L`infini - Christian Godin

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L’infini
« Cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète »
disait Johann Kepler1. Mais l'horreur tient toujours sa part de
fascination.
Kant appelait sublime la propension à l'infini dont l'imagination
peut avoir, dans la nature et grâce à l'art, des représentations.
L'infini est l'idée sublime par excellence, il naît de la déchirure.
Sans lui y aurait-il conflit de facultés ? L'imagination pose un infini
que l'entendement ne peut concevoir2, ou bien la raison pose un
infini que l'entendement ne peut connaître. Certes, Descartes
pensait un rapport inverse à celui de Kant : l'entendement peut
3
concevoir ce que l'imagination a peine à se représenter . Mais de
quelque côté que se trouve l'avantage, il y a conflit.
Un peu partout le cercle a servi à symboliser l'infini, bon (le
cercle cosmique) ou mauvais (le cercle vicieux)4. Mais le cercle
comme courbe fermée a figuré également le tout fini : puissance de
la pensée capable de faire la synthèse des opposés ou à l'inverse
faiblesse d'une pensée incapable de re-présenter l'infini dans son
5
essence et donc vouée à le nier pour le saisir ?
Dans L'Essence du christianisme, Feuerbach disait que la
conscience de l'infini n'est rien d'autre que la conscience de
l'infinité de la conscience : dans la conscience de l'infini, le sujet
conscient a pour objet l'infinité de sa propre essence. Dans La
Dialectique de la nature Engels dira à l'inverse que l'infini
mathématique vient du réel. Thèse possible : par un biais certain,
rien n'est irréel. L'infini est aussi - Chomsky nous le rappelle inscrit dans le langage : ivresse de l'enfant lorsqu'il découvre qu'il
ne peut plus dire jusqu'à quel nombre il peut compter. Infini réel
peut-être, infini imaginaire et symbolique, sûrement - l'infini n'est
pas seulement un rêve ou un effroi, une image ou un mot, il est
1. Cité par A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, 1973, p. 86.
2. Kant considère qu’il est de la nature de la raison de vouloir totaliser les séries qu’elle pose.
Schopenhauer se séparera de son maître sur ce point : « Nous objecterons à Kant que l’on peut
toujours concevoir la fin d’une série qui n’a point de commencement, qu’il n’y a là rien de
contradictoire ; la réciproque d’ailleurs est vraie ; l’on peut concevoir le commencement d’une
série qui n’a point de fin » (Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A.
Burdeau, PUF, 1970, p. 622).
3. Voir L’imagination.
4. Voir les histoires en abîme - comme celle de cet homme qui dessine sa chambre sur un mur
de sa chambre.
5. Un subterfuge poétique consiste à saisir l'infini dans le minuscule : « Voir un monde dans
un grain de sable/Et un ciel dans une fleur sauvage/Tenir l'infini dans la paume de la main/Et
l'éternité dans une heure » (William Blake).
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aussi un concept. Hegel disait6 qu'il est « le concept fondamental de
la philosophie »7. « Nous ne nous embarrasserons jamais dans les
disputes de l'infini » avait pourtant prévenu Descartes8. Le
déterminer, n'est-ce pas le supposer fini ? Il y a en effet
contradiction à dé-finir ce qui n'a pas de fin, dé-terminer ce qui n'a
pas de terme, dé-limiter ce qui n'a pas de limite, mais c'est
précisément la raison pour laquelle Hegel disait de l'infini qu'il est
le concept fondamental de la philosophie.
L'infini pour nous est une grande idée spéculative, qui renvoie
immédiatement à l'abstraction des mathématiques et de la
métaphysique. Il n'en allait pas de même pour les Grecs : chez
Platon et Aristote, l'infini est d'abord le prédicat du sensible, du
monde informel de la matière . Mais cette thèse est loin d'épuiser le
concept. Dès l'origine, il y eut plusieurs infinis, et dispute de
l'infini. Certains (les pythagoriciens, Platon) y voyaient une
substance, une chose en soi ; d'autres (Anaximandre) en avaient fait
un principe, d'autres encore (Anaxagore, Démocrite) y
reconnaissaient une qualité numérique s'appliquant aux éléments.
Une idée commune surplombe ces divergences : l'infini est
l'imperfection ; il ne saurait donc qualifier ni l'Univers ni Dieu10.
Le monothéisme créationniste bouleversera le sens du
problème : l'imperfection était désormais la marque du fini, la
perfection passe du côté de l'infini. D'autres débats surgissent, en
particulier le dilemme autour de la finité ou de l'infinité11 du
monde : admettre l'infinité du monde, ce serait supposer la
coexistence de deux infinis12 (Dieu et le monde) ; logiquement
l'hypothèse paraît inacceptable, mais admettre le monde comme
fini, ce serait postuler une limitation dans le pouvoir créateur de
Dieu, une borne à sa puissance - solution également problématique.
Des deux maux on choisira le second qu'on croit moindre : le fini
ne limite pas l'infini, il se contente de le nier.
Pendant longtemps, les mathématiques sont restées
9
6. Du moins de ce qu'il appelait l'infini véritable.
7. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la logique, trad.
B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 360.
8. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 26, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1953, p. 582.
9
. Au début du Philèbe (15d), néanmoins, et c’est sans doute la première fois que le terme
grec d’apeiron n’est pas chargé d’une valeur négative, Platon évoque l’infinité du défilé des
idées, que la puissance maïeutique du discours engendre.
10. Seul le matérialisme épicurien peut alors poser l'univers comme infini.
11. Infinité est une détermination de fait, infinitude une détermination métaphysique.
12. La « démonstration » d'Aristote concernant l'impossibilité d'un corps infini est
généralement admise.
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aristotéliciennes : seul l'infini potentiel était accepté. Gauss disait
encore que l'infini est seulement une façon de parler qui sert, au
sens propre, à désigner des limites. Le transfini de Cantor sera une
révolution intellectuelle considérable : depuis les Grecs, l'infini est
ce qui n'est pas nombre ni nombrable (sur ce point, l'infini négatif
des Grecs et l'infini positif des judéo-chrétiens se rejoignent).
Cantor fera de l'infini non seulement un nombre mais aussi un objet
de calcul : il existe à partir de Cantor une mathématique, mieux,
une arithmétique de l'infini.
Ainsi la philosophie s'est-elle trouvée quelque peu dépossédée de
son objet. Tout se passe comme si depuis Kant, malgré Hegel, elle
avait abandonné aux sciences, et plus spécialement aux
mathématiques, la théorie positive de l'infini. Car les pensées de la
limite, de la finitude, de la clôture l'ont emporté partout dans la
théorie de la connaissance, dans l'anthropologie, dans la
psychologie. L'infini a été tellement lié à la métaphysique, et
singulièrement à Dieu, que c'est encore dans le cadre de pensées
métaphysiques - Rosenzweig, Levinas - qu'il a pu être représenté
positivement. Et encore était-ce pour combattre mieux une totalité
honnie, assimilée à l'impérialisme de la raison ou au totalitarisme
de l'action13. L'horreur secrète dont parlait Kepler a changé de lieu.
I. Les infinis
Le mérite d'Aristote fut d'avoir sorti l'infini de l'indétermination
où Anaximandre et Platon l'avaient laissé. « Il est clair, écrit
Aristote, que l'infini est en un sens, en un autre non »14. Il y a
plusieurs infinis que la pensée philosophique a presque toujours
répartis en dichotomies.
1. L'infiniment grand et l'infiniment petit
Ces dénominations sont usuelles depuis Pascal mais leur concept
a été déterminé par Aristote. Celui-ci, dans sa Physique, différencie
deux modes de l'infini potentiel15 - l'infini par composition
(prothései) et l'infini par retranchement (aphaïrései) - infini par
addition et infini par division qui seront dits plus tard « infiniment
grand » et « infiniment petit ». L'espace, dit Aristote, est infini par
retranchement, le nombre est infini par composition, le temps est
infini selon les deux modes. Pour l'infini par addition, on dira
également infini par succession ou infini par accident16.
13. Voir La totalité.
14. Aristote, Physique III. 206 a, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 203.
15. Voir infra.
16. Maïmonide. Le Guide des Égarés, trad. fr., Verdier, 1979, p. 211.
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Aristote - comme plus tard Leibniz - admettait, à partir de ces
deux opérations, une symétrie entre les deux infinis. La question se
complique si l'on passe de l'opération - seule génération possible de
ces infinis, selon Aristote - à la réalité physique : on peut admettre
l'un de ces infinis et refuser l'autre - témoin Épicure qui croit à
l'infinité de l'univers mais refuse l'idée d'une divisibilité à l'infini de
la matière17. Quant à Pascal, tout en les admettant tous deux, il
séparera par une radicale incommensurabilité, pour des raisons
métaphysiques, l'infiniment grand (l'immense) et l'infiniment petit
(l'infime).
L'infini en petitesse posera plus de problèmes que l'autre. Le
matérialisme atomistique servant de repoussoir, la divisibilité à
l'infini sera jugée souvent applicable18 à la réalité physique. Dans
une lettre à Morus19, Descartes donne un étonnant argument
métaphysique en faveur de l'infini par division : Dieu, écrit-il, n'a
pas pu se priver de cette faculté de diviser les corps à l'infini... Un
peu plus tard, Malebranche se sert de l'idée de la divisibilité de la
matière à l'infini pour soutenir la théorie de l'emboîtement des
germes, en vertu de laquelle la totalité des individus d'une espèce
se trouve contenue dans son premier exemplaire20. Ainsi l'humanité
entière avec la suite indéfinie de ses générations-gigognes aurait21
elle été enfouie dans la semence d'Adam… Les mathématiques
prendront le relais de la métaphysique sans parvenir à l'éliminer
aussitôt. Leibniz a utilisé le terme d'infinitésimal pour qualifier les
quantités infiniment petites. Le calcul infinitésimal, qui englobe les
deux opérations inverses de la dérivation et de l'intégration, est
l'opération mathématique permettant d'établir des relations entre
grandeurs finies par la considération de quantités infinitésimales.
La controverse allait durer jusqu'à Cauchy. Berkeley refuse
l'existence de ces quantités infiniment petites, dépourvues de sens à
ses yeux. Les arguments qu'il donne, inspirés par la raison
empiriste, s'ils ne sont pas mathématiquement recevables,
conduiront néanmoins les savants à parfaire leur formalisme et à
dépouiller leur écriture de toute intuition vague. Par opposition à
l'analyse classique dite standard, on appelle analyse non standard
17. Lettre à Hérodote, 41. L'argument d'Épicure est le suivant : s'il n'y avait pas d'indivisibles
(les atomes), aucune qualité, comme la couleur, ne pourrait subsister.
18. Même si cette application ne peut se faire qu'en pensée.
19. Du 5 février 1649. R. Descartes, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 1316.
20. N. Malebranche, Entretiens sur le métaphysique et sur la religion in Œuvres II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1992, p. 854.
21. C'est parce qu'à ses yeux l'infini en acte est impossible qu’Olympiodore (VIe siècle)
jugeait nécessaire la métempsycose : une création continuée d'âmes serait en effet allée jusqu'à
l'infini.
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celle qui admet les infiniment grands et les infiniment petits.
2. L'infini actuel et l'infini potentiel
C'est encore à Aristote que l'on doit cette distinction : dans la
Physique22 il nie l'existence d'un infini en acte, substance ou
principe, et n'admet qu'un infini « par attribution » - l'infini
potentiel dont l'infini par composition et l'infini par retranchement
sont les deux formes. Ces deux infinis se séparent donc
radicalement sur le plan ontologique : l'infini actuel n'existe pas
dans les choses, l'infini potentiel n'existe que dans et par les idées.
Il y a là une nette rupture avec la pensée des prédécesseurs du
Stagirite : chez Anaximandre comme chez Platon23, l'apéïron en
tant que principe (chez le premier) et que genre (chez le second) a
une existence effective que la pensée se doit de reconnaître.
À partir de la distinction aristotélicienne de l'acte et de la
puissance24, les scolastiques opposeront l'infini catégorématique à
l'infini syncatégorématique. Un catégorème est un mot qui a un
sens par lui-même (exemple : « animal »), un syncatégorème est un
mot qui n'a de sens qu'en relation avec d'autres mots (exemples : «
tout » ou « chaque »). L'infini catégorématique est celui dont les
éléments existent non seulement en acte mais sont distincts et
séparés (en sorte qu'on puisse commencer à les dénombrer) et
constituent le tout par leur addition. « Il est vrai qu'il y a une
infinité de choses, c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en
puisse assigner. Mais il n'y a point de nombre infini de leçons ou
autre quantité infinie si on les prend pour de véritables touts (...).
Les Écoles ont voulu dire cela en admettant un infini
syncatégorématique comme elles parlent, et non pas l'infini
catégorématique »25.
Leibniz considère qu'entre le possible et le réel, entre Dieu et le
monde, il y a une différence infinie et relevant de deux infinis
distincts. Dieu est infini hypercatégorématique : puissance active
principielle, loi de tous les infinis, l'infinitésimal s'y réfère et
l'exprime. Au monde réel appartient l'infini syncatégorématique,
c'est-à-dire l'infini qui ne peut être dit seul mais qui qualifie le
progrès d'une série. Il n'existe donc pas d'infini en acte, de tout
numérable pour Leibniz. Pourtant Bolzano cite en exergue de son
22. 204 a.
23. Dans le Philèbe.
24. Les deux distinctions ne s'équivalent pas. On différenciait un infini actuel catégorématique
dont les parties sont séparées en acte et un infini actuel syncatégorématique dont les parties ne
sont pas séparées en acte.
25. G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain II, 17, GF-Flammarion, 1990,
p. 124.
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ouvrage Les Paradoxes de l'infini26 la phrase de Leibniz : « Je suis
tellement pour l'infini actuel, qu'au lieu d'admettre que la nature
l'abhorre, comme l'on dit vulgairement, je tiens qu'elle l'affecte
partout, pour mieux marquer la perfection de son Auteur ».
3. L'infini et l'indéfini
Le Grec ne disposant que du mot apeïron pour dire ce que nous
traduisons par infini, illimité, indéfini, indéterminé, il est difficile
de donner un contenu univoque à ce passage du Philèbe où Platon
fait de l'infini un genre de l'être. L'exemple qu'il évoque - celui de
la chaleur et du froid27 - tendrait à tirer l'apéïron platonicien du
côté de l'indétermination : il n'est ni l'infiniment grand ni l'absolu
mais à l'inverse ce qui est susceptible d'une augmentation ou d'une
diminution sans que son essence soit détruite. Par ailleurs cet
indéfini se mêle au fini pour constituer un troisième genre : ni
l'absolu ni l'infiniment grand ne pourrait par nature être mêlé à quoi
que ce fût d'autre.
Le sable échappe au nombre, avait écrit Pindare. Archimède
dans L'Arénaire prouvera que non : l'infini est innombrable mais
28
pas le nombre de grains de sable sur Terre .
De l'indéfini on peut dire qu'il exclut toute limite mais aussi qu'il
inclut la possibilité de toutes les limites. L'indéfini a des limites,
mais elles peuvent reculer à l'infini - à la manière d'un horizon ; ou
bien encore, ces limites sont contingentes ou aléatoires, et, de ce
fait, imprévisibles. En ce sens, la matière aristotélicienne est infinie
par opposition à la forme, toujours finie. L'indéfini est l'informe.
Platon admettait une indétermination de la matière, symétrique
de l'infinité du principe - mais tandis que le principe premier fait
jaillir toutes les formes, l'indétermination est stérile, elle est
absence de formes par opacité, inertie, défection. La théologie
chrétienne, quant à elle, devra répondre à des postulations
contradictoires : d'une part montrer l'excellence de la création,
d'autre part dévoiler l'imperfection de la créature. L'infini est
l'attribut premier de Dieu - tous les autres (éternité, omniscience,
suprême sagesse, suprême bonté, toute-puissance) en découlent.
Cet attribut est un privilège - cela signifie que l'infini ne se trouve
nulle part ailleurs. Si, malgré tout, un infini existe en dehors de
26. B. Bolzano, Les Paradoxes de l'infini, trad. H. Sinaceur, Seuil, 1993, p. 49.
27. Philèbe, 24 b.
28. Dans son texte, Archimède démontre que si le nombre de grains de sable présents sur terre
est très grand, il peut être évalué en myriades (10 000) de myriades de myriades. Le savant de
Syracuse va même jusqu'à évaluer le nombre de grains de sable qui seraient nécessaires pour
remplir la totalité de la sphère terrestre, ainsi que la totalité de la sphère du monde.
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Dieu, il ne peut être que de second ordre. Ainsi Thomas d'Aquin29
distingue-t-il l'infini en essence et l'infini en grandeur. Un infini en
grandeur n’est pas nécessairement infini en essence - limité qu'il est
par sa particularité spécifique. L'infini quantitatif, écrit le Docteur
Angélique est un infini qui se tient du côté de la matière : il ne peut
donc être attribué à Dieu30. De fait, l'univers sera dit immense
plutôt qu'infini. Le mot apparaît au XIVe siècle et signifie « qui ne
peut être mesuré ». C'est ce mot que Copernic, qui ne croyait pas le
monde visible - celui des étoiles fixes - infini, choisira pour le
désigner31.
Nicolas de Cues est le premier à admettre clairement l'infini
comme attribut de l'univers. Dans La Docte ignorance, il applique
à celui-ci la formule que le Livre des XXIV philosophes avait
trouvée pour Dieu32. Mais Nicolas de Cues garde pour l'infini divin
- qu'il appelle négatif, par opposition à l'infini de l'univers, qu'il
appelle privatif - une supériorité ontologique : seul l'infini négatif
est absolu, il est inconnaissable. La seule façon, en effet, de faire
coexister logiquement deux infinis sans les identifier est de les
placer sur des plans ontologiques différents. C'est de l'impossibilité
d'une coexistence entre deux infinis, et même de l'incompatibilité
entre un infini et le fini que le panthéisme, pointant l'inconséquence
d'un monothéisme postulant un Dieu infini séparé de l'univers,
donc limité par lui, tirait argument pour confondre l'infini et la
totalité, Dieu et l'univers. Même Giordano Bruno, que l'on dit
panthéiste, conserve une différence entre les deux infinis, divin et
cosmologique : le premier est simple et intensif, le second multiple
et différencié33.
Un autre philosophe qui sera interprété d'une manière
panthéistique, au point d'être à l'origine d'une querelle du
panthéisme, Spinoza, distingue en fait et hiérarchise les infinis que
sa pensée implique. Dans la lettre XII (à Louis Meyer) 34 il
distingue trois sortes d'infinis : l'infini par nature, absolument
infini, l'infini par « la force de la cause » en laquelle il réside,
divisible en parties finies et enfin l'infini indéfini qui ne peut être
nombré. Pour Spinoza seul le premier infini - celui de la substance
29. Thomas d’Aquin, Somme théologique I, q.7, a.3, trad. fr., Les Éditions du Cerf, 1994, p. 199.
30. Ibid., p. 198
31. A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, op. cit., p. 51.
32. Énoncé repris par Pascal. Le Livre des XXIV philosophes dit : « Dieu est la sphère infinie
dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (trad. F. Hudry, Jérôme Millon, 1989,
p. 95).
33. Voir A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 74.
34. Dite Lettre sur l'Infini.
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- est véritablement infini. La distinction entre l'infini et l'indéfini
vient de Descartes. Celui-ci, comme avait fait avant lui Nicolas de
Cues35, évite d'appliquer le qualificatif d'infini à l'univers pour le
réserver à Dieu seul : l'univers est indéfini. Descartes appelle infini
« ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites »36 : en
ce sens seul Dieu est infini. « Mais les choses auxquelles sous
quelque considération seulement je ne vois point de fin, comme
l'étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la
divisibilité des parties de la quantité et autres choses semblables, je
les appelle indéfinies, et non pas infinies, parce que de toutes parts
elles ne sont pas sans fin ni sans limites »37. Descartes réserve à
Dieu le nom d'infini38 ; les réalités physiques ou les nombres sont
dits indéfinis car leur infinité n'est pas, comme celle de Dieu,
absolument certaine, et elle peut être due seulement aux bornes de
notre entendement.
4. Le « mauvais infini » et l' « infini véritable »
Dans sa Lettre XII, Spinoza établit une distinction (qui n'est pas
sans faire penser à celle que fera Hegel) entre « l'infini véritable »,
celui de la substance et seul objet d'entendement, et le « faux
infini », infini selon le nombre, objet d'imagination. L'opposition
principielle ne sera plus chez Hegel entre l'imagination et
l'entendement mais entre l'entendement et la raison. Il y a chez
Hegel deux infinis, le mauvais ou faux infini de l'entendement, qui
est l'infini de la quantité et de la répétition incapable de s'identifier
avec l'universel et l'infini véritable, l'infini de la raison qui seul
peut coïncider avec l'absolu, l'universel concret. L'infini de
l'entendement est un mauvais infini parce qu'il n'est pas infini. Le
véritable infini est négation de la négation - le seul capable de se
séparer du fini. À l'image du cercle - pourtant utilisée par Hegel symbole de l'infini statique et clos - il convient de substituer celle
de la spirale - symbole de l'infini dynamique et ouvert.
5. L'infini et l'illimité
Les mathématiciens - qui ont à leur disposition un grand nombre
d'infinis39 - opposent l'infini relatif, qui n'a aucune limite
assignable, à l'infini absolu (que Cantor a appelé transfini) qui n'a
aucune limite possible : une totalité dans laquelle tous les degrés de
35. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 19.
36. R. Descartes, Réponses aux premières objections, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 352-353.
37. Ibid.
38. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 27, ibid., p. 583.
39. Voir infra.
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diminution ou d'augmentation sont donnés d'avance. Le premier
infini s'appelle encore infini négatif ou indéfini, le second, infini
positif ou illimité.
Ce qui est infini peut être limité ou pas, ce qui est illimité peut
être infini ou non. Par exemple, l'espace compris entre deux
parallèles est infini et pourtant il est limité par ces deux parallèles.
Une demi-droite est infiniment grande, bien qu'elle puisse être plus
grande encore par un côté40.
La distinction entre l'infini et l'illimité est essentielle dans la
géométrie de Riemann : l'espace riemannien est sans limite (on
peut le long d'un grand cercle toujours aller devant soi) et
cependant fini. Autre objet impossible : la courbe « pathologique »
de von Koch dite « flocon de neige » ; elle n'est pas différentiable
(elle n'a pas de tangente) et présente cette propriété paradoxale : de
longueur infinie, elle délimite une surface finie.
Pour illustrer la différence entre l'infini et l'illimité, Henri
Poincaré imagina des êtres infiniment plats, des « sphéricoles »
vivant à la surface d'une sphère dont ils épouseraient les courbes :
l'espace de ces habitants serait sans limites (illimité) puisque sur
une sphère on peut toujours aller devant soi sans jamais être arrêté et cependant il serait fini car si jamais on n'en trouvera le bout on
pourra en faire le tour.
Cette distinction est décisive en cosmologie41.
II. Philosophies de l'infini
L'infini a été qualifié de manière contradictoire. Le heurt entre le
signifié positif et le signifiant négatif de ce signe porte trace d'une
histoire compliquée.
1. L'infini négatif
La conception grecque du monde est globalement finitiste. La
sphère qui est la figure symbolique de la totalité (parce que son
rayon générateur détermine un volume maximum) est42 l'image du
cosmos. La divinité elle-même est finie, d'où la possibilité de la
représentation esthétique.
Chez les Grecs, l'infini est associé au mal et à la douleur. Si le
désir inquiète, ce n'est pas parce qu'il est peccamineux (la notion du
40. Pascal reconnaissait parmi les grandeurs arithmétiques et les grandeurs géométriques des
ordres différents et entre ces ordres, une hiérarchie. Les lignes, les surfaces, les solides
correspondent à autant d'ordres différents qui ne peuvent être confondus. On ne peut ni ajouter
ni retrancher des points à une ligne, des lignes à une surface, des surfaces à un solide. Chacun
de ces ordres est un ensemble à la fois infini et fermé.
41. Voir infra.
42. Pas seulement chez Parménide qui identifiait l'Être au sphaïros.
2301
péché est ignorée) mais parce qu'il contient de l'infini ; en cela la
sexualité peut être mauvaise et le sage doit donc la maîtriser. Dans
les Enfers, les supplices de Tantale, de Sisyphe et des Danaïdes ont
ceci de commun qu'ils n'ont pas de fin43. Comment la pensée
pourrait-elle accepter ce qui, par définition, lui échappe ?
Partant de la thèse professée et approuvée par son adversaire,
Zénon d'Élée, qui est partisan de la thèse de l'unité, défendue par
son maître Parménide, argumente ainsi : la pluralité impliquant la
divisibilité, ou bien les éléments auxquels aboutit la division sont
sans grandeur, mais alors une somme d'éléments sans grandeur ne
saurait être dotée d'une grandeur, ou bien ces éléments possèdent
une grandeur, et dans ce cas, ils sont indéfiniment divisibles en
sorte que la chose qu'ils constituent est infiniment grande. Il ne
peut donc y avoir de pluralité dans les choses. Une pluralité infinie
s'évanouit dans le néant parce que le minimum de la division est
nul, et qu'une somme de zéros ne peut donner quelque chose. Mais
une pluralité finie disparaît dans l'infiniment grand parce que des
indivisibles admettent nécessairement une certaine grandeur, et
qu'un intervalle doit nécessairement les séparer ; et cet intervalle
doit lui-même être un indivisible, séparé par un intervalle, et ceci à
l'infini. Ce paradoxe de la grandeur44 suspend la flèche en l'air et
fait Achille immobile à grands pas45. L'infini arrête la pensée en ne
l'arrêtant pas ; ainsi tombe-t-elle avec lui dans des paradoxes qui
sont l'hébétude du concept. Zénon d'Élée bénéficie d'un facteur
d'incompréhensibilité : car comment admettre qu'un temps fini
(celui d'une course) puisse enfermer un nombre infini d'instants ?
La découvertes des irrationnelles au nom symptomatique de logoï
alogoï, « nombres non-nombres », par les pythagoriciens, avait
conduit au même scandale : une quantité finie, ce fruit, qui loge en
elle l'infini, ce ver.
Pour prouver que l'infini en acte ne saurait exister, Aristote usera
du procédé sceptique qui, lui, consiste à diviser le sujet en deux
parties et à montrer que ni l'une ni l'autre ne conviennent. Si par
exemple l'infini en acte existait, il serait ou bien composé ou bien
simple, or il ne peut être ni l'un ni l'autre, donc il n'existe pas46.
Tout être, toute connaissance a une forme. Une forme infinie est
une contradiction in adjecto. Un être infini, une connaissance
infinie n'ont donc pas de sens. L'espace, le nombre et le temps 47 ne
43. De ce schème peut-être est né plus tard le supplice de la roue.
44. Dont on pourrait dire qu'il rend le fini aussi impensable que l'infini.
45. Voir La continuité.
46. Physique, 204 b.
47. Des philosophes médiévaux se sont demandés si la conception aristotélicienne d'un temps
2302
sont, pour Aristote, infinis qu'en puissance ; seuls existent en acte
une étendue limitée (un lieu), une durée fixée (un laps de temps), et
un nombre fini (une quantité). La puissance de l'infini ne passe
donc jamais à l'acte48, elle est en quelque sorte impuissante comme
une matière qui ne recevrait jamais de forme. Aristote coupe l'infini
de la totalité : « L'infini se trouve (...) être le contraire de ce qu'on
dit : en effet, non pas ce en dehors de quoi il n'y a rien, mais ce en
dehors de quoi il y a toujours quelque chose »49. Cette thèse aura
des implications considérables.
La négativité de l'infini est logique aussi bien qu'ontologique.
Penser, c'est poser un nombre fini d'opérations et dans le
raisonnement il doit y avoir des prémisses, un cheminement et une
conséquence déterminés. L'infini est le signe d'un raisonnement
défectueux ; la vérité est incompatible avec l'infini. C'est pourquoi
les sceptiques dénicheront le diallèle au cœur de prétendues
démonstrations, c'est pourquoi la régression à l'infini sera chez eux
une raison de la suspension du jugement.
Plus tard, l'infini sera pour l'empirisme un défi insurmontable.
Condillac exprime une idée commune au XVIIIe siècle lorsqu'il
écrit dans son Traité des systèmes : « Il y aurait bien des remarques
à faire sur l'infini : pour abréger je me bornerai à dire que c'est un
nom donné à une idée que nous n'avons pas, mais que nous jugeons
différente de celle que nous avons »50. S'il est, en effet, une idée qui
ne correspond, par définition, à aucune expérience possible, c'est
l'idée d'infini. Certes tous les empiristes ne soutiennent pas la
même radicale thèse que Condillac51 mais c'est bien au nom de la
perception que Berkeley contre Newton avait écrit L’Analyste et
dénié tout sens au concept d'infiniment petit.
Autre, évidemment, est la position kantienne, mais le résultat est
analogue : le criticisme met l'infini hors du champ de la
connaissance. Le premier conflit des idées transcendantales qui
dans l'antinomie de la raison pure, à propos de la cosmologie
rationnelle, voit s'affronter dialectiquement (au sens kantien) la
thèse de la finité du monde, dans le temps et dans l'espace, et
l'antithèse de son infinité, provient de l'illusion dans laquelle tombe
la raison lorsqu'elle veut traiter le monde, (qui n'est connaissable
sans commencement ni fin ne réintroduisait pas un infini. Jean Philopon a pris le problème en
l'autre sens en montrant que les prémisses du Stagirite conduisent à remettre en cause la thèse
de l'éternité, donc que l'idée de la Création est la bonne.
48. Métaphysique, livre thêta, 6, 1048 b.
49. Aristote, Physique III 206 b, op. cit. p. 105.
50. E.B. de Condillac, Traité des systèmes, Fayard, 1991, p. 143.
51. « Il nous reste à démontrer que nous n'avons point d'idées de l'infini » écrit-il dans son
Traité de l'art de penser (Vrin, 1981, p. 270).
2303
qu'en tant que série de phénomènes) comme une totalité en soi. La
question, pour Kant, de la finité ou de l'infinité du monde n'est pas
décidable, du point de vue de la connaissance, parce qu'il est
impossible de prendre le monde comme un tout. Kant reste
aristotélicien dans sa perception de l'infini : il existe un infini
potentiel (Kant donne à la progression à l'infini un usage
régulateur) mais pas d'infini actuel. L'infini est une idée pour
l'imagination (dans l'expérience du sublime) mais pas un concept
pour l'entendement.
Parallèlement à ce refus court une histoire positive de l'idée
d'infini.
2. L'infini positif
L'infinitisme, qui est la pensée de l'infini comme réalité positive,
a été métaphysique avant d'être mathématique. Platon et Aristote ne
sont pas toute la philosophie grecque. De nombreux penseurs et
courants de la philosophie grecque ont accepté l'infini comme un
fait : Anaximène pense que les mondes sont innombrables,
Démocrite52 et Anaxagore sont explicitement infinitistes,
Anaximandre fut le premier à placer l'infini au principe de toutes
choses53.
Faire de l'infini un principe semble logiquement inattaquable,
comme le reconnaîtra Aristote54 : si l'infini dérivait d'un principe
autre, il serait limité par lui, il ne serait plus infini. L'argument vaut
également pour l'idée d'absolu. Anaximandre ne séparait pas le
principe de la réalité physique : pour de nombreux philosophes
grecs - que la théologie chrétienne reléguera à l'arrière-plan pour
des raisons métaphysiques - l'infinité de l'univers est une évidence
de la pensée. « Si je me trouvais à la limite extrême du ciel,
raisonnait Archytas de Tarente (...), pourrais-je tendre au-dehors la
main ou un bâton, oui ou non ? »55. Lucrèce utilisera l'argument du
lanceur de trait : supposons qu'il parvienne aux limites de l'univers,
qu'il lance un trait dans l'espace, rencontrera-t-il un mur ?56
Épicure, dont Lucrèce était le disciple, avait montré que la sagesse
52. Avec cette restriction : l'atome insécable par définition arrête l'infini en petitesse.
53. Il est intéressant de noter qu'Anaximandre fut non seulement le premier à écrire un
ouvrage intitulé De la Nature mais aussi (dit la tradition) le premier à dresser une carte
géographique, à construire un cadran solaire et à découvrir le zodiaque : trois représentations
finies de l'infini. Le cercle, rappelons-le, est ce qui permet d'unir en une même image l'infini
et la totalité.
54. Physique III, 203 b.
55. Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p.
532.
56. Lucrèce, De la Nature I, v. 968-983.
2304
n'est pas inséparable d'une pensée des limites. Or la physique
d'Épicure est une propédeutique à son éthique. Le vide impliqué
par l'existence des atomes implique celle de l'infini. Comment, en
effet, le vide pourrait-il être borné ? Il ne peut l'être par du vide, il
ne peut l'être non plus par les atomes car ceux-ci ne peuvent être
que dans le vide.
Mais c'est de la métaphysique que l'infini recevra sa plus grande
et déterminante positivité.
Plotin donne un sens positif et constituant à l'infini en identifiant
l'urgence d'infini à la procession. Source inépuisable d'énergie,
l'infini originel d'où procèdent les séphiroth (les émanations, d'où
le rapprochement possible avec Plotin) s'appelle En Sof dans le
Zohar. Cet univers de pensée est plus proche d'Anaximandre que
de la Bible car lorsque le Psaume dit que la sagesse de Dieu
échappe au nombre, l'infini n'est pas seulement principe : il est pour
la première fois l'attribut d'un sujet. C'est pourquoi l'idée décisive,
révolutionnaire, est celle de création. D'où cette croix théorique :
comment l'operatio (la puissance créatrice) de Dieu pourrait-elle
être dite infinie si l'opus (l’œuvre) ne l'était pas lui-même ? Mais il
est impossible que la créature puisse égaler le créateur ; tout en
témoignant pour sa gloire, elle doit en demeurer infiniment
distante.
Le monothéisme invente un infini ontologique : l'être tel qu'on
n'en saurait concevoir de plus grand57. Tous ses attributs puissance, savoir, bonté, sagesse - sont portés à l'infini58 : Dieu est
l'infini qui possède tout à l'infini. Une inflexion sémantique donne
alors à l'infini une intensité, une qualité que l'infini grec, toujours
peu ou prou lié à la quantité, même sous la modalité de
l'indétermination, ne connaissait pas. Mais l'infini divin n'ignore
pas l'infini quantitatif ; au contraire, il l'absorbe. Rien n'est plus
significatif à cet égard que l'onto-théologie de l'omniscience
développée par les philosophes scolastiques.
