Le sacré et le profane, le spirituel et le temporel

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Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, n ° 35 –
2005
L’ISLAM, LE SACRE ET LE PROFANE,
LE SPIRITUEL ET LE TEMPOREL CONTRIBUTION A LA
REFLEXION
ABDOUL AZIZ KEBE*
Religion, at the beginning of this century, is a major preoccupation in our
societies. As a result the religion/society contradiction arises much interest
among researchers and decision makers. That is because religious beliefs are the
pillars of all social establishments and places where the dynamics of renewal
and retreat are likely to develop. That is why the modern man, or the postmodern man, who has experienced great disappointment with human ideologies,
policies and ideas, is still haunted by the search for sense and is more and more
turning toward the religious and the sacred. The sacred is today at the crossroads
of the « heavenly truths » and man’s everyday life.
This brings about a number of questions regarding the sacred and the
profane. Is there a dichotomy between the sacred and the profane? What are the
dialectics between the spiritual and the temporal? Do the sacred define the
spiritual? Is there a shared identity between the profane and the temporal? Is the
spiritual detached from the temporal or is the temporal repulsive from the
spiritual? It’s a bunch of questions that are worth exploring as a contribution to
the debate on profane versus sacred and spiritual versus temporal.
In Islam, sacred and profane are sometimes so intertwined in everyday
life that one may believe that religion does not leave room to the profane or that
the profane is anti-religious while it is only “a-religious”. And even at this level,
it would be more cautious to go further into the discussion. Because very often
the profane reveals the sacred. This can be seen in arts and culture. The verses
on the embryogenesis could have never been understood without science.
Moreover, the confusion made between the Koran, original text in Arabic,
and Arabic as a medium that conveys both the profane and the sacred, makes us
believe that everything in Islam, as a civilization and culture, is sacred. That the
*
Assistant, Département d’arabe, Faculté des Lettres et Science Université Cheikh Anta Diop Dakar.
2
Arabs as an ethnic group, the history of Islam and the Arabic language are all
sacred. In a similar confusion, the Islamic legal thought and Islamic laws have
been moulded into the 9th century compendium. This has caused serious
consequences, because it has given a universal and eternal nature to a
circumstantial, therefore limited text which cannot be considered as the Truth of
all times.
Islam has opened a space for the sacred and Koran has shown the ways to
draw inspiration from the sacred. It is through reasoning and drawing inspiration
from the sacred that we manage to nurture the profane and propose concrete
solutions to issues. This operation has contributed to producing the compendium
of Islamic rules of life known as Fiqh or Shariah.
Les contradictions du siècle naissant semblent tourner autour du fait
religieux1 tant et si bien que le XXIe siècle se présente, en tout cas à son entame,
comme une période où la contradiction religion/société occupera une place
importante. Les croyances sont aujourd’hui des socles où s’organisent des
dynamiques identitaires (fondamentalisme, nouvelles églises populaires
évangélistes, messianisme politique2). Et l’homme moderne, j’allais dire
l’homme post moderne, qui éprouve une grande déception par rapport aux
idéologies, aux politiques et aux grandes idées humanistes mais qui reste hanté
par la quête de sens, se tourne de plus en plus vers la religion et le sacré. En
effet, comme le dit Luc Ferry, « la religion est irremplaçable comme
pourvoyeuse de sens 3». Frédéric Lenoir le dit autrement en arguant que le sacré
est à la croisée des chemins de l’homme partagé entre l’énigme qui lui vient du
ciel et la transcendance des liens qui le relient à son semblable4
1.
L’occupation de l’Irak par les Etats-Unis et ses alliés, les différentes contradictions autour du
foulard islamique et des signes religieux dans les espaces publics en France, le terrorisme
international et les réactions qu’il engendre aussi bien en Occident que dans les pays arabes et
musulmans sont autant de faits qui causent les interrogations multiples sur la place de la
religion dans les sociétés modernes. Il ne se passe pas une semaine sans que l’on assiste à un
débat avec des spécialistes de divers horizons sur la sujet de la laïcité, de l’importance de plus
en plus accru du discours religieux, de l’envahissement du sacré sur les espaces profanes, etc.
2.
On s’aperçoit avec G Bush et ses collaborateurs que les enseignements bibliques sont
convoqués pour légitimer l’action politique. Au Sénégal, le pouvoir actuel semble bâtir une
légitimité sur la base d’un identitarisme confrérique Mouride si on scrute les actes posés par le
Chef de l’Etat depuis son accession au pouvoir. Ce qui mérite une réflexion sur la gouvernance
légitime et ses paramètres.
3.
Luc Ferry : L’Homme-Dieu, ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 2002, P. 19.
4.
Pourquoi le XXIe siècle est religieux ? Editorial « Le Monde des Religions » Janvier Février
2005.
3
Existe-t-il une dichotomie nette entre le sacré et le profane ? Quelle
dialectique entre le spirituel et le temporel ? Le sacré définit-il le spirituel ? Le
profane est-il le siège du temporel ? Le spirituel est-il détaché du temporel ou
alors le temporel est-il répulsif au spirituel ? C’est un noeud de questions qui
méritent d’être explorées afin de contribuer à la réflexion sur la dialectique
profane/sacré et spirituel/temporel.
Aussi, le champ sémantique va-t-il être consulté pour définir les contours
au niveau de la langue arabe et cerner l’espace et le temps quand ils sont emplis
des notions étudiées. Ce sera la première partie de cette réflexion.
La deuxième partie discutera la prégnance du sacré dans le Coran et la
Sharî’a et sa conséquence sur l’art, la culture et la science.
Dans la troisième partie, nous étudierons le rapport du sacré et du profane
au politique. Ce qui nous amènera à voir quelles sont les linéaments dans la
relation entre le temporel et le spirituel sur un double plan principiel et factuel.
