URVOY M. Dominique, Sur l'évolution de la notion de Ğihād dans l'Espagne musulmane. In: Mélanges de la Casa de Velásquez.Tome 9, Paris, éd. E. Boccard, 1973. pp. 335-371. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/casa_0076-230X_1973_num_9_1_1080 SUR L'ÉVOLUTION DE LA NOTION DE GIHÀD DANS L'ESPAGNE MUSULMANE Par Dominique URVOY Membre de la Section Scientifique II est difficile d'apprécier l'importance du devoir de guerre sainte contre les infidèles du strict point de vue de la doctrine islamique *. Mais il l'est peut-être moins d'apprécier son importance du point de vue socio logique. Encore ne faut-il pas se laisser aveugler par l'image des hordes ara bes sorties brusquement de leur désert pour unifier en quelques dizaines d'années un territoire immense, sous la banière du Prophète. Moins qu'ail leurs cette image trop schématique ne peut être prise telle quelle pour les régions extrêmes du monde islamique, en particulier pour al-Andalus. Que l'on se rappelle simplement ce temps d'arrêt des troupes musulmanes à l'extrémité du Magrib et ces hésitations avant de se lancer dans une chevauchée qui doit déborder largement l'Espagne et qui ne se transforme que petit à petit en une guerre de position, progressivement ramenée à la zone péninsulaire, déjà amputée de la frange nord, trop précipitam metnravter sée par le premier élan des Musulmans. Le gihâd n'est donc pas seulement un mouvement de conquête, il est aussi un moyen nécessaire de maintien des positions acquises. L'é volution de la notion chez les Musulmans est ainsi inverse de celle de Croisade chez les Chrétiens: ceux-ci sont au contraire partis de l'idée qu'il fallait seulement empêcher les Infidèles de mettre obstacle à la religion chrétienne, et c'est la logique de l'action (développée surtout par Cluny) qui a dépassé l'idée des théologiens pour aller jusqu'à la guerre sainte, le combat contre les ennemis de son Dieu et l'idée du mérite du martyre dans ces conditions. Indépendamment du sens de l'évolution, cette ambiguité qui se re1 Gaudefroy-Demonbynes soulignait le désaccord des ulémas (Les institutions musul manes, p. 119) et L. Mercier celui des islamologues à ce sujet (cf. plus bas). 336 DOMINIQUE URVOY trouve, identique, des deux côtés, n'est pas sans soulever quelque pro blème. Surtout si on se souvient de la position neutre adoptée de son côté par le monde byzantin, attaché à la doctrine des Pères de l'Eglise anté rieurs à Saint Augustin (fondateur de la doctrine de la guerre juste), et par suite farouchement hostile à toute idée de guerre sainte, comme le prouve l'essai malheureux de Nicéphore Phocas pour l'introduire 1. Cela suffit à prouver qu'on ne peut expliquer le phénomène par un simple appel à 1' «esprit de l'époque». Le problème apparaît d'autant plus réel si l'on se souvient que c'est le plus naturellement du monde qu'Ibn Haldûn rattache toute guerre au désir de vengeance (intiqâm): celle due à la rivalité ou à l'inimitié est injuste, mais il est parfaitement juste que le désir de vengeance s'exprime non seulement dans la guerre contre les rebelles mais aussi dans celle contre les infidèles 2. Cette laïcisation, par un auteur musulman, du contenu de la no tion est d'autant plus intéressante qui si Ibn Haldùn cherche à analyser des mécanismes et non à énoncer des préceptes, il n'en reste pas moins attaché à l'appréciation morale et religieuse de son objet et ne cherche pas à le démystifier: les mécanismes psychologiques et sociologiques sont utilisés par Dieu et du même coup sacralisés par un appel à la «coutume» (sunna) de Dieu envers ses fidèles 3, ce qui est parfaitement en accord avec la doctrine des ulémans selon laquelle le gihâd, en soi, est un mal, mais un mal légitime et nécessaire pour lutter contre un mal encore plus grand 4. C'est dans une perspective en quelque sorte similaire que Montgomery Watt a replacé l'idée du ïjihâd par rapport à l'ensemble du système idéel de base de l'Islam: notant que le Prophète a commencé à monter des ex péditions bien avant de lancer le thème du flihâd, ou «effort» dans la voie de Dieu, il en a déduit que l'idée servirait ainsi de complément systématique pour intégrer une pratique à un ensemble d'idées. C'est ce qui permet de définir le problème sociologique posé par la notion en question, en se référant aux concepts de Mannheim: «l'idée de §ihâd n'est pas un élément idéologique, puisqu'elle ne vise pas à justifier ou à rendre respectable un état de fait qui serait socialement mauvais et 1 Sur ces divers points, voir M. Canard: La guerre sainte dans le monde islamique et dans le monde chrétien (Revue africaine, 3°-4° trim. 1936. Alger, p.. 605-623). 2 Ibn Haldûn: Al-Muqaddima (trad. V. Monteil: Discours sur l'histoire universelle; Beyrouth, t. II, 1968, p. 555). 3 Coran, XL, 85. Ibn Haldûn l'invoque à propos du mahdï almohade (op. cit., t. I, 1967, p. 50). 4 Voir l'article d'E. Tyan dans V Encyclopédie de l'Islam, nouv. éd. (E. I. 2). LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 337 indésirable; elle n'est pas non plus utopique, puisqu'elle décrit des pra tiques effectives; mais le système idéel auquel elle est liée comporte des éléments utopiques» x. Nous nous proposons ici de faire quelques remarques, pour le seul cas d'al-Andalus, sur la façon dont l'ambiguité initiale de cette notion a pu subsister ou au contraire évoluer, de façon à en tirer quelques indications sur le rôle sociologique qu'elle a pu jouer. Nous récapitulerons tout d'abord les diverses façons dont on a pu l'invoquer au cours de l'histoire militaire de l'Espagne musulmane. Nous verrons ensuite si les théories constituées ont su (ou au contraire n'ont pas voulu) intégrer l'apport de l'histoire. Sur ce double arrièreplan politique et théologico-juridique, nous examinerons alors les attitudes des Musulmans andalous en face de ce problème. Nous nous arrêterons en particulier sur le cas des Morisques, cas considéré comme une situation-limite permettant d'éclairer les difficultés les plus aiguës de la question. A cette lumière, nous tente rons un retour sur l'aspect idéel du problème pour ensayer de répondre à la difficulté soulevée par Montgomery Watt. * ** Lorsque les Arabes arrivent à la pointe du Magrib, comme l'a souligne Lévi-Provençal 2, il n'y a aucune raison pour qu'ils ne se tournent pas vers le Sud plutôt que de chercher à passer la mer, ce à quoi ils ne s'étai ent encore jamais risqués. Au Sud ils auraient trouvé des territoires auxquels ils étaient beaucoup mieux préparés. Bien sûr la question est complexe et aucun document ne permet de la trancher. Les Arabes pouvaient être avides de terres plus riches. Ils pouvaient être las de lutter contre les Berbères dont la résistance avait été acharnée, et pouvaient espérer de plus grandes facilités en Espagne, surtout si le Comte Julien offrait son concours. Mais aucune de ces raisons n'a le moindre lien avec la guerre sainte. Or l'avance des troupes musulmanes étaient plus qu'un simple rezzou; elle était organisée et ses chefs devaient en rendre compte à l'autorité centrale. Pour celle-ci du moins la notion de <}ihâd comptait: il ne s'agissait pas seulement d'avancer et de gagner du butin: il s'agis1 W. Montgomery Watt: Islam and the integration of society (Londres, 1961, p. 62). 2 Lévi-Provençal: Histoire de l'Espagne musulmane (Paris-Leyde, 1950, t. L, p. 10). 338 DOMINIQUE URVOY sait surtout d'organiser une domination politique sous l'égide de l'Islam, et il fallait que cette organisation tienne. D'où les hésitations du pouvoir califal devant les rapports des généraux engagés en Occident et les cons eils de modération qu'il leur prodiguait. Sans exclure donc les autres raisons invoquées, il est probable que l'attaque de l'Espagne correspondait mieux aux besoins de la guerre sainte. Elle pouvait sans difficulté être faite par des troupes nouvelles, relevant les troupes arabes déjà sérieusement éprouvées par les fatigues de leur avance. Ces troupes fraîches, il n'y avait aucun intérêt à les tourner vers le Sud, où elles se seraient enlisées dans leurs éternelles luttes tribales, sans bénéficiée pour l'Islam. Il était possible au contraire de renouveler, dans une certaine mesure, ce qui s'était passé en Arabie, et de polariser leur aggressivité dans un sens plus profitable. Par suite, alors que les Arabes avaient jusque là tout enduré sans autre souci que d'aller de l'avant, ils allaient désormais se mettre au deuxième plan. Ils allaient au besoin accaparer cyniquement les meilleurs territoires de façon à ce que ce soit le plus souvent possible les Berbères qui soient au contact avec l'ennemi 1. D'où les difficultés quand la zone de l'Ebre devait être au contact des Chrétiens au lieu de n'être qu'une étape vers le front situé au delà, en Aquitaine; de même lorsque les Berbères se lasseraient des inconvénients des zones défavorisées laissées en pâturages à leurs troupeaux. Ce dernier point explique l'oscillation des populations berbères du centre entre le désespoir, qui les fait retourner en Afrique dans les pé riodes de crise, et l'exaltation guerrière, comme dans l'aventure d'Ibn al-Qitt 2, où cependant l'impulsion initiale n'agissant plus, les luttes internes reprennent le dessus. Quant au problème de la zone de l'Ebre, on peut voir là la source de cette tension caractéristique d'une région qui, à la fois, sait qu'elle a besoin de rester liée à l'ensemble d'al-Andalus et s'efforce de rester le plus autonome possible. En effet, on a pu le remarquer, «si l'on considère l'ampleur incontestable des moyens mis en oeuvre, les dépenses énormes occasionnées chaque année par l'entretien des troupes et l'envoi des colonnes d'été, l'hégémonie militaire atteinte par le califat Selon Ibn Hayyân (dans Maqqarï: Analectes sur l'histoire des Arabes d'Espagne; éd. Dozy, t. I, p. 173) les Berbères de Târiq ont d'emblée visé à aller le plus loin possible et ont effectivement atteint le Rhône. On ne peut qu'en tenir compte, même si est suspecte l'affirmation, par certains chroniqueurs (ibid., p. 175), du projet de Mûsâ de revenir en Syrie par le Nord de la Méditerranée. Voir l'article d'E. I. 2, et Lévi-Prov.: H. E. M., t. I, p. 383 sq. LA NOTION DE GIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 339 et reconnue par ses adversaires eux-même, on est quelque peu surpris de constater que ni les Umayyades, ni les 'Amirides ne semblent jamais s'être proposé de reporter plus au Nord, vers les Pyrénées ou même plus loin, les limites de la partie du