Parce qu'il ne concevait de totalité qu'infinie, et que, pour lui,
seul existe l'infini en puissance, Aristote eût considéré l'hypothèse
d'un Dieu omniscient comme absurde. Dieu infini peut désormais
penser l'itération infinie : l'infini actuel divin engloutit l'infini
59
potentiel. Pour l'intellect divin l'infini est comme un tout, il n'y a
57. Ens quo majus concipi non potest.
58. Le qualificatif « infini » ne figure pas explicitement parmi les attributs divins donnés par la
Bible mais il y est contenu implicitement. Si les théologiens chrétiens ont mis longtemps à
reconnaître l'infinité à l'essence divine, c'est parce que l'infinité n'est ni un être ni une quiddité.
59. Différencié de la raison humaine (voir L'intelligence).
2305
plus de succession de parties60, le tout infini est saisi d'un coup hors
du temps.
Seulement en faisant de l'infini l'attribut de Dieu, le
monothéisme l'assigne à résidence hors du monde. Or si l'infini
n'est pas de ce monde, il n'est pas pensable, ni a fortiori
connaissable61.
L'attribution de l'infini à Dieu prive toute autre réalité de cet
attribut. C'est pourquoi les philosophes chrétiens pourront
reprendre à leur compte les arguments grecs contre un infini
cosmologique. Dans la Somme théologique, Thomas d'Aquin
s'élève contre l'idée d'un infini actuel en dehors de Dieu. « Il est,
écrit-il, impossible qu'une multiplicité infinie soit donnée en
acte »62. Il y a à cela deux raisons : d'abord toute multiplicité
(multitudo) se ramène à une multiplicité de nombres, laquelle est
toujours mesurable grâce à l'unité - et donc non infinie ; ensuite,
une multiplicité créée par Dieu doit correspondre à une intention
déterminée ; autrement dit, elle doit être « comprise sous un
nombre déterminé » ce qui exclut l'existence d'un infini actuel.
Pour Thomas d'Aquin, concevoir un infini actuel, c'est entrer en
compétition avec la nature unique et absolument infinie de Dieu.
Le seul infini en acte ne peut être que Dieu.
Usant de la dialectique de l'enveloppement et du développement,
Nicolas de Cues garde la différence ontologique entre Dieu, infini
parfait, et l'univers déroulé dans le temps et dans l'espace, donc
moins parfait. Mais l'existence d'un univers infini est pour la
première fois posée dans le cadre du créationnisme. Or attribuer
l'infini à l'univers, c'est préparer une possible dédivinisation63.
Descartes se gardera bien d'une telle imprudence mais s'il
accompagne par là aussi l'aube de la modernité, c'est parce qu'il fait
de l'idée d'infini une idée de la raison dont Dieu, en quelque sorte,
perd le monopole. Annonçant en cela les mathématiques futures,
Descartes fait de l'idée d'infini l'idée positive par excellence dont le
fini est la négation. Pour Descartes, c'est l'infini qui est conçu avant
le fini, comme le parfait avant l'imparfait, l'étendue avant la figure.
Ce n'est plus l'infini qui est non fini mais le fini qui est non infini.
Deuxième renversement, cette idée d'infini, idée première, idée
innée, devient preuve de l'existence de Dieu : ce n'est plus en Dieu
60. « Dieu ne connaît pas l'infini, ou des objets en nombre infini, en énumérant pour ainsi dire,
partie après partie » (Thomas d'Aquin, Somme théologique I, q.14, a.12, op. cit., p. 265).
61. De plus, en rejetant l'infini dans la transcendance, le christianisme le sépare de la
problématique de la continuité.
62. Somme théologique I, q.7, a.4.
63. Coup de force philosophique que Giordano Bruno paya de sa vie.
2306
que la pensée reconnaît d'abord l'infini mais en elle-même. Nous
sommes par conséquent avec Descartes aux antipodes de
l'apologétique qui faisait de l'anéantissement de sa propre finitude
la condition de l'accès à l'infini divin. Avec l'infini, la pensée
humaine est désormais, et ce pour la première fois, chez elle. La
primauté de l'infini est à la fois gnoséologique et ontologique : en
même temps que la supériorité de Dieu sur la créature (la mathesis
universalis n'est pas un savoir total) est réaffirmée, est exprimée la
finalité du doute qui resterait incompréhensible sans l'idée d'une
connaissance parfaite. « De cela même que je suis une substance,
écrit Descartes dans sa Méditation troisième, je n'aurais pas
néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini,
si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût
véritablement infinie »64. Mais l'idée n'est pas une connaissance : la
mathésis cartésienne s'arrête aux portes de l'infini. Faisant allusion
aux apories et paradoxes pointés par Galilée - lequel voulait ainsi
justifier mathématiquement le refus d'un infini actuel - Descartes
écrit dans les Principes de la philosophie « qu'il n'y a que ceux qui
s'imaginent que leur esprit est infini qui semblent devoir examiner
telles difficultés » 65.
Chez Pascal l'affirmation de l'infini se fera aux dépens du fini.
L'opuscule De l'esprit géométrique confond sous ce rapport
physique et métaphysique : quelque mouvement, quelque nombre,
quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un
plus grand et un moindre : de sorte qu'ils se soutiennent tous entre
le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces
extrêmes. La célèbre Pensée intitulée Disproportion de 1'homme66
oppose l'infini au néant. Entre l'infiniment grand et l'infiniment
petit, il y a moins opposition que contraste67.
On a souvent vu en Spinoza un penseur de la totalité. Il est en
fait davantage un penseur de l'infini. La sixième définition de la
première partie de l'Éthique ne convoque pas moins de trois fois
l'infini pour définir Dieu : « Par Dieu, j'entends un être absolument
infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité
d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie »68.
64. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 294.
65. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 26, ibid., p. 583.
66. Pensée 84 (Lafuma), 72 (Brunschvicg).
67. Cantor défendra également l'idée d'une dissymétrie complète entre l'infiniment grand et
l'infiniment petit.
68. B. Spinoza, Œuvres complètes, trad. fr., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p.
310. Malebranche parlera de « l'infini infiniment infini » de Dieu, le seul véritable infini selon
lui, mais ce « Dieu » reste le Sujet suprême créateur du Ciel et de la Terre, absent de
L'Éthique.
2307
« Absolument infini » est dit par opposition à « infini en son
genre » : il est la synthèse de l'infini en extension (l'infinité des
attributs)69 et de l'infini en compréhension (essence infinie).
Selon Leibniz, l'univers a surgi de l'infini, non seulement par la
création mais par l'acte de la sagesse de Dieu qui parmi une infinité
de possibles a choisi le meilleur. L'univers est une combinatoire
née d'une combinatoire. De plus, à la différence de Pascal qui
écrasait le fini sous le poids de l'infini, Leibniz voit l'infini logé au
sein du fini (la monade enveloppe une infinité de perceptions)70.
Dans la Science de la Logique Hegel oppose, comme il a été vu
plus haut, le véritable concept de l'infinité, l'infini de la raison, à
l'infini de l'entendement, « la mauvaise infinité »71. Le mauvais
infini n'est que la négation abstraite, c'est-à-dire jamais supprimée,
du fini. En outre, il est toujours à-venir, son devoir-être est un
manque à être. Pour Hegel le mouvement du véritable infini n'est
pas la succession, l'inlassable et lassante itération, mais la position
hors de sa limite de l'Idée qui devient autre. La Phénoménologie de
l'Esprit définit l'infinité comme « inquiétude absolue de pur automouvement »72. Sans cette scission, l'identité s'engloutirait en soi,
et la totalité ne serait pas conquise. L'infini n'est pas un objet de ou
pour la pensée, il est la pensée libre73 elle-même dans le travail de
son effectuation. Loin de faire échec à la totalité, comme le croyait
Aristote, l'infini la constitue.
Le véritable infini n'est pas l'immensité du ciel, qui ne donne
qu'une image naïve du sublime, mais la mesure et la loi grâce
auxquelles la raison a fait de cette immensité son objet74. Ce qui
intéresse Hegel dans la série convergente75 est la synthèse du fini et
de l'infini, qui sont posés, non plus comme séparés, mais comme
identiques à soi76. Ainsi les mathématiques dépassent-elles la
69. Le fait que nous n'en connaissions que deux place la totalité spinoziste aux antipodes de
l'hégélienne car ne connaître que deux attributs sur une infinité équivaut à en ignorer une
infinité.
70. Leibniz cependant n'admet d'infini ni pour l'espace ni pour la vitesse, ni pour le nombre.
71. G.W.F. Hegel, Science de la Logique, Premier volume. L'Être, trad. fr., Aubier Montaigne,
1972, p. 115.
72. G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne,
1941, p. 138.
