La force des liens faibles et leur rôle dans la recherche d’emploi Document 1 : Dans son article fondateur, Granovetter part d’une définition de la force d’un lien comme « une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ». S’appuyant sur les théories de la transitivité et de l’équilibre structural, Granovetter [1973] fait l’hypothèse que plus le lien entre deux individus est fort, plus les ensembles que forment les relations respectives de chacun sont superposés : si des liens forts, qui unissent généralement des personnes qui se ressemblent, unissent un individu donné à deux autres individus, il y a des chances pour que ces deux individus se ressemblent puisqu’ils sont tous deux semblables au premier, ce qui augmente la probabilité qu’ils deviennent amis lorsqu’ils se rencontrent. Appliquée à la relation entre trois individus, cette hypothèse revient à dire qu’il y a une « triade interdite », non pas au sens normatif, mais au sens statistique : celle dans laquelle « d’une part, A et B sont fortement liés, d’autre part, A possède un autre lien fort avec un ami C, mais où, cependant, le lien entre C et B est absent ». À l'intérieur d'un réseau, une contrainte pèse sur les relations fortes (fréquentes, d'une durée importante et émotionnellement intenses) : si les liens entre A-B et A-C sont des liens forts (trait plein), il ne peut pas ne pas exister au moins un lien faible (trait pointillé) entre C et B, car il est peu probable que A et B d'une part, A et C d'autre part, aient des relations fortes sans que B et C ne soient amenés à se rencontrer. Mercklé, sociologie des réseaux sociaux, 2011 1) Quelle(s) est(sont) la (les) triade(s) interdite(s) ? B A B A C B A C B A C B A C C Document 2 À partir de là, il suit que le lien (« pont ») ou les liens (« ponts locaux ») qui rattachent deux groupes fortement connectés ({A,F,G,H} et {B,C,D,E}) sont des liens faibles (ici entre A et B). D'où l'énoncé sur la «force des liens faibles» : ce sont les liens faibles (relations amicales éloignées ou relations professionnelles) qui sont susceptibles d'apporter des informations nouvelles et pertinentes à l'intérieur d'un réseau de relations fortes (familiales ou amicales). [Donc] après avoir démontré que les liens forts ne sont jamais des « ponts », autrement dit qu’ils ne permettent pas de relier entre eux des groupes d’individus autrement disjoints, il en déduit qu’une information qui ne circulerait que par des liens forts, risquerait fort de rester circonscrite à l’intérieur de « cliques » restreintes, et qu’au contraire ce sont les liens faibles qui lui permettent de circuler dans un réseau plus vaste, de clique en clique. Par conséquent, ce sont leurs liens faibles qui procurent aux individus des informations qui ne sont pas disponibles dans leur cercle restreint : « Les individus avec qui on est faiblement lié ont plus de chances d’évoluer dans des cercles différents et ont donc accès à des informations différentes de celles que l’on reçoit. » Mercklé, sociologie des réseaux sociaux, La Découverte, coll. Repères, 2011 2) Prenez un exemple concret pour illustrer la thèse de la force des liens faibles. Comment trouve-t-on du travail ? Document 3 : l’enquête de Boston Granovetter ne se contente pas d’énoncer les principes théoriques qui fondent la « force des liens faibles », il en propose une vérification empirique en l’appliquant à l’étude des processus de recherche d’emploi. L’échantillon de l’étude est composé d’environ 300 cadres, techniciens et gestionnaires ayant récemment changé d’emploi. Premier constat, ces salariés américains trouvent plus souvent leur emploi par leurs relations personnelles que par n’importe quel autre moyen : c’est le cas de 56 % des personnes interrogées dans cette enquête. Ensuite, Granovetter s’intéresse à la fréquence de leurs contacts avec l’individu qui leur avait donné l’information leur ayant permis de trouver cet emploi. Or il apparaît qu’à la question « combien de fois avez-vous vu le contact au cours de la période où il a fourni l’information pour l’emploi ? », les réponses sont : souvent (au moins deux fois par semaine) pour seulement 16,7 % des personnes interrogées, contre occasionnellement (moins de deux fois par semaine) pour 55,6 % et rarement (une fois par an ou moins) pour 27,8 % d’entre elles respectivement. À partir de ces résultats, et de ceux obtenus dans d’autres enquêtes, Granovetter [1973, p. 72] concluait que les liens faibles, souvent dénoncés comme source d’anomie et de déclin de la cohésion sociale, pouvaient apparaître au contraire comme « des instruments indispensables aux individus pour saisir certaines opportunités qui s’offrent à eux, ainsi que pour leur intégration au sein de la communauté », alors que les liens forts engendraient de la fragmentation sociale. Mercklé, sociologie des réseaux sociaux, La