www.unifr.ch/spc/UF/94avril/ratti.html Frontières et développement régional Le redéploiement des espaces politico-institutionnels comme les processus d'intégration économique redonnent, en cette fin de siècle, un intérêt certain à la problématique de la frontière et de ses effets spatiaux. La frontière ouverte implique le passage du concept d'économie des zones de frontière à celui d'économie transfrontalière. Malgré la grande actualité politique de ce thème, les apports de théorie économique et spatiale sont encore relativement peu nombreux et parfois tout récents. Il vaut en effet la peine de dépasser la vision statique traditionnelle et d'examiner les processus de développement liés à ces zones frontières, en se posant les questions suivantes: - Le développement des régions frontières est-il simplement assimilable aux dynamiques des régions périphériques ou, au contraire, présente-til des caractéristiques spécifiques ? - Qu'en est-il de la thèse traditionnelle de la pénalisation du développement de ces régions ? - Dans quel sens la problématique de leur développement sera-t-elle modifiée par l'ouverture des frontières et par l'intégration des marchés ? La nature spécifique des effets-frontières s'inscrit dans les ambiguïtés de la double notion de «frontière = ligne de démarcation» et de «frontière = zone de contact». Ligne de démarcation Tout d'abord la frontière peut être envisagée en tant que facteur de séparation, comme ligne de démarcation entre systèmes politicoinsitutionnels différents. Dans ce cas, l'effet de frontière se manifeste dans les trois fonctions suivantes: - la fonction légale: la ligne de frontière délimite exactement les territoires assujettis aux normes juridiques et aux règles de l'Etat; - la fonction de contrôle: tout franchissement de la ligne de frontière est soumis, en principe, à un contrôle étatique; - la fonction fiscale: très souvent, la fonction de contrôle est accompagnée d'une perception de droits de douane assurant l'adaptation au droit fiscal en vigueur dans le pays d'entrée. La nature de ces fonctions, qui relèvent toutes de l'Etat central, possède ici des conséquences très pénalisantes sur le «pouvoir» dont la région dispose pour gérer ses relations internes et externes. En effet, le concept de frontière entendue comme «ligne de séparation» est essentiellement le fruit de préoccupations d'ordre national et de politique internationale. A la limite, il justifie le caractère périphérique et dépendant attribué à la région de frontière: ce type de frontière dévalue ou même annule certaines caractéristiques constituantes de la région. Ainsi, le terme de «zone de frontière» nous semble plus adéquat pour définir ces territoires marqués par la «frontière-ligne». Zone de contact La frontière peut être aussi observée en tant que facteur de contact. Dans ce sens, elle n'est plus une ligne mais bien un espace fonctionnant comme élément d'intermédiation entre sociétés et collectivités différentes. Dès lors, il convient de parler de «région transfrontalière». Cette deuxième approche valorise les préoccupations liées à l'organisation de l'espace et à la gestion globale, en tenant compte des facteurs socio-culturels et identitaires. Dans ce cas, les préoccupations sont en net contraste avec le rôle strictement fonctionnel de la «frontière-ligne de démarcation». Nous pouvons donc constater que: - les deux notions de frontière - ligne et contact - sont, dans la réalité, le plus souvent mêlées; leur degré d'importance respectif varie en fonction des contingences historiques (p. ex. la notion de frontière-barrière est historiquement liée à la construction, dès le XVIIIème siècle, des Etatsnations); - les effets de l'une ou l'autre des conceptions déterminent des conséquences spécifiques et originales dans l'organisation spatiale des territoires de frontière (p. ex. dans le cas de mise en place d'un processus de régionalisation, la frontière-barrière est pénalisante alors que la frontière-contact provoque des dynamiques de développement originales); - l'analyse et l'interprétation des dynamiques de développement des régions-frontières exige une approche multi-disciplinaire et systémique. Il est dès lors évident que la prise en compte des éléments économiques et politico-institutionnels, dans leurs dimensions spatiales et historiques, explique mieux les phénomènes liés à la frontière; elle permet aussi de caractériser les régions-frontières en les distinguant des autres zones périphériques. Une théorie du développement des régions frontières Les hypothèses traditionnelles de la pénalisation des régions-frontières Le cadre des interrelations entre sous-systèmes politico-institutionnels et socio-économiques que nous venons de construire nous permet d'apprécier l'apport de deux auteurs classiques de l'analyse spatiale. Walther Christaller (1933) reconnaît déjà le principe de séparation socio-politique de la frontière, en tant que troisième système d'organisation spatiale, à côté des logiques économiques tenant aux principes d'organisation des marchés et des transports. La frontière est reconnue comme un élément artificiel de distorsion des aires de marché et des places centrales qui, dans les régions où ses effets se manifestent, ne permettra qu'un développement économique limité. La frontière est un facteur de fractionnement des «hinterlands» des places centrales et de renchérissement des coûts d'investissement liés aux risques élevés d'instabilité des zones-limites. Dans les régionsfrontières, l'accumulation de ces effets négatifs empêchera l'apparition de places centrales à haut degré de complémentarité et à forte capacité de développement. August Lösch (1940) met en relief le conflit entre objectifs politiques et économiques pour ce type de région: à l'ordre de priorité économique rendement, puis «Kultur», pouvoir, et continuité - correspondrait un ordre de priorité politique exactement inverse - continuité, puis pouvoir, «Kultur» et, enfin, rendement (p. ex. les politiques, les coutumes, les tarifs douaniers séparent des aires économiques complémentaires tandis que les contrats publics et les objectifs militaires introduisent de véritables barrières). Il en découle un effet discriminant négatif supplémentaire pour ce type de zones périphériques. Le développement