AU CARREFOUR DES MORALES Savoir lutter et accepter Copyright Gilbert Hottois Pour le philosophe féru de bioéthique, le cancer se profile à la croisée d’une triple problématique : la lutte qui peut se poursuivre jusqu’à l’“ acharnement thérapeutique ”, l’euthanasie, les soins palliatifs. L’éthique n’est pas plus entièrement du côté de la lutte que de l’acceptation, des soins palliatifs que de l’euthanasie. La question éthique cruciale me paraît être celle de la décision : à quel moment juge-t-on devoir passer de la lutte au renoncement ? C’est d’abord une question objective, dépendante des faits : thérapeutiques et pronostics disponibles ; c’est ensuite une question morale adressée aux médecins et au personnel soignant (admettre les limites de la médecine), au patient et à l’entourage familial (reconnaître la même impuissance et, plus généralement, la finitude de la vie). C’est encore une question qui interpelle la société : le droit (la question de l’euthanasie), la politique et l’économie (la lutte a un coût, mais les soins palliatifs également). Suivant une perspective éthique idéale, après avoir fait tout ce qu’il est possible de faire matériellement, il faudrait pouvoir passer sans défaillance ni crise majeures à l’acceptation de la mort en recourrant aux soins palliatifs et/ou à l’euthanasie. A défaut d’éthique idéale et d’existences se déroulant dans des conditions idéales, la philosophie morale et la bioéthique contemporaines offrent des cadres et des principes théoriques qui, sans donner des solutions, constituent des repères pour la réflexion et la prise de décision. L’éthique d’inspiration kantienne souligne l’autonomie de la personne, la dignité de celle-ci étant dans sa capacité à choisir librement et en conscience. Elle est à la base de la règle du consentement informé du patient dont les demandes de refus de traitement ou d’euthanasie doivent être prises en considération. Ce cadre éthique délimite aussi l’espace et les limites de toute morale communautaire, par exemple catholique L’éthique de la discussion invite à trancher, si possible de manière consensuelle et rationnelle, les questions éthiques en organisant une discussion argumentée entre les principaux responsables. C’est elle qui guide les comités d’éthique clinique et de la recherche, dont il est indispensable qu’ils soient pluridisciplinaires et pluralistes. L’éthique narrative insiste davantage sur l’expression des émotions et du vécu des acteurs les plus touchés par les questions douloureuses et difficiles qui se posent. Elle invite ces acteurs (médecins, infirmières, patients, proches, etc) à décrire et raconter la manière dont ils éprouvent la situation. Attentive aux individus, aux contextes et aux histoires dans leur singularité, l’éthique narrative est quelquefois rapprochée des pratiques casuistiques. L’éthique utilitariste s’efforce d’objectiver le problème en identifiant et en quantifiant, si possible, les coûts et les bénéfices, les risques et les avantages. Ce genre de calcul peut être entrepris tant par rapport à un patient qu’au plan de la société globale. Il s’efforce d’intégrer les aspects de qualité de vie et pas seulement de quantité de vie (durée de survie) associés à un traitement (c’est la notion de QALY : quality-adjusted life years). Au plan social, l’approche utilitariste affirme le principe du maximum d’utilité pour un maximum de personnes. L’utilité croît lorsque l’on augmente le vécu positif (plaisir, épanouissement, bénéfices, etc) ou lorsque l’on diminue le vécu négatif (souffrance, angoisse, coûts, etc). Son application soulève des problème de justice et d’équité (protection des minorités les plus vulnérables, etc) ainsi que de relativité des critères invoqués (les vécus positifs et négatifs pouvant varier d’une personne à l’autre). Chacune de ces approches éthiques est susceptible d’éclairer des aspects du problème posé. Elles rappellent la complexité des décisions à prendre. On objectera que leur prise en compte ne facilite pas la prise de décision morale et qu’il n’est pas possible de respecter toutes ces exigences qui ne sont pas du tout toujours convergentes. Nous savons cela et le souci n’est pas de faciliter la prise de décision. L’exigence est de prendre une décision en conscience, ce qui signifie notamment : en ne perdant jamais de vue les valeurs qu’il aura fallu sacrifier ou marginaliser du fait même de la nécessité de choisir En conclusion, il existe deux grandes manières de se rapporter à la condition humaine : l’une est technicienne et s’efforce activement de la modifier ; l’autre est symbolique et recommande de l’accepter en se changeant soi-même plutôt que le monde. C’est un art difficile de passer de l’une à l’autre à bon escient. .1 Copyright Gilbert Hottois 1 Pour en savoir plus : G. Hottois et J-N. Missa eds (2001), Nouvelle Encyclopédie de Bioéthique, Bruxelles, De Boeck-Université ; G. Hottois (2004), Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin.