2292 L’infini « Cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète » disait Johann Kepler1. Mais l'horreur tient toujours sa part de fascination. Kant appelait sublime la propension à l'infini dont l'imagination peut avoir, dans la nature et grâce à l'art, des représentations. L'infini est l'idée sublime par excellence, il naît de la déchirure. Sans lui y aurait-il conflit de facultés ? L'imagination pose un infini que l'entendement ne peut concevoir2, ou bien la raison pose un infini que l'entendement ne peut connaître. Certes, Descartes pensait un rapport inverse à celui de Kant : l'entendement peut 3 concevoir ce que l'imagination a peine à se représenter . Mais de quelque côté que se trouve l'avantage, il y a conflit. Un peu partout le cercle a servi à symboliser l'infini, bon (le cercle cosmique) ou mauvais (le cercle vicieux)4. Mais le cercle comme courbe fermée a figuré également le tout fini : puissance de la pensée capable de faire la synthèse des opposés ou à l'inverse faiblesse d'une pensée incapable de re-présenter l'infini dans son 5 essence et donc vouée à le nier pour le saisir ? Dans L'Essence du christianisme, Feuerbach disait que la conscience de l'infini n'est rien d'autre que la conscience de l'infinité de la conscience : dans la conscience de l'infini, le sujet conscient a pour objet l'infinité de sa propre essence. Dans La Dialectique de la nature Engels dira à l'inverse que l'infini mathématique vient du réel. Thèse possible : par un biais certain, rien n'est irréel. L'infini est aussi - Chomsky nous le rappelle inscrit dans le langage : ivresse de l'enfant lorsqu'il découvre qu'il ne peut plus dire jusqu'à quel nombre il peut compter. Infini réel peut-être, infini imaginaire et symbolique, sûrement - l'infini n'est pas seulement un rêve ou un effroi, une image ou un mot, il est 1. Cité par A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, 1973, p. 86. 2. Kant considère qu’il est de la nature de la raison de vouloir totaliser les séries qu’elle pose. Schopenhauer se séparera de son maître sur ce point : « Nous objecterons à Kant que l’on peut toujours concevoir la fin d’une série qui n’a point de commencement, qu’il n’y a là rien de contradictoire ; la réciproque d’ailleurs est vraie ; l’on peut concevoir le commencement d’une série qui n’a point de fin » (Le Monde comme Volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, PUF, 1970, p. 622). 3. Voir L’imagination. 4. Voir les histoires en abîme - comme celle de cet homme qui dessine sa chambre sur un mur de sa chambre. 5. Un subterfuge poétique consiste à saisir l'infini dans le minuscule : « Voir un monde dans un grain de sable/Et un ciel dans une fleur sauvage/Tenir l'infini dans la paume de la main/Et l'éternité dans une heure » (William Blake). 2293 aussi un concept. Hegel disait6 qu'il est « le concept fondamental de la philosophie »7. « Nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l'infini » avait pourtant prévenu Descartes8. Le déterminer, n'est-ce pas le supposer fini ? Il y a en effet contradiction à dé-finir ce qui n'a pas de fin, dé-terminer ce qui n'a pas de terme, dé-limiter ce qui n'a pas de limite, mais c'est précisément la raison pour laquelle Hegel disait de l'infini qu'il est le concept fondamental de la philosophie. L'infini pour nous est une grande idée spéculative, qui renvoie immédiatement à l'abstraction des mathématiques et de la métaphysique. Il n'en allait pas de même pour les Grecs : chez Platon et Aristote, l'infini est d'abord le prédicat du sensible, du monde informel de la matière . Mais cette thèse est loin d'épuiser le concept. Dès l'origine, il y eut plusieurs infinis, et dispute de l'infini. Certains (les pythagoriciens, Platon) y voyaient une substance, une chose en soi ; d'autres (Anaximandre) en avaient fait un principe, d'autres encore (Anaxagore, Démocrite) y reconnaissaient une qualité numérique s'appliquant aux éléments. Une idée commune surplombe ces divergences : l'infini est l'imperfection ; il ne saurait donc qualifier ni l'Univers ni Dieu10. Le monothéisme créationniste bouleversera le sens du problème : l'imperfection était désormais la marque du fini, la perfection passe du côté de l'infini. D'autres débats surgissent, en particulier le dilemme autour de la finité ou de l'infinité11 du monde : admettre l'infinité du monde, ce serait supposer la coexistence de deux infinis12 (Dieu et le monde) ; logiquement l'hypothèse paraît inacceptable, mais admettre le monde comme fini, ce serait postuler une limitation dans le pouvoir créateur de Dieu, une borne à sa puissance - solution également problématique. Des deux maux on choisira le second qu'on croit moindre : le fini ne limite pas l'infini, il se contente de le nier. Pendant longtemps, les mathématiques sont restées 9 6. Du moins de ce qu'il appelait l'infini véritable. 7. G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la logique, trad. B. Bourgeois, Vrin, 1986, p. 360. 8. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 26, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 582. 9 . Au début du Philèbe (15d), néanmoins, et c’est sans doute la première fois que le terme grec d’apeiron n’est pas chargé d’une valeur négative, Platon évoque l’infinité du défilé des idées, que la puissance maïeutique du discours engendre. 10. Seul le matérialisme épicurien peut alors poser l'univers comme infini. 11. Infinité est une détermination de fait, infinitude une détermination métaphysique. 12. La « démonstration » d'Aristote concernant l'impossibilité d'un corps infini est généralement admise. 2294 aristotéliciennes : seul l'infini potentiel était accepté. Gauss disait encore que l'infini est seulement une façon de parler qui sert, au sens propre, à désigner des limites. Le transfini de Cantor sera une révolution intellectuelle considérable : depuis les Grecs, l'infini est ce qui n'est pas nombre ni nombrable (sur ce point, l'infini négatif des Grecs et l'infini positif des judéo-chrétiens se rejoignent). Cantor fera de l'infini non seulement un nombre mais aussi un objet de calcul : il existe à partir de Cantor une mathématique, mieux, une arithmétique de l'infini. Ainsi la philosophie s'est-elle trouvée quelque peu dépossédée de son objet. Tout se passe comme si depuis Kant, malgré Hegel, elle avait abandonné aux sciences, et plus spécialement aux mathématiques, la théorie positive de l'infini. Car les pensées de la limite, de la finitude, de la clôture l'ont emporté partout dans la théorie de la connaissance, dans l'anthropologie, dans la psychologie. L'infini a été tellement lié à la métaphysique, et singulièrement à Dieu, que c'est encore dans le cadre de pensées métaphysiques - Rosenzweig, Levinas - qu'il a pu être représenté positivement. Et encore était-ce pour combattre mieux une totalité honnie, assimilée à l'impérialisme de la raison ou au totalitarisme de l'action13. L'horreur secrète dont parlait Kepler a changé de lieu. I. Les infinis Le mérite d'Aristote fut d'avoir sorti l'infini de l'indétermination où Anaximandre et Platon l'avaient laissé. « Il est clair, écrit Aristote, que l'infini est en un sens, en un autre non »14. Il y a plusieurs infinis que la pensée philosophique a presque toujours répartis en dichotomies. 1. L'infiniment grand et l'infiniment petit Ces dénominations sont usuelles depuis Pascal mais leur concept a été déterminé par Aristote. Celui-ci, dans sa Physique, différencie deux modes de l'infini potentiel15 - l'infini par composition (prothései) et l'infini par retranchement (aphaïrései) - infini par addition et infini par division qui seront dits plus tard « infiniment grand » et « infiniment petit ». L'espace, dit Aristote, est infini par retranchement, le nombre est infini par composition, le temps est infini selon les deux modes. Pour l'infini par addition, on dira également infini par succession ou infini par accident16. 13. Voir La totalité. 14. Aristote, Physique III. 206 a, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, 1966, p. 203. 15. Voir infra. 16. Maïmonide. Le Guide des Égarés, trad. fr., Verdier, 1979, p. 211. 