Découverte, coll. Repères, 2011 Document 4 : Marché du travail et relations sociales Sans parler des économistes insatisfaits par une représentation théorique laissant largement inexpliquée la persistance d'un chômage de masse sur plusieurs décennies, la sociologie économique étudie la recherche d'emploi en posant la question suivante: comment les emplois à pourvoir sont-ils occupés par ceux qui en recherchent un ? Cette question, faussement simpliste, est le point de départ de toute une série de recherches qui aboutissent à identifier les institutions et rapports sociaux grâce auxquels fonctionne le marché du travail. […] Granovetter fait état des réponses fournies par un échantillon de 256 cadres de la région de Boston. À la question «Avez-vous cherché activement un nouveau travail avant d'obtenir celui que vous occupez? » environ 30 % des personnes répondent négativement. De plus, le taux de réponses négatives progresse avec le niveau du salaire annuel (24 % pour un salaire inférieur à 10000 dollars; 43 % pour un salaire supérieur à 25 000 dollars). L'auteur mentionne aussi la situation symétrique d'emplois qui n'étaient pas à pourvoir, mais qui ont été créés parce qu'une personne apte à les remplir s'est présentée - 35 % des personnes de son enquête sont dans ce cas. L'approche économique du marché du travail est donc prise en défaut puisque, d'un côté, un nombre significatif d'emplois est attribué à des individus qui ne les ont pas cherchés, alors que, d'un autre côté, un nombre tout aussi significatif d'emplois n'est pas offert sur le marché, mais donne lieu à des créations lorsque se présente une personne adéquate pour les occuper. Quel mécanisme autre que le marché permet l'adéquation entre les emplois à occuper et les personnes à leur recherche? Granovetter suggère de considérer les moyens utilisés par les individus pour trouver un emploi. Il en distingue trois: la démarche directe ou candidature spontanée auprès d'entreprises vis-à-vis desquelles l'individu n'a aucun contact personnel; les médiations formelles telles que les annonces, les organismes privés ou publics de placement; les contacts personnels pour lesquels il existe un intermédiaire entre l'emploi et la personne qui va l'occuper. 56 % des personnes de son échantillon sont passées par des contacts personnels, contre 19 % pour la démarche directe et pour les médiations formelles (6 % passant par d'autres modalités). Les résultats de l'enquête de Granovetter [montrent qu’] une forte proportion d'individus trouve son emploi par l'intermédiaire de contacts personnels. De surcroît, […] les personnes appartenant à l'échantillon étudié ont des emplois mieux rémunérés et un indice de satisfaction au travail plus élevé lorsque l'emploi a été obtenu grâce à un contact personnel - surtout par rapport à ce qu'il en est des emplois obtenus grâce aux médiations formelles. Arrivé à ce point, on ne peut manquer de se demander pourquoi tous les individus ne passent pas par une telle méthode d'obtention de l'emploi. C'est ici que la structure sociale dans laquelle l'action des individus est immergée prend toute son importance. On ne peut pas dire qu'il y ait véritablement une situation dans laquelle l'individu se déterminerait parmi un ensemble de choix possibles. En fait, certains ont les bons contacts et d'autres ne les ont pas: « En général, un déterminant plus important (que les caractéristiques culturelles ou religieuses) du comportement réside dans la position occupée dans le réseau social. Par ce terme, il s'agit de tenir compte de l'identité non seulement des personnes que l'individu connaît et des relations qu'il a avec eux, mais aussi de l'ensemble des personnes connues par les relations et ainsi de suite. La structure et la dynamique d'un tel réseau, quelque difficile que soit leur analyse, déterminent largement quelle information sera à la disposition d'un individu et dans quelle mesure telle ou telle opportunité s'offre à lui» [Granovetter, 1974, p. 17-18]. […] Steiner, sociologie économique, La Découverte, coll. Repères, 2007, p.60-62 Document 5 : [L’analyse de réseaux - comme formes de coordination des actions économiques - appliquée au] marché du travail permet de comprendre comment les marchés sont encastrés dans des réseaux de sociabilité. Dans Getting a job. A Study of Contacts and Careers (1974), Granovetter montre en quoi le marché «concret» du travail est diffère de la représentation que s'en font traditionnellement les économistes. Au début de son étude, il se demande, de manière apparemment triviale comment font réellement les gens pour trouver du travail (Granovetter, 1973, 1974, 1982). À partir d'une enquête empirique menée auprès d'environ 300 cadres travaillant près de Boston, le sociologue constate que de nombreuses personnes – surtout les cadres supérieurs travaillant pour des petites et moyennes