Dissertation sur le théâtre. Le dramaturge et acteur italien Dario Fao affirmait dans une de ses conférences-spectacles réunies dans Le gai savoir de l’acteur : « A quoi sert l’improvisation ? A bâtir et tisser sur-le-champ un texte avec des situations, des mots, des gestes. Mais surtout à ôter de la tête des acteurs que le théâtre ne serait que de la littérature mise en scène, ornée de décors, et jouée au lieu d’être lue. Il n’en est rien. Le théâtre n’a rien à voir avec la littérature, quoiqu’on fasse pour l’y réduire. Brecht disait avec raison de Shakespeare : « Dommage qu’il soit beau même à la lecture : c’est son seul défaut, mais il est grave. » Il avait raison. Une œuvre théâtrale valable, paradoxalement, devrait ne pas plaire à la lecture et ne révéler sa valeur qu’à la réalisation scénique ». Vous analyserez et discuterez ces propos en étayant votre argumentation par des exemples précis. En 1997, le dramaturge et acteur italien Dario Fo reçoit le prix Nobel de littérature. Certains voient en lui le Molière du Xxème siècle, tandis que d’autres crient au scandale : s’agit-il bien là de littérature ? Les propos de Dario Fo lui-même semblent donner raison à ses détracteurs. En effet, dans une de ses conférences-spectacles dans lesquelles il transmet « le gai savoir de l’acteur », défendant les vertus pédagogiques de l’improvisation, il s’insurge contre l’idée courante que le « théâtre ne serait que de la littérature mise en scène, ornée de décors, et jouée au lieu d’être lue ». Pour lui, « le théâtre n’a rien à voir avec la littérature, quoi qu’on fasse pour l’y réduire ». Il en arrive à l’affirmation qu’ « une œuvre théâtrale valable, paradoxalement, devrait ne pas plaire à la lecture et ne révéler sa valeur qu’à la réalisation scénique ». Ses propos provocateurs nous interrogent sur les rapports entre le texte théâtrale et la représentation. Par sa position, ne se situe-t-il pas dans une recherche de la pure théâtralité ? Si ses propos sont aussi polémiques, n’est-ce pas parce que le texte affirme son existence propre ? Ne s’agit-il pas, plutôt que d’une opposition, d’une véritable complémentarité ? La thèse proposée par Dario Fo est assénée de façon péremptoire : « le théâtre n’a rien à voir avec la littérature ». L’absence de modalisateurs, l’utilisation de la 3ème personne, du présent, du mot « rien », répétition du « rien » qui terminait la phrase précédente, l’opposition des mots « théâtre » et « littérature », placés aux deux extrémités de la phrase, donnent à cette phrase un ton polémique s’appuyant sur une certitude. Il y a en effet chez lui une recherche de la théâtralité par le rejet de la littérature qui s’explique par les circonstances. Il est dans un contexte pédagogique, s’adressant à un public, puis à un lectorat, qui veut acquérir le « savoir de l’acteur ». En véritable homme de théâtre, il ne se contente pas de la parole, ses conférences sont aussi des spectacles où le corps a sa part et par là, elle engendrent le plaisir : le savoir, dans le titre français, est « gai ». Il ne s’agit pas de refuser le texte, mais la « littérature ». Le texte est désacralisé. Il n’est qu’un élément du spectacle : au théâtre, les « mots » créent des « situations » explicitées par des « gestes ». Le moment du théâtre n’est pas celui de l’écriture, ni celui de la lecture. C’est celui de la représentation, de la « réalisation scénique ». La date de Tartuffe, c’est celle de la première représentation, 5 ans après le livre présenté au roi qu’évoque Molière dans son Premier Placet. Là est le théâtre : dans un lieu, le Palais Royal, dans un moment, le 5 Février 1669, qui réunit acteurs et public. Souvenons-nous ni Shakespeare, ni Corneille ne se souciaient de la publication de leurs pièces. Pour retrouver cette théâtralité, Dario Fo remonte aux origines. Homme de théâtre italien, il renoue une période mythique, celle de la commedia dell’arte, encore appelée commedia all’improviso. C’est un théâtre du jeu où l’acteur-danseur-acrobate laisse libre cours à son génie créatif. Même si on l’on peut parler à propos du canevas d’un géno-texte à l’origine de l’improvisation, c’est une tradition orale. Le texte est celui qui se crée de façon éphémère au cours du spectacle, celui que les acteurs, forts de leurs expériences, de leur don d’observation, de leur mémoire autant que de leur imagination, vont « bâtir et tisser sur le champ ». Le processus constructif du texte accompagne le jeu. Il y a interaction entre le texte, le jeu et le public. Le travail d’acteur que propose ici le pédagogue se situe donc dans cette tradition italienne. Il se réfère également au « gai savoir » (le gai saber) des troubadours et à leurs joyeuses improvisations. Le titre français, pour le lecteur, évoque surtout Nietzsche, et la recherche encore plus lointaine des origines du théâtre, avant même l’invention de l’écriture, dans la Grèce mythologique. Dans sa production théâtrale, Dario Fo se réfère aussi aux « mystères » de la fin de l’époque médiévale. Quand Paris le découvre dans les années 1970, c’est un jongleur qui incarne à lui seul les dix personnages du Mistero Buffo. Or, dans les mystères du Moyen Age, joués pendant plusieurs jours dans la ville pour la population toute entière, et par des amateurs issus de cette population, le texte n’est qu’un élément parmi d’autres tout aussi importants : en particulier, la machinerie qui va par exemple montrer des anges au ciel, ou le feu que l’on allume dans des constructions pour montrer l’enfer, ou encore les pitreries des diables, à la fois horribles et cocasses. Dans le même temps, Dario Fo participe aux interrogations contemporaines sur la théâtralité, dans la ligne des réflexions que mènent, dès le début du siècle, les metteurs en scène. Edward Gordon Craig, ouvrant la voie d’une remise en question radicale, affirme l’indépendance de l’Art du Théâtre. Il peut se passer du « littérateur » puisque sa spécificité est, non pas dans la parole, mais dans le mouvement. Antonin Artaud en France, dans le Théâtre et son Double, appelle de ses vœux un théâtre libéré de la sacralisation du texte : le langage propre au théâtre n’est pas le dialogue, c’est un « langage concret, destiné aux senset indépendant de la parole ». Ses conceptions seront radicalisées dans les années 60-70, années de festivals internationaux, indifférents à la barrière linguistique, années des happenings, des créations collectives, comme celles du Living Theater. Le théâtre montre aussi son émancipation du texte en en faisant un prétexte. C’est ce que font Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud avec leur Rabelais en 1669. L’auteur et le texte, choisi en dehors du genre théâtrale, disparaissent derrière la représentation. C’est l’ère de la dictature du metteur en scène qui s’approprie le texte. Même les indications scéniques ne sont plus forcément respectées. Le texte peut être absent, le théâtre reste. L’américain Bob Wilson propose une représentation de huit heures sans une parole : Le Regard du sourd. Une chaise qui descend des cintres peut avoir une charge sémantique génératrice d’émotions, traduisant le temps qui passe. Le théâtre sans texte visualise l’indicible. C’est l’apothéose du corps et du décor. Roland Barthes écrit dans ses Essais critiques : « Qu’est-ce la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte. » Darion Fo est donc bien un représentant de la modernité théâtrale, à la recherche de la théâtralité, en même temps conscient de ses racines, et s’il est si provocateur, c’est parce qu’il s’insurge contre trois siècles de prééminence du texte.