I. LE SACRE ET LE PROFANE DANS L’ESPACE-TEMPS
Il n’est pas judicieux de discuter des concepts aussi prégnants dans les
mentalités et dans les croyances des populations et qui induisent même leur
attitude face au réel, dans bien des situations, sans cerner les contours
sémantiques et aussi le système de représentation que l’arabe installe chez les
populations converties.
1.1. Définitions
Le sacré, selon la définition du dictionnaire est ce qui est relatif au divin
et qui inspire crainte et respect. Par extension, c’est ce qui se rapporte à la
religion et au culte. De là, tout ce qui a un caractère inviolable et vénérable est
qualifié de sacré : le territoire national est sacré, la vie est sacrée, la femme à qui
on n’est pas mariée est sacrée tout comme l’homme qui répond au même profil.
Le Profane, c’est ce qui est étranger à la religion, à ce qui est sacré. Le
verbe profaner, a le sens de souiller ou de flétrir.
Lorsqu’on apprécie ces concepts dans l’islam, force nous est de recourir à
la lexicologie et de retourner aux racines QDS et HRM
de « sacré ».
Pour ce qui concerne le concept de profane, l’arabe ne lui trouve pas une
racine propre car il ne le perçoit que par rapport à la vie terrestre, il lui forge un
adjectif dérivé de « Dunyâ ». Lorsqu’il lui attribue le sens de souiller ou de
flétrir, de violer, il utilise l’expression « Inthaka Hurmatahû ou Dannasa  »
Au demeurant, le mot « Hurma » qui est ici utilisé indique un sens de
sacré différent de celui de la racine précitée. Ici, le caractère sacré est rattaché à
la chose en tant que caractère acquis ou octroyé. Sa violation est alors sacrilège.
C’est pour cela qu’il y a une sorte de lieu commun entre le « sacré » et
4
l’ « interdit ». Le mot « Harâm » signifie à la fois, ce qui est illégal, ce qui est
prohibé mais aussi ce qui est inviolable, ce qui est sacré5.
On remarque l’ambivalence de sens illégal et sacré dans le mot
« Mahrama » qui peut aussi être « Mahruma ». Ce qui indique ce qu’une
personne a de sacré et que nul ne doit violer d’une part et d’autre part ce que
l’on ne peut pas rendre licite pour soi-même. De même, le mot « Ihrâm »
marque la sacralisation d’une pratique et la détermination d’interdits dans le
même temps, comme dans la prière et le pèlerinage6.
Revenons à la racine « QDS ». Le sens qu’elle véhicule est d’abord
propre à Dieu qui est indemne de toute impureté. C’est Lui donc qui est qualifié
de Pur, de tout à fait Pur, absolument Pur. Il est al-Muqaddas, al-Quddûs, alMutaqaddis. Celui qui ne souffre d’aucune insuffisance de quelque nature que
ce soit.
Par ailleurs, le participe passif formé à partir de la racine signifie ce qui
est purifié et sanctifié comme « al-Ard al-Muqaddasa »la terre sainte, ou bien
encore « Rûh al-Qudus », le Saint Esprit (Jibril).
Se référant au Coran, on retrouve le terme dans ses différentes dérivations
dix fois. Une fois dans la Sourate al-Baqara, il désigne les anges qui se purifient
eux-mêmes par la glorification de Dieu. Quatre fois, il désigne l’ange Jibril.
Deux fois, il qualifie Dieu. Deux fois, il désigne la vallée sacrée où Mûsa avait
rencontré la Manifestation de Dieu sous forme de feu et une dernière fois quand
Mûsa demandait à son peuple d’entrer dans la Terre Sacrée promise par Dieu.
Dans ces divers passages, le sacré est d’ordre divin et strictement limité à
la sphère divine que ce soit par rapport à l’espace ou au message.
1.2. Le sacré est-il imité au divin ? Est-il confondu au divin ?
L’islam reconnaît une intrication entre le sacré et le profane puisque
l’individu est à la fois, matière et esprit, corps et âme et le Prophète disait qu’il
fallait équilibrer entre les demandes des différentes composantes de l’être
humain. Par conséquent, le musulman est partout dans un jeu d’équilibre entre
5.
Al-Balad al-Harâm, al-Masjid al-Harâm pour désigner la Mecque ou la Mosquée sacrée de la
Mecque. On sent plus le caractère sacré octroyé à l’objet qualifié de Harâm dans le discours
d’Adieu du Prophète « Certes, votre sang, vos biens sont sacrés comme est sacré ce jour-ci, ce
mois-ci dans cette ville-ci/ Inna dimâ’akum wa amwâlakum harâmun ‘alaykum ka-hurmati
yawmikum hâzâ …. ». Par contre on retrouve l’opposition interdit/ permis dans le sens
illicite/licite aux versets 112 de la sourate les Abeilles et 59 de la sourate Yûnus. Il est
significatif de noter que le mot « Harâm » n’est utilisé que dans ces deux versets pour
emporter le sens d’interdit. Toutes les autres fois qu’il est utilisé dans le Coran, c’est pour
signifier le sacré.
5
le sacré et le profane qui sont comme dans une dialectique d’unité et de lutte des
contraires.
Ne pas comprendre cette dialectique peut entraîner à des dogmatismes
facteurs d’extrémismes et de violences. Car si la limite n’est pas comprise entre
le sacré et le profane et si le jeu de lutte et d’unité entre les deux éléments n’est
pas cerné, on peut être amené à croire que le sacré englobe tout et qu’il n’y a pas
de place pour le profane dans la cité ni dans la vie privée des gens. Ce qui, hélas
est le point de vue de certains théologiens, des moralistes et des islamistes qui
s’érigent en professionnel de ce que le Pr Arkoun appelle « la gestion du sacré »
puisque pour eux le sacré et le profane sont confondus.
Pourtant, dans l’espace même de la ville, dans les Etats islamiques,
durant l’époque médiévale le sacré et le profane s’entrelaçaient dans une
harmonie quasi parfaite qui se reflétait dans l’occupation des espaces, dans la
distribution des activités dans le temps, etc. Il y a un moment pour prier et un
moment pour s’occuper des affaires du monde y compris le loisir, y compris le
ludique.