2295 Aristote - comme plus tard Leibniz - admettait, à partir de ces deux opérations, une symétrie entre les deux infinis. La question se complique si l'on passe de l'opération - seule génération possible de ces infinis, selon Aristote - à la réalité physique : on peut admettre l'un de ces infinis et refuser l'autre - témoin Épicure qui croit à l'infinité de l'univers mais refuse l'idée d'une divisibilité à l'infini de la matière17. Quant à Pascal, tout en les admettant tous deux, il séparera par une radicale incommensurabilité, pour des raisons métaphysiques, l'infiniment grand (l'immense) et l'infiniment petit (l'infime). L'infini en petitesse posera plus de problèmes que l'autre. Le matérialisme atomistique servant de repoussoir, la divisibilité à l'infini sera jugée souvent applicable18 à la réalité physique. Dans une lettre à Morus19, Descartes donne un étonnant argument métaphysique en faveur de l'infini par division : Dieu, écrit-il, n'a pas pu se priver de cette faculté de diviser les corps à l'infini... Un peu plus tard, Malebranche se sert de l'idée de la divisibilité de la matière à l'infini pour soutenir la théorie de l'emboîtement des germes, en vertu de laquelle la totalité des individus d'une espèce se trouve contenue dans son premier exemplaire20. Ainsi l'humanité entière avec la suite indéfinie de ses générations-gigognes aurait21 elle été enfouie dans la semence d'Adam… Les mathématiques prendront le relais de la métaphysique sans parvenir à l'éliminer aussitôt. Leibniz a utilisé le terme d'infinitésimal pour qualifier les quantités infiniment petites. Le calcul infinitésimal, qui englobe les deux opérations inverses de la dérivation et de l'intégration, est l'opération mathématique permettant d'établir des relations entre grandeurs finies par la considération de quantités infinitésimales. La controverse allait durer jusqu'à Cauchy. Berkeley refuse l'existence de ces quantités infiniment petites, dépourvues de sens à ses yeux. Les arguments qu'il donne, inspirés par la raison empiriste, s'ils ne sont pas mathématiquement recevables, conduiront néanmoins les savants à parfaire leur formalisme et à dépouiller leur écriture de toute intuition vague. Par opposition à l'analyse classique dite standard, on appelle analyse non standard 17. Lettre à Hérodote, 41. L'argument d'Épicure est le suivant : s'il n'y avait pas d'indivisibles (les atomes), aucune qualité, comme la couleur, ne pourrait subsister. 18. Même si cette application ne peut se faire qu'en pensée. 19. Du 5 février 1649. R. Descartes, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 1316. 20. N. Malebranche, Entretiens sur le métaphysique et sur la religion in Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,1992, p. 854. 21. C'est parce qu'à ses yeux l'infini en acte est impossible qu’Olympiodore (VIe siècle) jugeait nécessaire la métempsycose : une création continuée d'âmes serait en effet allée jusqu'à l'infini. 2296 celle qui admet les infiniment grands et les infiniment petits. 2. L'infini actuel et l'infini potentiel C'est encore à Aristote que l'on doit cette distinction : dans la Physique22 il nie l'existence d'un infini en acte, substance ou principe, et n'admet qu'un infini « par attribution » - l'infini potentiel dont l'infini par composition et l'infini par retranchement sont les deux formes. Ces deux infinis se séparent donc radicalement sur le plan ontologique : l'infini actuel n'existe pas dans les choses, l'infini potentiel n'existe que dans et par les idées. Il y a là une nette rupture avec la pensée des prédécesseurs du Stagirite : chez Anaximandre comme chez Platon23, l'apéïron en tant que principe (chez le premier) et que genre (chez le second) a une existence effective que la pensée se doit de reconnaître. À partir de la distinction aristotélicienne de l'acte et de la puissance24, les scolastiques opposeront l'infini catégorématique à l'infini syncatégorématique. Un catégorème est un mot qui a un sens par lui-même (exemple : « animal »), un syncatégorème est un mot qui n'a de sens qu'en relation avec d'autres mots (exemples : « tout » ou « chaque »). L'infini catégorématique est celui dont les éléments existent non seulement en acte mais sont distincts et séparés (en sorte qu'on puisse commencer à les dénombrer) et constituent le tout par leur addition. « Il est vrai qu'il y a une infinité de choses, c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en puisse assigner. Mais il n'y a point de nombre infini de leçons ou autre quantité infinie si on les prend pour de véritables touts (...). Les Écoles ont voulu dire cela en admettant un infini syncatégorématique comme elles parlent, et non pas l'infini catégorématique »25. Leibniz considère qu'entre le possible et le réel, entre Dieu et le monde, il y a une différence infinie et relevant de deux infinis distincts. Dieu est infini hypercatégorématique : puissance active principielle, loi de tous les infinis, l'infinitésimal s'y réfère et l'exprime. Au monde réel appartient l'infini syncatégorématique, c'est-à-dire l'infini qui ne peut être dit seul mais qui qualifie le progrès d'une série. Il n'existe donc pas d'infini en acte, de tout numérable pour Leibniz. Pourtant Bolzano cite en exergue de son 22. 204 a. 23. Dans le Philèbe. 24. Les deux distinctions ne s'équivalent pas. On différenciait un infini actuel catégorématique dont les parties sont séparées en acte et un infini actuel syncatégorématique dont les parties ne sont pas séparées en acte. 25. G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain II, 17, GF-Flammarion, 1990, p. 124. 2297 ouvrage Les Paradoxes de l'infini26 la phrase de Leibniz : « Je suis tellement pour l'infini actuel, qu'au lieu d'admettre que la nature l'abhorre, comme l'on dit vulgairement, je tiens qu'elle l'affecte partout, pour mieux marquer la perfection de son Auteur ». 3. L'infini et l'indéfini Le Grec ne disposant que du mot apeïron pour dire ce que nous traduisons par infini, illimité, indéfini, indéterminé, il est difficile de donner un contenu univoque à ce passage du Philèbe où Platon fait de l'infini un genre de l'être. L'exemple qu'il évoque - celui de la chaleur et du froid27 - tendrait à tirer l'apéïron platonicien du côté de l'indétermination : il n'est ni l'infiniment grand ni l'absolu mais à l'inverse ce qui est susceptible d'une augmentation ou d'une diminution sans que son essence soit détruite. Par ailleurs cet indéfini se mêle au fini pour constituer un troisième genre : ni l'absolu ni l'infiniment grand ne pourrait par nature être mêlé à quoi que ce fût d'autre. Le sable échappe au nombre, avait écrit Pindare. Archimède dans L'Arénaire prouvera que non : l'infini est innombrable mais 28 pas le nombre de grains de sable sur Terre . De l'indéfini on peut dire qu'il exclut toute limite mais aussi qu'il inclut la possibilité de toutes les limites. L'indéfini a des limites, mais elles peuvent reculer à l'infini - à la manière d'un horizon ; ou bien encore, ces limites sont contingentes ou aléatoires, et, de ce fait, imprévisibles. En ce sens, la matière aristotélicienne est infinie par opposition à la forme, toujours finie. L'indéfini est l'informe. Platon admettait une indétermination de la matière, symétrique de l'infinité du principe - mais tandis que le principe premier fait jaillir toutes les formes, l'indétermination est stérile, elle est absence de formes par opacité, inertie, défection. La théologie chrétienne, quant à elle, devra répondre à des postulations contradictoires : d'une part montrer l'excellence de la création, d'autre part dévoiler l'imperfection de la créature. L'infini est l'attribut premier de Dieu - tous les autres (éternité, omniscience, suprême sagesse, suprême bonté, toute-puissance) en découlent. Cet attribut est un privilège - cela signifie que l'infini ne se trouve nulle part ailleurs. Si, malgré tout, un infini existe en dehors de 26. B. Bolzano, Les Paradoxes de l'infini, trad. H. Sinaceur, Seuil, 1993, p. 49. 27. Philèbe, 24 b. 28. Dans son texte, Archimède démontre que si le nombre de grains de sable présents sur terre est très grand, il peut être évalué en myriades (10 000) de myriades de myriades. Le savant de Syracuse va même jusqu'à évaluer le nombre de grains de sable qui seraient nécessaires pour remplir la totalité de la sphère terrestre, ainsi que la totalité de la sphère du monde. 2298 Dieu, il ne peut être que de second ordre. Ainsi Thomas d'Aquin29 distingue-t-il l'infini en essence et l'infini en grandeur. Un infini en grandeur n’est pas nécessairement infini en essence - limité qu'il est par sa particularité spécifique. L'infini quantitatif, écrit le Docteur Angélique est un infini qui se tient du côté de la matière : il ne peut donc être attribué à Dieu30. De fait, l'univers sera dit immense plutôt qu'infini. Le mot apparaît au XIVe siècle et signifie « qui ne peut être mesuré ». C'est ce mot que Copernic, qui ne croyait pas le monde visible - celui des étoiles fixes - infini, choisira pour le désigner31. Nicolas de Cues est le premier à admettre clairement l'infini comme attribut de l'univers. Dans La Docte ignorance, il applique à celui-ci la formule que le Livre des XXIV philosophes avait trouvée pour Dieu32. Mais Nicolas de Cues garde pour l'infini divin - qu'il appelle négatif, par opposition à l'infini de l'univers, qu'il appelle privatif - une supériorité ontologique : seul l'infini négatif est absolu, il est inconnaissable. La seule façon, en effet, de faire coexister logiquement deux infinis sans les identifier est de les placer sur des plans ontologiques différents. C'est de l'impossibilité d'une coexistence entre deux infinis, et même de l'incompatibilité entre un infini et le fini que le panthéisme, pointant l'inconséquence d'un monothéisme postulant un Dieu infini séparé de l'univers, donc limité par lui, tirait argument pour confondre l'infini et la totalité, Dieu et l'univers. Même Giordano Bruno, que l'on dit panthéiste, conserve une différence entre les deux infinis, divin et cosmologique : le premier est simple et intensif, le second multiple et différencié33. Un autre philosophe qui sera interprété d'une manière panthéistique, au point d'être à l'origine d'une querelle du panthéisme, Spinoza, distingue en fait et hiérarchise les infinis que sa pensée implique. Dans la lettre XII (à Louis Meyer) 34 il distingue trois sortes d'infinis : l'infini par nature, absolument infini, l'infini par « la force de la cause » en laquelle il réside, divisible en parties finies et enfin l'infini indéfini qui ne peut être nombré. Pour Spinoza seul le premier infini - celui de la substance 29. Thomas d’Aquin, Somme théologique I, q.7, a.3, trad. fr., Les Éditions du Cerf, 1994, p. 199. 30. Ibid., p. 198 31. A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, op. cit., p. 51. 32. Énoncé repris par Pascal. Le Livre des XXIV philosophes dit : « Dieu est la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (trad. F. Hudry, Jérôme Millon, 1989, p. 95). 33. Voir A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 74. 34. Dite Lettre sur l'Infini. 2299 - est véritablement infini. La distinction entre l'infini et l'indéfini vient de Descartes. Celui-ci, comme avait fait avant lui Nicolas de Cues35, évite d'appliquer le qualificatif d'infini à l'univers pour le réserver à Dieu seul : l'univers est indéfini. Descartes appelle infini « ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites »36 : en ce sens seul Dieu est infini. « Mais les choses auxquelles sous quelque considération seulement je ne vois point de fin, comme l'étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité et autres choses semblables, je les appelle indéfinies, et non pas infinies, parce que de toutes parts elles ne sont pas sans fin ni sans limites »37. Descartes réserve à Dieu le nom d'infini38 ; les réalités physiques ou les nombres sont dits indéfinis car leur infinité n'est pas, comme celle de Dieu, absolument certaine, et elle peut être due seulement aux bornes de notre entendement. 4. Le « mauvais infini » et l' « infini véritable » Dans sa Lettre XII, Spinoza établit une distinction (qui n'est pas sans faire penser à celle que fera Hegel) entre « l'infini véritable », celui de la substance et seul objet d'entendement, et le « faux infini », infini selon le nombre, objet d'imagination. L'opposition principielle ne sera plus chez Hegel entre l'imagination et l'entendement mais entre l'entendement et la raison. Il y a chez Hegel deux infinis, le mauvais ou faux infini de l'entendement, qui est l'infini de la quantité et de la répétition incapable de s'identifier avec l'universel et l'infini véritable, l'infini de la raison qui seul peut coïncider avec l'absolu, l'universel concret. L'infini de l'entendement est un mauvais infini parce qu'il n'est pas infini. Le véritable infini est négation de la négation - le seul capable de se séparer du fini. À l'image du cercle - pourtant utilisée par Hegel symbole de l'infini statique et clos - il convient de substituer celle de la spirale - symbole de l'infini dynamique et ouvert. 5. L'infini et l'illimité Les mathématiciens - qui ont à leur disposition un grand nombre d'infinis39 - opposent l'infini relatif, qui n'a aucune limite assignable, à l'infini absolu (que Cantor a appelé transfini) qui n'a aucune limite possible : une totalité dans laquelle tous les degrés de 35. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 19. 36. R. Descartes, Réponses aux premières objections, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 352-353. 37. Ibid. 38. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 27, ibid., p. 583. 39. Voir infra. 2300 diminution ou d'augmentation sont donnés d'avance. Le premier infini s'appelle encore infini négatif ou indéfini, le second, infini positif ou illimité. Ce qui est infini peut être limité ou pas, ce qui est illimité peut être infini ou non. Par exemple, l'espace compris entre deux parallèles est infini et pourtant il est limité par ces deux parallèles. Une demi-droite est infiniment grande, bien qu'elle puisse être plus grande encore par un côté40. La distinction entre l'infini et l'illimité est essentielle dans la géométrie de Riemann : l'espace riemannien est sans limite (on peut le long d'un grand cercle toujours aller devant soi) et cependant fini. Autre objet impossible : la courbe « pathologique » de von Koch dite « flocon de neige » ; elle n'est pas différentiable (elle n'a pas de tangente) et présente cette propriété paradoxale : de longueur infinie, elle délimite une surface finie. Pour illustrer la différence entre l'infini et l'illimité, Henri Poincaré imagina des êtres infiniment plats, des « sphéricoles » vivant à la surface d'une sphère dont ils épouseraient les courbes : l'espace de ces habitants serait sans limites (illimité) puisque sur une sphère on peut toujours aller devant soi sans jamais être arrêté et cependant il serait fini car si jamais on n'en trouvera le bout on pourra en faire le tour. Cette distinction est décisive en cosmologie41. II. Philosophies de l'infini L'infini a été qualifié de manière contradictoire. Le heurt entre le signifié positif et le signifiant négatif de ce signe porte trace d'une histoire compliquée. 1. L'infini négatif La conception grecque du monde est globalement finitiste. La sphère qui est la figure symbolique de la totalité (parce que son rayon générateur détermine un volume maximum) est42 l'image du cosmos. La divinité elle-même est finie, d'où la possibilité de la représentation esthétique. Chez les Grecs, l'infini est associé au mal et à la douleur. Si le désir inquiète, ce n'est pas parce qu'il est peccamineux (la notion du 40. Pascal reconnaissait parmi les grandeurs arithmétiques et les grandeurs géométriques des ordres différents et entre ces ordres, une hiérarchie. Les lignes, les surfaces, les solides correspondent à autant d'ordres différents qui ne peuvent être confondus. On ne peut ni ajouter ni retrancher des points à une ligne, des lignes à une surface, des surfaces à un solide. Chacun de ces ordres est un ensemble à la fois infini et fermé. 41. Voir infra. 42. Pas seulement chez Parménide qui identifiait l'Être au sphaïros. 2301 péché est ignorée) mais parce qu'il contient de l'infini ; en cela la sexualité peut être mauvaise et le sage doit donc la maîtriser. Dans les Enfers, les supplices de Tantale, de Sisyphe et des Danaïdes ont ceci de commun qu'ils n'ont pas de fin43. Comment la pensée pourrait-elle accepter ce qui, par définition, lui échappe ? Partant de la thèse professée et approuvée par son adversaire, Zénon d'Élée, qui est partisan de la thèse de l'unité, défendue par son maître Parménide, argumente ainsi : la pluralité impliquant la divisibilité, ou bien les éléments auxquels aboutit la division sont sans grandeur, mais alors une somme d'éléments sans grandeur ne saurait être dotée d'une grandeur, ou bien ces éléments possèdent une grandeur, et dans ce cas, ils sont indéfiniment divisibles en sorte que la chose qu'ils constituent est infiniment grande. Il ne peut donc y avoir de pluralité dans les choses. Une pluralité infinie s'évanouit dans le néant parce que le minimum de la division est nul, et qu'une somme de zéros ne peut donner quelque chose. Mais une pluralité finie disparaît dans l'infiniment grand parce que des indivisibles admettent nécessairement une certaine grandeur, et qu'un intervalle doit nécessairement les séparer ; et cet intervalle doit lui-même être un indivisible, séparé