LA CHRONIQUE CINEMA D’ÉMILE BRETON On n’est pas à Dallas Ne pas oublier que ce film s’appelle Léo, en jouant dans La Compagnie des hommes, qu’il est l’adaptation au cinéma par Arnaud Desplechin de la pièce du dramaturge anglais Edward Bond. On est vite prévenu : les comédiens qu’on vient de voir, jouant «comme pour de vrai» une scène en costumes, confortablement installés dans les profonds fauteuils d’un salon richement meublé, on les retrouve à la table de travail, pull-overs et vestes de velours, discutant de leur texte, de la conception de leurs personnages. La première scène a manifestement été tournée avec tout le lourd appareillage du cinéma, la seconde en vidéo légère : les acteurs, tendus dans la première, plaisantent ici, reprennent leur texte, se le "mettent en bouche". Coquetterie ? Évidemment pas pour qui connaît un peu l’ouvre du cinéaste et qui sait comment, avec son précédent film, Esther Kahn, il avait su dire la métamorphose sur scène et par la scène d’une jeune femme, loin de la vie d’apparence larvaire qu’elle avait jusque-là menée. Film d’amour pour l’art du comédien, Esther Kahn était aussi une réflexion sur cette mystérieuse alchimie des corps qui, dès le lever d’un rideau, transforme un humain, terne peut-être, en personnage flamboyant. Cette réflexion, il la poursuit ici, mais cette fois dans la complicité avec les comédiens, puisqu’on le voit fugacement, dans la première séance de travail, partager leurs doutes à la table de travail, et il la redouble si l’on peut dire d’une interrogation sur le cinéma dans ses rapports aux arts auxquels il a succédé. Car si le metteur en scène de théâtre dont il s’est octroyé le rôle dans l’apparition qu’il fait à la séance de travail est aussitôt escamoté que vu, on sent bien, à tout instant du jeu au bord de l’hystérie des comédiens dans le côté " film de cinéma " de cette histoire sanglante, que quelqu’un, derrière la caméra, est là pour les pousser à aller vers la démesure. Ainsi ces gens qu’on a vus souriants, potaches à l’étude de leurs rôles, vont s’affronter dans une lutte à mort dans la " vraie vie ", la caméra, dès lors qu’elle tourne, étant censée enregistrer cette vie, le théâtre relevant du pur arbitraire. Si cette inversion passablement diabolique peut déstabiliser le spectateur naturellement porté à croire ce qu’il voit à l’écran, et à s’identifier à l’un des personnages, elle devrait aussi l’amener à regarder d’un oil plus distant ce qui lui est montré. Bref à ne pas se laisser faire le coup de l’émotion, ce que souhaitait Brecht, on le sait, pour qui, si la passion, le désir étaient à l’origine de l’ouvre, tout devait être mis en ouvre dans son déroulement pour éviter d’en obscurcir la " leçon ". Et c’est bien ce à quoi tend le travail de Desplechin sur la pièce de Bond, qu’on lira avec profit, aux Éditions de l’Arche, avant d’aller voir le film. C’est une féroce leçon de choses sur le capitalisme. Autour d’un marchand d’armes et de son héritier se trament des coups tordus, se nouent dans la politesse exquise des échanges de conseil d’administration des complots et des projets d’assassinat. L’un voudra joindre à son empire le trafic d’armes pour mieux implanter dans les pays en voie de développement son commerce alimentaire, un autre trahira tous ceux qu’il sert, le fils tuera le père, au moins en intention, le serviteur fidèle se prêtera à toutes les manœuvres, et pour son maître " diriger une entreprise, c’est comme marcher sur une corde raide avec des chaussures en feu ". Ainsi va la machine à broyer, d’autant plus efficace qu’elle se sert entre autres de l’amour que se portent un père et un fils pour assurer son emprise. Desplechin respecte cette trame (à quelques modifications près, pas forcément heureuses, ainsi l’adjonction d’un personnage féminin) mais les quelques échappées qu’il se permet vers la mise en chantier de la pièce par les comédiens qu’on va retrouver " dans la peau de leurs personnages " introduisent le juste recul qui permet de mieux faire la part des hommes et la part du système dans ce sinistre " commerce ". Paradoxalement, peut-être parce qu’on les a vus se préparer à leur rôle, et parce que, lorsqu’ils le jouent, ils le font avec une sorte de furie imprécatoire, les comédiens apparaissent d’abord comme victimes du système. Ces va-et-vient du théâtre au cinéma disent haut que l’on n’est pas ici devant Dallas, célèbre feuilleton avec ses bons et ses méchants par rapport à qui le spectateur prendra parti, mais devant une mise en représentation - et en cause - d’un système. Et que l’important, c’est de comprendre ses mécanismes. Non pas d’être, par exemple, pour le fils contre le père ou l’inverse, mais d’être capable de voir clair dans les forces qui les agissent. Un film qui ouvre une réflexion sur le monde capitaliste tout autant que sur les diverses façons de représenter le réel, théâtre ou cinéma, et invite à ne pas se laisser prendre aux apparences, mérite un spectateur attentif.