dâr al-Islâm dont ils assumaient la garde matérielle, et de l'intégrité territoriale de laquelle ils étaient morale mentr esponsables vis-à-vis de leurs sujets et de l'ensemble de la commun autém usulmane» K Al-Mansûr, qui a poussé le plus loin l'entreprise du §ihâd, semble s'être soucié «moins de soustraire des territoires et des cités que de lui infliger (à l'Infidèle) l'humiliation de la défaite sur le champs de bataille et celle, non moins grande, de l'hommage au vainqueur mu sulman, reconnu en quelque sorte comme suzerain» 2. En tant que devoir collectif (fard kifâya), le flihâd dépend en premier lieu des décisions du pouvoir central. On comprend dès lors que la période des Rois de Taïfas en voie l'éclipsé presque complète, si ce n'est à titre de simple défense contre telle ou telle attaque. Beaucoup plus pauvres que le calife, les divers roitelets, qui en outre gaspillent le plus clair de leurs revenus en distractions et plaisirs, ne peuvent assumer les frais que supposent des expéditions qui doivent plus que jamais être fortes, dans la mesure où la puissance de l'ennemi commence à s'accroître. Par con tre ils ne peuvent se permettre de s'en remettre totalement à l'élan po pulaire, car leur pouvoir est arbitrairement juxtaposé, par de simples rapports de forces, à la base sociale concrète. C'est ce qui entraine les diverses tensions entre la population et les princes, ceux-ci n'hésitant pas à s'allier aux Chrétiens pour des questions d'intérêt, alors que la masse s'en scandalise 3. Seule la région de Saragosse connait une communion de perspective du peuple et des souverains, ceux-ci étant les seuls à bien accueillir al-Bâgi, qui se consacie à prôner l'union des Musulmans contre les Chrétiens 4. Cela mérite d'autant plus d'être souligné qu'alBâgï n'a rien du prédicateur fanatique de guerre sainte 5, et que, par Ibid., II, p. 103. Ibid., Le Coran lui-même insiste sur l'humiliation à inf linger aux noncroyants: cf. IX, 29, 73. Voir Prieto y Vives: Los Reyes de Taifas (Madrid, 1926; notamment, p. 81). Voir 'Iyâd: Tartib al-Madârik (Beyrouth, t. 3-4, p. 805). Si le texte de la réponse à la «Lettre du Moine de France» est bien de lui, on peut voir qu'il s'y abstient de toute imprécation (alors que le copiste est moins retenu et s'exclame: Jfransâ dammarahâ-llâh! , la France! Que Dieu la détruirel) et pro fesse la nécessité d'employer le ton doux et familier envers ceux dont on espère le retour au droit chemin, ne gardant le langage violent que pour les entêtés. Cela d'ailleurs ne le conduit pas à abandonner l'optique triomphaliste, et il prend soin par ailleurs de rappeler la puissance de l'Islam (cf. A. M. Turki: La lettre du «Moine de France»...; Al-Andalus, 1966, p. 73-153 notamment p. 89/123 et 114/152). 340 DOMINIQUE URVOY suite, l'attitude des gens de la vallée de l'Ebre à son égard ne peut pas être considérée comme un réflexe de fuite en avant. L'arrivée des Almoravides, à la demande des fuqahâ" espagnols sanc tionne cette condamnation de la perte de l'esprit du ftihâd: — Tous les princes infidèles à leur vocation de gardiens du dâr al-Islâm sont dépos sédés* seule gardant son pouvoir précisément la famille régnant à Saragosse — . Un phénomène jusqu'alors limité prend une importance considé rable: l'intolérance. Les violences verbales de tel ou tel auparavant n'avaient jamais permis d'atteindre ce qu'un simple conseil de faqih 1 fait réaliser immédiatement: la déportation des Mozarabes, laquelle se double de la persécution des Juifs. C'est un tournant important dans la mesure où ce qui n'apparaît a priori que comme un resaisissement et un retour à la pureté de la doctrine, en est en fait une perversion: — le (jihâd est invoqué contre des Musulmans, ce qui est contraire à tout texte ré vélé — ; lacon traine vis-à-vis des «Gens du Livre» va au-delà de l'exigence de la soumission et du paiement de l'impôt 2. Mais les Almoravides, issus de la discipline du ribât et, dès l'origine axés sur la guerre à l'Infidèle, ne pouvaient pas ne pas voir la difficulté. Les fatwâs des fuqahâ" magribins et andalous pour condammer l'impiété des Rois de Taïfas 3, quoique faites «sur commande», n'ont donc rien de machiavéliques. Elles ne font que rétablir la communauté de vue entre la population et les dirigeants. Et c'est bien de l'ensemble de la population qu'il s'agit puisque les rois ainsi combattus sont accusés non seulement d'impiété, ce qui pourrait être un grief propre aux hommes de religion, mais aussi de percevoir des impôts illégaux et d'être traitres à la com munauté musulmane par leurs alliances avec les Chrétiens. Enfin la ré férence à la Communauté musulmane n'est pas négligeable puisque l'Almoravide prend le titre d'Amïr al-Muslimïn, reconnaît la suprématie du calife de Bagdad et lui envoit des ambassadeurs, dont celui qui sera une des principales autorités religieuses en Espagne au début du XIIe siècle: Abu Bakr Ibn al-'Arabï 4. Il est d'autant plus remarquable que cet effort de restauration de l'unité du monde musulman, ressenti comme Ibn Rusd (m. 520/1.126), le grand-père du philosophe, et grand cadi de Cordoue. Le tribut de capitation (fiizya) et l'impôt foncier (harâg). Voir A. Fattal: Le statu légal des non-musulmans en pays d'Islam (Beyrouth, 1958), qui rappelle en parti culier les conditions dans lesquelles ce statut a été appliqué en Espagne (p. 56-57). Ibn Haldûn: Histoire des Berbères... (trad, de Slane, nouv. éd., Paris, 1927, t. II, p. 79U-80). Ibid., p. 82. Sur Ibn al-'Arabï, cf. E. I. 2, et ibn Bàskuwâl: §ila (éd. Codera, Mad rid, n° 1.181). LA NOTION DE GIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 341 tel par de grands docteurs orientaux comme Gazâli et al-Turtùsï x qui l'appuient de leur autorité, mette le vers dans le fruit. Encore les formes restent-elles sauves, chez les Almoravides, si l'on admet du moins la légitimité de l'excommunication faite dans ces con ditions 2. Bien que criticable du point de vue de l' Umma, la perspective almohade en la matière est religieusement beaucoup mieux fondée, aussi Ibn Haldùn ne s'étonne-t-il pas que Dieu l'ait favorisée de la réussite 3. Ce n'est plus une condamnation morale qui est portée et dont un argu ment murgite peut très bien annihiler la portée politique, mais une con damnation doctrinale: celle du tagsïm ou anthropomorphisme 4, consé quence des interprétations littérales des Almoravides, et que l'on peut rattacher au péché de Urk (associationisme). Bien que son oeuvre soit composite, la démarche d'Ibn Tûmart semble très logique, mais cette logique en fait se retourne contre elle-même. La critique de l'anthrop omorphisme peut suffire pour mettre les mauvais Musulmans sur le même plan que les Infidèles. Mais comme le tagsïm est lié à l'interprétation litté rale, et celle-ci ou taqlld vis-à-vis de tel ou tel chef d'école, Ibn Tûmart se voit obligé d'y adjoindre la doctrine de l'obéissace au mahdl. Celui qui était simplement Infidèle par rapport à la Révélation, devient du même coup infidèle par rapport à un individu et au groupe qui le soutient. Ainsi c'est la doctrine du mahdl qui subit, la première, les conséquences de la prise du pouvoir par les Almohades: une fois ce pouvoir devenu héréditaire, le calife al-Ma 'mûn (624-629/1227-1232) pense qu'il suffira de supprimer cette aberration doctrinale pour enlever toute raison de trouble 5. Mais l'effet est contraire dans la mesure où ce geste va à l'encontre de la légitimité du pouvoir du groupe qui a soutenu le mahdl. Cette accentuation de la perversion de la notion de $ihâd est d'autant 1 Ce dernier, comme son nom l'indique (de Tortosa), originaire d'alAndalus, et et d'autant plus sensible au problème. Malgré son éloignement il continue à avoir une grande influence en Occident par ses disciples. 2 Voir les remarques de L. Massignon: «L'idée fondamentale de l'Islam, celle d'une discipline sociale, d'une loi supérieure groupant tous ceux qui participent aux rites de la communauté dans ce monde et dans l'autre a donné très tôt la prédo minance à la doctrine murçfite qu'aucun croyant ne peut perdre complètement cette grâce divine qui l'a choisi d'avance, cette "élection à la foi", et qu'aucune faute ne pourra le faire retrancher tout à fait des ahl al-Qibla...» (La passion d'alHallâg, Paris, 1922, t. II, p. 183.) 3 Muqaddima (op. cit., t. I, p. 50). 4 Sur la doctrine d'Ibn Tûmart voir: Le livre d'Ibn Toumert, éd. J. D. Luciani, Alger, 1903). 6 "Voir R. le Tourneau: Sur la disparition de la doctrine almohade (Studia Islamica, 1970, t. XXXII, p. 193-201). 342 DOMINIQUE URVOY plus nette que, plus encore que pour les Almoravides, la perspective adoptée s'avère inopérante contre la pression chrétienne 1, Aussi la suite de l'his toire des Musulmans d'Espagne voit-elle se consomer le divorce entre la perspective de la masse et celle des divers pouvoir politiques. Certes les Musulmans passés sous domination chrétienne s'efforceront toujours de s'appuyer sur un secours organisé par les pays islamiques libres (Grenade et le Maroc d'abord, puis les Turcs), mais la guerre sainte ne sera plus qu'un mouvement d'exaspération de populations conquises et prendra un aspect de spontanéité très caractéristique, en opposition absolue avec le manque certain de conviction des appels au (jihâd des Mérinides du Maroc ou des Nasrides de Grenade. Sur le plan des résultats, l'opposi tioenst aussi forte: autant le soulèvement du «protectorat» de Murcie a des conséquences sans rapport avec son importance militaire 2, en em pêchant les Castillans, qui se croyaient assurés dans la péninsule, de porter l'attaque en Afrique, autant les expéditions «officielles» restent stériles militairement parlant et décevantes pour le moral des Croyants. Ceux-ci se rendent bien compte que les expéditions répétées des Mérinides n'ont de but que politique: soutenir Grenade pour en obtenir l'appui contre les ennemis musulmans de l'Est 3, ou du moins détourner vers l'Espagne leur agressivité. En outre les mêmes expéditions servent, selon les hasards des déplacements, à régler aussi bien des problèmes politiques internes qu'à s'en prendre aux Chrétiens *, et encore les attaques contre ceux-ci peuvent-elles être parfois en liaison avec tel parti d'entre eux 6. Surtout il ne s'agit pas d'enrôler des volontaires de la foi, mais seulement des rassembler des dons en argent pour entretenir l'armée régulière, et le vulgaire ne peut, dans ces conditions, qu'être de l'avis du mystique Ibn 'Abbâd de Ronda, qui pense qu'un tel système n'est viable que si une réforme morale assure l'utilisation de ces fonds avec intégrité 6. Les mêmes 1 Voir en particulier Ibn Haldûn (Berbères...; t. II, p. 203-205, 212-215, 224-226) qui s'efforce pourtant de mettre en relief les succès musulmans et affirme que les trêves sont «sollicitées» par les Chrétiens (p. 215). 2 Sur ce point et sur l'effet de surprise considérable qu'il eut sur les Chrétiens, voir Ch. E. Dufourcq: Un projet castillan du XIIIe siècle: la «Croisade d'Afrique» (Revue hist. civ. Maghreb: 1966, n° 1, p. 41 sq.). 3 Voir Ibn Haldûn: Berbères... (t. IV, p. 74-81, 85-91 107-115, 130-131; notament p. 77 et 85. Cela pour le XIIIe siècle. Au début du XIVe lès rapports sont plus complexes. Voir aussi p. 459-489). 4 Ibid., p. 88-90, 92-105, 131-133. 5 Ibid., p. 106-107 et 115-119. Cela est formellement défendu par la plupart des juristes musulmans: cf. plus loin. 8 Voir P. Nwyia: Ibn 'Abbâd de Ronda (1332-1390) (Beyrouth, 1961, p. XII). LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 343 défauts se retrouvent du côté de Grenade, et principalement la prédomi nancede s luttes intestines. La perte de tout pouvoir politique en Espagne de la part des Musul mans pourrait laisser supposer une clarification du problème du fiihâd et, puisque la révolte de la région de Murcie peut servir d'exemple, un passage à une forme nouvelle dans son aspect mais gardant le même fond idéolo gique: une guerre sainte populaire et spontanée, servant d'avant-garde à celle, «institutionnelle», de la principale puissance musulmane, à savoir les Ottomans. En fait les cartes sont brouillées par les morcellement de la communauté musulmane espagnole: les mouvements de la reconquista ont entrainé des regroupements, parfois dans le prolongement de l'his toire propre d'al-Andalus, mais d'autres fois purement arbitraires de ce point de vue-là; les différentes attitudes des seigneurs chrétien envers leurs sujets musulmans tantôt laissent à ceux-ci quelqu'espoir d'adaptat iotnant ôt les pousse au désespoir. Les diversités existant déjà au temps du pouvoir islamique sont ici poitées à leur point extrême, et comme tout pouvoir politique incarnant les institutions est reporté à l'extérieur, il perd toute efficacité pour tenter d'unir ces optiques divergentes *. Que dès lors les principaux soulèvements morisques coïncident avec des menaces maritimes turques 2 ne change rien au fait que les concepts sous-tendant la notion de gihâd ne correspondent plus du tout aux données concrètes, et que par suite la notion reste un terme de propagande, mais creux et sans efficacité; non seulement on ne peut plus parler de «devoir collect if», mais même conçu comme «devoir individuel» (fard 'ayn), dans la mesure où il ne peut évidemment pas déboucher sur une conquête, il ne peut même plus servir comme défense du dâr al-Islàm, puisque celui-ci n'existe plus, privé qu'il est de toute infrastructure, morcelé et pulvérisé en un certain nombre de territoires de quartiers ou de villages. Ainsi les seules données politiques font passer le fiihâd, en Andalus, par les stades suivants: — Un mouvement d'intégration de territoires nouveaux à un empire unique. — Une défense des positions acquises, mais l'indépendance locale n'a La perte de tout sens communautaire est attestée par la façon dont les musulmans qui sont restés se sont dans un premier temps enrichis par l'achat à bas prix des biens de ceux qui préféraient partir (voir J. Caro Baroja: Los Moriscos del Reino de Granada. Ensayo de Historia Social. Madrid, 1957, p. 10) et par le fait que les membres de familles nobles se sont retirées sur leurs terres, renonçant à mettre leur prestige en jeu pour rassembler les énergies (ibid., p. II). Voir plus bas. 344 DOMINIQUE URVOY d'autre efficience que de personnaliser davantage les conflits et de faire que son entreprise elle-même et ses conséquences psychologiques soient liées à un titre (quel qu'il soit: émir, calife, fyâgib). — A la disparition de celui-ci (disparition effective ou perte de tout sens par l'aspect caricatural des titres chez les Rois de Taïfas), la notion subsiste comme mot d'ordre qui doit servir de soutient à une restaura tiodne l'unité. — Celle-ci s'opérant pas l'action d'un pouvoir extérieur, et non par un mouvement collectif interne désignant son propre chef, le (jihâd se voit détourné de son orientation première d'élément intégrateur (même si cette fonction peut se réaliser de façons diverses, et diversement satis faisantes) pour devenir un élément de discrimination entre bons et mauv ais musulmans. — Ce regroupement par élimination des éléments gênants, et non par intégration réformatrice, peut se fonder idéologiquement de diverses façons, mais il ne peut avoir s'assise politique que par la mise en avant d'un certain groupe social 1. — La laïcisation absolue de la notion est alors atteinte à partir du moment où les circonstances (essentiellement la force de la religion enne mie) contraignent les mouvements du groupe social dominant à ne pas dépasser, ou très peu, le domaine de sa propre religion. — Privé ainsi de tout contenu religieux d'unité, si s'ajoute à cela la suppression de toute base politique d'unité^, le ijihâd ne devient plus qu'un terme vide, gardant simplement une expression d'agressivité, mais pouvant recevoir n'importe quel contenu idéologique correspondant à cette expression (avec toute l'ambigùité que cela comporte). Bien év idemment le passage est progressif et les divers aspects débordent les uns sur les autres. * * Par ailleurs cette évolution montre que la notion introduite après coup par le Prophète pour intégrer davantage tel élément du système socio-religieux qu'il édifiait, tout en continuant d'être invoquée périodiC.est ici que les enalyses d'Ibn Haldûn sur la 'açabiya (esprit de clan) trouvent leur assise et leur véritable portée. Les facteurs de désunion, invoqués plus haut, dûs aux mouvements de l'histoire globale, se sont compliqués de l'entreprise délibérée des pouvoirs chrétiens pour supprimer tout esprit de clan chez les Morisques (Caro Bajora, op. cit., p. 52 et 102). LA NOTION DE GIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 345 quement tant par les dirigeants que par la masse des croyants, s'est trouvé tiraillée entre les divers contenus que les deux parties voulaient lui donner, chacune de son côté, et chacune en fonction des circonstances. Pourtant si la doctrine islamique, de par sa simplicité, a de grandes facilités d'adaptation, elle n'est pas absolument élastique au point d'en être inconsistante. Il convient donc d'examiner la marge laissée aux interprétations par les doctrines constituées, ou du moins celles qui ont eu une audience en Andalus. Chacun sait que le mâlikisme a été le rite juridique dominant en Es pagne et que les auteurs appartenant à cette école sont célèbres par leur attachement au taqlïd (imitation servile) 1. Théoriquement donc, la doc trine officielle n'a pas varié durant toute l'histoire musulmane de l'Es pagne, à l'exception de la période almohade. Mais le mâlikisme en luimême est assez largement susceptible d'assumer les variations dues à l'histoire, par la coutume des hommes de loi d'envisager a priori toutes les conditions possibles. Pour le flihâd, la doctrine malikite, est pour les points essentiels, la suivante 2: — «Le (jihâd, mené du côté où V ennemi est le plus préoccupant, au moyen d'expéditions faites chaque année ..., est ... d'obligation communaut air... eLe gihâd devient d'obligation personnelle en cas d'attaque brusquée de l'ennemi» (p. 206). — «Les Infidèles sont, avant le combat, invités à embrasser l'Islam, puis, s'ils refusent, à payer la gizya; ceci si on est en un endroit sûr pour les Musulmans. A défaut de réponse satisfaisante, ou de lieu sûr, on engage le combat et on les tue ... On laisse ... à ceux qu'on a épargné, le nécessaire pour vivre exclusivement» (p. 206-207). — «Il est harâm (interdit) ... de demander de l'aide à des polythéistes, sauf à titre de travailleurs auxiliaires» (p. 207). — «Le pacte de capitation (tjizya) est une autorisation de Vimâm à l'Infidèle, dont la réduction en esclavage serait valable» (p. 215). Dans les rapports avec les «Gens du Livre» soumis, il faut user de mépris et de rudesse, mais «les prestations en vivres dues aux Musulmans et 1 Nous n'avons pas fait d'enquête personnelle dans cette littérature malikite andalouse, mais M. F. de la Granja nous a affirmé n'y avoir, pour sa part, jamais rien rencontré de consciemment neuf. Toujours l'auteur se réfugie derrière le «qâla Mâlik». 2 Ce qui suit est emprunté à Halïl b. Ishâq: Abrégé de la loi musulmane selon le rite de l'imam Mâlik (trad. G. H. Bousquet, Alger, 1956, t. I: le rituel ch. IX, p. 206 sq.). C'est nous qui soulignons dans les citations suivantes. 23. — Mélanges. 346 DOMINIQUE URVOY l'hébergement dû au Musulman de passage, trois jours durant, ont été supprimés, en raison de l'injustice des gouverneurs à V occasion de ceci» (p. 216). — On peut y ajouter un point subalterne mais qui a joué un certain rôle en Andalus: «L'Infidèle, soumis de vice force, peut construire une nouvelle église, si cela a été stipulé, sinon, non. Il en va de même pour la réfection de celle qui tombe en ruine. Il appartient à celui qui s'est rendu par capitulation d'ériger une nouvelle église, d'en vendre le terrain et la clôture; mais il n'est pas licite à l'un comme à l'autre, de construire une nouvelle église en pays habité par des Musulmans, sauf si l'on craint un mal pire en le leur refusant» (p. 216). Les autres aspects juridiques de la guerre sainte n'ont pratiquement posé aucune question en Espagne. Il ne semble pas par ailleurs que sur les points essentiels qui viennent d'être résumés, il y ait eu de discussion doctrinale. Néanmoins, bien qu'elles n'aient eu aucune incidence pratique, il faut mentionner les attitudes d'auteurs indépendants, essentiellement celles d'Ib Hazm et d'Ibn Rusd - le philosophe. La position d'Ibn Hazm 1 est bien connue pour son rigorisme. Sur la question de la guerre sainte comme sur toute autre, c'est la lettre de la Loi qui compte pour lui, seul rentrant en ligne de compte le fait de savoir si oui ou non les conditions présentes en permettent l'application. Si ce n'est pas le cas la prescription est suspendue (mais non abrogée) jusqu'à ce que les circonstances redeviennent adéquates. Mais, comme l'a souligné R. Arnaldez, reprendre le problème du contexte dans le cas du fiihâd revient à limiter la perspective au système archaïque des razzias bédouines, et par suite l'analyse théologico-juridique prend un aspect moralisateur: «S'il y a des transformations inéluctables dont Ibn Hazm prend ais ément son parti, d'autres, et ce sont les plus graves, sont dues à l'infidélité des musulmans qui ont innové en empruntant aux civilisation étrangères, qui ont trop oublié les droits de Dieu et se sont comportés comme une nation parmi les autres, qui ont abdiqué les vertus arabes auxquelles l'Islam avait ouvert une si magnifique carrière, et qui, en perdant la tension intérieure de la Umma, qui les plaçait loin au-dessus des autres peuples, ont donné des armes à leurs ennemis ... Le zàhirisme conduit logiquement à l'arabisme» 2. Aussi cette perspective donne-t-elle imméK. al-Ôihad dans le K. al-Muhallâ (Damas, 1347 H). Analyse de ce texte par R. Arnaldez: La guerre sainte selon Ibn Hazm de Cordoue (Etudes d'orientalisme dé diées è la mémoire de Lévi- Provençal; Paris, 1962, t. II, p. 445-459). Ibid., p. 447-448. LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 347 diatement une valeur sociologique aux quelques points de désaccord d'avec le màlikisme. C'est tout d'abord, dans la distinction entre devoir collectif et devoir individuel, l'insistance sur les textes rapprochant le gihâd du deuxième cas. Il ne prétend pas leur donner une valeur absolue, mais veut éviter un trop facile désintérêt pour la question. De la même façon, et complémentairement, il insiste sur la valeur de l'intention qui seule consacre la guerre sainte, et non la valeur militaire. A la limite, il fait sienne la trans position coranique de la pure bravoure en recherche du martyre, préférée, même si elle ne l'annule pas, à l'admission de la retraite stratégique (voir plus haut le 2° point de la doctrine mâlikite). Cela entraine le refus de l'idée que le but à viser est la destruction de la puissance et des ressources de l'ennemi. D'une façon générale «le (fihâd est au service de Dieu plus qu'au service des hommes» 1, et par suite on doit s'astreindre à y respecter les presciiptions transmises par le Prophète, comme en contrepartie on n'a aucun compte à tenir des qualités religieuses du chef de guerre à partir du moment où il n'ordonne rien de contraire à la Loi, de la même façon que l'on ne peut accepter la tjizya des gens du livre que s'ils recon naissent que Muhammad est l'Envoyé de Dieux aux Arabes et aux Mu sulmans (ce dernier point en accord avec le màlikisme). L'échec de la tentative d'Ibn Hazm est significatif, et l'autre perspec tivneo uvelle introduite par un grand esprit, Ibn Rusd, consacre cette signification. En fait c'est l'ensemble de son grand ouvrage juridique, la Bidâya, qui implique une perspective originale d'indépendance doctrinale 2, et non le strict contenu du Kitâb al-Gihâd qui en fait partie. Non seul ement dans l'ensemble de l'ouvrage l'auteur ne propose qu'un petit nom bred e solutions personnelles, mais s'il répartit assez également jugements positifs et critiques envers les diverses écoles sunnites, sur notre sujet précisément ses références aux doctrines non-mâlikites sont plutôt critiques. Toutefois elles n'ont lieu que pour le problème particulier de la répartition du butin, et même si l'auteur, par ailleurs, avance l'opinion, assez rarement suivie, que la fixation du taux de l'impôt de capitation doit être remise à l'arbitraire du souverain, on peut voir là une preuve du fait que le détail des prescriptions mâlikites sur notre objet ont été admises par presque tout le monde en Andalus. Ibid., p. 454. Voir R. Brunschvig: Averroës juriste (Etudes Lévi-Prov.; op. cit., t. I, p. 35-68); principalement p. 37-39, 59 et 62. 348 DOMINIQUE URVOY Ce qui est beaucoup plus intéressant c'est la conception générale du phénomène - §ihâd qu'il suggère. L'ouvrage est un traité d'ifctilâf (traité des divergences entre écoles) \ et si son titre même implique une vive opposition au taqlld 2, il se référé néanmoins à une tradition espagnole, dont certains membres, bien que restés mesurés et éloignés du radicalisme d'Ibn Hazm, n'en sont pas moins de véritables novateurs: Ibn 'Abd alBarr 3 et Abu 1-Walïd al-Bâgï *. Or si le premier a entretenu une corre spondance avec divers savants orientaux, il n'a jamais quitté l'Espagne, alors que le deuxième a largement perfectionné sa formation en Orient à l'occasion du pèlerinage. L'ouvrage d'Ibn Rusd, rédigé vers les années 1165-1170, se fait l'écho de cette hésitation des auteurs andalous vis-à-vis du ha§§, d'autant plus que le grand-père de notre auteur avait violem ment pris parti pour la suprématie de la guerre sainte sur lui pour les musulmans espagnols, et que sa position était reprise par des contempor aind' sIbn Rusd lui-même. Il n'est donc pas sans intérêt de voir que celui-ci témoigne indirectement de son embarras, en signalant qu'il a rédigé le traité sur le Pèlerinage vingt ans après le reste de l'oeuvre et qu'il l'a place immédiatement avant celui sur la guerre sainte, après les autres 'ibâdât (c'est à dire approximativement les questions de culte), prenant le contre-pied de son aïeul qui avait suivi l'ordre inverse, et retrouvant tant l'ordre des autres auteurs màlikites que d'Ibn Hazm lui-même sur ce point. Il semble donc que les auteurs d'al-Andalus aient été incapables de repenser l'idée de Qihâd. Ou bien ils acceptent (aveuglément pour la plupart; faute de mieux, semble-t-il, chez Ibn Rusd) l'optique mâlikite fixée par les grands textes de Mâlik et de Sahnûn. Ou bien, comme Ibn Hazm, ils adoptent une attitude de retour aux origines, encore plus anachronique. Ou bien, comme Ibn Rusd al-gadd ils ne changent leur position que pour l'adapter à la perspective des maîtres de l'heure, les Almoravides. Cela est-il dû à la nature du droit musulman, ou du droit mâlikite en particulier? La littérature d'exhortation, par exemple, a-telle su se montrer plus adaptée? Ce genre de traité apparait en Andalus au Ve/XIe siècle, vraisemblablement avec Ibn 'Abd al-Barr (voir R. Brunschvig: Polémiques médiévales autour du rite de Mâlik; Al-Andalus, 1950, p. 403). R. Brunschvig (Averroës juriste; op. cit., p. 41) propose de traudire «Bidâyat almufitahid wa nihâyat al-muqtasid» par «Début pour qui s'efforce (à un jugement personnel), fin pour qui se contente (de l'enseignement reçu)». Ibn Baskuwâl, n° 640, et E. I. 2. Ibn Bask. n° 449 et E. I. 2. Voir le jugement d'al-Maqqarï: Anàlectes..., t. I, p. 510. LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 349 L'exemple le plus célèbre de cette littérature est la Tuhfat al-anfus wa M lâr sukkân al-Andalus de 'Alï b. 'Abd al-Rahman b. Hudayl 1. Le fait qu'il soit un ouvrage de commande, qu'il soit le fruit d'une époque de décadence contre laquelle précisément il prétend réagir, et qu'étant affaire surtout de prédicateur il parle peu des aspects juridiques du pro blème, ne change rien à notre propos. Sur les aspects politiques et juri diques, il est en continuité avec ce que nous avons vu précédemment. Mais, en tant qu'exhortation au peuple, on peut se demander s'il n'introduit pas quelqu'élément rénovateur. Voici comment il présente l'incitation à la guerre sainte: «il convient que l'orateur emploie, en tout cela, des termes explicites, faciles à saisir par la généralité de ses contemporains et compatriotes, dont la masse puisse goûter le charme, tout en usant à bon escient des termes de la loi religieuse propres à inspner le désir de l'autre vie, la dévotion ici-bas, à fortifier les coeurs, rendre l'énergie aux âmes, réveiller la force de la con viction, faire tendre au plus haut degré du sacrifice, démontrer l'excel lence du martyre, éveiller les plus hautes pensées, implanter le courage dans les coeurs, faire naître l'horreur de la honte, enseigner l'humilité devant le Très-Haut, faire saisir qu'il est le Présent, jamais Absent, le Témoin jamais en défaut. Celui qui contrôle toutes les âmes, qui surveille toutes les actions. L'orateur éloquent recourt fréquemment à l'idée que le Très Glorieux regarde les deux troupes aux prises, qu'il voit les deux adversaires en présence, qu'il fait admirer à ses anges les gens fermes et endurants, qu'il est généreux de son assistance envers les patients. Il doit rappeller ce que la fuite entraine de châtiments immédiats et à venir, ce que la fermeté amène de gloire durable, éternelle. Qu'il évoque la solicitude des bêtes pour leurs petits, celle de l'oiseau pour ses oiselets (rappelant) que combattre pour la défense des enfants et des femmes est le fait des plus nobles parmi les hommes. Que le musulman est sociable, bienveillant, porté à défendre tout ce qui lui est cher, généreux envers ses voisins. Que les gens qui professent la même foi sont comme un seul corps; que l'homme noble n'abandonne pas pius ses enfants qu'il ne saurait se séparer de ses membres! Qu'il grandisse pareillement (pour ses auditeurs) l'Islam et ses sectateurs, et qu'il stigmatise le rameau de l'infidélité, sa souche même. Evoquer la puissance du musulman animé de l'esprit de Edition et traduction (sous le titre: L'ornement des âmes et la devise des habitants d' al-Andalus») par L. Mercier, avec une longue introduction historique sur le pro blème du gihàd (Paris, t. I, texte, 1936; t. II, traduc. et introd., 1939). L. Mercier qualifie cet ouvrage d'«un des derniers et des meilleurs exemples.» de cette litt érature qui tient «du sermonaire et de la théorie à l'usage de la troupe» (p. 58). 