Conseil interdiocésain des laïcs 29.9.2005 PERMETTRE L’ADOPTION PAR DES COUPLES HOMOSEXUELS ? « Vous êtes capables d’interpréter correctement les phénomènes de la terre et les aspects du ciel, et vous ne pouvez comprendre en quel temps vous vivez ? Pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes ce qui est juste ? » Luc 12, 56-57 Le Conseil interdiocésain des laïcs (C.I.L.) apprécie la qualité du débat éthique qui se déroule en Belgique sur le droit de couples homosexuels à adopter un enfant. Sont en présence les droits des enfants, ceux des candidats adoptants et ceux des responsables de l’adoption. Ils seront ce que nous déciderons, car il n’y a pas de liste objective à laquelle se tenir. Pour nous guider, nous nous centrerons sur les droits humains, les « droits de l’homme ». Ils ne sont pas tout le droit, mais ils tirent une légitimité particulière de ce que tous les courants de pensée présents chez nous, religieux ou non, s’y réfèrent. Le C.I.L. aperçoit, à ce stade du débat, plus de questions que de réponses. Il souhaite contribuer à un débat qui est loin d’avoir abouti, en identifiant et articulant au mieux ces questions. Nous les apercevons à trois niveaux : philosophique, éthique et juridique. 1. Le niveau des principes : l’homosexualité et la famille Les enjeux de principe sont anthropologiques avant d’être moraux, a fortiori juridiques. Le droit est désormais reconnu aux homosexuels à ne pas être l’objet de discrimination. Plus positivement, ils ont le droit à la différence. L’Église catholique, notamment, a renoncé à y voir une « abomination ». C’est que l’homosexualité n’est pas un comportement, mais un état ; elle ne constitue donc pas, en soi, un enjeu moral. Cela ne l’exempte évidemment pas de morale, mais quand celle-ci intervient, comme telle ou dans des règles juridiques, c’est pour sanctionner des comportements : la pédophilie, par exemple – et peu importe qu’elle soit homo ou hétérosexuelle : on fait trop légèrement un lien entre homosexualité et pédophilie, et il est ressenti comme insultant. Au-delà de la non-discrimination des personnes, la loi belge reconnaît désormais le « mariage » d’homosexuels. Dépassant des droits humains incontestables, elle donne satisfaction au désir d’un investissement affectif que le contrat de vie commune, de portée financière et juridique, ne valorisait pas. Et d’avoir parlé de mariage conduit à présent à envisager ce qui en est la conséquence logique : le droit à la filiation et à l’adoption. Pour les couples hétérosexuels, cette conséquence du mariage se réfère à sa conséquence naturelle qui est la faculté de procréation. Ce mariage hétérosexuel fait partie intégrante et même essentielle de toute anthropologie – en ce compris l’éducation d’enfants. Est-il (aussi) une institution culturelle capable de compléter ou corriger la nature soumise à notre liberté, et de ce fait extensible aux personnes seules ou aux couples homosexuels ? Ou serait-ce là une « confusion des genres »1 ? Est-il vrai – au-delà du physiologique – que la filiation a une dimension intrinsèquement généalogique ? N’est-ce pas « la responsabilité continue qui fait mère et père et non – ou si peu – la physiologie de la reproduction »2 ? Le souci des adoptés à connaître leurs géniteurs ne conduit-il pourtant pas à questionner le « si peu » ? D’un autre côté, l’expérience des familles monoparentales ou « recomposées » et des adoptions se révèle-t-elle néfaste pour la formation de l’identité de l’enfant ? Relever le défi d’adoptions uni-sexuelles (monoparentales ou homosexuelles) ne suppose-t-il pas surtout d’éviter les situations où n’apparaît aucune possibilité de symbolisation sexuelle : en cas d’insémination par un géniteur anonyme, ou d’une éducation privée de contact suffisant avec un des sexes ? Ces deux risques ne se présentent pas 1 Xavier Lacroix, La confusion de genres. Paris, Bayard, 2005, auquel nous faisons écho dans le paragraphe qui suit.. Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté. Paris, Fayard 2004. Cité par Armand Lequeux, Familles plurielles. La Libre Belgique, 10.9.2005. 2 O r g a n i s m e d e c o o r d i n a t i o n d ’ é d u c a t i o n p e r m a n e n t e agréé par la C o m m u n a u t é f r a n ç a i s e d e B e l g i q u e P e r m a n e n c e : R u e G u i m a r d 1 , 1 0 4 0 B r u x e l l e s – t é l . + f a x 0 2 . 5 1 1 . 1 2 . 5 9 – [email protected] Président : Paul Löwenthal – Rue du Beau-Frêne 4, 1315 Piétrebais – tél.+ fax 010.84.50.17 – [email protected] –2– seulement avec des couples homosexuels, ils font plus radicalement difficulté dans le cas de familles monoparentales ne résultant pas seulement de la disparition d’un parent – une situation de fait que personne n’aura désirée – mais aussi de ce qu’on permet l’adoption par une personne seule. C’est là un enjeu crucial, sur lequel on a entendu plus d’affirmations que d’argumentations et qui reste à élucider, et dont les implications pratiques resteront ensuite à discerner – y compris au sein de l’Église catholique. 2.a Le niveau de l’éthique (1) : les droits de l’enfant Le deuxième niveau, qui a une composante empirique décisive, est celui de l’intérêt de l’enfant. Il est positif, et nous le notons avec plaisir, que le débat éthique et politique se soit focalisé sur ce point en Belgique. Car si l’adoption peut heureusement contribuer à la réalisation personnelle des parents adoptifs, ce ne peut être là son but central et nul ne songe à ouvrir un « droit à l’enfant » : c’est l’enfant, entièrement dépendant au départ et en aucune façon instrumentalisable, qui est principalement en cause. L’enfant n’est pas un objet mais un sujet de droit. Il appartient aux spécialistes, psychologues, pédagogues, assistants sociaux et autres, de nous informer sur les conséquences éventuelles d’une enfance et d’une adolescence vécue avec des parents homosexuels. A priori, la prise en charge par des personnes des deux sexes favorise l’identification et la socialisation de l’enfant. L’expérience, nous dit-on, ne conforte pas les objections anthropologiques des opposants, mais cette expérience est forcément limitée. On fait valoir aussi que des enfants nés ou accueillis de couples hétérosexuels se retrouvent avec un seul parent si l’un d’eux vient à mourir, ou en cas de séparation. Cela ne décide pas de la réponse à notre question : on a fait ce qu’on pouvait pour que l’enfant grandisse dans un milieu propice ; cela n’empêche pas l’échec, mais la possibilité de l’échec n’autorise pas l’absence de précaution. Certes, des couples parentaux hétérosexuels sont déficients et les effets pour l’enfant peuvent être considérables, mais ce sont ses parents. Même dans le cas d’une naissance non désirée. L’enfant hérite ici d’un chemin à parcourir pour trouver son équilibre : d’autres relations devront prendre la place du parent manquant pour qu’il puisse s’épanouir. Le décès d’un parent reporte cette responsabilité sur le parent survivant, à charge pour lui de veiller à ce que l’équilibre des influences puisse se jouer avec des interlocuteurs de l’autre sexe (parrain, tuteur, enseignant, oncle,…). Séparation ou divorce contraignent à la même attitude. Nombre de familles décomposées ou recomposées montrent que ce choix est possible et que l’enfant peut dès lors se (re)construire dans le dialogue, soit avec les deux couples parentaux, soit avec le parent subsistant et les relations qu’il permet avec un environnement bisexué. Mais cet aboutissement satisfaisant n’est pas garanti et les situations problématiques ne reçoivent pas toujours une solution adéquate, alors qu’il s’agit de familles « naturelles ». Et il est des cas de procréation ou d’insémination par un père inconnu, où la figure d’un sexe vient à être niée. Cela est singulièrement le cas dans des couples homosexuels féminins – mais ce n’est pas leur apanage : un refus de principe à leur endroit se justifie-t-il dès lors sur cette base ? L’expérience et les rares études disponibles montrent que des homosexuels équilibrés peuvent être des parents aussi valides que d’autres, pour autant qu’ils veillent à ne pas faire de leur situation de couple le seul modèle de réussite pour leur enfant. Plutôt que de se demander si une enfance, puberté et adolescence en milieu homosexuel est vivable, ne devons-nous pas plutôt nous interroger sur les conditions de leur réussite ? Est-ce que, par exemple, une référence personnalisée au deuxième sexe ne devrait pas s’imposer ? 