73. « Celui qui fuit n'est pas encore libre [Hegel parle de la progression à l'infini] car il est
dans la fuite encore conditionné par cela même devant quoi il fuit » (Encyclopédie des
sciences philosophiques I. La Science de la logique, op. cit., p. 528).
74. G.W.F. Hegel, Science de la Logique I, op. cit., p. 221.
75. Ibid. p. 244-245. La série divergente tombe, à l'inverse, aux yeux de Hegel, dans le
mauvais infini.
76. Ibid., p. 244-245.
2308
métaphysique77, celle-ci n'ayant jamais réussi à voir dans l'infini
autre chose que la négation du fini78.
Dernière halte de cette histoire, l'infini de Levinas. Il vient de la
Bible, de Descartes (j’ai en moi une idée qui me dépasse
infiniment) et de L'Étoile de la Rédemption de Rosenzweig.
Comment penser contre la totalité hégélienne - dont le nazisme
vient de dévoiler l'horreur79 - sans tomber pour autant dans le
pathos solitaire du moi kierkegaardien ? Levinas prend à Hegel son
idée d'infini pour la jouer contre la totalité. Son point de départ est
l'idée cartésienne de l'idée d'infini - contenue dans ma pensée mais
plus haute que toute pensée80. L'infini substitue à la logique du
Même, qui est celle de la totalité, l'éthique de l’Autre dont le visage
81
est l'épiphanie . « L'idée de l'Infini, écrit Levinas suppose la
séparation du Même par rapport à l'Autre »82. Cette radicale
absence de quantité et de transcendance est hégélienne83. La
relation à l'autre n'est pas totalisable, elle ne peut pas être mise en
concept (comme on dit mise en bière pour un mort). Pour Levinas,
l’Autre est infiniment supérieur au moi, il interdit toute opposition
d’englobement. L'éthique phénoménologique de l’auteur de
Totalité et Infini, qui rompt avec la métaphysique de la totalité,
substitue l’Autre à Dieu pour figurer l'infini.
Malgré Levinas, la thématique dominante à l'époque moderne a
été celle de la finitude (Heidegger, Sartre) et il est notable qu'elle
n'a enclenché par réaction aucun retour de l'infini. Pour la première
fois depuis Anaximandre, des philosophies peuvent s'accomplir en
dehors de toute pensée de l'infini. Il en est allé autrement dans les
sciences.
III. Les sciences de l'infini : les mathématiques
Hermann Weyl définissait les mathématiques comme la science
de l'infini. Les mathématiques sont en effet chez elles avec l'infini.
Lorsque l'on précise qu'un ensemble comprend un nombre fini
d'éléments, cela vaut pour signe que l'infini en mathématiques va
de soi. La moindre définition - comme celle du nombre 2 « le plus
77. Ibid., p. 248.
78. Inversement l'art s'est épuisé de ne pas pouvoir représenter (il l'évoque seulement) l'infini.
79. Levinas, en effet, n'a jamais séparé totalité et totalitarisme.
80. E. Levinas, « La philosophie et l'idée de l'infini », in En découvrant l'existence avec
Husserl et Heidegger, Vrin, 2006, p. 229-247.
81. Voir Autrui.
82. E. Levinas, Totalité et infini, M. Nijhoff (La Haye), 1984, p. 23.
83. De même qu'est hégélienne la détermination de l'infini comme altérité. Levinas fut comme
tant d'autres avec lui redevable à Hegel plus qu'il n'a voulu l'écrire.
2309
petit nombre pair » - suppose une suite infinie (ici, celle des
nombres pairs)84. En géométrie, deux droites parallèles sont dites se
couper à l'infini, et l'asymptote s'approche indéfiniment d'une droite
sans jamais l'atteindre etc.
Les mathématiques ont progressé du côté du « mauvais infini »
hégélien qui ne parvient pas à supprimer le fini qui le nie. Que de
chemin parcouru depuis l'immobilité d'Achille !
Les raisonnements de Zénon d'Élée reposaient sur l'impossibilité
logique qu'il y avait en Grèce d'admettre qu'une somme (finie),
qu'un ensemble fini puissent être composés d'un nombre infini
d'éléments. On considérait donc comme absolu le principe selon
lequel le tout doit avoir les mêmes caractères que les parties qui le
composent. Proclus dans un commentaire d'Euclide fait de l'infini
l'objet d'une imagination qui ne connaît pas positivement mais
reconnaît négativement à la manière dont l’œil reconnaît l'obscurité
parce qu'il a l'expérience de la non-vision. L'infini est reconnu dans
son existence mais inconnu dans son essence. Mais déjà Archimède
avait grâce aux problèmes de quadrature eu affaire à l'infini, et sa
méthode d'exhaustion lui avait presque fait découvrir le concept de
limite.
Il y a en mathématiques comme en philosophie deux manières
opposées de concevoir l'infini dans son rapport au fini : ou bien
l'infini dérive du fini (il y a un infini parce qu'il y a une infinité de
choses finies possibles) ou il lui préexiste (le fini s'obtient en
découpant un morceau dans l'infini). La métaphysique chrétienne
avait habitué les esprits à identifier l'infini au parfait, donc à le
concevoir comme immobile. De nouveaux continents seront
découverts lorsque l'on s'habituera à penser l'infini comme
processus. Nicolas de Cues fait observer qu'une circonférence qui
aurait un rayon infini deviendrait une droite. « Infiniment grand »
(Leibniz disait « infinituple ») se dit des grandeurs variables, et
spécialement d'un nombre qui s'accroît indéfiniment ; « infiniment
petit » se dit de toute grandeur variable qui tend vers 0 (dont la
limite est zéro). Par où Leibniz dépasse Descartes : les
mathématiques cartésiennes étaient marquées par leur refus de
l'infini comme concept opératoire, donc la notion de convergence,
de passage à la limite était vouée à rester inaperçue. Avec Leibniz,
Achille peut enfin courir : une quantité finie, une somme peut
s'exprimer par une série infinie. La série infinie de Leibniz est une
somme ; elle est convergente : 1 - 1/3 + 1/5 - 1/7 + 1/9 - 1/11... =
84. Mais cela, l'intuitionnisme le conteste.
2310
/485.
Pourtant, s'il admet un infini actuel, Leibniz refuse l'idée qu'il
puisse être un nombre86. Certes une quantité, une grandeur peuvent
être infinies, mais un nombre infini serait une contradiction in
adjecto. De tous les « dogmes » aristotéliciens, aucun sans doute
n'eut aussi longue vie et le paradoxe voulut que ce fut par la grâce
des mathématiciens eux-mêmes. Ceux-ci en effet avaient plusieurs
bonnes raisons pour refuser l'idée d'un nombre infini. Il y avait
d'abord la contradiction logée dans un nombre qui devrait être à la
fois pair et impair, divisible et indivisible. Il y avait l'axiome
d'Archimède énonçant que l'infini ne peut être atteint : si x<a<b, il
existe nécessairement n tel que le produit de n par a soit plus grand
que b. Il n'existe pas de nombre suffisamment grand qui ne puisse
être dépassé par un multiple d'un autre nombre inférieur à lui. Ce
qui revient à dire qu'un nombre, aussi petit soit-il, admet toujours
un multiple qui dépasse un nombre supérieur à lui. Donc l'infini
n'est pas un nombre. Enfin, c'est à cause des paradoxes qu'il
implique que l'infini actuel était rejeté. Galilée avait fait remarquer
que si l'on admet l'existence d'ensembles infinis actuels, alors il
doit exister autant de nombres entiers pairs que de nombres entiers
pairs et impairs réunis, l'axiome euclidien selon lequel le tout est
nécessairement plus grand que la partie serait donc violé. L'axiome
du tout et de la partie constituera en effet pendant plus de deux
millénaires le verrou logique qui empêchera l'esprit de s'ouvrir à un
infini actuel mathématique. Car, dans un ensemble infini, des
infinis sont contenus : comment une partie pourrait-elle équivaloir
au tout qui l'englobe ? Si un tout pouvait être déclaré infini, il
contiendrait des parties elles-mêmes infinies87, et l'on serait conduit
à admettre des infinis plus grands que d'autres, ce qui paraît
absurde.
D’une certaine manière, disait David Hilbert, « l’analyse
mathématique n’est autre qu’une symphonie de l’infini ».
D'Alembert n'avait pas été le seul à exprimer ses craintes qu'à la
faveur du calcul infinitésimal la métaphysique ne vînt contaminer
les mathématiques. Le siècle des Lumières, d'une manière globale,
s'est méfié de l'infini. Gauss dira que l'emploi de la grandeur infinie
comme quelque chose d'achevé est inadmissible en mathématiques.
Ainsi les mathématiciens, jusqu'au milieu du XlXe siècle,
85. Les séries divergentes sont infinies elles aussi mais elles ne se totalisent pas.
86. Bolzano tire quelque peu Leibniz à lui en le citant au début de ses Paradoxes de l'infini.
87. C'est l'argument que l'on opposait à l'idée de divisibilité à l'infini : si un grand objet est
divisible à l'infini, un petit l'est également ; les voilà tous deux infinis bien qu'ils soient
inégaux.