____________________________
6.Cf. Ibn Mandhûr : Lisân al ‘Arab, pour les différentes morphologies et les nuances de sens.
6
La tradition nous raconte la procession des colonies d’origine
Ethiopiennes ou Yéménites, des colonies de « nègres » avec leurs tambours,
leurs chants et danses, leurs séances de lutte, dans la ville du Prophète Psl, de
son vivant, de son su, et quelques fois, en sa présence comme spectateur
accompagné de son épouse7.
Cela devrait suffire pour montrer que l’espace et le temps ne sont pas
remplis par le sacré uniquement dans le sens rituel du terme et que le profane, ce
qui n’est pas religieux, participe à l’équilibre de l’individu et de la société. Il
contribue à vivifier le sacré. Le Coran lui-même libère les initiatives et les
énergies après l’accomplissement de la Salât8. Après avoir donné son temps au
sacré/rituel, il invite à investir les autres moments dans l’acquisition des grâces
divines9.
Cependant, l’islam ne dresse pas une ligne de démarcation imperméable
entre l’acte sacré et l’acte profane. Il instaure, tout au contraire, une conversion
possible du profane vers le sacré. Les innombrables mérites attachés à la façon
de faire tel ou tel acte ne confèrent-ils pas à ces derniers un caractère sacré10 ?
C’est peut être cette pénétration du sacré dans le profane par la formulation
d’invocations qui entraînent à l’amalgame. Si les formules incantatoires sont
sacrées par leurs sens et leur finalité qui est de ne jamais s’oublier en tant que
serviteur de Dieu, cela ne suffit pas pour traduire l’acte en acte sacré ni convertir
l’espace dans lequel l’acte se fait en espace sacré 11.
Cette difficulté à déceler la dialectique entre les deux concepts,
dialectique et non confusion, est la cause de l’apparente ambiguïté dont la
source peut être décelée dans l’appréciation même du Coran, de la Prophétie et
du Califat en tant que pouvoir politique.
II. SACRALITE DU CORAN ET DE LA SHARIA
Le Coran est le texte fondateur de l’islam. Le mode de sa transmission au
Prophète Psl lui confère un caractère sacré. Car ne l’oublions pas, il est le
7.
Aysha raconte que le Prophète la portait sur ses épaules pour voir la procession des Ethiopiens
à travers Médine et leurs divers jeux. Cf Bukhârî. Voir aussi al-Maqdîsî ibn al-Qaysrânî dans
Safwat at-Tasawuf, p 132.
8.
La prière canonique.
9. Sourate al-Jumu’a verset 10.
10. Nombre de hadiths offrent aux musulmans des mérites et des faveurs dans l’accomplissement
d’actes qui ne sont pas du tout sacrés comme ôter un obstacle du chemin. L’organisation d’une
fête pendant le mariage n’est pas un acte sacré et pourtant elle rend plus méritoire le mariage
qui vient d’être scellé.
11. On sait que le croyant profère des formules en entrant dans les salles d’eau et aussi en en
sortant. C’est aussi le même procédé qui est recommandé en entrant dans la mosquée ou en
sortant.
7
message du Malik al-Quddûs transmis par le rûh al-Qudus, le Saint Esprit
(Jibrîl). Il est donc sacré en tant que message.
Mais le Coran est aussi une langue dont l’existence est antérieure à la
révélation12. Est-ce qu’alors, la langue, en tant que telle, est sacrée ou est-ce que
c’est le Coran dans ses six mille versets qui est sacré ? Tout un débat est là et la
réponse que l’on donne à cette question est lourde de conséquences sur la
relation avec l’arabe en tant que langue et avec l’Arabe en tant qu’ethnie.
2.1. Désacraliser les interprétations du Coran et l’image de l’Arabe
On note une certaine propension chez les peuples africains et surtout chez
les Sénégalais à se forger une généalogie qui remonte aux tribus arabes, de
même que le nom de certaines villes ont pour éponymes des localités situées
dans le monde arabe comme si une certaine sacralité était rattachée à la ville
parce qu’elle est de cette origine 13.
Cette attitude de sacralisation de l’ethnie arabe va même jusqu’à trouver
des origines arabes à certains noms de famille et sacraliser les prénoms arabes
que l’on préfère aux prénoms africains que l’on considère comme des noms
antéislamiques pour ne pas dire anti-islamiques14.
Tout cela provient du fait que l’arabe en tant que langue et l’Arabe en
tant qu’ethnie ont véhiculé le Coran et l’islam qui sont sacrés. C’est ce caractère
sacré du Coran qui se confond avec celui de l’arabe qui explique la vénération
12. L’arabe est une langue sémitique comme l’Hébreu et l’Ethiopien. Cette langue qui est celle du
Coran est de souche ‘Adnânite et surtout Mudarite. Elle a été enrichie par le dialecte de la tribu
de Quraysh qui a contribué à la propager et à étendre son influence grâce aux transactions et
aux foires qui avaient cours avant la Révélation et dont cette tribu était ou bien l’organisatrice
ou bien l’une des plus importantes animatrices. C’est cette langue Qurayshite qui s’est imposée
par la suite et qui est devenue la langue de la poésie, des prêches et finalement de la littérature.
13. Baghdad, Médine, Fass, etc. Quelques fois même, on donne le nom de toute une région à une
ville ; Damaskha pour dire Dimashq (la Syrie), Misra ou Mesera (Egypte)
14. Certains prétendent que le nom Jawara est une déformation de Ja’far et que ceux qui portent
ces noms sont des descendant de Ja’far, oncle du Prophète. J’ai toujours défendu, par ailleurs,
que le fait de changer de nom à la conversion n’était pas obligatoire car les arabes qui se sont
convertis du vivant du Prophète Psl, n’ont pas changé leurs noms ni prénoms. Le nom et
prénom arabe ne peuvent donc être considérés comme des noms islamiques encore moins des
noms sacrés. On ne peut les considérer comme des noms musulmans que par tradition.