par un intervalle, et ceci à l'infini. Ce paradoxe de la grandeur44 suspend la flèche en l'air et fait Achille immobile à grands pas45. L'infini arrête la pensée en ne l'arrêtant pas ; ainsi tombe-t-elle avec lui dans des paradoxes qui sont l'hébétude du concept. Zénon d'Élée bénéficie d'un facteur d'incompréhensibilité : car comment admettre qu'un temps fini (celui d'une course) puisse enfermer un nombre infini d'instants ? La découvertes des irrationnelles au nom symptomatique de logoï alogoï, « nombres non-nombres », par les pythagoriciens, avait conduit au même scandale : une quantité finie, ce fruit, qui loge en elle l'infini, ce ver. Pour prouver que l'infini en acte ne saurait exister, Aristote usera du procédé sceptique qui, lui, consiste à diviser le sujet en deux parties et à montrer que ni l'une ni l'autre ne conviennent. Si par exemple l'infini en acte existait, il serait ou bien composé ou bien simple, or il ne peut être ni l'un ni l'autre, donc il n'existe pas46. Tout être, toute connaissance a une forme. Une forme infinie est une contradiction in adjecto. Un être infini, une connaissance infinie n'ont donc pas de sens. L'espace, le nombre et le temps 47 ne 43. De ce schème peut-être est né plus tard le supplice de la roue. 44. Dont on pourrait dire qu'il rend le fini aussi impensable que l'infini. 45. Voir La continuité. 46. Physique, 204 b. 47. Des philosophes médiévaux se sont demandés si la conception aristotélicienne d'un temps 2302 sont, pour Aristote, infinis qu'en puissance ; seuls existent en acte une étendue limitée (un lieu), une durée fixée (un laps de temps), et un nombre fini (une quantité). La puissance de l'infini ne passe donc jamais à l'acte48, elle est en quelque sorte impuissante comme une matière qui ne recevrait jamais de forme. Aristote coupe l'infini de la totalité : « L'infini se trouve (...) être le contraire de ce qu'on dit : en effet, non pas ce en dehors de quoi il n'y a rien, mais ce en dehors de quoi il y a toujours quelque chose »49. Cette thèse aura des implications considérables. La négativité de l'infini est logique aussi bien qu'ontologique. Penser, c'est poser un nombre fini d'opérations et dans le raisonnement il doit y avoir des prémisses, un cheminement et une conséquence déterminés. L'infini est le signe d'un raisonnement défectueux ; la vérité est incompatible avec l'infini. C'est pourquoi les sceptiques dénicheront le diallèle au cœur de prétendues démonstrations, c'est pourquoi la régression à l'infini sera chez eux une raison de la suspension du jugement. Plus tard, l'infini sera pour l'empirisme un défi insurmontable. Condillac exprime une idée commune au XVIIIe siècle lorsqu'il écrit dans son Traité des systèmes : « Il y aurait bien des remarques à faire sur l'infini : pour abréger je me bornerai à dire que c'est un nom donné à une idée que nous n'avons pas, mais que nous jugeons différente de celle que nous avons »50. S'il est, en effet, une idée qui ne correspond, par définition, à aucune expérience possible, c'est l'idée d'infini. Certes tous les empiristes ne soutiennent pas la même radicale thèse que Condillac51 mais c'est bien au nom de la perception que Berkeley contre Newton avait écrit L’Analyste et dénié tout sens au concept d'infiniment petit. Autre, évidemment, est la position kantienne, mais le résultat est analogue : le criticisme met l'infini hors du champ de la connaissance. Le premier conflit des idées transcendantales qui dans l'antinomie de la raison pure, à propos de la cosmologie rationnelle, voit s'affronter dialectiquement (au sens kantien) la thèse de la finité du monde, dans le temps et dans l'espace, et l'antithèse de son infinité, provient de l'illusion dans laquelle tombe la raison lorsqu'elle veut traiter le monde, (qui n'est connaissable sans commencement ni fin ne réintroduisait pas un infini. Jean Philopon a pris le problème en l'autre sens en montrant que les prémisses du Stagirite conduisent à remettre en cause la thèse de l'éternité, donc que l'idée de la Création est la bonne. 48. Métaphysique, livre thêta, 6, 1048 b. 49. Aristote, Physique III 206 b, op. cit. p. 105. 50. E.B. de Condillac, Traité des systèmes, Fayard, 1991, p. 143. 51. « Il nous reste à démontrer que nous n'avons point d'idées de l'infini » écrit-il dans son Traité de l'art de penser (Vrin, 1981, p. 270). 2303 qu'en tant que série de phénomènes) comme une totalité en soi. La question, pour Kant, de la finité ou de l'infinité du monde n'est pas décidable, du point de vue de la connaissance, parce qu'il est impossible de prendre le monde comme un tout. Kant reste aristotélicien dans sa perception de l'infini : il existe un infini potentiel (Kant donne à la progression à l'infini un usage régulateur) mais pas d'infini actuel. L'infini est une idée pour l'imagination (dans l'expérience du sublime) mais pas un concept pour l'entendement. Parallèlement à ce refus court une histoire positive de l'idée d'infini. 2. L'infini positif L'infinitisme, qui est la pensée de l'infini comme réalité positive, a été métaphysique avant d'être mathématique. Platon et Aristote ne sont pas toute la philosophie grecque. De nombreux penseurs et courants de la philosophie grecque ont accepté l'infini comme un fait : Anaximène pense que les mondes sont innombrables, Démocrite52 et Anaxagore sont explicitement infinitistes, Anaximandre fut le premier à placer l'infini au principe de toutes choses53. Faire de l'infini un principe semble logiquement inattaquable, comme le reconnaîtra Aristote54 : si l'infini dérivait d'un principe autre, il serait limité par lui, il ne serait plus infini. L'argument vaut également pour l'idée d'absolu. Anaximandre ne séparait pas le principe de la réalité physique : pour de nombreux philosophes grecs - que la théologie chrétienne reléguera à l'arrière-plan pour des raisons métaphysiques - l'infinité de l'univers est une évidence de la pensée. « Si je me trouvais à la limite extrême du ciel, raisonnait Archytas de Tarente (...), pourrais-je tendre au-dehors la main ou un bâton, oui ou non ? »55. Lucrèce utilisera l'argument du lanceur de trait : supposons qu'il parvienne aux limites de l'univers, qu'il lance un trait dans l'espace, rencontrera-t-il un mur ?56 Épicure, dont Lucrèce était le disciple, avait montré que la sagesse 52. Avec cette restriction : l'atome insécable par définition arrête l'infini en petitesse. 53. Il est intéressant de noter qu'Anaximandre fut non seulement le premier à écrire un ouvrage intitulé De la Nature mais aussi (dit la tradition) le premier à dresser une carte géographique, à construire un cadran solaire et à découvrir le zodiaque : trois représentations finies de l'infini. Le cercle, rappelons-le, est ce qui permet d'unir en une même image l'infini et la totalité. 54. Physique III, 203 b. 55. Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1988, p. 532. 56. Lucrèce, De la Nature I, v. 968-983. 2304 n'est pas inséparable d'une pensée des limites. Or la physique d'Épicure est une propédeutique à son éthique. Le vide impliqué par l'existence des atomes implique celle de l'infini. Comment, en effet, le vide pourrait-il être borné ? Il ne peut l'être par du vide, il ne peut l'être non plus par les atomes car ceux-ci ne peuvent être que dans le vide. Mais c'est de la métaphysique que l'infini recevra sa plus grande et déterminante positivité. Plotin donne un sens positif et constituant à l'infini en identifiant l'urgence d'infini à la procession. Source inépuisable d'énergie, l'infini originel d'où procèdent les séphiroth (les émanations, d'où le rapprochement possible avec Plotin) s'appelle En Sof dans le Zohar. Cet univers de pensée est plus proche d'Anaximandre que de la Bible car lorsque le Psaume dit que la sagesse de Dieu échappe au nombre, l'infini n'est pas seulement principe : il est pour la première fois l'attribut d'un sujet. C'est pourquoi l'idée décisive, révolutionnaire, est celle de création. D'où cette croix théorique : comment l'operatio (la puissance créatrice) de Dieu pourrait-elle être dite infinie si l'opus (l’œuvre) ne l'était pas lui-même ? Mais il est impossible que la créature puisse égaler le créateur ; tout en témoignant pour sa gloire, elle doit en demeurer infiniment distante. Le monothéisme invente un infini ontologique : l'être tel qu'on n'en saurait concevoir de plus grand57. Tous ses attributs puissance, savoir, bonté, sagesse - sont portés à l'infini58 : Dieu est l'infini qui possède tout à l'infini. Une inflexion sémantique donne alors à l'infini une intensité, une qualité que l'infini grec, toujours peu ou prou lié à la quantité, même sous la modalité de l'indétermination, ne connaissait pas. Mais l'infini divin n'ignore pas l'infini quantitatif ; au contraire, il l'absorbe. Rien n'est plus significatif à cet égard que l'onto-théologie de l'omniscience développée par les philosophes scolastiques. Parce qu'il ne concevait de totalité qu'infinie, et que, pour lui, seul existe l'infini en puissance, Aristote eût considéré l'hypothèse d'un Dieu omniscient comme absurde. Dieu infini peut désormais penser l'itération infinie : l'infini actuel divin engloutit l'infini 59 potentiel. Pour l'intellect divin l'infini est comme un tout, il n'y a 57. Ens quo majus concipi non potest. 