Sortir de l’état de nature Comprendre la guerre civile c’est donc adopter le point de vue panoramique qui regarde avant le politique, c’est-à-dire en amont de sa construction. Sous cette forme, l’hypothèse de l’état de nature montre que ce n’est pas contre la guerre en général que s’édifie l’État, mais contre précisément la guerre civile. Ainsi se formule l’impérieuse et ambiguë nécessité de sortir de l’état de nature. Le terme de « sortie » reproduit la grande difficulté du saut qualitatif. Comment sortir d’un état qui n’a pas commencé pour rentrer dans la cité qui tire sa naissance de ce qu’elle rejette ? Comment se concrétise une hypothèse philosophique de ce genre ? Comment les hommes entrent-ils dans le cours historique ? Rousseau critique Hobbes parce que son état de nature est belliqueux. En même temps il le commente et par bien des aspects, notamment, pour ce qui nous occupe, à cause de la place centrale de la guerre dans sa réflexion, il le poursuit comme son plus fidèle continuateur. Là où Hobbes réfléchissait en termes de société « sans lois » et « avec lois », Rousseau assume l’état de nature comme radicalement hypothétique opposé à la société dans l’histoire. En effet, l’état de nature est selon lui paisible, non que les hommes soient bons ou sachent la distinction du juste et de l’injuste, mais parce que la nature procure ses fruits en abondance, excluant la rivalité des désirs, et surtout parce que les hommes sont dispersés et solitaires. À bien des égards cet état de nature apparaît sans histoire(s). Cependant, du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (DOI) se dégage une atmosphère hostile ; cet état de nature, pour n’être pas franchement belliqueux, n’en est pas pour autant pacifique. Le Discours se divise en deux parties, l’une consacrée à la description de l’hypothèse, la seconde, qui nous intéresse davantage, à l’entrée dans la temporalité. Rousseau dédouble l’état de nature et propose à cet effet un état intermédiaire, un sas de passage entre la pure nature et la société. Il faut ménager l’instauration de l’histoire et « franchir un si grand intervalle »34. L’état intermédiaire doit donc s’exprimer aussi en espace avant de rentrer dans la temporalité franche de la société, il est inauguré par la propriété : c’est elle qui permet le saut qualitatif, c’est elle qui est cause de la guerre. « Il s’établit entre le droit du plus fort et le droit du premier occupant un conflit perpétuel qui ne se terminait que par des combats et des meurtres. La Société naissante fit place au plus horrible état de guerre. » En ce sens, on ne sait pas véritablement si la guerre est le terme de l’état de nature (mais peut-on parler de terme à ce qui n’a pas de commencement ?) ou le début de la Société. En effet, Rousseau parle de la « Société commencée » dans la continuation du « “ premier ” état de nature ». Plus on progresse dans le commencement de la société, plus le lexique du temps se fait sentir et plus le vocabulaire de la guerre est présent. L’état de guerre est le mauvais commencement de la société. Rousseau n’est donc pas si éloigné de Hobbes, l’état de nature (le second pour Rousseau) a nécessairement des germes belliqueux qui expliquent ce que la société démultiplie sous la forme de la guerre réelle. Dès qu’il y a commerce entre les hommes, il y a guerre. Le reproche que Rousseau adresse à Hobbes porte sur la définition de la nature humaine, il l’accuse de n’avoir pas écarté tous les faits et d’avoir décrit un homme social sans société. Mais la constance est là qui établit dans les deux cas que l’état de nature, quand il participe d’une guerre interindividuelle, décrit en fait la guerre dans la société. Rousseau transforme les analyses de Hobbes en impératif : il faut que la guerre soit, non dans la nature des hommes, mais dans un mauvais commencement de l’état social. Le bon commencement sous la forme d’un impératif moral et juridique se trouve dans le Contrat Social, à bien des égards suite du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. L’opus Que l’état de guerre naît de l’état social37 décrit le lien entre l’état de nature et l’état intermédiaire de la société commencée dans la guerre. Dans la violence de l’état social, on reconnaît le paradigme à l’œuvre dans la cité, à tel point que la guerre dans l’état social est une perversion de l’idée même de société. En lui donnant la place centrale dans cette corruption à la naissance, Rousseau « substitue l’état de guerre à l’état de nature comme référent paradigmatique » : « Nous entrons maintenant dans un nouvel ordre de choses. Nous allons voir les hommes unis par une concorde artificielle se rassembler pour s’entre-égorger et toutes les horreurs de la guerre naître des soins qu’on avait pris pour la prévenir. » Là où Hobbes voyait encore la possibilité de se prémunir, Rousseau affirme que la guerre « naît de la paix ». Rousseau établit une morale à partir des prémisses hobbesiennes, il en déduit un impératif après avoir