15. Il est arrivé qu’une musique profane serve de jingle à une émission religieuse islamique dans
les radio ou serve d’intermède pour permettre au prédicateur de se reposer.
8
que les peuples musulmans ont par rapport à tout ce qui est exprimé en arabe
même si ce sont des propos profanes, voire bachiques ou érotiques. Le caractère
liturgique de l’arabe voile sa fonction médiatique purement profane15.
Par ailleurs, le caractère sacré du Coran est utilisé dans ses deux
dimensions (écriture et parole) au service du profane. Les amulettes, les
khalwas16 pour favoriser l’élection ou la nomination à un poste administratif ou
politique, pour gagner un marché lors d’un appel d’offres, les philtres d’amour
et les envoûtements sont opérés avec le Coran en principal ou avec le Coran et
des dérivés d’autres croyances. Ce qui montre qu’il y a une interdépendance
entre le sacré et le profane en tout cas, du point de vue utilitaire.
En outre, on note une inter relation entre le rituel sacré islamique et le
rituel profane17 ou tout au plus une ingestion du sacré non islamique par le sacré
islamique, ou l’inverse, dans certaines sociétés dont la nôtre : ndëp,
circoncision, mariage et nuptialités, rites mortuaires, bref, dans les rites
sacrificiels18.
Cette sacralisation du Coran, de la langue arabe et de l’ethnie Arabe va
induire aussi une sacralisation du fiqh, de l’herméneutique islamique et de la
Shari’a. Or, on le sait le fiqh et la Sharîa sont des constructions humaines. Ce
sont des tentatives d’interpréter le message et de proposer des modalités de la
révélation qui, elle, est sacrée. Mais en procédant ainsi, on applique un principe
sacré sur un objet pas forcément religieux, l’espace et le temps, la vie civile et
commerciale. Ce qui ouvre un nombre illimité de possibilités d’interprétations et
d’interpénétration entre le sacré et le profane. Cependant, une telle opération
d’ajustement n’est possible que dans la finesse de la réflexion et de l’analyse du
principe sacré et du réel profane. Au demeurant, le mot même fiqh qui signifie
fine compréhension emporte avec lui son objet et son champ : fine
compréhension de la religion dans sa dynamique verticale (sacré) et horizontale
(profane). Le Coran dit s’adresser à ceux qui possèdent les outils de cette fine
16. Retraites spirituelles, dans le langage soufi. Les khalwas dans l’entendement des Sénégalais
sont plutôt des procédés et retraites pour lire l’avenir, pour faire de la voyance. Or, la voyance
est interdite dans l’islam.
17. En vérité, il s’agit de sacré non islamique. On ne peut pas limiter le sacré à l’islam seulement
d’un point de vue anthropologique et historique.
18. Les incantations et les formules utilisées lors de ces rites sont imprégnées à la fois de versets
de Coran, de formules sacrés islamiques et d’autres « profanes » en langue véhiculaire. Les
formules même d’origine sacrée sont si adaptées à la langue véhiculaire qu’il devient quelques
fois difficile de retrouver leur racine. Par exemple ; « Salli ‘alâ Muhammad wa ‘alâ âli
Muhammd » devient en formule incantatoire avec la langue véhiculaire wolof « sâlâli
Mohamed wâlâli Mohamed ».
9
réflexion, de cette fine compréhension à rendre au profane (à la vie dans ce
monde) ce qui provient du sacré (d’inspiration divine), à féconder cela par ceci.
En conférant un caractère sacré au fiqh dans son compendium actuel, on
le fige et on ne permet plus une pénétration du profane par le sacré, car le
profane est fluide et dynamique. Il est donc nécessaire de remettre le fiqh à la
disposition du profane pour recréer la condition de pénétrabilité de l’un par
l’autre. En effet, Ali avait bien compris que le caractère sacré de l’islam et du
Coran résidait dans le Mushaf, le texte brut, et non dans l’interprétation des
hommes. Cette interprétation ne pouvait être sacrée, elle est susceptible de
critique et de rectification. Il disait : « Le Coran est dans le Mushaf, il ne parle
pas de lui-même, ce sont des êtres humains qui l’expriment 19». C’est le même
point de vue qu’exprimait Serigne Abdoul Aziz Sy Jr quand il disait que l’islam
n’est pas un être tangible, mais que ce sont des humains qui s’expriment en son
nom20. Or, l’être humain est sacré dans sa création, dans son statut ontologique,
mais il n’est pas sacré dans ses agissements, dans sa posture dans l’histoire,
même s’il agit au nom du sacré. N’est-ce pas là la raison pour laquelle ses actes
sont évalués appréciés et sanctionnés positivement ou négativement ?
Mais là aussi, le fait que le Coran soit « un livre », une « lecture » offre à
cette parole une aura et un poids mystique qui confèrent à celui qui le mémorise,
même s’il n’en comprend pas la substance, un statut et une posture sacrés tant et
si bien qu’on boive presque sa salive (au propre comme au figuré) et que l’on ne
discute pas ses propos. De ce point de vue, il y a un glissement du sacré de son
siège et de sa source qu’est le Coran vers l’homme qui le lit ou le dit. Il s’opère
une substitution qui embrouille les choses et au lieu de révéler le sacré par son
investissement dans la réalité, on s’enrobe de ce sacré pour se retrouver vénéré.
L’essentiel pour les tenants de cette ligne c’est de reproduire le discours même
s’il n’a pas d’emprise sur le réel. Pour ceux-là, c’est le discours produit par « les
anciens » et les institutions élaborées par les « anciens » qui sont sacrés et tout
le reste est profane sinon d’inspiration du malin.