58. Le qualificatif « infini » ne figure pas explicitement parmi les attributs divins donnés par la Bible mais il y est contenu implicitement. Si les théologiens chrétiens ont mis longtemps à reconnaître l'infinité à l'essence divine, c'est parce que l'infinité n'est ni un être ni une quiddité. 59. Différencié de la raison humaine (voir L'intelligence). 2305 plus de succession de parties60, le tout infini est saisi d'un coup hors du temps. Seulement en faisant de l'infini l'attribut de Dieu, le monothéisme l'assigne à résidence hors du monde. Or si l'infini n'est pas de ce monde, il n'est pas pensable, ni a fortiori connaissable61. L'attribution de l'infini à Dieu prive toute autre réalité de cet attribut. C'est pourquoi les philosophes chrétiens pourront reprendre à leur compte les arguments grecs contre un infini cosmologique. Dans la Somme théologique, Thomas d'Aquin s'élève contre l'idée d'un infini actuel en dehors de Dieu. « Il est, écrit-il, impossible qu'une multiplicité infinie soit donnée en acte »62. Il y a à cela deux raisons : d'abord toute multiplicité (multitudo) se ramène à une multiplicité de nombres, laquelle est toujours mesurable grâce à l'unité - et donc non infinie ; ensuite, une multiplicité créée par Dieu doit correspondre à une intention déterminée ; autrement dit, elle doit être « comprise sous un nombre déterminé » ce qui exclut l'existence d'un infini actuel. Pour Thomas d'Aquin, concevoir un infini actuel, c'est entrer en compétition avec la nature unique et absolument infinie de Dieu. Le seul infini en acte ne peut être que Dieu. Usant de la dialectique de l'enveloppement et du développement, Nicolas de Cues garde la différence ontologique entre Dieu, infini parfait, et l'univers déroulé dans le temps et dans l'espace, donc moins parfait. Mais l'existence d'un univers infini est pour la première fois posée dans le cadre du créationnisme. Or attribuer l'infini à l'univers, c'est préparer une possible dédivinisation63. Descartes se gardera bien d'une telle imprudence mais s'il accompagne par là aussi l'aube de la modernité, c'est parce qu'il fait de l'idée d'infini une idée de la raison dont Dieu, en quelque sorte, perd le monopole. Annonçant en cela les mathématiques futures, Descartes fait de l'idée d'infini l'idée positive par excellence dont le fini est la négation. Pour Descartes, c'est l'infini qui est conçu avant le fini, comme le parfait avant l'imparfait, l'étendue avant la figure. Ce n'est plus l'infini qui est non fini mais le fini qui est non infini. Deuxième renversement, cette idée d'infini, idée première, idée innée, devient preuve de l'existence de Dieu : ce n'est plus en Dieu 60. « Dieu ne connaît pas l'infini, ou des objets en nombre infini, en énumérant pour ainsi dire, partie après partie » (Thomas d'Aquin, Somme théologique I, q.14, a.12, op. cit., p. 265). 61. De plus, en rejetant l'infini dans la transcendance, le christianisme le sépare de la problématique de la continuité. 62. Somme théologique I, q.7, a.4. 63. Coup de force philosophique que Giordano Bruno paya de sa vie. 2306 que la pensée reconnaît d'abord l'infini mais en elle-même. Nous sommes par conséquent avec Descartes aux antipodes de l'apologétique qui faisait de l'anéantissement de sa propre finitude la condition de l'accès à l'infini divin. Avec l'infini, la pensée humaine est désormais, et ce pour la première fois, chez elle. La primauté de l'infini est à la fois gnoséologique et ontologique : en même temps que la supériorité de Dieu sur la créature (la mathesis universalis n'est pas un savoir total) est réaffirmée, est exprimée la finalité du doute qui resterait incompréhensible sans l'idée d'une connaissance parfaite. « De cela même que je suis une substance, écrit Descartes dans sa Méditation troisième, je n'aurais pas néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie »64. Mais l'idée n'est pas une connaissance : la mathésis cartésienne s'arrête aux portes de l'infini. Faisant allusion aux apories et paradoxes pointés par Galilée - lequel voulait ainsi justifier mathématiquement le refus d'un infini actuel - Descartes écrit dans les Principes de la philosophie « qu'il n'y a que ceux qui s'imaginent que leur esprit est infini qui semblent devoir examiner telles difficultés » 65. Chez Pascal l'affirmation de l'infini se fera aux dépens du fini. L'opuscule De l'esprit géométrique confond sous ce rapport physique et métaphysique : quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre : de sorte qu'ils se soutiennent tous entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes. La célèbre Pensée intitulée Disproportion de 1'homme66 oppose l'infini au néant. Entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, il y a moins opposition que contraste67. On a souvent vu en Spinoza un penseur de la totalité. Il est en fait davantage un penseur de l'infini. La sixième définition de la première partie de l'Éthique ne convoque pas moins de trois fois l'infini pour définir Dieu : « Par Dieu, j'entends un être absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité d'attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie »68. 64. R. Descartes, Méditations métaphysiques, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 294. 65. R. Descartes, Principes de la philosophie, § 26, ibid., p. 583. 66. Pensée 84 (Lafuma), 72 (Brunschvicg). 67. Cantor défendra également l'idée d'une dissymétrie complète entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. 68. B. Spinoza, Œuvres complètes, trad. fr., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954, p. 310. Malebranche parlera de « l'infini infiniment infini » de Dieu, le seul véritable infini selon lui, mais ce « Dieu » reste le Sujet suprême créateur du Ciel et de la Terre, absent de L'Éthique. 2307 « Absolument infini » est dit par opposition à « infini en son genre » : il est la synthèse de l'infini en extension (l'infinité des attributs)69 et de l'infini en compréhension (essence infinie). Selon Leibniz, l'univers a surgi de l'infini, non seulement par la création mais par l'acte de la sagesse de Dieu qui parmi une infinité de possibles a choisi le meilleur. L'univers est une combinatoire née d'une combinatoire. De plus, à la différence de Pascal qui écrasait le fini sous le poids de l'infini, Leibniz voit l'infini logé au sein du fini (la monade enveloppe une infinité de perceptions)70. Dans la Science de la Logique Hegel oppose, comme il a été vu plus haut, le véritable concept de l'infinité, l'infini de la raison, à l'infini de l'entendement, « la mauvaise infinité »71. Le mauvais infini n'est que la négation abstraite, c'est-à-dire jamais supprimée, du fini. En outre, il est toujours à-venir, son devoir-être est un manque à être. Pour Hegel le mouvement du véritable infini n'est pas la succession, l'inlassable et lassante itération, mais la position hors de sa limite de l'Idée qui devient autre. La Phénoménologie de l'Esprit définit l'infinité comme « inquiétude absolue de pur automouvement »72. Sans cette scission, l'identité s'engloutirait en soi, et la totalité ne serait pas conquise. L'infini n'est pas un objet de ou pour la pensée, il est la pensée libre73 elle-même dans le travail de son effectuation. Loin de faire échec à la totalité, comme le croyait Aristote, l'infini la constitue. Le véritable infini n'est pas l'immensité du ciel, qui ne donne qu'une image naïve du sublime, mais la mesure et la loi grâce auxquelles la raison a fait de cette immensité son objet74. Ce qui intéresse Hegel dans la série convergente75 est la synthèse du fini et de l'infini, qui sont posés, non plus comme séparés, mais comme identiques à soi76. Ainsi les mathématiques dépassent-elles la 69. Le fait que nous n'en connaissions que deux place la totalité spinoziste aux antipodes de l'hégélienne car ne connaître que deux attributs sur une infinité équivaut à en ignorer une infinité. 