très directement montré que toute la société était à refaire : c’est là que se situe la nécessité de la conjuration de la guerre interne. Aussi en répétant qu’« il n’y a de guerre que d’État à État », et que l’homme « ne devient soldat qu’après avoir été citoyen », il ne veut pas signifier que la guerre civile n’existe pas, mais bien au contraire qu’il est absolument nécessaire que la guerre reste « à l’extérieur », dans le sens où les hommes sont bien trop facilement portés à la guerre interne : « Il n’y a donc point de guerre générale d’homme à homme ; et l’espèce humaine n’a pas été formée uniquement pour s’entre-détruire. Reste à considérer la guerre accidentelle et particulière qui peut naître entre deux ou plusieurs individus. » Rousseau, alors même qu’il affirme son désaccord avec Hobbes sur l’état de nature belliqueux, renforce le paradigme de la guerre interindividuelle pour exprimer toute forme de guerre. La conjuration prend la forme de l’impératif moral, d’où l’idée naissante de confédération ou de société des États. De sorte que le politique apparaît non seulement comme belliqueux mais aussi comme la nécessaire sortie d’un état dont il est impossible de sortir. C’est à la contradiction entre la nécessité de sortir de l’hypothèse de nature et l’impossibilité d’en sortir que répond finalement la définition de la guerre civile. En ce sens la guerre civile serait l’expression de l’impossibilité d’instaurer le politique alors même que les armes sont là pour le faire. Le politique serait donc essentiellement belliqueux, selon le modèle de la guerre interindividuelle, et l’homme, jamais totalement convaincu que l’appartenance politique passe par l’arrachement à l’état de nature. La nécessité de refonder le politique passerait malheureusement par la destruction, par la violence d’un état imaginaire, comme si tout à coup la complexité politique était si grande qu’il faille la simplifier par les armes, renforçant par là l’inextricabilité de cette surenchère politique. La sortie impossible de l’état de nature est alors, dans la perspective de la guerre civile, le désir de réduction du politique à une origine imaginaire. En ce sens, Hobbes dans le Béhémoth assimile l’état de nature à l’anarchie, c’est-à-dire à une absence de loi brouillée par la prise d’armes, à un état de désordre qui est une perversion de la finalité politique. L’anarchie ne signifie pas le rejet de l’autorité, mais l’effacement des lois communes. Ainsi la barbarie de la guerre civile ne réside pas dans l’état de nature mais dans l’état de nature sous le politique, dans le brouillage des liens politiques. La barbarie de la guerre civile, c’est le despotisme et l’inégalité de maître à esclave qui la créent. « L’état de guerre subsistait nécessairement entre eux par cela seul que les uns étaient les maîtres, et les autres les esclaves », là réside le fondement de la guerre interindividuelle. Ce qui est anomie, absence de loi dans l’état de nature, est anarchie pernicieuse dans l’état social. La transposition est toujours de mise et la guerre civile est une traduction de l’état de nature. L’anarchie peut ainsi nous faire comprendre pourquoi, avec la sortie de l’état de nature comme saut qualitatif, la guerre civile est une « retombée » dans l’état de nature. Le cours temporel des choses est définitivement brouillé : la guerre civile est un arrêt de l’histoire, un soubresaut de la guerre interindividuelle qui reprend là où elle n’aurait pas dû intervenir. La retombée dans l’état de nature, topos des écrits de la période, est une « “ reprise ” de l’état de guerre ». Cette rechute conjugue la sortie impossible avec la permanence de l’état de nature dans toute assemblée humaine. Le réitératif de la retombée dans l’état de nature ferme le cercle de la temporalité et de l’atemporalité, comme si la guerre civile introduisait des moments de suspens. Le paradigme se déploie aussi dans les rapports entre États : si ces rapports suivent le schéma de la guerre interindividuelle, alors il faut voir quel État opprime quel autre pour comprendre la guerre interétatique. Ce mouvement de révolution, également signalé dans le Béhémoth, indique selon Rousseau que « tout se ramène à la seule Loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel État de Nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un était l’État de Nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption. » L’état de nature, quand il s’incarne dans la guerre civile, est bien une transformation de l’hypothèse fictive et méthodologique, une corruption c’est-à-dire une transformation délétère et morbide, maladie de la politique. On « retombe dans l’Anarchie des temps antérieurs ». Les désirs naturels contradictoires sont mis à nu dans une violence politique qui réactive le droit naturel de conserver sa vie et d’éviter la mort. Le paradigme est à nouveau déployé dans les rapports entre États puisque, même quand nous nous trouvons dans un état social pacifique, nous sommes à