (J.), Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
Ricoeur (P.), Temps et récit, 3 volumes, 1983-1985, Paris, Le Seuil.
Riot-Sarcey (M.), Le Réel de l'utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, 1998, Paris, Albin
Michel.
Sansot (P.), Poétique de la ville, 1971, Paris, Klincksieck, rééd. 1996, Paris, Armand Colin.
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