350 DOMINIQUE URVOY famille, lors de la mêlée et l'avilissement de l'infidèle lorsqu'il est au corps à corps avec un adversaire (croyant)» l. Ce texte est parfaitement clair sur les motivations qui interviennent dans le tjihâd et sur la façon de les canaliser en vue du but commun. Ce qui est le plus remarquable, c'est la façon dont les thèmes purement musulmans s'y mêlent étroitement avec d'autres beaucoup plus «laïcs»: propagande populaire, appel à la solidarité, unité idéologique, haine de l'ennemi. Or ces derniers peuvent très bien être élaborés en une théorie de la guerre populaire. Le rapprochement avec la tradition vietnamienne là-dessus, de Nguyen Trai 2 à Giap 3, le confirme. Mais précisément aucun auteur musulman n'a fait le pas jusqu'à cette théorisation: ce qu'Ibn Haldûn a fait par rapport à la littérature politico-moralisatrice, per sonne ne l'a fait pour cette littérature guerrière. Aussi la portée réelle de ce texte apparait-elle bien réduite quand on le replace dans son con texte: «l'auteur (dit-il lui-même) s'est attaché à suivre la meilleure mé thode pour traiter de la guerre sainte, de la garde des places et de tout ce qui s'y rapporte en fait de versets du Coran, de Traditions du Prophète, de doctrines juridiques, de faits historiques éclairant la science, d'équitation de guerre, d'exemples édifiants de nos Rois, de courage naturel, de principes de gouvernement, de ruses de guerre, de citations des poètes, de joutes au sabre, de combats singuliers, de chevaux, d'armes blanches, des qualités qui les font rechercher et louer, des signes qui le font éviter ou critiquer, de tout ce qui concerne le régime des montures et qui implique l'apprentissage de l'équitation (en vue de) parvenir au but poursuivi, s'il plait à Dieu, le Très Haut» 4. Ce qui fait dire à L. Mercier qu'il n'est Trad. Mercier, op. cit., p. 184. Homme politique, stratège et écrivain (1380-1442), il est fréquemment évoqué dans le Viet-Nam contemporain. Voir V Anthologie de la littérature vietnamienne (Hanoï 1972, t. I, p. 143-170). Voir par exemple le texte suivant, dan lequel l'auteur se contente de moderniser des thèmes que lui-même dit remonter à Nguyen Trai: «L'héroïsme révolutionnaire vietnamien est le produit d'une éducation profonde alliée à une formation quoti dienne pour donner à chacun des notions théoriques et idéologiques, des concep tionse t des sentiments révolutionnaires. Il est l'expression caractérisée d'une conscience parfaite des lâches révolutionnaires et du but de la guerre, d'un patrio tisme ardent, d'une haine profonde de l'ennemi, de la détermination de combattre et de vaincre, de la foi inébranlable envers le Parti et le président Ho CM Minh, de la foi dans la puissance et les traditions héroïques de la nation et de la clase ouvrière, dans la capacité de combat de la collectivité et de chacun» (La guerre de libération nationale au Viet Nam; Hanoï, 1970, p. 137-138). (Souligné par nous.) Trad. Mercier, op. cit', p. 101. La deuxième partie de l'ouvrage, le K. hiluat alfursân (éd. et trad, L. Mercier: «La parure des cavaliers et l'insigne des preux»; Paris, 1922-1924) est effectivement un pur traité d'hippiatrie. LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 351 pas exagéré de dire que YOrnement des âmes est une anthologie de la guerre sainte comme la Parure est une anthologie de l'hippiatrique» x. Par ailleurs, un des chapitres les plus longs est le n° XVI, consacré à la bravoure et l'audace, et il culmine en cette sentence: «la bravoure est donc bien une des quatre sources d'où sont issues les vertues humaines et elle occupe le degré le plus haut (dans l'estime générale), parcequ'elle est l'indice de la parfaite virilité, et qu'elle implique le respect, la capacité à défendre son bien, à conquérir la puissance» 2. Les mêmes tendances de servilité par rapport aux formes établies, de nostalgie envers les qualités «arabes», et d'opportunisme se retrouvent donc dans la littérature «parallèle» d'exhortation à la guerre sainte. Ce qu'elle pouvait introduire de rénovateur se trouve étouffé par ces trois tendances. Cela met curieusement en rapport les diverses sortes de théor ies constituées et la pratique politique: dans tous les cas on a affaire à une variation sur le même éventail de possibilités et à sa même limitation. * *♦ On ne peut trancher la question de savoir si la notion de Qihâd ne s'est pas réformée parce que les théoriciens se sont laissés enfermer dans des thèmes dépourvus de consistance, ou parce que, même s'ils avaient su exploiter les thèmes féconds qui l'histoire les contraignait à recevoir, le public y aurait été insensible. Pour la masse on n'en sait rien. Les his toriens font traditionnellement référence aux «volontaires de la foi» 3, mais on ne peut qu'estimer très approximativement leur importance rela tive, et on ne pourra jamais connaître ni leur origine, ni les buts qu'ils suivaient en s'engageant, ni la façon dont ils menaient le combat pour Dieu. Il faut reconnaitre que tant qu'un pouvoir suffisament fort s'est chargé d'organiser les expéditions, il y a eu des volontaires. Mais en l'absence de ce pouvoir, les protestations populaires semblent souvent assez détachées. L'ambiguité de la notions de devoir collectif a certainement encouragé les individus à réclamer la guerre sainte pour être protégés, mais à en rejeter l'exécutions sur autrui. Avec G. Wiet, on a le sentiment que «l'I slam, introduit en Espagne par des Berbères, ne s'y maintient, à partir 1 Op. cit., p. 15. 2 Op. cit., p. 250. 3 Lévi-Prov.: H. E. M., t. III, p. 78-80. 352 DOMINIQUE URVOY du XIe siècle que grâce aux apports de Berbères, et il en sera chassé le jour où les Berbères ne voudront ou ne pourront plus s'intéresser au problème» l. Pour l'élite cultivée du pays, par contre, on peut être plus précis. On a certes fait état des quelques noms qu'Ibn al-Faradî a rapportés avec la qualification de «martyr» ou du moins de prisonnier durant le gihâd 2. Mais sur une si longue période de guerre sainte soutenue (Ibn al-Faradi est mort en 403/1013) c'est un bien petit nombre, et la minutie des bio graphes dans la recherche des individus remarquables laisse à penser qu'il n'y a pas dû en avoir beaucoup d'autres. Sur toute la période des Rois de Taïfas, où les fuqahâ' se sont tellement indignés de la tiédeur des princes, Ibn BaSkuwâl ne cite presqu' aucun mugahid 3. Dans la total ité de la période musulmane de l'Espagne, un seul nom important est lié au tfihâd, et en l'occurence même au martyr: c'est Ibn Sukarra al-§adafï, un des principaux traditionnistes andalous, et mort à la bataille de Cutanda (514/1120). Le fait qu'il ait passé sa vie entre Saragosse et le Le vant peut avoir joué dans le sens d'une prise au sérieux de ses respons abilités de lettré *. Mais ce cas est unique. A proprement parler les lettrés ne sont pas tenus à accomplir person nellement ce devoir. Le Coran lui-même en dispense: «Les Croyants n'ont point à se lancer (en campagne) en totalité. Pourquoi de chaque fraction Introduction à la littérature arabe (Paris, 1966, p. 214). Ibn al-Faradî: Târ'ih ulamâ' al-Andalus (Ed. Codera, B. A. H. VII-VIII, Madrid, 1892, n° 30, 320 et 542). Ibn Bask.: Sila (op. cit.) 'Abd Allah al-Santagiyâlî (n° 593), qui se consacra à l'étude du h'adït et à l'ascétisme (zuhd), passa la plus grande partie de sa vie à Cordoue, où il mourut en 436/1044, à l'exception d'un long séjour en Orient et d'un temps en ribât dans la région occidentale d'al-Andalus. A la même époque Sa'îd al-Bannâ (n° 498), qui fit ses études en Orient, vécut en ribât à al-Fahmayn, près de Tolède, jusqu'à sa mort. Mais ces deux personnages semblent plutôt dans le prolongement de la période califale. On ne peut également compter l'oriental Ahmad b. HiSâm al-Masn (n° 183), venu pendant plusieurs mois faire le gihâd dans la région de Saragosse (en 420/1029), et revenu ensuite dans son pays. Il ne reste que trois sujets que l'on ne peut même pas rattacher avec certitude à la guerre sainte: 'Abd al-Wahhâb b. Hazm (cousin du grand Ibn Hazm) (n° 810), auteur littéraire, qui mourut en 438/1046, à Tolède, dans l'armée; Sulayman b. al-Sayh (n° 443), qui aurait effectivement «répondu à l'appel», mais presque centenaire, en 440/1048; enfin le lettré 'Alî b. al-Hayyatâl, qui fut tué à Calatrava vers 480/ 1087. Ibn BaSk. n° 327: Maqqarî Analectes, I, 507 et 520; le mu' gam d'Ibn al-Abbâr est consacré à ses disciples. Voir aussi Pons Boigues: Estudios breves (Tetuàn, 1952, p. 13-17). J. Oliver Asin pense que la pratique du ribât a dû être le plus ancienne menimt plantée dans le Nord-Est (Origen arabe de rebato..,; Bol. Real Acad. Esp., 1928, p. 347-395 et 496-542). LA NOTION DE GIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 353 parmi eux, un groupe ne se lancerait-il point (en campagne) pour s'ins truire en la Religion et avertir les siens, quand (ce groupe) reviendra à eux? Peut-être seront-ils sur leur garde» 1. Le hanafisme a même qualifié l'étude et l'enseignement de l'islamisme comme «tjihâd le plus puissant». En outre le départ n'est obligatoire pour chacun que si l'ennemi attaque brusquement, sinon il suffit qu'un quorum soit atteint. Et pourtant le martyr d'Ibn Sukarra prouve que certains ont senti que ces arguments peuvent facilement tourner à l'alibi: aussi ce personnage fait-il la paît des choses en repoussant son entrée dans la guerre sainte à un age assez avancé pour qu'il ait rendu les principaux services qu'on attendait de lui comme homme de religion, mais non trop pour qu'il puisse encore rendre service comme combattant 2. On serait dès lors tenté de considérer comme valable également pour al-Andalus les remarques acerbes d'Ibn Hawqal sur la Sicile et sur ses lettrés 3: «II y en a dans la ville (Palerme) environ trois cent ou un peu moins, nombre qu'on ne retrouve nulle part ailleurs. Il y en a tellement, malgré leur peu de valeur, à cause de leur répugnance envers les expé ditions militaires et de leur aversion envers la guerre sainte; cependant leur pays est terre de frontière, confinant au territoire des Rûm, et zone de guerre, où le fjihâd est toujours en vigueur et l'appel aux armes pe rmanent depuis que la Sicile a été conquise. Il n'a jamais été interrompu par leur gouverneurs, et quand ils appelent aux armes ils n'en exceptent aucun, sauf ceux qui en réchappent par de l'argent ou qui produisent un motif valable d'excuse pour iester en arrière, avec la garde du corps (râbita) du souverain. Par suite il s'est progressivement introduit la règle d'exempter les maîtres d'école des services importants et de leur faire payer une taxe correspondante. Ainsi tous les imbéciles se sont réfugié dans l'enseignement» 4. Le mouvement mystique, qui devait pourtant dominer de plus en plus dans le monde du ribât, ne semble paradoxalement pas avoir été plus eff icace dans ce sens. Si ces fortifications frontalières se multiplient dans le 1 Coran IX, 123 (trad. Blachère 115/122). 2 II avait 62 ans à sa mort. L'âge moyen des sujets répertoriés dans les tabaqât andalouses est de 75-80 ans. D' autres ont concilié différemment les deux devoirs, tel Ibn al-Farrâ' al-Giyâriî, venu comme mug'âhid dans la région de Saragosse, et qui y enseigna en même temps (Ibn al-Abbâr: Takmila; éd. Codera, B. A. H. IV, Madrid, 1887, dans la biographie n° 169). 3 II résida à Palerme en 362/973, soit à peine un demi siècle après sa conquête. 4 Texte tiré de l'ouvrage Sûrat al-ard, cité par F. Gabrieli: Ibn Ifawqal e gli Arabi di Sicilia (Rivista degli Studi Orientali; XXXVI, 1961, p. 247). 