des zones-frontières dans l'optique de la division internationale du travail Une voie théorique plus prometteuse, capable d'interpréter le processus de développement des régions-frontières, se base sur des approches plus dynamiques de la localisation. Il s'agit de considérer ces zones non seulement dans leur espace national, mais aussi dans le vaste contexte de l'émergence d'une économie mondiale, en tenant compte de la division spatiale du travail. - Dans ce processus de dispersion organisée des activités, quelle est alors la place des régions-frontières ? - Peut-on y définir des spécificités par rapport à d'autres régions périphériques? - Si oui, comment apprécier les conséquences sur leur développement socio-économique ? Face au modèle de la division spatiale et internationale du travail, les régions de frontière, dans la mesure où elles sont vraiment ouvertes, présentent des caractéristiques attractives pour la localisation de segments spécifiques d'activités de production et ceci pour trois raisons principales: - une raison d'ordre économique liée à un effet de proximité. Une localisation éventuelle dans cette zone - soit sur le territoire national, soit dans l'espace limitrophe étranger - peut être attractive, parce qu'elle permet de bénéficier des avantages de la proximité (présence dans les régions d'opérateurs économiques connaissant deux ou plusieurs systèmes politico-institutionnels) et des bénéfices déterminés par la logique de la délocalisation spatiale des activités; - une raison sociale, liée à la flexibilité de l'offre de main-d'oeuvre: de par ses fonctions légales et de contrôle, la frontière crée encore plus facilement qu'ailleurs des conditions de discrimination de la maind'oeuvre en fonction des exigences propres aux unités de production délocalisées - discrimination par des mesures législatives ou de facto, à cause des différentes motivations au travail de la main-d'oeuvre frontalière; - une raison culturelle, liée à la perméabilité des sociétés locales: sans entrer dans un jugement de valeur, on peut considérer la zone de frontière comme plus perméable pour toute une série de circonstances (pratique nécessaire de l'esprit d'adaptation; phénomènes migratoires fréquents; poids différent de la tradition et des identités); l'analyse des comportements des acteurs et des perceptions de la réalité transfrontalière joue en effet un rôle non négligeable dans la manifestation des effets-frontières . Dès lors, si l'on envisage le cas d'une frontière ouverte, il y a création de deux types de rente: - une rente différentielle, déterminée p. ex. par des discriminations salariales entre les zones divisées par la frontière; - une rente de position, déterminée par l'effet de proximité qui peut créer des avantages comparatifs spécifiques. Ces deux rentes ont des conséquences qui se manifestent de façon inégale, tant en intensité qu'en «signe»: l'effet global peut être soit positif, soit un jeu à somme nulle, soit négatif pour l'ensemble de la région transfrontalière. La fragilité et l'inconstance des éléments à la base des rentes induisent sans aucun doute à privilégier une approche dynamique de ces phénomènes. La nécessité de nouvelles hypothèses théoriques adaptées au concept de «frontière-zone de contact» La dernière approche théorique se réfère à la frontière ouverte où domine la fonction de contact - et non celle de séparation - entre deux ou plusieurs systèmes politico-institutionnels ou sous-systèmes socioéconomiques. Cette troisième situation a vu le jour, en termes économiques, avec la phase de reconversion économique devenue nécessaire au lendemain de la crise de 1974: nouveaux processus de globalisation, de repolarisation et de spécialisation dans les modalités de développement industriel et des services. Elle devient évidente avec l'exigence économique et politique liée à la création d'un véritable espace de libre marché européen. Dans ce contexte, l'analyse théorique nous apprend que le développement économique des zones de frontière ne sera plus déterminé par le différentiel politico-institutionnel et donc par les rentes différentielles et de position, positives et négatives, dues à l'effet d'appartenance à telle ou telle nation, mais bien par les avantages comparés réels de l'ensemble des deux zones de frontière. La «frontière ouverte» implique le passage du concept d'économie des zones de frontière à celui d'économie transfrontalière. Dans cette situation, qui peut impliquer des ajustements rapides et fondamentaux, le comportement stratégique des opérateurs est particulièrement crucial: la stratégie en terme de réseau de coopération est théoriquement la plus efficace pour dépasser les obstacles et les situations d'incertitude typiques du contexte frontalier (Ratti, 1991;1992). Mais elle devra s'accompagner d'une stratégie de synergies fonctionnelles, capables de se réaliser au niveau de toute la région transfrontalière, et non seulement d'une façon ponctuelle comme dans le cas de la «frontière-filtre». Ainsi, la frontière dans sa fonction de contact exige, pour pouvoir être vécue positivement, une préparation à l'ouverture et la création d'un nouvel «espace de soutien». Il faudra ainsi dépasser le dualisme traditionnel du marché de l'emploi des zones-frontières par une politique couvrant l'ensemble du bassin d'emploi transfrontalier et concernant en particulier les structures de formation et la sécurité sociale. Pour les firmes, il s'agit de construire, en remplacement des structures hiérarchiques de la division du travail typiques des situations périphériques, un réseau de collaborations et d'alliances nouvelles, où les caractéristiques de la «frontière-zone de contact» avec ses effets de proximité économique, sociale et culturelle seraient mises en valeur (voir l'exemple de la Regio Basiliensis, région transfrontalière tripartite). Enfin, il va sans dire qu'à la notion de «frontière ouverte» appréhendée économiquement devra également correspondre un nouveau discours politique et institutionnel, ainsi qu'il a été d'ailleurs promu depuis la Convention cadre européenne sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales (Conseil de l'Europe, Madrid, 21.5.1980). Prof. Remigio Ratti CRESUF Universitas Friburgensis avril 94 [email protected] ÿÿÿÿÿ