70. Leibniz cependant n'admet d'infini ni pour l'espace ni pour la vitesse, ni pour le nombre. 71. G.W.F. Hegel, Science de la Logique, Premier volume. L'Être, trad. fr., Aubier Montaigne, 1972, p. 115. 72. G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit I, trad. J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1941, p. 138. 73. « Celui qui fuit n'est pas encore libre [Hegel parle de la progression à l'infini] car il est dans la fuite encore conditionné par cela même devant quoi il fuit » (Encyclopédie des sciences philosophiques I. La Science de la logique, op. cit., p. 528). 74. G.W.F. Hegel, Science de la Logique I, op. cit., p. 221. 75. Ibid. p. 244-245. La série divergente tombe, à l'inverse, aux yeux de Hegel, dans le mauvais infini. 76. Ibid., p. 244-245. 2308 métaphysique77, celle-ci n'ayant jamais réussi à voir dans l'infini autre chose que la négation du fini78. Dernière halte de cette histoire, l'infini de Levinas. Il vient de la Bible, de Descartes (j’ai en moi une idée qui me dépasse infiniment) et de L'Étoile de la Rédemption de Rosenzweig. Comment penser contre la totalité hégélienne - dont le nazisme vient de dévoiler l'horreur79 - sans tomber pour autant dans le pathos solitaire du moi kierkegaardien ? Levinas prend à Hegel son idée d'infini pour la jouer contre la totalité. Son point de départ est l'idée cartésienne de l'idée d'infini - contenue dans ma pensée mais plus haute que toute pensée80. L'infini substitue à la logique du Même, qui est celle de la totalité, l'éthique de l’Autre dont le visage 81 est l'épiphanie . « L'idée de l'Infini, écrit Levinas suppose la séparation du Même par rapport à l'Autre »82. Cette radicale absence de quantité et de transcendance est hégélienne83. La relation à l'autre n'est pas totalisable, elle ne peut pas être mise en concept (comme on dit mise en bière pour un mort). Pour Levinas, l’Autre est infiniment supérieur au moi, il interdit toute opposition d’englobement. L'éthique phénoménologique de l’auteur de Totalité et Infini, qui rompt avec la métaphysique de la totalité, substitue l’Autre à Dieu pour figurer l'infini. Malgré Levinas, la thématique dominante à l'époque moderne a été celle de la finitude (Heidegger, Sartre) et il est notable qu'elle n'a enclenché par réaction aucun retour de l'infini. Pour la première fois depuis Anaximandre, des philosophies peuvent s'accomplir en dehors de toute pensée de l'infini. Il en est allé autrement dans les sciences. III. Les sciences de l'infini : les mathématiques Hermann Weyl définissait les mathématiques comme la science de l'infini. Les mathématiques sont en effet chez elles avec l'infini. Lorsque l'on précise qu'un ensemble comprend un nombre fini d'éléments, cela vaut pour signe que l'infini en mathématiques va de soi. La moindre définition - comme celle du nombre 2 « le plus 77. Ibid., p. 248. 78. Inversement l'art s'est épuisé de ne pas pouvoir représenter (il l'évoque seulement) l'infini. 79. Levinas, en effet, n'a jamais séparé totalité et totalitarisme. 80. E. Levinas, « La philosophie et l'idée de l'infini », in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 2006, p. 229-247. 81. Voir Autrui. 82. E. Levinas, Totalité et infini, M. Nijhoff (La Haye), 1984, p. 23. 83. De même qu'est hégélienne la détermination de l'infini comme altérité. Levinas fut comme tant d'autres avec lui redevable à Hegel plus qu'il n'a voulu l'écrire. 2309 petit nombre pair » - suppose une suite infinie (ici, celle des nombres pairs)84. En géométrie, deux droites parallèles sont dites se couper à l'infini, et l'asymptote s'approche indéfiniment d'une droite sans jamais l'atteindre etc. Les mathématiques ont progressé du côté du « mauvais infini » hégélien qui ne parvient pas à supprimer le fini qui le nie. Que de chemin parcouru depuis l'immobilité d'Achille ! Les raisonnements de Zénon d'Élée reposaient sur l'impossibilité logique qu'il y avait en Grèce d'admettre qu'une somme (finie), qu'un ensemble fini puissent être composés d'un nombre infini d'éléments. On considérait donc comme absolu le principe selon lequel le tout doit avoir les mêmes caractères que les parties qui le composent. Proclus dans un commentaire d'Euclide fait de l'infini l'objet d'une imagination qui ne connaît pas positivement mais reconnaît négativement à la manière dont l’œil reconnaît l'obscurité parce qu'il a l'expérience de la non-vision. L'infini est reconnu dans son existence mais inconnu dans son essence. Mais déjà Archimède avait grâce aux problèmes de quadrature eu affaire à l'infini, et sa méthode d'exhaustion lui avait presque fait découvrir le concept de limite. Il y a en mathématiques comme en philosophie deux manières opposées de concevoir l'infini dans son rapport au fini : ou bien l'infini dérive du fini (il y a un infini parce qu'il y a une infinité de choses finies possibles) ou il lui préexiste (le fini s'obtient en découpant un morceau dans l'infini). La métaphysique chrétienne avait habitué les esprits à identifier l'infini au parfait, donc à le concevoir comme immobile. De nouveaux continents seront découverts lorsque l'on s'habituera à penser l'infini comme processus. Nicolas de Cues fait observer qu'une circonférence qui aurait un rayon infini deviendrait une droite. « Infiniment grand » (Leibniz disait « infinituple ») se dit des grandeurs variables, et spécialement d'un nombre qui s'accroît indéfiniment ; « infiniment petit » se dit de toute grandeur variable qui tend vers 0 (dont la limite est zéro). Par où Leibniz dépasse Descartes : les mathématiques cartésiennes étaient marquées par leur refus de l'infini comme concept opératoire, donc la notion de convergence, de passage à la limite était vouée à rester inaperçue. Avec Leibniz, Achille peut enfin courir : une quantité finie, une somme peut s'exprimer par une série infinie. La série infinie de Leibniz est une somme ; elle est convergente : 1 - 1/3 + 1/5 - 1/7 + 1/9 - 1/11... = 84. Mais cela, l'intuitionnisme le conteste. 2310 /485. Pourtant, s'il admet un infini actuel, Leibniz refuse l'idée qu'il puisse être un nombre86. Certes une quantité, une grandeur peuvent être infinies, mais un nombre infini serait une contradiction in adjecto. De tous les « dogmes » aristotéliciens, aucun sans doute n'eut aussi longue vie et le paradoxe voulut que ce fut par la grâce des mathématiciens eux-mêmes. Ceux-ci en effet avaient plusieurs bonnes raisons pour refuser l'idée d'un nombre infini. Il y avait d'abord la contradiction logée dans un nombre qui devrait être à la fois pair et impair, divisible et indivisible. Il y avait l'axiome d'Archimède énonçant que l'infini ne peut être atteint : si x<a<b, il existe nécessairement n tel que le produit de n par a soit plus grand que b. Il n'existe pas de nombre suffisamment grand qui ne puisse être dépassé par un multiple d'un autre nombre inférieur à lui. Ce qui revient à dire qu'un nombre, aussi petit soit-il, admet toujours un multiple qui dépasse un nombre supérieur à lui. Donc l'infini n'est pas un nombre. Enfin, c'est à cause des paradoxes qu'il implique que l'infini actuel était rejeté. Galilée avait fait remarquer que si l'on admet l'existence d'ensembles infinis actuels, alors il doit exister autant de nombres entiers pairs que de nombres entiers pairs et impairs réunis, l'axiome euclidien selon lequel le tout est nécessairement plus grand que la partie serait donc violé. L'axiome du tout et de la partie constituera en effet pendant plus de deux millénaires le verrou logique qui empêchera l'esprit de s'ouvrir à un infini actuel mathématique. Car, dans un ensemble infini, des infinis sont contenus : comment une partie pourrait-elle équivaloir au tout qui l'englobe ? Si un tout pouvait être déclaré infini, il contiendrait des parties elles-mêmes infinies87, et l'on serait conduit à admettre des infinis plus grands que d'autres, ce qui paraît absurde. D’une certaine manière, disait David Hilbert, « l’analyse mathématique n’est autre qu’une symphonie de l’infini ». D'Alembert n'avait pas été le seul à exprimer ses craintes qu'à la faveur du calcul infinitésimal la métaphysique ne vînt contaminer les mathématiques. Le siècle des Lumières, d'une manière globale, s'est méfié de l'infini. Gauss dira que l'emploi de la grandeur infinie comme quelque chose d'achevé est inadmissible en mathématiques. Ainsi les mathématiciens, jusqu'au milieu du XlXe siècle, 85. Les séries divergentes sont infinies elles aussi mais elles ne se totalisent pas. 86. Bolzano tire quelque peu Leibniz à lui en le citant au début de ses Paradoxes de l'infini. 