entreprises - n'ont en réalité jamais cherché l'emploi qu'elles occupent. L'idée selon laquelle le marché du travail résulte d'un ajustement entre l'offre et la demande de travail s en trouve relativisée. Granovetter met alors en évidence l'importance des réseaux informels par lesquels les individus accèdent à un emploi. Pas moins de 56 % des cadres de la région de Boston déclarent avoir trouvé leur emploi par l'intermédiaire de relations personnelles (30 % pour l'ensemble de l'échantillon), plutôt que par le biais de procédures formelles (petites annonces) ou de démarches directes (candidatures spontanées). De plus, les emplois trouvés par relation sont généralement mieux rémunérés, et jugés après coup plus satisfaisants. Néanmoins, tous les réseaux de connaissances ne se révèlent pas également efficaces. Granovetter souligne la «force des liens faibles» : de manière contre-intuitive, les «liens forts» (familiaux ou amicaux) ouvrent moins facilement l'accès à un emploi que des «liens faibles », tels que des relations avec des camarades de promotion ou des connaissances professionnelles liées à des expériences antérieures par exemple. Ce résultat peut s'expliquer par le fait que les liens forts indiquent un haut niveau d'interconnaissance au sein d'un milieu social homogène, relativement saturé. Les informations auxquelles donnent accès les liens forts sont souvent déjà connues de tous. À l'inverse, les liens faibles donnent accès à un réseau plus étendu, moins redondant, qui accroît par conséquent les chances d'obtenir de nouvelles informations. Selon ce modèle, l'accès à l'emploi dépend moins du comportement des acteurs, comme le supposent les théories économiques, que de leur inscription dans des réseaux de connaissances diversement configurés, selon la densité, l'étendue ou la longueur de chaînes de liens. Les réseaux sociaux jouent ici un rôle important dans la mise en relation d'une offre et d'une demande. Ils permettent à l'offreur d'emploi de disposer d'une information pertinente. Ils renforcent en outre la confiance de l'entreprise demandeuse qui, elle, est confrontée à une forte incertitude à l'égard des compétences et de la motivation des candidats à un poste. Cusin, Benamouzig, Economie et sociologie, Ed. PUF, coll. Quadrige, 2004 3) Quel est l’objectif de cette expérience ? Savoir par quels moyens les personnes trouvent leur emploi. Il souhaite remettre en cause l’idée que les gens trouvent du travail parce qu’ils en cherchent et par des modalités liées au fonctionnement abstrait du marché du travail : il conteste la vision néoclassique (cf. chap. marché du travail en Terminale) qui fait se rencontrer une offre et une demande de travail sans s’interroger sur les modalités de cette rencontre. 4) Repérez les grandes lignes de l’expérience. 256 cadres de la région de Boston interrogés Par quel mécanisme, par quelle modalité avez-vous trouvé l’emploi que vous occupez aujourd’hui ? 56% par des contacts personnels 19% démarche directe et médiations formelles (pôle emploi, petites annonces) 19% candidature spontanée Avez-vous cherché activement l’emploi que vous occupez aujourd’hui ? 30% des personnes interrogées ont répondu qu’elles n’avaient cherché activement un nouveau travail avant d’obtenir celui qu’elles occupent auj. 5) Quelles conclusions Granovetter en tire-t-il ? L’expérience transposée à la France Document 6 : Michel Forsé [1997 ; 1999] a montré que, quand on raisonne toutes choses égales par ailleurs, on semble observer que le capital social mobilisé a bien un effet propre. L’enquête Emploi réalisée par l’INSEE en 1994 permet de connaître le mode d’obtention de leur emploi d’un échantillon de près de 10 000 individus, représentatif des personnes ayant commencé à travailler pour leur entreprise moins d’un an auparavant. Il apparaît que 35 % de ces emplois ont été obtenus par des réseaux de contacts personnels, que ce soit par un membre de la famille, par d’autres relations personnelles, ou encore par l’école ou un organisme de formation. D’abord, Michel Forsé montre que le capital social n’est l’apanage d’aucune catégorie sociodémographique particulière, et qu’il est loin de redoubler les effets des autres espèces de capital sur la recherche d’emploi puisque, par exemple, ce sont les moins diplômés qui y ont le plus souvent recours, tandis que les plus diplômés privilégient les concours. Michel Forsé ajoute qu’en dehors de cette voie privilégiée des concours, le recours aux relations personnelles ou familiales plutôt qu’à l’ANPE assure des emplois moins précaires, même à niveau de diplôme et âge égal. Plus globalement, selon Michel Forsé, l’étude des données empiriques permettrait de montrer qu’à niveau de diplôme, âge et surtout origine sociale donnés, le capital social continue d’exercer un effet (certes inférieur à celui du diplôme, mais équivalent à celui