2.b Le niveau de l’éthique (2) : les droits des agents de l’adoption Entre candidats adoptants et enfants adoptables, les organismes d’adoption et les juges de la jeunesse ont aussi leurs droits, puisqu’ils ont leur responsabilité. Ils pourront, en conscience, refuser aux gens ce que le droit leur autorise. Celui-ci ne crée pas un droit subjectif dont les candidats, y compris des couples hétérosexuels, puissent revendiquer l’exercice. Mais la possibilité légale signifierait plus que la levée d’une impossibilité, elle sanctionnerait – au nom de l’évolution des mœurs – le glissement culturel qui donne « l’importance de la personne et de ses droits plus que du groupe, l’importance du désir plus que de –3– la norme »3. Un fait culturel dont on dira que le droit ne peut que le sanctionner, puisque le droit n’est pas la morale. Mais où intervient alors la morale ? Elle est en tout cas dans la responsabilité de ceux qui concèdent l’adoption, cas par cas. Certains feront valoir (comme déjà à propos de couples hétérosexuels) que les parents naturels n’attendent l’autorisation de personne pour procréer ; pourquoi donc en faudrait-il une pour adopter ? La réponse est dans les responsabilités. Dans la procréation, les parents sont seuls en cause. Dans l’adoption, l’organisme ou le juge prend la responsabilité de confier un enfant à une personne ou à un couple. Il doit avoir la liberté correspondante et il doit donc pouvoir refuser. Pourra-t-on lui interdire de prendre en compte l’homosexualité de certains candidats ? Pas plus, sans doute, qu’on ne lui interdit (comment le ferait-on ?) de préférer un couple à une personne seule. En cela, les droits de responsables de l’adoption rejoignent – sont censés rejoindre – ceux de l’enfant. On a fait observer, à cet égard, que les candidats adoptants sont chroniquement plus nombreux que les enfants adoptables. Cet argument tout pratique doitil faire obstacle à l’adoption d’un orphelin par un proche parent qui serait en couple homosexuel ? Et s’il ne s’agit que de droit, de quel… droit obligerait-il des acteurs responsables à agir contre leur conscience : comme en matière d’avortement ou d’euthanasie, une « clause de conscience » devra être prévue si nécessaire pour ceux qui se refusent à appliquer des latitudes ouvertes par la loi. 3. Le niveau juridique : un droit des adoptants ? Il y a enfin un troisième niveau, tout pratique puisque institutionnel et juridique. C’est ici, plutôt qu’au niveau éthique, que se pose enfin la question d’un droit des candidats à l’adoption. Il faut partir d’un fait : la loi belge permet déjà l’adoption par une personne seule. Ce qui se justifie tout à fait lorsqu’un parent ou un ami (oncle, tante, parrain ou marraine, par exemple) propose d’adopter l’enfant d’un couple décédé. Mais la loi n’impose pas qu’existe une telle relation préalable. Le résultat est qu’une personne homosexuelle peut adopter : il suffit que l’enquête préalable ne révèle pas son « inclination », comme on dit, ou que l’enquêteur ou son organisme n’y voie pas une objection. Quitte à masquer sa cohabitation, un couple d’homosexuels peut donc devenir « adoptant » de facto, mais sans qu’il en résulte aucun droit ou obligation juridique. Et de toute façon, un adoptant isolé peut se mettre en couple, hétéro- ou homosexuel d’ailleurs, par la suite sans que cela mette l’adoption en cause. A partir de là, refuser l’adoption par des couples homosexuels officiellement mariés introduirait une discrimination paradoxale entre ces couples mariés et les non mariés – au détriment des premiers, qui sont a priori les plus stables, ou du moins les plus soucieux de stabilité. Une telle discrimination serait-elle tenable ? La cohérence juridique ne nous oblige-t-elle pas à affronter une alternative : Ou bien on revoit la loi existante pour limiter l’adoption par des personnes isolées aux cas où préexiste une relation personnelle avec l’enfant, et reconsidérer le statut de « mariage » des unions homosexuelles, et alors le débat de principe actuel prend son sens. Ou alors on accorde le droit d’adopter aux couples homosexuels ? Un débat à approfondir Parce qu’elles pourraient remettre en question des acquis législatifs parfois récents, nos réflexions sont inconfortables. Les enjeux sont à la fois anthropologiques, moraux et juridiques, et les deux dernières sphères sont en interaction étroite. Interpellés, les chrétiens sont appelés à s’inscrire dans le droit fil d’un Dieu qui a fait l’homme à son image, homme et femme – êtres en relation, à la suite d’un Christ qui valorise mariage et célibat, parenté et filiation responsables, mais aussi la miséricorde pour toute situation qui se développe dans le respect mutuel des personnes et de leurs fragilités. L’Église, comme la société, devrait reprendre sa réflexion sur le lien entre mariage et fécondité, l’objectif n’étant pas d’avoir « son » enfant mais de faire que notre investissement humain et sexuel soit source d’humanisation à la fois pour les adultes et pour les enfants. De même devons-nous reprendre le débat sur la prise en charge collective et solidaire des situations de vie des enfants sans famille : l’enjeu n’est pas seulement financier ou juridique. Leur avenir a déjà commencé et il faut mettre toutes les chances de leur côté. 3 Jacqueline Delville, dans La Libre, 14.10.2004. –4– La demande des couples homosexuels à un statut marital allait au-delà des enjeux juridiques et financiers des contrats de vie commune, en raison d’un investissement affectif qu’ils voulaient voir reconnaître. Il en va de même pour l’adoption, à partir d’un désir d’enfant qui, pour ne pas venir d’un couple procréateur, n’en est pas moins naturel. Déchoir le couple procréateur est une démarche, rare mais non exceptionnelle. Permettre la procréation par des actes techniques est une autre démarche. Ces situations suffisent à montrer que la conscience humaine peut légitimer des actes longtemps exclus, et non « naturels ». Ce qui importe n’est-il pas alors dans les conditions que cette conscience leur impose ? Certains pays ont prévu, à côté de légitimation et de l’adoption, des modalités parentales permettant, par exemple, de donner un statut de beau-père ou belle-mère au conjoint du parent naturel ou adoptant. Si la Belgique faisait de même, cela satisferait-il des couples désormais officiellement mariés et soucieux de non-discrimination ? Dans la société, en ces matières comme en d’autres – songeons au projet de constitution européenne – nous devons réclamer un débat sérieux. Pour être « sérieux », le débat doit être informé. Diverses compétences sont requises : théologiens, moralistes, anthropologues, psycho-pédagogues, assistants sociaux, juristes. Pour décortiquer et (c’est le plus difficile) pour intégrer les éléments d’appréciation qu’ils peuvent identifier et éclairer. Pour être sérieux, le débat doit être ouvert. Toutes les positions doivent y participer, elles doivent toutes pouvoir être entendues – et pour cela, elles doivent toutes accepter de s’expliquer et (c’est le plus difficile) de s’exposer aux objections des autres. Pour être sérieux, le débat doit être public. La décision politique d’« intérêt général » nous concerne tous, et elle concernera concrètement beaucoup de citoyens, comme candidats parents, comme animateurs d’organismes d’adoption – ou comme citoyens responsables, tout simplement. Pour être sérieux, le débat devra finalement être politique. Finalement : pour la constitution européenne, il n’a guère été « que » politique – et encore... C’était déjà bien compliqué ainsi ? Tant pis : l’intérêt général et la démocratie ont leur droit.