354 DOMINIQUE URVOY temps de façon à former un cordon protecteur autour du territoire mu sulman qui va en se rétrécissant, elles connaissent parallèlement l'évo lution vers ces sortes de couvents que sont les zawiyas: centrées sur le tombeau d'un héios de l'Islam ou d'un marabout (l'évolution de ce terme lui-même est significative) et pouvant se voir annexer une mosquée, une salle d'enseignement, une salle pour les pauvres et les voyageurs, etc. x. Le seul cas de murâbit que cite Ibn 'Arabï parmi ses nombreuses relations est celui d'un individu qui s'y est réfugié par suite de difficultés avec sa famille qui voyait mal sa vocation d'inspiré 2. Il est très probable que ces gens se soient cantonnés dans la pure défensive et aient recruté surtout parmi les «pauvres bougres», ce qui ne laisse pas d'être inquiétant quant à leur influence religieuse. D'autant plus que l'attitude des grands noms du sufisme est très ambiguë à ce sujet. Le cas les plus extrême est celui d'Ibn Qasï, qui se trouve d'abord retourner le monde du ribât contre des musulmans 3: le mouvement des murïdîn contre les Almoravides répond ainsi à l'action de ceux-ci contre les Rois de Taïfas, avec les mêmes conséquences doc trinales; en second lieu, il utilise ce mouvement pour établir un pouvoir personnel, allant jusqu'à s'allier aux Chrétiens pour le maintenir, ce qui dresse finalement ses fidèles contre lui 4. Cela témoigne d'un grand dé sarroi religieux, où la simplicité populaire joue au moins le rôle de gardefou: si elle admet l'utilisation des doctrines pour justifier les luttes entre clans, elle se refuse à perdre de vue la spécificité de l'appartenance à l'Islam, que certains «intellectuels» seraient tout prêts à abandonner. Ainsi Ibn 'Arabï fera, pour sa part, cette profession de foi: «II fut un temps où je blâmais mon prochain si sa religion n'était pas proche de la mienne. Mon coeur peut prendre toute forme: une prairie pour gazelles, un cloître pour moines chrétiens, un sanctuaire pour des idoles, une Ka'ba pour les pèlerins, les tables de la Thora et le livre du Coran. Je suis une rel igion d'amour: vers quelque point que se dirige la caravane de mon coeur, Voir J. Oliver Asin: op. cit., p. 361-362. AMbadur ild-'-AGbrbeânsa dAe,h' mad b. Hammam al-Saqqâq (Risâlat al-quds, éd. Asin Palacios, 1939, p. 52-53). Celui de l'Algarve, qu'il a en partie lui-même constitué, et où il a répandu des doctrines ésotériques dans la ligne de celles d'Ibn al-'Arîf. Voir Ibn Haldûn: Berbères...; II, p. 184. Et Muqaddima: op. cit., à l'index. Ibn 'Arabï commentera son ouvrage Hat' al-na 'layn («l'enlèvement des sandales»). Voir le détail dans F. Codera: Decadencia y desapariciôn de los Almoravides en Espana (Saragosse, 1899), p. 36-50; J. Bosch-Vilâ: Los Almoravides (Tetuân, 1956, p. 286-294). Les Almoravides eux-même utilisaient des milices chrétiennes. LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 355 là sont ma religion et ma foi» 1. Mais toute son attitude effective va à rencontre de cela: tant en Occident, où il adopte une attitude de fuite, soulignée par des retours quand il espère une amélioration du pouvoir islamique, qu'en Orient où il se fait l'ardent propagandiste des mesures de discriminations avec les non-musulmans 2. Entre les deux positions qui vienent d'être mentionnées: -ceux qui se réfugient derrière l'étude de la Loi pour rejeter sur la masse le devoir de guerre sainte; -ceux qui utilisent l'ardeur défensive de cette même masse pour élaborer un univers mental prétendument détaché, en fait exigeant des conditions concrètes de sécurité, ce qui peut faire passer à l'action directe pour réaliser politiquement cette autarcie, ou au contraire con duire à se réfugier dans le rêve; entre ces deux positions, une troisième a, eu quelques adeptes. C'est déjà celle que nous avons vu chez al-Bâgï. Elle est reprise encore au XIIIe siècle dans une certaine littérature polé mique, mais de polémique théologique: «Je mentionnerai, si Dieu le veut, ce qui se trouve dans leurs Evangiles pour décrire le Prophète et le qualif iera uthentiquement, mais quand leur entêtement apparaitra aux esprits intelligents en toute clarté, par le fait leur guidance sera mise en échec. Alors il faudra les attaquer à la pointe de l'épée et leur faire la guerre sainte dans l'espoir que Dieu fera par le sabre et les lances ce que la dé monstrations n'aura pu faire ... (Toutefois) la confusion de l'ennemi par la preuve et la parole est plus réelle que celle qui se fait par le sabre et les lances» 3. Cet essai d'instaurer un «gihâd intellectuel» présente tout de même le risque, au niveau des expressions employées, que les auteurs se refusent à admettre que le gihâd militaire n'est plus efficace. Ils présen tentco mme un choix ce qui n'est en fait qu'un ultime recours. Il est également possible qu'ils se soient orienté vers cette idée en réponse au stéréotype courant chez les Chrétiens du Moyen Age sur l'Islam comme religion de pure violence et incapable de se prêter à la discussion 4. Mais alors pourquoi reprendre le thème de la puissance de l'Islam? Quant à la conception du (jihad comme lutte personnelle contre l'âme vile, il est certain que, triomphant surtout en Orient, elle a eu des échos 1 Traduction G. "Wiet, op. cit., p. 236. 2 Voir Asin Palacios: El Islam crislianizado (Madrid, 1931, p. 57 et 92 sq). Caro Baroja (op. cit., p. 11) rappelle que certains des sufis les plus fanatiques au Maroc aux XVIe- XVIIe siècles étaient d'origine andalouse. 3 Al-Qurtubî: Al-i'lam bimâ fï dm al-Nasârâ... (éd., trad, et analyse des deux pre mières parties du texte par P. Devillard: thèse de 3° cycle, Aix-en-Provence, 1970, p. 6 et 8). 4 Voir N. Daniel: Islam and the West (Edinburgh, 3° éd., 1966, p. 123-127). 356 DOMINIQUE URVOY en Occident. Ne serait-ce qu'à travers les oeuvres de Gazâlï, qu'Ibn Haldûn lui-même pille sur certains points, tout en se rattachant par sa formation à l'enseignement occidental 1. Mais justement on a pu noter ce que cela a eu d'artificiel: «L'Occident ne parvenait pas à assimiler la mystique à l'Islam orthodoxe par des méthodes pratiques en harmonie avec une intense activité scientifique. Les occidentaux individuels ... ne réussissaient à faire cela qu'en s'assimilant entièrement à la société orientale» 2. De sorte qu'il est clair que l'intelligentsia andalouse (pour le peuple il est bien difficile de savoir s'il était dupe ou non) s'est masqué la réalité. Peut-être même l'alternative énoncée plus haut devrait-elle être repoussée en faveur d'une autre solution: les lettrés et juristes se sont laissés enfer mer dans des thèmes dépourvus de consistance parce que la situation ne permettait pas d'utiliser les autres. Sur ce plan également, comme sur le plan politique et sur celui des doctrines, il y a divorce entre la notion, que l'on n'arrive pas à réajuster, ou alors seulement par une insistance délirante sur son contenu le plus rétrograde et le plus inefficace, et le comportement qu'elle entraine. La comparaison avec l'Orient est, à ce titre, significative. E. Sivan a montré 3 comment de l'autre côté de la Méditerranée, également, l'attaque chrétienne n'avait eu aucune incidence sur la pensée juridique, et comment celle-ci n'avait su intégrer ni l'importance religieuse accordée à Jerusalem, ni celle accordée au martyre volontaire, comme elle n'avait pas su en tirer un accroissement de dignité pour la guerre sainte. Bien plus, les événements, bien qu'ils aient entrainé des discussions entre écoles sur des points précis (ce qui n'a été pratiquement pas le cas en Andalus, à cause du problème de 1' «école dominante»), n'ont pas fait évoluer celles-ci pour autant. Par contre sur le plan politique et sur celui des attitudes, on trouve des différences notables. La première phase de la lutte contre le christianisme y est pourtant bien comparable à ce qui s'est passé en Occident. Après la première poussée, on en reste à une guerre de positions. La propagande hamdâVoir son &ifâ' al-sâ'il li-tahzîb al-masâ'il (éd. par I. A. Khalife, Beyrouth), et J. Pedersen: Le tunisien AbH 'Utmân al-Magribl et le sufisme occidental (Etudes Lévi-Prov., op. cit., t. II, p. 705-716). Le sufi magribin qui incitera les Morisques à respecter les devoirs de Dieu plutôt que d'espérer une aide militaire se référera à Gazâlî (voir plus bas). Pedersen: ibid., p. 716. L'Islam et la Croisade. Idéologie et propagande dans les réactions musulmanes aux Croisades (Paris, 1968, p. 191-195). LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 357 nide elle-même, comme celle des Umayyades d'Espagne, ne vise qu'au t/ihàd défensif et reste liée à la persone du prince, sans dépasser l'exten sionde son émirat et dépendante de ses intéiêts. Celle des Fâtimides n'a de valeur que polémique à l'intérieur de l'Islam, et est sans efficacité. Enfin l'arrivée des Selguqides ne lie pas le (jihâd au combat contre Byzance, mais bien à celui contre les hérétiques ismâ'ïliens, introduisant ici aussi la lutte religieuse entre musulmans. En contrepartie, l'hostilité envers les Chrétiens reste sans caractère religieux et nombre de cas de collaboraiton sont attestés, allant même jusqu'à des conflits entre camps où Chrétiens et Musulmans coopèrent de chaque côté. Mais ici s'introduit l'élément de divergence fondamentale: l'apparition d'un mouvement de restauration religieuse, mouvement «piétiste» f arouchement attaché à l'orthodoxie, et qui orientera son action vers l'i ntérieur au lieu de chercher toujours de l'aide à l'extérieur comme les Espagnols. Né à Damas et à Alep, ce mouvement n'a pourtant pas grande audience au début, bien qu'attaché aux formes institutionnelles d'action. Il faut que le lej oigne celle des princes, en l'occurence ceux d'Alep. Ceux-ci sont d'abord mus par des motifs purement temporels, d'instinct de défense contre l'insatiabilité franque. Mais ils ont l'idée de reprendre, dès 1119, de thème du ïjihâd ce qui îeforce le mouvement piétiste mais a l'inconvénient de mettre malgré eux, les Chrétiens indigènes du côté des envahisseurs. Plusieurs points rapprochent toutefois encore cette phase de celle des Almoravides: cette hostilité gratuite envers les dimmîs, ainsi que l'appel à un souverain étranger (al-Bursuqi de Mossoul) pour remplacer le souvearin local jugé trop faible dans la voie de la guerre sainte. Les Zenguides, par la suite vont se charger de rassembler les di vers éléments, et atteindront leur but quand ils sauront transformer la guerre sainte «en un véritable mouvement populaire» 1. Nûr al-Dîn organise cette peispective nouvelle, où le tjihâd devient un élément central de la vie religieuse, en développant toutes les implications de la notion (en particulier l'idée de martyre), en faissant de l'unité du monde mu sulman sa condition nécessaire, en organisant sa propagande, et surtout en l'insérant pleinement dans le mouvement de restauration sunnite dont il «devient l'aspect externe» 2. Cela devrait permettre une repiise radicale de l'idée, mais des aspects négatifs de cette action la limitent: les besoins de la propagande ne font qu'accentuer la personalisation du §ihâd dans le prince. Cela est efficace Ibid., p. 50. Ibid., p. 59. 