19. Rachid Benzine : Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, p 23. La diversité des
solutions et des interprétations par rapport à un même problème démontre au moins que les
êtres qui donnent ces solutions ne sont pas immunisées et leurs solutions non plus ne sont pas
sacrées et qu’elles sont susceptibles de critiques et de rectification comme disait l’Imâm Mâlik.
20. Serigne Abdoul Aziz Sy est porte parole de la famille Sy de la Tijâniyya de Tivaouane. Il avait
fait cette déclaration lors de sa communication à la Concertation Nationale pour un Pacte
Républicain tenue à Savana Saly les 17,18, 19 décembre 2005.
21. Nasr Abou Zayd est un Professeur d’Université Egyptien qui a été contraint à l’exil au PaysBas où il poursuit ses recherches. Ayant proclamé l’historicité du Coran, il s’est heurté à
l’incompréhension des milieux traditionnels et conservateurs qui l’ont accusé d’apostasie.
10
Cette attitude est en contradiction avec la dynamique de changement
inscrite dans le Coran et l’invitation à révéler Dieu par l’investissement de la
pensée et de la méditation sur le réel mouvant et changeant. L’effort
d’interprétation personnel est inscrit dans cette voie de projection d’un faisceau
de principes tirés du sacré (Coran et Sunna) pour éclairer des complexités nées
de la vie et de ses multitudes d’actes et de situations profanes.
Pour parler comme Nasr Hamîd Abu Zayd 21, ce penseur Egyptien qui
pousse la réflexion jusqu’à considérer le Coran comme un texte historique
soumis à la critique linguistique et historique, il est nécessaire de « lever
l’embargo sur la pensée libre». Lever l’embargo sur la pensée libre non pas pour
« désacraliser » le Coran mais pour favoriser la fécondation du profane par le
sacré et la révélation du sacré par le profane. C’est ce que prône le penseur
Iranien Soroush22 avec sa théorie de « l’extension et de la contraction de la
connaissance religieuse ». Car, dit-il, la connaissance religieuse ne peut pas
prétendre englober la totalité des sphères de la vie. Ce qui fait que le fiqh doit
nécessairement s’abreuver des apports des autres sphères qui ne sont pas
religieuses, qui sont alors profanes.
En tout cas, on peut constater avec Soroush que le profane est infiniment
plus étendu, du point de vue spatial, que le sacré et que la relation avec le sacré
peut bien être établie par la voie du profane. D’ailleurs, les juristes ne l’avaient
pas perdu de vue. Ils ont certes établi les sources de la loi fondamentalement
dans le Coran et la Sunna, puis le consensus doctorum, mais ils ont aussi établi
d’autres paramètres pour ajuster au réel tels que le Qiyâs, al-Masâlih alMursala, al-Maslaha, al-Istihsân, etc.
2.2. L’art et le sacré
Restreindre l’activité de l’individu au rituel sacré reviendrait à
l’appauvrir et peut-être même à lui fermer les portes de ce sacré. Les
théologiens ont développé toute une littérature sur ce qu’il faut faire et ce qu’il
ne faut pas faire tant et si bien qu’il y a une sorte de catalogue que le musulman
doit pouvoir emporter avec lui pour voir le mode d’emploi de tous ses instants.
C’est comme si toute la vie, dans tous ses instants possibles, était inscrite dans
le rituel.
22. Abdel Karîm Sorush est aujourd’hui Professeur à l’Université de Harvard. Après avoir soutenu
la révolution Iranienne, il a fini par se résoudre à l’exil à cause des critiques qu’il ne cessait de
proférer à l’endroit des pouvoirs « islamiques » et de l’intolérance qu’il subissait.
23. Raisonnement par analogie, les intérêts, la solution préférable.
11
La création artistique dans tous ces genres est considérée comme une
activité profane non pas seulement dans le sens de non religieux, mais quelques
fois dans le sens de maudit. De même, dans la classification des sciences, les
théologiens opèrent une distinction entre science sacrée et science profane.
L’art et la culture de même que la science sont considérés de diverses
manières par les auteurs et les Jurisconsultes.
Le Coran appelle à une contemplation de la nature et à une observation
de la création. La méditation, l’observation et l’intellection peuvent entraîner à
la création d’œuvres d’art et à l’invention. Toutes choses qui peuvent être
éloignées du religieux et du sacré à priori mais qui peuvent aussi y entraîner.
D’ailleurs, on s’aperçoit que l’art est pour les mystiques un facteur de
ressourcement intime, contrairement aux théologiens qui y perçoivent une
perversion.
Tout cela indique qu’il n’y a pas un sacré universel en islam ni un
profane universel, en dehors du dogme et des piliers rituels. Ce que les uns
comprennent comme profane et même satanique est perçu par d’autres comme
étant très spirituel et sacré. C’est la différence entre les dogmatiques de la loi et
les mystiques qui sont beaucoup plus portés vers la spiritualité, en tant que
nourriture de l’âme et terreau des sentiments alors que les premiers nommés
professent le théologico-législatif rigide qui enserre tout acte dans un carcan
défini une bonne fois pour toute. Au demeurant, la différence d’appréciation de
l’art figuratif entre sunnites et shî’îtes démontre que l’universalité du sacré ou
du profane en matière de création artistique n’est pas reconnue en islam, ou tout
au moins, l’attitude face au sacré est différente par rapport à la figuration 23. S’il
y a un tabou attaché à la figuration, chez les sunnites, c’est parce qu’il y a le
souvenir de l’environnement polythéiste et idolâtre qui structure la pensée et fait
craindre une résurgence des attitudes magiques et anthropomorphiques24.
En tout cas, dans ce champ de la culture, de l’art et de la science, il y a un
pont que le profane établit pour arriver à sacraliser ce qui ne l’était pas au
départ. Aujourd’hui25, on assiste à des phénomènes comme celui des chants
religieux qui empruntent des airs profanes et des mouvements d’ensemble, des
24. On sait que la figuration dans l’islam sunnite rigoriste est élevée au rang de shirk
(associationnisme) et que la personne du Prophète et de sa famille qui sont sacrées interdisent toutes
forme de représentation, même dans un film retraçant leurs hauts faits. Par contre, le caractère sacré
de la personne du Prophète (PSL), chez les Shî îtes, n’entraîne pas un tabou. On peut les présenter,
figurer. C’est ainsi qu’il existe des scènes de l’ascension du Prophète (PSL) sur sa monture alBurâq, par exemple.