l’état de nature entre peuples, ce qui d’ailleurs fait dire à Rousseau que le droit des gens n’étant complété par aucune contrainte, il n’abolit pas la permanence de la guerre. La guerre et la guerre civile naissent toujours de cette contradiction que nous sommes à la fois à l’état de nature et à l’état social. La guerre civile reflète donc un champ plus que politique de la cité voire de l’État en sa naissance. L’État-Léviathan, l’institution de l’État sont des résolutions de l’impossible sortie de l’état de nature. L’image de la guerre civile, l’illustration et le modèle qu’elle représente tout à la fois, rencontrent une solution toute théorique qui épouse l’atemporalité de la division interne, du déchirement incontrôlable. L’amnistie comme oubli des conflits est censée faire sortir de l’état de nature, miroir et modèle de la guerre civile. L’avant-politique qui donne naissance au politique est dépassé par une décision plus que politique dans le sens où elle est une surenchère : elle redonne une naissance nouvelle à l’État. Les Grecs l’imposaient sous la forme du mè mnèsikakeîn, l’injonction de ne pas se souvenir des maux, des mauvaises choses, injonction contradictoire en elle-même puisqu’elle rejette dans le passé négatif et fait se souvenir de ne pas se souvenir. La compensation se fait par l’oubli, le plus que politique dépassant la guerre civile par la surenchère dans la temporalité contradictoire. L’amnistie est censée clore les guerres civiles, y mettre un terme artificiel en une archidécision. La suspension pour l’avenir de toute sanction pénale est la forme contemporaine et juridique de l’amnistie, pour autant elle n’a pas toujours été la seule. Solon avait légiféré pour que, dans une guerre civile, tout citoyen prît parti, afin que l’égalité, même dans les malheurs, soit respectée et que les uns ne soient pas tentés par des revanches en temps de paix. L’amnistie, comprise comme concept salvateur opposé à l’état de nature comme guerre interindividuelle, est la décision plus que politique d’oblitérer le chaos des citoyens ennemis, la volonté de recommencer l’histoire et la société par l’oubli – ou plutôt l’interdiction de se souvenir – de l’origine violente. Hobbes, dans le Béhémoth, y fait par deux fois allusion. La première occurrence est négative et scandaleuse pour les deux interlocuteurs puisqu’elle est proposée par le roi mais que le Parlement veut y inclure ses propres exceptions, détruisant par là le principe même de l’amnistie. La seconde est plus positive puisqu’elle sanctionne la véritable fin de la guerre civile avec le rétablissement de Charles II : le Parlement a rappelé le roi qui a immédiatement promulgué un Acte d’Amnistie, suivi d’effets. Cependant l’amnistie est une solution dont la valeur est strictement théorique, en quoi elle répond parfaitement au schème de l’état de nature, étant elle-même un schème, une schématique dans un temps qui est déjà celui de la paix. D’autre part, dans l’histoire des États, l’amnistie vient souvent seulement compléter des procédures juridiques qui traduisent en justice ceux qui sont présumés criminels, l’amnistie est une pratique déjà ancrée dans la paix, lorsque les hostilités sont déjà terminées et les armes déposées. La sortie de la guerre civile est elle-même un moment oblitéré, situé de manière très imprécise, presque par défaut. L’amnistie est bien davantage une procédure d’effacement : on efface les faits de violence qui n’auraient pas dû advenir, tout comme les Athéniens effaçaient littéralement de leurs planches les noms et les griefs, en les recouvrant à la chaux. Théoriquement l’amnistie correspond à l’oubli de l’état de nature nécessaire pour rentrer dans l’État pacifique et sécurisé, concrètement elle est bien difficile à mettre en place de manière pleine et entière parce que précisément l’histoire a suivi son cours et qu’elle peut se manifester à tout moment dans une nouvelle guerre civile. Hobbes manifeste lui-même la difficulté voire la contradiction inhérente à cet oubli institué : il achève le Béhémoth avec l’amnistie mais il le commençait avec une dédicace pour rappeler les horreurs de la guerre civile et les conjurer : « Rien ne peut être plus instructif en faveur de la loyauté et de la justice que le souvenir de cette guerre, tant qu’il durera. ». La cohérence de l’attitude de Hobbes va encore plus loin que cette apparente contradiction : il accepte la censure que Charles II impose sur son livre : il a écrit (et bien entendu l’ouvrage circule) mais l’ouvrage est littéralement oblitéré, momentanément effacé. Ce que nous apprend l’état de nature, c’est que la cité constituée court toujours le risque d’être sens dessus dessous. La cité à l’envers connaît un temps à rebours, paradoxe de la cité en guerre contre elle-même. Les philosophes dans le temps de la guerre inventent un mimétisme entre la guerre civile et l’état de nature. La nature des hommes serait donc de construire l’État et de s’y faire la guerre, et inversement.