87. C'est l'argument que l'on opposait à l'idée de divisibilité à l'infini : si un grand objet est divisible à l'infini, un petit l'est également ; les voilà tous deux infinis bien qu'ils soient inégaux. 2311 continuèrent-ils à utiliser la distinction aristotélicienne de l'infini actuel et de l'infini potentiel : l'infini actuel est un tout, l'infini potentiel est représenté par une somme d'une série indéfinie de nombres qui tend vers une certaine limite. Jusqu'à Cantor, les mathématiciens n'ont admis que l'infini potentiel. Le moyen d'ôter à l'infini sa force de trouble fut de le considérer comme un objet fictif. Le prédicat exprimé par le syntagme « se prolonge à l'infini » pour une droite était compris comme l'affirmation d'une existence logique - dont l'unique réquisit était de n'être pas contradictoire. Le XIXe siècle verra l'assomption de la métaphysique par les mathématiciens. Bolzano était leibnizien et convaincu de l'omniprésence de l'infini, Dedekind était pénétré par l'idée de l'infini du monde (et non seulement dans le monde) de nos pensées. Quant à Cantor, il associera toujours sa découverte à des considérations théologiques88. Histoire exemplaire : des déductions contredisaient l'axiome ; c'est l'axiome qui a fini par céder89. Bernard Bolzano90 prépara la voie de Cantor en établissant d'une part la positivité du concept d'infini, qui peut prétendre au même statut logique que le fini, d'autre part l'existence mathématique de l'infini actuel. Il montra que loin d'être un paradoxe, l'existence d'une bijection d'un ensemble sur l'une de ses parties propres est une propriété des ensembles infinis91. C'est Dedekind qui donna la définition de l'ensemble infini comme l'ensemble équipotent à l'une de ses parties propres. Il y a effectivement autant de nombres pairs que d'entiers positifs. La définition de Dedekind s'applique par conversion au fini : un ensemble est fini lorsqu'il n'existe pas de bijection de lui-même sur l'une de ses parties propres92. Ce qui apparaissait comme un paradoxe insoutenable est ainsi devenu un critère : le tout n'est pas 88. Allant jusqu'à écrire au pape pour lui faire part de la bonne nouvelle ! 89. La modestie et la prudence de Descartes à propos de l'infini lui avaient fait prendre des positions théoriques très en avance sur son temps. Dans une lettre à Mersenne, évoquant le paradoxe d'une ligne infinie qui aurait six fois plus de pieds que de toises, Descartes juge non impossible qu'un infini soit plus grand qu'un autre (lettre du 15 avril 1630, Œuvres et Lettres, op. cit., p. 934). 90. B. Bolzano, Les Paradoxes de l'infini, trad. H. Sinaceur, Seuil, 1993. 91. Bolzano dit qu'il y a une multitude d'infinis mais recula devant le paradoxe d'un infini plus grand que les autres. Le pas n'était pas sauté : il n'y a pas, il ne peut y avoir selon Bolzano de nombres infinis mais seulement des grandeurs infinies lesquelles, par définition, ne sont pas nombrables. 92. Une conséquence logique de la définition de Dedekind est le découplage de l'égalité et de l'identité lorsqu'elles s'appliquent aux ensembles infinis. Identité et égalité ne s'équivalent que dans les ensembles finis. 2312 toujours plus grand que certaines de ses parties. Donc l'énoncé « le tout est plus grand que n'importe laquelle de ses parties », loin d'être un principe universellement vrai, est un axiome qui fonde la seule arithmétique du fini. Cantor, qui était convaincu que c'était Dieu qui lui avait « envoyé » les nombres transfinis, se découvrit un allié en saint Augustin. Celui-ci avait attaqué dans sa Cité de Dieu ceux qui niaient que Dieu pût comprendre l'infini. C'est un texte, déclare Cantor, « qui a pour ma conception une grande signification ». Saint Augustin dit : qui osera refuser à Dieu le pouvoir de connaître tous les nombres, et en particulier les nombres infinis ? Faudra-t-il croire que « Dieu parvient jusqu'à une certaine somme de nombres et ignore tous les autres ? ». C'est complètement insensé, concluait saint Augustin. Grâce à Cantor la raison gagne à elle ce qui lui échappait depuis toujours : en mathématiques, il ne saurait y avoir d'incalculable 93. L'existence de N implique celle d'au moins un ensemble infini. On démontre que la réciproque est vraie ; autrement dit, on peut remplacer l'axiome de l'existence de N par l'axiome suivant : il existe au moins un cardinal infini. Cet axiome est l’axiome de l'infini. Cantor appelle dénombrables les classes infinies qui peuvent être mises en correspondance univoque avec les nombres entiers. La cardinalité de cet ensemble infini est symbolisée par la première lettre de l'alphabet hébreu aleph affectée du petit 0. 0 (aleph zéro) est le premier nombre transfini, il est le signe de l'infini actuel. L'arithmétique du transfini bouleverse les règles connues 94 (0 + 1 = 0 ; 0 x 2 = 0 etc. ). Elle déjoue l'intuition : ainsi Cantor démontre-t-il, par l'élégante méthode de la diagonale95 que les fractions rationnelles (que l'intuition donne pour beaucoup plus 96 nombreuses que les entiers ) forment une série dénombrable, donc que leur ensemble a la même cardinalité que les entiers. Il existe d'autres infinis : une infinité. Les infinis ne sont pas égaux. Comme chaque ensemble contient davantage de parties propres que d'éléments (pour n éléments, le nombre de parties 93. On peut fixer les conditions formelles d'un incalculable mais cela équivaut à établir la calculabilité de son incalculabilité. 94 . Ces propriétés sont illustrées par l’hôtel imaginé par Hilbert : un hôtel comprenant un nombre infini de chambres toutes occupées pourrait néanmoins recevoir un nouveau client en libérant la chambre numéro 1 et en déplaçant tous les clients au numéro de chambre supérieur. Cet hôtel pourrait même loger une infinité de touristes arrivés inopinément en attribuant à chacun des occupants la chambre dont le numéro serait le double de celui de leur chambre précédente, libérant ainsi l’infinité des chambres à numéro impair pour les nouveaux clients. 95. Voir La démonstration. 96. Car entre deux entiers quelconques, il y a un nombre infini de fractions. 2313 équivaut à 2n), il y a un infini strictement supérieur à 0. Cantor démontre que la classe des nombres réels n'est pas dénombrable son infini, d'ordre supérieur, est noté 197. D'où ces conséquences paradoxales : il y a plus de nombres entre 0 et 1 que d'entiers, autant de points dans un carré et dans un cube que dans un 98 segment ! Plus encore : dans le plus petit segment, il y a autant de points que dans l’univers entier, ce qui signifie littéralement qu’il y a l’infiniment grand dans l’infiniment petit. Le cardinal transfini des réels, 1, sera appelé cardinal du continu - et la puissance du continu sera dite strictement supérieure à celle du dénombrable99. 1 élevé à la puissance de lui-même engendre un aleph encore plus grand. L'opération peut être répétée... à l'infini ! On peut construire une suite infinie d'ensembles telle que chaque ensemble soit supérieur à l'ensemble précédent. Le théorème fondamental de Cantor permet de démontrer qu'il y a une infinité d'infinis. Dès lors les relations logiques entre fini et infini s'inversent : ce n'est plus l'infini qui est le négatif du fini mais le fini qui est le négatif de l'infini ; l'infini n'est pas le non-fini, c'est le fini qui est le non-infini. Le fini est la partie qui longtemps s'était prise pour le tout. On comprend que Wittgenstein regimbera devant le transfini de Cantor : selon lui, la proposition « le segment peut être divisé à l'infini » n'a pas de sens, car la proposition « le segment est divisé à l'infini » n'a pas de sens. Contre Cantor et Dedekind, Wittgenstein dit et répète que l'infini n'est pas un nombre, que c'est une illusion 100 liée à l'extensionnalité que de le croire . L'artifice de la définition de Dedekind tient en ce qu'elle continue à parler d'ensemble tout en admettant implicitement que les ensembles infinis n'ont pas la même « grammaire » que les ensembles finis ; car l'impossibilité d'établir une corrélation biunivoque entre un ensemble fini et l'un 97. Cantor pensait qu'il n'y avait aucun nombre entre 0 et 1. On a appelé hypothèse du continu cette conjecture. Son indécidabilité fut démontrée : 0 étant le cardinal de N et 1 celui de R, on a donc l'équivalence 1 = 20 (le cardinal de R étant celui des parties de N). La théorie des ensembles permet une distinction rigoureuse entre les parties et les éléments d’un ensemble. Le théorème de Cantor stipule que les parties d’un ensemble sont nécessairement plus nombreuses que les éléments : si E a n éléments, il comprend 2n parties. 