de l’origine sociale) sur le statut acquis, autrement dit que le recours aux relations permet de s’assurer « une meilleure position dans la hiérarchie sociale ». D’autres études plus spécifiques ont par ailleurs confirmé que le recours au capital social n’était pas réservé aux catégories par ailleurs les plus fortement dotées dans les autres espèces de capital : ainsi, Lévesque et White [2001] ont montré, à partir d’une étude reconstituant les réseaux sociaux de 216 prestataires et «ex-prestataires» de longue durée de l’aide sociale canadienne, que le capital social constitue la ressource la plus significative pour prédire la sortie de l’aide sociale, et ce en contrôlant l’effet du capital humain et des caractéristiques socio-démographiques et situationnelles. Mercklé, sociologie des réseaux sociaux, La Découverte, coll. Repères, 2011 Document 7 Partons d'une étude sur un échantillon représentatif (9 732 personnes) de la population française portant sur le mode d'obtention de l'emploi occupé [Forsé, 1997]. À la suite de Granovetter, Michel Forsé évalue à 35,6 % la part des emplois trouvés par l'intermédiaire des réseaux sociaux (lignes 6 à 9), qu'ils soient centrés sur la famille, les amis ou les relations de travail il peut bien sûr y avoir des recoupements entre ces trois réseaux. Rapporté aux procédures plus proches d'une coordination marchande comme les démarches personnelles, réponse aux annonces, etc. (lignes 1 à 3), qui ont permis de trouver 41,2 % des emplois, ce pourcentage met bien en évidence le poids important des réseaux de relations sociales dans lesquels les individus se trouvent placés. On remarque en outre la présence d'autres médiations sociales spécifiques intervenant à hauteur de 16,3 %, avec les concours et les organismes de placement, dont l'ANPE - sur laquelle on reviendra un peu plus loin. Au total, le marché du travail entendu au sens habituel de la théorie économique n'explique qu'une part limitée du processus par lequel les individus trouvent l'emploi qu'ils occupent, tandis qu'une forte proportion d'entre eux met en œuvre des relations sociales pour ce faire. L'enquête pionnière de Granovetter [1974] le montre d'une manière exemplaire. Steiner, sociologie économique, La Découverte, coll. Repères, 2004 Document 8 : À côté du capital humain qui reste un facteur primordial, le capital social joue, pour ce qui touche l'emploi. Un rôle qui ne saurait être négligé. Son utilisation est bien aujourd'hui en France une manière privilégiée de trouver un emploi, qui a même, comme cela a été montré, des effets sur la stabilité ou la précarité de cet emploi. Les différents types de réseaux sollicités ne le sont toutefois pas par les mêmes catégories sociodémographiques. Si l'influence du capital social sur le statut socioprofessionnel atteint n'est pas neutre, elle n'est pas non plus univoque. Certes, les relations personnelles autres que familiales interviennent peu dans l'explication de ce statut. S'il s'agit bien de liens faibles, ils n'ont qu'une portée limitée. Les liens familiaux, supposés plus forts, sont en revanche clairement associés aux statuts peu élevés. Un statut supérieur, et dans une mesure moindre intermédiaire, est lié à l'utilisation d'une autre forme de liens supposés faibles : des relations nouées dans un cadre institutionnel qui n'est pas sans rapport avec l'emploi trouvé, que ce soit à l'occasion de la formation ou d'un travail antérieur, Ceci est d'autant plus vrai que le niveau de diplôme est élevé, mais les jeunes privilégient les réseaux liés à leur école, alors que les plus âgés profitent davantage des contacts qu'ils ont éventuellement pu nouer avec des employeurs. Les hypothèses que l'on pouvait formuler à la suite des travaux de Mark Granovetter ne sont donc que partiellement vérifiées lorsqu'on les teste sur un échantillon représentatif de l'ensemble d'une population et non sur un groupe particulier, comme cela a surtout été le cas jusqu'ici. Les liens présumés faibles ne sont pas nécessairement plus efficaces que les liens forts: dans les milieux favorisés, cela est surtout vrai des relations professionnelles, dans les milieux défavorisés, c'est plutôt l'inverse. Si la force des liens, tout comme l'utilisation de ressources de sociabilité en général, a bien partie liée avec le statut acquis, elle n'a que peu de rapport avec le statut assigné ou la congruence entre ces deux types de statut. En un mot le capital social n'est pas sans effet sur l'emploi, sa qualité et sa position dans la hiérarchie socioprofessionnelle, mais il n'explique guère la mobilité sociale entre générations. M. Forsé, Capital social et emploi, L’année sociologique n°1, 1997, volume 47 6) Quels résultats l’enquête menée par Michel Forsé apporte-t-elle ? Sont-ils en adéquation avec l’enquête de Granovetter ? Trouver un emploi, le rôle des réseaux sociaux