358 DOMINIQUE URVOY à court terme, pour susciter l'enthousiasme, mais limite l'extension de l'idée qui, de fait, évolue très peu dans sa présentation, si ce n'est l'ac cent mis sur son aspect «mérite», et non pas seulement «devoir». Quoi qu'il en soit, cette conjonction voulue a des repercussions sur les attitudes non plus seulement du petit groupe réformateur, mais de toute la population. Alors que la poésie guerrière andalouse se cantonne dans la jactance \ l'Orient voit se développer le nombre des poètes de (fihâd. Mais ce qui est capital c'est l'action effective des hommes de religion, non seulement comme poètes, comme propagandistes ou corne observateurs, mais également comme guerriers 2. Or rien ne les attirait particulièrement vers ce rôle. Simplement la fusion entre restauration de l'orthodoxie et guerre sainte, qui a échoué en Occident où les fuqaha' se sont réservées pour la première, laissant et la réalisation institution neldle ece lle-ci et la deuxième à la charge des Berbères, cette fusion a réussi en Orient. Les aspects extérieurs en sont pourtant les mêmes: châtiment des hétérodoxes, application stricte des mesures discriminatoi reneverss les minorités, abolition des impôts non-canoniques, incitation à la révolte des populations dont les princes (en Egypte) ont pactisé avec les Chrétiens 3, soumission du prince à l'égard des hommes de reli gion, au point de faire passer le respect de l'orthodoxie avant même les exigences de la guerre sainte. Une différence importante, cependant: l'appui officiel prend l'aspect en Orient d'une grande diffusion des madrasas, qui n'existents pas en Andalus, et des «couvents» sufis, alors que le sufisme espagnol est suspect au début. Il est possible que les succès de Saladin aient insufflé une vie particul ièràe c ette fusion. Ne changeant rien au système d'idées, il apporte l'exal tation de la victoire, mais c'est une exaltation passagère. En outre, util isant la propagande sur la guerre sainte pour couvrir son action d'unifica tiodnes territoires islamiques, il peut se voir objecter qu'il fait lui-même la guerre à des musulmans. Enfin ses succès même soutiennent un parti qui le sert, mais qui est indépendant de lui et peut faire pression sur lui dans certains cas. De sorte qu'il est conduit à insister sur l'aspect de de voir individuel du (jihâd et sur l'antagonisme religieux. 1 H. Pérès (La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle; Paris, 1937) ne relève aucun caractère religieux dans la partie qu'il consacre à cette question (p. 350-359). 2 Voir Sivan, p. 69 sq., 103, 142 et 179. 3 II y a une curieuse similitude entre l'alliance des FStimides avec les Croisés contre Saladin (cf. Sivan, p. 84) et celle du bâtinï Ibn Qasï avec les Portugais contre les Almoravides. LA NOTION DE ÔIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 359 L'évolution en Orient est donc différente d'en Occident. Après une période similaire dans les deux cas, la Syrie connait un renouveau, mais difficile à maitriser, si bien que la reconquête elle-même apparaît, sur le plan de l'idée, comme une faiblesse: une fuite en avant. La propagande n'a bientôt guère plus d'effet qu'en Andalus, car les pays éloignés s'en désintéressent, et sur place la lassitude se fait sentir. La disparition de celui qui personnalise tout ramène les compromis, coexistant toutefois avec le maintien de la propagande comme justificatrice du pouvoir. Cela ne signifie pas pour autant que la Syrie rejoigne l'état d'al-Andalus, dans la mesure où le courant réformateur subsiste. Il est affaibli par la disparition des princes qui le favorisaient, d'autant plus qu'il ne sait pas concevoir d'action en dehors des institutions. Toutefois il subsiste, et la chute de Bagdad permet une légère reprise de l'idée, surtout que les Chrét iens, d'abord désintéressés, se font les alliés des Mongols. Les Mamlûks peuvent alors exploiter le mouvement avec plein appui des fuqahâ', et on peut même assister à une restauration du tjihâd offensif, et à des phases d'enthousiasme populaire pour le flihâd «multiple»: contre les Mongols d'abord, contre leurs alliés Arméniens, et secondairement contre les Francs, avec des émeutes périodiques contre les dimmis considérés (avec raison pour les Chrétiens, à tord pour les Juifs) comme des collabo rateurs des Mongols. Ainsi, malgré des points communs, et malgré l'aboutissement commun dans la stagnation, l'Orient se différencie d'al-Andalus pour le fiihâd par une beaucoup plus grande capacité de reprise. Même si la guerre sainte se perveitit en élément de légitimation du pouvoir chez les Mamlûks également, même si une littérature de furûsiya (ce qui concerne l'équ ipement et l'entrainement d'un cavalier) témoigne des mêmes faiblesses militaires des deux côtés de la Méditeiranée, même si enfin le défoul ementen vers les «protégés» atteste des mêmes faiblesses psycho-sociologi quil en'ens r,est e pas moins qu'il y a là une plus grande vitalité, attestée par ses reprises successives, et due à l'appui d'une base populaire par l'i ntermédiaire de l'action effective des hommes de religion. * ** Avec les Morisques, on trouve un problème qui ne s'était pas posé avec autant d'acuité à l'Islam auparavant: celui des terres perdues par la religion du Prophète. Celui-ci avait prôné l'émigration (et l'avait lui-même pratiquée, en un sens) plutôt que de vivre sous l'autorité d'infidèles. Les quelques fois où le problème s'est posé, par exemple aux frontières de 360 DOMINIQUE URVOY l'empire byzantin, il l'a été sur des territoires relativement peu étendus et où l'islamisation n'avait pas été pousée (l'Arménie) ou bien dans un contexte de luttes entre seigneurs locaux qui laissait toujours l'espoir d'un revirement prochain de la situation. Avec l'Espagne, il s'agit d'un pays fortement islamisé, d'un territoire étendu et d'une zone séparée géographiquement du reste du dâr al- Islam et par suite moins sujette aux fluctuations de pouvoir. Nombreux sont ceux qui ont émigré selon l'injonction de la Loi ou bien par contrainte. Mais les distances étant si longues, les différences d'avec les milieux musulmans les plus proches si réelles 1, beaucoup ont préféré rester dans l'espoir soit qu'ils pourraient s'adapter, soit que la situation deviendrait meilleure 2. Chez des croyants perdus au milieu d'une majorité d'infidèles, et chez des gens convertis de force, qu'est devenue l'injonction au gihâd^ Don Içe de Gebir, «alfaqui mayor et mufti de la Aljama» de Segovie, dans sa «Suma de los principales mandamientos y devedamientos de la Ley y Çunna» 3 de 1462, traite sans sourciller du problème: Alors que les Chrétiens considéraient tous les Musulmans comme identiques les andalous avaient parfaitement conscience de ce qui les différenciait des magribins ou autres. Nûfiez Mulay (voir K. Garrad: The original memorial of Don Franc isco Nûnez Muley; Atlante, vol. II, n° 4, 1953, p. 211 et 215) dit: «... el âbito y traxe y calçado no se puede dezir de moros, ny es de moros. Puédese dezir ques traxe del rreyno y prouincia, como en todos los rreynos de Castilla y los otros rreynos y prouinçias tienen los traxes diferentes uno de otros, y todos cristianos; y ansi el dicho âuito y traxe deste rreyno (es) muy diferente de los traxes de los moros de aliende y Berberia y alla, también en muy grandes diferençias de un rreyno a otro, lo que traen en Fez no lo traen en Estremeçen por el todo, y en la Turquia muy diferentes del todo, y todos moros; de manera que no se puede afundar ny dezir que el traxe de los nueuamente conuertidos es traxe de moros; ni se puede afundar, pues los cristianos de la santa casa de Jeresulon y todo ese rreyno de cristianos y dotores délia, como se an bisto en esta çibdad (los) que se vinieron a elle en âbitos y tocados como los de aliende, y no en castellano, y son cristianos»... «Y esto hallarà Vuestra Sefioria, que los estrumentos y zanbras desde rreyno no es como los de Fez ni aliende ni en toda Verberia ni los de Turquia, sino en muy grandes diferençias, estrumentos de otros y cantares de otros.» Le vieux thème de l'appel au Roi par dessus les fonctionnaires bornés ou mal intentionés se retrouve chez les Morisques. Voir leur plainte de 1526, qui conduit à ce résultat paradoxal: reconnaissant que ce sont les mauvaises actions des Chré tiens qui ont fait que les Musulmans ne se sont pas convertis, la commission ad hoc en conclut qu'il faut interdire la langue arabe, les vêtemens traditionnels et les bains, ordonner de ne célébrer leurs fêtes et vendredi que portes fermées, etc. (Caro Baroja: op. cit., p. 19.) Malgré cela Nûnez Mulay lui-même répétera: «Y Vra. Sra. sabra que no ay linpieza en toda la justiçia deste rreyno ny en sus ofiçiales, sino es en esta rreal audiençia donde V. Sa. rresyde y en los oydores y sus ofiçiales, y no es mâs» (op. cit., p. 219). Edité par la Real Acad. Hist. (Madrid, 1853), avec un autre texte mudejar, sous le titre: «Tratados de legislaciôn musulmana». LA NOTION DE GIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 361 — 1) Le fiihâd et le «maintien des frontières» est un devoir; — 2) les adversaires doivent être sommés (sauf si ce sont eux qui commencent les hostilités) de se convertir ou de devenir tributaires; — 3) on ne peut fuir si les adversaires ne sont pas plus de deux fois plus nombreux que les musulmans, sous peine de péché mortel; — 4) des personnes qui ne doivent pas être tuées; — 5) du butin et de son partage; — 6) celui qui dépend de ses parents doit obtenir leur autorisation pour faire la guerre sainte; — 7) des captifs et du statut de celui qui s'est converti avant que son parti ne perde la bataille; — 8) le musulman peut avoir un captif musulman noir ou basané, mais non blanc. Quoique succintement indiqués, les principaux aspect du problème y figurent, et même ce qui concerne les gains est légèrement plus développé que le reste. La même attitude se retrouve dans un texte juridique morisque *: — 1) Comme précédemment avec la précision que c'est un devoir pour tout le monde; — 2) comme précédemment sauf l'incise; — 3) détail des taxes à payer par les tributaire; — 4) devoir de combattre ceux qui refusent l'appel à la conversion; — 5) comme précédemment à l'item 3); — 6) comme précédemment au même item, sauf en cas d'attaque brusquée de l'ennemi et si les parents s'opposent à la Loi; — 7) comme précédemment à l'item 4); — 8) comme précédemment au même item. Bien sûr ces textes n'appartiennent pas à la littérature des grands ouvrages juridiques. Ils seraient plutôt à rapprocher de la Risâla d'alQayrawâni 2 et sont comme elle des «catéchismes». Le contenu en est d'ailleurs à peu près identique sur ce point. Mais ils montrent que le désarroi des juristes du temps du pouvoir musulman est encore le fait de leurs successeurs soumis aux Chrétiens: ils ne se rattachent pas à l'idée d'Ibn Hazm que l'injonction est levée tant que les conditions ne le permettent pas, et se sentent tenus de la mentionner. Mais comme ils ne peuvent insérer dans ce genre de texte les développement concernant 1 B. N. Paris, mss. esp. 397, ch. XII, fols 38 r, 41 r. Ce texte m'a été aimablement communiqué par M. Cardaillac. 