.Certains disciples des confréries au Sénégal ont bel et bien cette attitude qui consiste à se tourner
vers la photo de leurs guides pour l’invoquer nommément et lui demander des faveurs même s’il est
outre tombe. Ce qui est interdit par le dogm e islamique. La photo des guides portées en pendentif
par le disciple n’a pas seulement une fonction identitaire, elle est aussi talismanique.
12
chorégraphies26. Des orchestres se mettent en place avec des instruments, des
partitions qui rappellent des chants profanes et qui s’inspirent malgré tout du
divin et réclament le sacré27. Par ailleurs, il faut noter que le chant et la danse
ont eu leurs adeptes comme leurs détracteurs. Des savants ont considéré le chant
et la danse comme non pas seulement du domaine du profane mais du domaine
de ce qui est répugnant. C’est le cas de Ibn Mas’ûd et Ibn ‘Umar. Les plus
rigoristes, comme ibn al-Jawzî, les qualifient d’instruments de Satan.. Mais
d’autres illustres savants ont bien écouté des chants comme Shâfi’î, Ibn Hanbal
ou Ghazâlî qui dit qu’aucun texte ni raisonnement analogique ne l’interdisent.
C’est la même appréciation pour les instruments de musiques et les distractions
saines que des auteurs comme al-Ghazâli et al-Maqdîsî considèrent comme
exempts de tout tabou28.
Ce qui est important de remarquer c’est que la poésie, la musique et la
chorégraphie que les théologiens traditionalistes considèrent comme maudites
sont aux yeux des soufis hautement spirituelles. L’exemple de Jalâl al-Dîn alRûmî29 qui communie avec le Sacré par la musique et la danse est illustratif. Il
disait « plusieurs voies mènent à Dieu ; j’ai choisi la voie de la danse et de la
musique ».
Cela semble donner raison à Arkoun qui pense qu’on peut effectivement
entrer en religion par le culturel, le profane donc et non pas forcément par le
catéchisme30. La conversion ici est possible par le pont de la culture et de l’art.
El Hadji Malik Sy a démontré par le Gamou que la conversion par la voie de
l’art et de la culture n’était pas moins importante que celle opérée par le jhâd
armé. Le culturel comporte un avantage dans ce sens que, là, il n’y a aucune
contrainte. Il y a une attraction positive et une réponse émotionnelle qu’il faut
consolider par le rationnel en inculquant le savoir qui sied. C’est aussi ce qui est
défendu par les soufis dont al-Ghazâli.
III. LE SPIRITUEL ET LE TEMPOREL : ILLUSIONS ET RISQUES
26. On note chez les Layénes surtout et dans une moindre mesure chez les Mourides des
chorégraphies qui accompagnent les chants religieux. Chez les Qadriyya, les tambours et les chants
religieux sont accompagnés aussi de chorégraphies bien étudiées et harmonisées.
27. Silk al Jawâhir du Marabout Kara Mbacké et l’orchestre des Mustarshidîns, innovation dans
les Confréries et dans l’animation religieuse. On note aussi qu’avant l’introduction des
orchestres dans le milieu religieux, les tempo de Tâxurân (genre de poésie et de chants
populaires organisés par des troubadours) ont inspiré les chants religieux Mourides comme
Tidianes.
28. Al-Maqdîsî ibn al-qaysarânî : safwat at-Tassawuf, dâr al-Muntakhab al-‘Arabî, 1995/1416,
pp. 129-150.
29. Il a produit un recueil de couplets appelés Mathnâwî et qui comprend plus de cinq mille
couplets.
30. Interview parue dans l’humanité du 13 novembre 2001.
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La réflexion sur le sacré et son application sur le champ du pouvoir mène
à tenter de démêler les relations entre le spirituel et le temporel dans l’exercice
du pouvoir politique ou au sein des institutions dans la société.
3.1. Le pouvoir politique n’est pas sacré en islam
Avec l’islamisme on peut se demander s’il n’y a pas une application
politique de la conception qui veuille que le sacré soit englobant dans sa forme
théologico-législative et qu’il y ait une confusion entre le spirituel et le
temporel. La fameuse identité établie par certains théologiens entre Islam, Etat
et Religion est un slogan que beaucoup considèrent comme un principe sacré
immuable. Or, ce slogan est apparu pour la première fois dans les circonstances
de déclin de l’Empire Ottoman.
Il faut dire que l’établissement du pouvoir en islam n’a aucun caractère
sacré si l’on se réfère au Coran et à la pratique apostolique 31. C’est bien sûr une
nécessité dans toute société que le pouvoir soit organisé et institutionnalisé.
Tant que le Prophète Psl était vivant, le pouvoir pouvait être considéré
comme sacré et confondu dans le spirituel et le temporel. C’est le caractère de la
Révélation et le statut du Prophète qui justifiaient cette confusion entre ses
mains d’un pouvoir spirituel et temporel dans le même temps.
Mais à sa mort, ses successeurs furent élus sur la base de principes
profanes qui n’avaient rien à voir avec la religion dans ses normes et rites. C’est
sur des critères politiques et sur la base d’une nécessité historique et
sociologique qu’Abu Bakr fut élu. C’est à peu prés la même chose pour ses
successeurs.
En tout cas, on ne rencontre dans le Coran rien de substantiel
relativement au pouvoir politique, au mode de dévolution, aux candidats à
l’élection, au contrôle du pouvoir et à la sanction des hommes de pouvoir. On
retrouve par contre des principes relatifs à la prise de décision sur la base de la
concertation, à la nécessité de commander le bien et d’interdire le blâmable et à
l’obéissance aux autorités32. Cela signifie-t-il que le temporel est laissé à
l’appréciation des populations ? Non seulement le fait que le Coran fasse de la
concertation le lit de la conduite des affaires publiques y incline mais un propos
du Prophète corrobore cette idée33.