98 . Après sa découverte, Cantor écrit à Dedekind : « Je le vois, mais je ne le crois pas ! ». 99. Image géométrique des réels : sur un segment de ligne donné, il y a un nombre infini de points. Ces points sont partout denses - ce qui veut dire qu'entre deux points, il y a une infinité d'autres points. L'idée de deux points immédiatement contigus, qui arrêtait les Grecs, est donc dépourvue de sens. Cette propriété d'être « partout dense » constitue l'un des caractères essentiels d'un continu. 100 . Husserl n'avait pas les mêmes prétentions : « Nous devons considérer le système tout entier des nombres comme quelque chose de donné », écrivait-il (E. Husserl, Philosophie de l'arithmétique, trad. fr., PUF, 1992, p. 325). 2314 de ses sous-ensembles propres n'est pas une propriété que l'on découvre des ensembles, mais en est une propriété interne. Même si l'énoncé « Toutes les pommes de ce panier sont pourries » a même forme linguistique que l'énoncé « Tous les nombres premiers 101 sont impairs », ils n'ont pas même signification . Une expression comportant à la fin la formule « et ainsi de suite à l'infini » ne donne pas à voir une possibilité en attente d'une réalisation (possibilité empirique) mais montre une possibilité du symbolisme, la possibilité d'écrire autant de signes qu'on voudra sans qu'il y en 102 ait de dernier . L'infini n'est pas un nombre mais la qualification d'une possibilité. 103 Comme Wittgenstein, les intuitionnistes protesteront et refuseront d'admettre un infini actuel dans une démonstration mais plus forte sera la parole de Hilbert disant que les mathématiques entendront rester dans le paradis que Cantor a créé pour elles. 104 Par ailleurs, la récurrence , très importante en informatique (avec la notion de fonction récursive, qu’un ordinateur peut calculer), montre que l’infini n’est pas seulement présent dans les objets, en mathématiques. IV. Les sciences du fini : la physique et la cosmologie Lorsque naquit la physique, au début du XVIIe siècle, il parut nécessaire de lui appliquer tous les concepts mathématiques : ainsi la cinématique dut considérer en ses débuts la réalité physique de mouvements, de durées, de distances et de vitesses infiniment petites lorsqu'un corps passe de l'état de repos (vitesse nulle) à l'état de mouvement. L’accélération d’un corps le fait passer par une infinité d'états cinétiques correspondant à un découpage à l'infini du temps et de l'espace. Le télescope et le microscope ont été inventés à la même époque. Des philosophes ont pu croire alors que les deux infinis étaient à portée d’œil. Seulement le très grand n'est pas l'infiniment grand, le très petit n'est pas l'infiniment petit. L'idée105 d'une divisibilité à l'infini de la matière impliquait deux refus : celui des atomes et celui du vide. Cette divisibilité à l'infini physique est l'exemple-type de la vue de l'esprit : nous savons aujourd'hui, à la différence de Leibniz, qu'il n'y a pas « une infinité 101 . L. Wittgenstein, Grammaire philosophique, II, § 10. 102 . F. Schmitz, Wittgenstein, la philosophie et les mathématiques, PUF, 1988, p. 108. 103. Voir Les mathématiques. 104 . Voir Le raisonnement. 105. Soutenue par Descartes et Leibniz. 2315 de créatures dans la moindre parcelle de matière »106. La puce de la puce de la puce de Swift est amusante mais elle n'existe pas. Si l'on considère à présent l'infini en grandeur, nous constatons que nulle part il ne peut faire sens en physique. Tous les phénomènes physiques, la masse, la force, la vitesse, la durée, la distance, l'énergie, sont par définition finis, et ont des mesures finies. Déjà Leibniz avait fait observer qu'une vitesse infinie107 est une contradiction dans les termes. La physique est une science du fini - là sans doute se situe le contraste le plus fort avec le monde des mathématiques. Rien d'étonnant dès lors si sur certains appareils de mesure (le télémètre de l'appareil de photographie, l'ohmmètre) le symbole de l'infini () apparaisse. L'infini en optique commence significativement à une distance très courte : pour l’œil, à la distance à partir de laquelle il n'a plus besoin d'accommoder. La physique moderne a mis fin à l'idée que la divisibilité à l'infini puisse s'appliquer à autre chose qu'à la réalité idéelle des nombres. Il existe une quantité d'énergie (la « constante de Planck »), une longueur (« la longueur de Planck »), une durée (« le temps de Planck ») minimales en deçà desquelles les lois physiques cessent d'avoir un sens. Démocrite avait eu une intuition juste lorsqu'il avait avec son atome coupé court à la division à l'infini. Certes, l'atome que les Grecs ont ainsi appelé parce qu'il était réputé insécable108 a été divisé en ses particules constituantes, électrons et nucléons (protons et neutrons). Les protons ont été à leur tour cassés : les quarks sont alors apparus comme les briques véritablement élémentaires de ce jeu de construction. Pour l'instant, nul quark n'a été fracturé ; beaucoup de physiciens pensent qu'il s'agit, comme l'électron, d'une particule ultime ; quoi qu'il en soit, il n'est plus aucun chercheur en physique nucléaire aujourd'hui qui irait soutenir que la matière est divisible à l'infini. Pour ce qui concerne la cosmologie, la spéculation sur l'infini de l'univers remonte, elle aussi, aux Grecs. 109 De la distinction stoïcienne entre to holon et to pan découle la distinction du monde (fini) et de l'univers (infini), fondamentale chez Kant et chez Auguste Comte puisqu'elle décide de la 106. G.W. Leibniz, Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1969, p. 234. 107. Postulée par Newton pour rendre compte de l'apparente instantanéité de la transmission de la lumière. Plus généralement, l’idée d’une vitesse infinie de la lumière était admise pour une raison métaphysique : la lumière était considérée comme un signe de puissance divine, la manifestation même de Dieu. 108. Tel est le sens étymologique d' « atome ». 109. Voir La totalité. 2316 connaissabilité ou de la non-connaissabilité du monde plein et clos d'un côté, de l'univers vide et sans bornes de l'autre. Cette distinction n'a plus de sens dans le cadre de la cosmologie moderne. Si l'univers est infini, cela n'est certainement pas au sens où l'est l'ensemble des nombres entiers. De plus, la cosmologie est inséparable d'une cosmogenèse. Trois modèles sont possibles : l'univers fermé, l'univers stationnaire, l'univers ouvert. Seul le troisième serait infini au sens intuitif du terme. Mais un univers fermé n'est pas un univers fini : la cosmologie différencie l'infini et l'illimité. L'univers n'est pas infini au sens où son « diamètre » serait égal à une infinité d'années-lumière. Puisque l'âge de notre univers est fini, le « volume » de ce dernier ne peut être infini. Mais l'image de la sphère (que l'on se donne spontanément dans l'intuition avec le concept d'expansion) est trompeuse : une sphère a une limite, un bord, tandis que l'univers n'en a pas. Le seul infini de l'univers est le big bang : parler de limite spatiale comme on en parle pour un territoire n'a pas de sens ici110. L'Aleph111 de Borgès contient la terre qui le contient. L'infini est aussi un jeu et un vertige. Ce sont ceux de la pensée. * Voir aussi L'absolu. La continuité. La définition. Le désir. Le divin. Les mathématiques. Le nombre. La totalité. L’Univers. * Bibliographie Aristote, Physique, livre III. Giordano Bruno, L'Infini, l'univers et les mondes, trad. B. Levergeois, Berg international, 1987. G.W. Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, II, 17. B. Spinoza, Éthique, Première Partie. G.W.F. Hegel, La Science de la Logique. Première partie. L’Être. Bernard Bolzano, Les paradoxes de l'infini, trad. H. Sinaceur, Seuil, 1993. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Nijhoff (La Haye), 1984. Alexandre Koyré, Du monde clos à l'univers infini, trad. R. Tarr, Gallimard, 1973. Tony Lévy, Figures de l'infini. Les mathématiques au miroir des cultures, Seuil, 1987. Xavier Renou, L'Infini aux limites du calcul : Anaximandre, Platon, Galilée, 110. Le paradoxe d'Einstein : un vaisseau qui partirait de la Terre en se dirigeant « droit » devant lui pourrait revenir à son point de départ après un certain laps de temps. 111. Nom emprunté à Cantor (voir supra). 2317 François Maspero, 1978. Philosophie et calcul de l'infini, ouv. coll., François Maspero, 1976.