2311
continuèrent-ils à utiliser la distinction aristotélicienne de l'infini
actuel et de l'infini potentiel : l'infini actuel est un tout, l'infini
potentiel est représenté par une somme d'une série indéfinie de
nombres qui tend vers une certaine limite. Jusqu'à Cantor, les
mathématiciens n'ont admis que l'infini potentiel.
Le moyen d'ôter à l'infini sa force de trouble fut de le considérer
comme un objet fictif. Le prédicat exprimé par le syntagme « se
prolonge à l'infini » pour une droite était compris comme
l'affirmation d'une existence logique - dont l'unique réquisit était de
n'être pas contradictoire.
Le XIXe siècle verra l'assomption de la métaphysique par les
mathématiciens. Bolzano était leibnizien et convaincu de
l'omniprésence de l'infini, Dedekind était pénétré par l'idée de
l'infini du monde (et non seulement dans le monde) de nos pensées.
Quant à Cantor, il associera toujours sa découverte à des
considérations théologiques88.
Histoire exemplaire : des déductions contredisaient l'axiome ;
c'est l'axiome qui a fini par céder89.
Bernard Bolzano90 prépara la voie de Cantor en établissant d'une
part la positivité du concept d'infini, qui peut prétendre au même
statut logique que le fini, d'autre part l'existence mathématique de
l'infini actuel. Il montra que loin d'être un paradoxe, l'existence
d'une bijection d'un ensemble sur l'une de ses parties propres est
une propriété des ensembles infinis91.
C'est Dedekind qui donna la définition de l'ensemble infini
comme l'ensemble équipotent à l'une de ses parties propres. Il y a
effectivement autant de nombres pairs que d'entiers positifs. La
définition de Dedekind s'applique par conversion au fini : un
ensemble est fini lorsqu'il n'existe pas de bijection de lui-même sur
l'une de ses parties propres92. Ce qui apparaissait comme un
paradoxe insoutenable est ainsi devenu un critère : le tout n'est pas
88. Allant jusqu'à écrire au pape pour lui faire part de la bonne nouvelle !
89. La modestie et la prudence de Descartes à propos de l'infini lui avaient fait prendre des
positions théoriques très en avance sur son temps. Dans une lettre à Mersenne, évoquant le
paradoxe d'une ligne infinie qui aurait six fois plus de pieds que de toises, Descartes juge non
impossible qu'un infini soit plus grand qu'un autre (lettre du 15 avril 1630, Œuvres et Lettres,
op. cit., p. 934).
90. B. Bolzano, Les Paradoxes de l'infini, trad. H. Sinaceur, Seuil, 1993.
91. Bolzano dit qu'il y a une multitude d'infinis mais recula devant le paradoxe d'un infini plus
grand que les autres. Le pas n'était pas sauté : il n'y a pas, il ne peut y avoir selon Bolzano de
nombres infinis mais seulement des grandeurs infinies lesquelles, par définition, ne sont pas
nombrables.
92. Une conséquence logique de la définition de Dedekind est le découplage de l'égalité et de
l'identité lorsqu'elles s'appliquent aux ensembles infinis. Identité et égalité ne s'équivalent que
dans les ensembles finis.
2312
toujours plus grand que certaines de ses parties. Donc l'énoncé « le
tout est plus grand que n'importe laquelle de ses parties », loin
d'être un principe universellement vrai, est un axiome qui fonde la
seule arithmétique du fini. Cantor, qui était convaincu que c'était
Dieu qui lui avait « envoyé » les nombres transfinis, se découvrit
un allié en saint Augustin. Celui-ci avait attaqué dans sa Cité de
Dieu ceux qui niaient que Dieu pût comprendre l'infini. C'est un
texte, déclare Cantor, « qui a pour ma conception une grande
signification ». Saint Augustin dit : qui osera refuser à Dieu le
pouvoir de connaître tous les nombres, et en particulier les nombres
infinis ? Faudra-t-il croire que « Dieu parvient jusqu'à une certaine
somme de nombres et ignore tous les autres ? ». C'est
complètement insensé, concluait saint Augustin.
Grâce à Cantor la raison gagne à elle ce qui lui échappait depuis
toujours : en mathématiques, il ne saurait y avoir d'incalculable 93.
L'existence de N implique celle d'au moins un ensemble infini. On
démontre que la réciproque est vraie ; autrement dit, on peut
remplacer l'axiome de l'existence de N par l'axiome suivant : il
existe au moins un cardinal infini. Cet axiome est l’axiome de
l'infini.
Cantor appelle dénombrables les classes infinies qui peuvent être
mises en correspondance univoque avec les nombres entiers. La
cardinalité de cet ensemble infini est symbolisée par la première
lettre de l'alphabet hébreu aleph  affectée du petit 0. 0 (aleph
zéro) est le premier nombre transfini, il est le signe de l'infini
actuel. L'arithmétique du transfini bouleverse les règles connues
94
(0 + 1 = 0 ; 0 x 2 = 0 etc. ). Elle déjoue l'intuition : ainsi
Cantor démontre-t-il, par l'élégante méthode de la diagonale95 que
les fractions rationnelles (que l'intuition donne pour beaucoup plus
96
nombreuses que les entiers ) forment une série dénombrable, donc
que leur ensemble a la même cardinalité que les entiers.
Il existe d'autres infinis : une infinité. Les infinis ne sont pas
égaux. Comme chaque ensemble contient davantage de parties
propres que d'éléments (pour n éléments, le nombre de parties
93. On peut fixer les conditions formelles d'un incalculable mais cela équivaut à établir la
calculabilité de son incalculabilité.
94
. Ces propriétés sont illustrées par l’hôtel imaginé par Hilbert : un hôtel comprenant un
nombre infini de chambres toutes occupées pourrait néanmoins recevoir un nouveau client en
libérant la chambre numéro 1 et en déplaçant tous les clients au numéro de chambre supérieur.
Cet hôtel pourrait même loger une infinité de touristes arrivés inopinément en attribuant à
chacun des occupants la chambre dont le numéro serait le double de celui de leur chambre
précédente, libérant ainsi l’infinité des chambres à numéro impair pour les nouveaux clients.
95. Voir La démonstration.
96. Car entre deux entiers quelconques, il y a un nombre infini de fractions.
2313
équivaut à 2n), il y a un infini strictement supérieur à 0. Cantor
démontre que la classe des nombres réels n'est pas dénombrable son infini, d'ordre supérieur, est noté 197. D'où ces conséquences
paradoxales : il y a plus de nombres entre 0 et 1 que d'entiers,
autant de points dans un carré et dans un cube que dans un
98
segment ! Plus encore : dans le plus petit segment, il y a autant de
points que dans l’univers entier, ce qui signifie littéralement qu’il y
a l’infiniment grand dans l’infiniment petit.
Le cardinal transfini des réels, 1, sera appelé cardinal du
continu - et la puissance du continu sera dite strictement supérieure
à celle du dénombrable99. 1 élevé à la puissance de lui-même
engendre un aleph encore plus grand. L'opération peut être
répétée... à l'infini ! On peut construire une suite infinie
d'ensembles telle que chaque ensemble soit supérieur à l'ensemble
précédent. Le théorème fondamental de Cantor permet de
démontrer qu'il y a une infinité d'infinis. Dès lors les relations
logiques entre fini et infini s'inversent : ce n'est plus l'infini qui est
le négatif du fini mais le fini qui est le négatif de l'infini ; l'infini
n'est pas le non-fini, c'est le fini qui est le non-infini. Le fini est la
partie qui longtemps s'était prise pour le tout.
On comprend que Wittgenstein regimbera devant le transfini de
Cantor : selon lui, la proposition « le segment peut être divisé à
l'infini » n'a pas de sens, car la proposition « le segment est divisé à
l'infini » n'a pas de sens. Contre Cantor et Dedekind, Wittgenstein
dit et répète que l'infini n'est pas un nombre, que c'est une illusion
100
liée à l'extensionnalité que de le croire . L'artifice de la définition
de Dedekind tient en ce qu'elle continue à parler d'ensemble tout en
admettant implicitement que les ensembles infinis n'ont pas la
même « grammaire » que les ensembles finis ; car l'impossibilité
d'établir une corrélation biunivoque entre un ensemble fini et l'un
97. Cantor pensait qu'il n'y avait aucun nombre entre 0 et 1. On a appelé hypothèse du
continu cette conjecture. Son indécidabilité fut démontrée : 0 étant le cardinal de N et 1
celui de R, on a donc l'équivalence 1 = 20 (le cardinal de R étant celui des parties de N). La
théorie des ensembles permet une distinction rigoureuse entre les parties et les éléments d’un
ensemble. Le théorème de Cantor stipule que les parties d’un ensemble sont nécessairement
plus nombreuses que les éléments : si E a n éléments, il comprend 2n parties.