31. Pour avoir déclaré un tel principe, le Cadi Abdel Râziq d’Egypte a été destitué de toutes ses
charges et déchu de son statut de ‘Alem, traduit devant ses pairs à al-Azhar, avant de se voir
réhabiliter et devenir ministre.
32. Toutes les théories concernant l’Etat islamique et les doctrines politiques sont articulées autour
de ces principes que l’on retrouve dans quatre versets du Coran. Ajoutons que ce sont de
principes universels et rationnels qui sont nécessaires à la stabilité de tout pouvoir religieux on
non.
33. Vous connaissez mieux que moi les affaires de votre monde, avait-il dit.
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Quoiqu’il en soit, le spirituel et le temporel ont eu des cheminements
entrelacés sous le règne des Califes orthodoxes. Mais le sacré et le profane dans
leurs relations d’unité et de lutte ont abouti à des crises majeures qui ont
débouché sur ce que l’on appelle la grande discorde avec les conséquences
schismatiques que l’on connaît. Au demeurant, le Shî’sme qui est aujourd’hui
opposé au sunnisme dans le monde islamique n’était pas au début une école
théologico-législative, mais un groupe de partisans soutenant Ali à l’élection à
la succession du Prophète. Il n’ y avait ni sunnite ni anti-sunnites mais des
concurrents pour le pouvoir. Cela éclaire sur les mécanismes de réversibilité du
profane et du sacré par le jeu des contradictions et de la construction de
l’histoire.
La période qui a suivi les Râshidûn34 a inauguré une ère où le pouvoir
était organisé autour d’une séparation entre le spirituel et le temporel. Les rois,
qui n’étaient plus des califes du Prophète étaient détenteurs du pouvoir temporel
et le pouvoir spirituel s’exerçait à travers les actes des imams et des cadis, qui
s’appuyaient sur les théologiens. Evidemment, il y a toujours eu influence du
pouvoir politique par le pouvoir spirituel qu’il serait plus judicieux d’appeler
pouvoir théologico-législatif. Car la spiritualité était revendiquée par les Soufis
anticonformistes qui étaient le plus souvent persécutés à la fois par les politiques
et les clercs.
Cette lutte pour influencer le politique entre les différents courants
théologico-législatifs provoquait des persécutions, des bannissements, des
interdictions d’enseignement, et même des assassinats. Chaque courant estimait
défendre le Vrai, le Sacré contre son adversaire qui était accusé d’hérésie, de
profanateur des principes sacrés.
C’est donc une illusion que de vouloir croire que le pouvoir est du
domaine du sacré, en islam, et que l’histoire du califat est une histoire sacrée.
C’est aussi un risque selon certains auteurs que de croire que le pouvoir, en
islam, est à la fois spirituel et temporel et qu’il ne peut pas y avoir de séparation
des pouvoirs en islam35.
Cette discussion sur la séparation entre le pouvoir temporel et le spirituel
s’est exacerbée avec le déclin du califat ottoman. Et c’est de là qu’est né l’islam
politique de nos jours appelé islamisme.
3.2. Confusion des genres confusion des rôles
La prégnance de l’islam et du sacré dans la conscience des gens est un
facteur facilitant pour courtiser le spirituel afin de conquérir le siège du pouvoir
temporel. Cela peut encore être plus tentant quand il y des illuminés qui mettent
34. Les khalifes Orthodoxes : Abu Bakr, Umar, Uthmân, Ali.
35. Voir Ashmâwî : al-Islam al-Siyâsî.
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en relief les contradictions de l’histoire et appellent à une sorte de revival rendu
vraiment aisé par une mondialisation hâtive et un impérialisme arrogant.
La quête de sens36, l’échec des politiques de développement et le déficit
de justice sociale qui s’y ajoute, ont ouvert la voie au messianisme qui convoite
le temporel par la grâce du spirituel 37. Les islamistes n’ont pas l’apanage dans ce
domaine. De nos jours le sacré n’est-il pas un adjuvant pour le succès en
politique 38 ?
En fait l’instrumentalisation du spirituel par les politiques, conduit à ce
que Mark Juergensmeyer avait appelé le « nationalismes religieux 39». Le
message emprunté aux demandes des populations, aux contradictions du réel,
aux frustrations engendrées par les mauvaises politiques est enrobé du discours
religieux, des images du sacré pour mieux atteindre l’Emos et dessiner les
contours d’une identité spirituelle. Le temps des nationalismes a éveillé chez les
arabes, à la décadence du califat Ottoman, le même réflexe. Le sionisme est
perçu comme l’expression d’un messianisme territorial et le Hamas invite aussi
le sacré (l’islam et la Umma) dans sa lutte contre l’Etat d’Israêl. L’invocation
des symboles religieux est quelque peu partagée entre tous les belligérants dans
le Proche et le Moyen Orient40.
Le XXIe siècle est comme qui dirait, à cause justement de cette faillite du
sens par les idéologies, propice à la capture du spirituel par le temporel pour se
donner une légitimité et une aura teintée de sacralité. Mais ce phénomène est
dangereux car, le spirituel se trouve impliqué, ce faisant, dans des conflits
d’intérêts où l’initiative ne lui revient pas et où il ne maîtrise, sans doute pas, les
règles41. Et il se peut même que les hommes qui tentent de « récupérer » le sacré
36. Déjà en 1924, la fin du Califat Ottoman et la naissance des nationalisme ont causé une sorte de
traumatisme chez les intellectuels musulmans qui voyaient dans la sécularisation une agression
à l’islam et à la Umma. C’est ainsi qu’il faut comprendre le slogan al-Islam Dîn wa dunya,
repris avec force par Rashîd Ridâ qui a vraiment tenté de remettre à la pensée islamique une
certaine pertinence et à la Umma une fierté qu’elle avait perdue.
37. Le déficit de concertation et d’Ethique du commandement entraîne la désobéissance à
l’autorité. En fait sa légitimité n’est plus avérée dés qu’elle enfreint elle-même les raisons de
son existence.
38. L’exemple de G Bush « Born again » qui fait le plein de voix dans l’électorat protestant où il
lui avait manqué quatre millions de voix lors des élections précédentes est très illustrative.
39. Mark Juergensmeyer, The New Cold War ? Religious Nationalism Confronts the Secular
State, Berkeley, University of California Press, 1993.
40. L’appel au Jihâd de Ben Laden et de ses lieutenants, Zarqâwî et autres, repose sur le même
principe d’opposition de l’islam sacré à l’Occident impie. Ce qui donne à la lutte contre
l’occupation américaine du territoire Irakien toute une dimension sacrée.
41. Serigne Abdoul Aziz Sy Jr l’illustre très bien, dans sa communication invoquée plus haut. Lors
d’une discussion qu’il a tenue avec le Président Senghor, avant le départ de ce dernier du
Sénégal, il lui disait : « Vous vous êtes opposés à moi à la mort de votre père en créant un parti
politique. Or, vous ne pouvez pas me battre sur ce terrain car ce que la politique exige, vous
n’êtes pas capables (moralement) de le faire –li politik laaj Saňu leen ko def ».
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pour les besoins du temporel ne soient pas si croyants ni plus vertueux que leurs
adversaires. Cette irruption du sacré dans le domaine du temporel par
l’instrumentalisation des messages, par la récupération des symboles peut aussi
entraîner une concurrence entre factions se réclamant du même centre mais
ayant des intérêts divergents par rapport au temporel. Il s’ensuit une
fragmentation de l’autorité qui est la cause d’un polycentrisme néfaste à la
stabilité de la communauté et à la cohérence des « mots d’ordre » des
autorités.42. On assiste aussi à une sorte de dispute de la gestion du sacré dans le
champ du profane ou de l’investissement du spirituel dans le domaine du
temporel entre plusieurs centres qui se concurrencent et qui ont des sources de
légitimation et des orientations qui paraissent contradictoires ou antinomiques
quelques fois43.
Tout cela nous entraîne à devoir mieux réfléchir sur les contours que vont
prendre dans les prochaines années les relations entre le spirituel et le temporel.
Dans quelle mesure le sacré va-t-il influencer le profane dans le champ du
séculier ? Dans tous les cas, il semble que, de plus en plus, une rude
concurrence va s’établir entre « les gestionnaires du sacré » et l’autorité qu’elle
procure comme l’indiquent Dale F. Eickelman et James Piscatori 44.
CONCLUSION
En islam, le sacré et le profane sont si intriqués dans la vie de tous les
jours qu’il y a un risque de croire que cette religion ne fait pas de place au
profane ou que le profane est anti-religieux alors qu’il est seulement areligieux.
Et même à ce niveau, il serait plus prudent d’approfondir la réflexion. Car
souvent le profane est un révélateur du sacré on l’a constaté dans l’art et la
culture et aussi dans la science. Les versets sur l’embryogenèse n’auraient
jamais pu être compris sans la science.
Le fait de croire que tout dans l’islam, en tant que civilisation et culture,
est sacré, vient de la confusion faite entre le Coran, texte fondateur révélé en
42. On pourrait donner des exemples au Sénégal avec la présentation du Khalife Général des
Mourides sur une lise de candidats, l’appropriation de principes et symboles mourides par les
Commis de l’Etat ou l’érection de partis politiques qui se réclament d’un chef spirituel dans la
Tijâniya et chez les mourides.
43. Les partis d’obédience Tidiane et Mouride sont en concurrence entre eux et entre eux et les
partis d’inspiration islamiste salafite comme le MRDS tout comme ils sont eux tous en
concurrence avec les partis laïcs mais qui s’abreuvent de ce qu’on a appelé « le nationalisme
religieux » ou confrérique comme le PDS depuis son avènement au pouvoir en 2000.
44. Dale F. Eickelman et James Piscatori, Muslim Politics, Princeton (New Jersey), Princeton
University Press, 1996, pp. 68-71 et 131. On se rappelle au Sénégal, la proposition faite par
Ahmad Khalifa Niass, chef religieux et leader de parti politique, de créer une coalition des
partis des fils de chefs religieux « doomu soxna ». Tout dernièrement, Serigne Modou Kara
Mbacké, de retour de tournée, a lancé l’idée de création d’une Internationale Démocratique
Islamique.
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arabe, et l’arabe en tant que médium qui peut, tout aussi bien, véhiculer le
profane que le sacré. Il s’en est suivi une sacralisation de l’ethnie Arabe et par
voie de conséquence de l’histoire de l’islam et des Arabes.
Figer le mouvement de la vie aux productions du IXe siècle et mesurer
tous les actes des hommes de toutes les sociétés à leur aune sont un risque. Ce
sont des risques parce que c’est donner un caractère universel et éternel à un
texte circonstanciel, donc limité, qui ne peut pas être la Vérité de tous les temps.
On peut dire que l’islam a ouvert un espace pour le sacré et que le Coran
a indiqué les voies pour s’en inspirer. Il a ouvert un grand espace pour le
profane qui manifeste, sans paraître le faire, le sacré pour que le but pour lequel
l’homme a été créé puisse être atteint. Comme le dit si bien je ne sais plus qui :
« l’homme a été créé pour raisonner et le Coran lui donne raison qui ne
s’adresse qu’à ceux qui savent raisonner ».
C’est ce raisonnement qui s’inspire du sacré et propose des solutions
opérationnelles aux problèmes profanes et temporels qui a produit ce
compendium de règles de la vie que les uns et les autres appellent fiqh ou
sharî’a.
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