98
. Après sa découverte, Cantor écrit à Dedekind : « Je le vois, mais je ne le crois pas ! ».
99. Image géométrique des réels : sur un segment de ligne donné, il y a un nombre infini de
points. Ces points sont partout denses - ce qui veut dire qu'entre deux points, il y a une infinité
d'autres points. L'idée de deux points immédiatement contigus, qui arrêtait les Grecs, est donc
dépourvue de sens. Cette propriété d'être « partout dense » constitue l'un des caractères
essentiels d'un continu.
100 . Husserl n'avait pas les mêmes prétentions : « Nous devons considérer le système tout
entier des nombres comme quelque chose de donné », écrivait-il (E. Husserl, Philosophie de
l'arithmétique, trad. fr., PUF, 1992, p. 325).
2314
de ses sous-ensembles propres n'est pas une propriété que l'on
découvre des ensembles, mais en est une propriété interne. Même
si l'énoncé « Toutes les pommes de ce panier sont pourries » a
même forme linguistique que l'énoncé « Tous les nombres premiers
101
sont impairs », ils n'ont pas même signification . Une expression
comportant à la fin la formule « et ainsi de suite à l'infini » ne
donne pas à voir une possibilité en attente d'une réalisation
(possibilité empirique) mais montre une possibilité du symbolisme,
la possibilité d'écrire autant de signes qu'on voudra sans qu'il y en
102
ait de dernier . L'infini n'est pas un nombre mais la qualification
d'une possibilité.
103
Comme Wittgenstein, les intuitionnistes
protesteront et
refuseront d'admettre un infini actuel dans une démonstration mais
plus forte sera la parole de Hilbert disant que les mathématiques
entendront rester dans le paradis que Cantor a créé pour elles.
104
Par ailleurs, la récurrence , très importante en informatique
(avec la notion de fonction récursive, qu’un ordinateur peut
calculer), montre que l’infini n’est pas seulement présent dans les
objets, en mathématiques.
IV. Les sciences du fini : la physique et la cosmologie
Lorsque naquit la physique, au début du XVIIe siècle, il parut
nécessaire de lui appliquer tous les concepts mathématiques : ainsi
la cinématique dut considérer en ses débuts la réalité physique de
mouvements, de durées, de distances et de vitesses infiniment
petites lorsqu'un corps passe de l'état de repos (vitesse nulle) à l'état
de mouvement. L’accélération d’un corps le fait passer par une
infinité d'états cinétiques correspondant à un découpage à l'infini
du temps et de l'espace. Le télescope et le microscope ont été
inventés à la même époque. Des philosophes ont pu croire alors
que les deux infinis étaient à portée d’œil. Seulement le très grand
n'est pas l'infiniment grand, le très petit n'est pas l'infiniment petit.
L'idée105 d'une divisibilité à l'infini de la matière impliquait deux
refus : celui des atomes et celui du vide. Cette divisibilité à l'infini
physique est l'exemple-type de la vue de l'esprit : nous savons
aujourd'hui, à la différence de Leibniz, qu'il n'y a pas « une infinité
101 . L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, II, § 10.
102 . F. Schmitz, Wittgenstein, la philosophie et les mathématiques, PUF, 1988, p. 108.
103. Voir Les mathématiques.
104
. Voir Le raisonnement.
105. Soutenue par Descartes et Leibniz.
2315
de créatures dans la moindre parcelle de matière »106. La puce de la
puce de la puce de Swift est amusante mais elle n'existe pas.
Si l'on considère à présent l'infini en grandeur, nous constatons
que nulle part il ne peut faire sens en physique. Tous les
phénomènes physiques, la masse, la force, la vitesse, la durée, la
distance, l'énergie, sont par définition finis, et ont des mesures
finies. Déjà Leibniz avait fait observer qu'une vitesse infinie107 est
une contradiction dans les termes. La physique est une science du
fini - là sans doute se situe le contraste le plus fort avec le monde
des mathématiques. Rien d'étonnant dès lors si sur certains
appareils de mesure (le télémètre de l'appareil de photographie,
l'ohmmètre) le symbole de l'infini () apparaisse. L'infini en
optique commence significativement à une distance très courte :
pour l’œil, à la distance à partir de laquelle il n'a plus besoin
d'accommoder.
La physique moderne a mis fin à l'idée que la divisibilité à
l'infini puisse s'appliquer à autre chose qu'à la réalité idéelle des
nombres. Il existe une quantité d'énergie (la « constante de
Planck »), une longueur (« la longueur de Planck »), une durée (« le
temps de Planck ») minimales en deçà desquelles les lois physiques
cessent d'avoir un sens. Démocrite avait eu une intuition juste
lorsqu'il avait avec son atome coupé court à la division à l'infini.
Certes, l'atome que les Grecs ont ainsi appelé parce qu'il était
réputé insécable108 a été divisé en ses particules constituantes,
électrons et nucléons (protons et neutrons). Les protons ont été à
leur tour cassés : les quarks sont alors apparus comme les briques
véritablement élémentaires de ce jeu de construction. Pour l'instant,
nul quark n'a été fracturé ; beaucoup de physiciens pensent qu'il
s'agit, comme l'électron, d'une particule ultime ; quoi qu'il en soit, il
n'est plus aucun chercheur en physique nucléaire aujourd'hui qui
irait soutenir que la matière est divisible à l'infini.
Pour ce qui concerne la cosmologie, la spéculation sur l'infini de
l'univers remonte, elle aussi, aux Grecs.
109
De la distinction stoïcienne entre to holon et to pan découle la
distinction du monde (fini) et de l'univers (infini), fondamentale
chez Kant et chez Auguste Comte puisqu'elle décide de la
106. G.W. Leibniz, Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1969, p. 234.
107. Postulée par Newton pour rendre compte de l'apparente instantanéité de la transmission
de la lumière. Plus généralement, l’idée d’une vitesse infinie de la lumière était admise pour
une raison métaphysique : la lumière était considérée comme un signe de puissance divine, la
manifestation même de Dieu.
108. Tel est le sens étymologique d' « atome ».
109. Voir La totalité.
2316
connaissabilité ou de la non-connaissabilité du monde plein et clos
d'un côté, de l'univers vide et sans bornes de l'autre. Cette
distinction n'a plus de sens dans le cadre de la cosmologie
moderne. Si l'univers est infini, cela n'est certainement pas au sens
où l'est l'ensemble des nombres entiers. De plus, la cosmologie est
inséparable d'une cosmogenèse. Trois modèles sont possibles :
l'univers fermé, l'univers stationnaire, l'univers ouvert. Seul le
troisième serait infini au sens intuitif du terme. Mais un univers
fermé n'est pas un univers fini : la cosmologie différencie l'infini et
l'illimité. L'univers n'est pas infini au sens où son « diamètre »
serait égal à une infinité d'années-lumière. Puisque l'âge de notre
univers est fini, le « volume » de ce dernier ne peut être infini.
Mais l'image de la sphère (que l'on se donne spontanément dans
l'intuition avec le concept d'expansion) est trompeuse : une sphère a
une limite, un bord, tandis que l'univers n'en a pas. Le seul infini de
l'univers est le big bang : parler de limite spatiale comme on en
parle pour un territoire n'a pas de sens ici110.
L'Aleph111 de Borgès contient la terre qui le contient. L'infini est
aussi un jeu et un vertige. Ce sont ceux de la pensée.
*
Voir aussi
L'absolu. La continuité. La définition. Le désir. Le divin. Les mathématiques.
Le nombre. La totalité. L’Univers.
*
Bibliographie
Aristote, Physique, livre III.
Giordano Bruno, L'Infini, l'univers et les mondes, trad. B. Levergeois, Berg
international, 1987.
G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, 17.
B. Spinoza, Éthique, Première Partie.
G.W.F. Hegel, La Science de la Logique. Première partie. L’Être.
Bernard Bolzano, Les paradoxes de l'infini, trad. H. Sinaceur, Seuil, 1993.
Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Nijhoff (La Haye), 1984.
Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, trad. R. Tarr, Gallimard,
1973.
Tony Lévy, Figures de l'infini. Les mathématiques au miroir des cultures,
Seuil, 1987.
Xavier Renou, L'Infini aux limites du calcul : Anaximandre, Platon, Galilée,
110. Le paradoxe d'Einstein : un vaisseau qui partirait de la Terre en se dirigeant « droit »
devant lui pourrait revenir à son point de départ après un certain laps de temps.
111. Nom emprunté à Cantor (voir supra).
2317
François Maspero, 1978.
Philosophie et calcul de l'infini, ouv. coll., François Maspero, 1976.
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