2 Ed. et trad, par L. Bcrcher: Biblioth. Arabe-Française, v. III, 5a éd., Alger, 1960. 24. — Mélanges. 362 DOMINIQUE URVOY l'aspect militaire du problème, développements qui seuls, désormais, donneraient sens à la notion dans ces circonstances, celle-ci prend un aspect très net de ressentiment. Il est également possible que ce soit l'absence de tout pouvoir officiel musulman, condamnant toute entreprise de jjihâd à n'être qu'une ré volte populaire qui ait conduit les juristes mudejars et morisques à omettre en général toute règle concernant les questions militaires. Les textes cités plus haut pourraient alors être interprétés comme un rappel des limites à ne pas franchir et Us rejoindraient d'autres textes purement religieux visant à ramener l'idée à sa plus haute signification. L'un de ces textes \ par exemple, mentionne la guerre sainte parmi les mande ments de Dieu, qu'il détaille un à un. Il s'efforce de lui garder tout ce caractère de transcendance: le §ihâd est le droit de Dieu; il convient de se vendre pour sa cause, obtenant en contrepartie le paradis; il est ainsi lié à la promesse de Dieu, promesse attestée par la Torah, les Evangiles et le Coran; ainsi il vaut par lui-même, et le prédicateur de citer deux paroles du Prophète incitant à rester dans le combat lui-même, sans rien dire des bénéfices temporels. Toutefois, qu'ils suivent la mentalité populaire, ou à plus forte rai son s'ils s'y opposent ces textes témoignent du fait qu'a leur époque le processus de dégradation que nous avons observé sur le plan politique, sur celui des doctrines et sur celui des attitudes, trouve sa conclusion logi que, sans le moindre espoir de redressement. D'autant plus que plusieurs documents attestent que même à l'extérieur de la péninsule cet abou tissement apparait comme inéluctable. Les thèmes de ces textes d'«accomodation » méritent d'être soulignés. C'est tout d'abord le problème du droit de rester sous domination nonmusulmane. Un texte du mufti 'Abd Allah al-'Abdusï 2 de Fèz (m. 1445) justifie sur ce point les mudejars: le musulman a le droit de rester sous domination chrétienne si le déplacement comporte trop de danger pour le sujet et sa famille. C'est là le recours le plus grand, en la matière, à la doctrine mâlikite de Yistislâh. En outre il reconnaît comme valide l'investiture par la communauté, ou acceptée par elle, des fonctionnaires musulmans désignés par le pouvoir du moment, ainsi que leurs actes juridiques. Ce texte est le plus ancien que l'on connaisse sur ce sujet dans le mâlikisme. Il suppose un assez grand décalage temporaire entre l'ap1 Voir P. Longas: Vida religiosa de los Moriscos (Madrid, 1915), p. 192-193. Il s'agit d'un sermon. 2 Cité par L. L. Mercier, op. cit., p. 59 sq. LA NOTION DE ÔIHAD EN ESPAGNE MUSULMANE 363 parition du fait et sa justification, mais du moins celle-ci est fourni. Par la suite subsistera toujours l'idée que «le dâr al-Islâm, envahi par des conquérants non-musulmans, ne cesse pas d'être dâr al-Islâm, tant que l'oppression religieuse ne vient pas s'ajouter au fait de la conquête» 1. En fait cette accomodation soulevait deux problèmes: — la question de la défense de cette portion perdue du dâr al-Islâm. Elle a été résolue par une simple constatation de fait érigée en norme: la suspension indéfinie du principe de continuité de la guerre sainte (non le précepte lui-même). Mais cela laissait la voie au détour psychologique de la soumission à la volonté divine, mais avec la ferme conviction que ce n'était qu'un état transitoire avant le triomphe de l'Islam. Par suite, si l'Espagne n'a pas connu comme d'autres régions ces succès périodiques de l'idée mahdiste, elle a connu les périodes d'exaltation collective à l'idée d'un secours possi bl—e ; la question de la conduite à tenir en cas de persécution religieuse: re prise automatique du fiihâd, ou continuation du processus d'accomodation? Assez rapidement cette solution trouve des partisans. Dès le début du XVIe siècle, le mufti d'Oran envoit une fatwâ aux andalous persécutés pour leur indiquer dans quelle mesure la dissimulation est valable 2. Il ordonne de respecter toutes les prescriptions religieuses mais donne à chaque fois une indication pour éviter de se faire prendre. Si on est forcé d'accomplir un acte contre l'Islam (reniement, affirmation fausse envers Muhammad, Jésus ou Marie...), on peut soit le faire en restant convaincu que c'est faux, soit user d'un stratagème psychologique pour détourner le sens de la phrase. Il ne parle pas du fiihâd 3, mais dit dans sa conclusion: «pour moi je prierai le Très-Haut qu'il fasse tourner le cours du destin en faveur de la religion de l'Islam, jusqu'à ce que vous puissiez adorer Dieu publiquement, sans blâme ni crainte aucune, grâce à l'alliance des seigneurs Turcs». (Ce passage qui ne se trouve pas dans tous les manusc ritsa pu être ajouté lorsque le texte a été transmis aux morisques de Valence et de l'Aragon.) Pour ce qui est de la dissimulation (taqîya), bien que prônée surtout par les si'ites et peu utilisée en Espagne, elle n'y était pas une notion tota lement inconnue. Non seulement certains mystiques hétérodoxes en 1 Ibid., p. 75. 2 Voir P. Longas: op. cit., p. 305-307; J. Cantineau: Lettre du Moufti d'Oran aux Musulmans d' Andalousie (Journal Asiatique, janv.-mars. 1927), texte bien meilleur que celui donné par P. Longas; L. P. Harvey: Crypto-Islam in sixteenth century Spain (Primer Congreso de Estudios Arabes e Islâmicos, Madrid, 1964, p. 163-178), éd. crit. 3 II ne parle pas non plus du jeûne ni du pèlerinage alors que le sermon cité plus haut y exhortait. 24*. — Mélanges. 364 DOMINIQUE URVOY avaient usé mais le grand théoricien du littéralisme lui-même, Ibn Hazm avait noté les conditions dans lesquelles le mensonge était possible et même louable 1: notamment — quand un musulman poursuivi injustement par un tyran parvient à se cacher et si on demande où il se trouve lui ou ses biens; — dans la guerre contre les polythéistes comme moyen stra tégique pour détruire l'adversaire et en libérer des musulmans. Mais il reconnaissait également que le Prophète avait déclaré licite la simulation de l'infidélité dans certains cas exceptionnels, quoiqu'il l'ait condamnée dans la plupart des circonstances 2. Quant à l'alliance avec les Turcs, on a effectivement souligné les con cordances entre certains soulèvements et des menaces de la flotte otto mane. Les Morisques, semble-t-il; étaient presque tous descendants d'indigènes islamisés. Ils se sentaient espagnols. Mais le fait même que l'on ait voulu les expulser prouve que, malgré cela, ils étaient étrangers, sinon racialement, du moins comme civilisation et comme religion irr éductibles 3. D'où la tendance des Chrétiens à les soupçonner toujours d'intelligence avec l'ennemi (musulmans mais aussi protestants) 4, soupçons justifiés dans une certaine mesure 5 mais non totalement. Il semble bien que Philippe II lui-même ait fini par attacher peu d'importanc eà une un ion possible des Turcs et des Morisques de Valence 6. Ce qui compte le plus pour notre sujet c'est que ce soutien extérieur ait relancé la question du fiihâd. Au XVIe siècle les Arabes l'abandon nendétfin itivement, comptant que les Turcs le reprendront. Mais les Fisal (éd. du Caire), t. III, p. 109-110. Ibid., p. 111. Voir F. Braudel: «La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II» (Paris, 1949, p. 592-593). Voir J. Reglâ: Estudios sobre los moriscos (Valence, 1964), ch. II: La cuestiôn morisca y la coyuntura internacional en tiempos de Felipe II. Ibid., p. 146, 151-152. Caro Bajora: op. cit., p. 187 sq. Déjà l'«.Historia» du Valencien Vicente Roca, de 1555, traite de la propagande des Turcs. La tendance des Andalous à demander secours aux Ottomans est assez ancienne puisqu'on possède un poème dans ce sens envoyé à Bâyazid II, soit dans les 20 ans qui ont suivi la chute de Grenade. (Cf. J. T. Monroe: A curious morisco appeal to the Ottoman Empire; Al-Andalus, 1966, p. 280-303). Ce texte est par ailleurs extrêmement intéressant en ce qu'il résume tous les cas de conscience posés aux morisques par leur situation. Par ailleurs, s'il y a eu des rapports avec les protestants ou avec la France, cela soulève le problème de l'utilisation de non-croyants dans le flihâd. Nous avons vu que yalïl b. Ishaq la condamne. Mais les Mérinides l'ont pratiqué sans vergogne, et Ibn Hudayl par la suite hésitera à se prononcer (cf. /' ornement ..., op. cit., p. 194). Voir Reglâ: op. cit., le texte cité, p. 157. Voir aussi D. Cabanelas: Proyecto de alianza entre los sultanes de Marruecos y Turquia contra Felipe II (Miscelânea de, Estudios Arabes y Hebraicos, 1957, p. 57-76). LA NOTION DE GIHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 365 succès de ceux-ci, commencés au XIIIe siècle, s'anêtent précisément à cette même époque. On se trouvera ainsi dans une impasse où les idées les plus folles pouvent jaillir. Par exemple au début du XVIIe siècle, un morisque expulsé en 1610, al-Ra'ïs Ibn Gânim, compose à Tunis, en aljamiado, un ouvrage sur les armes à feu 1. Un autre morisque, al-&ihâb al-Hagarï, enfui d'Espagne 11 ans avant l'expulsion et d'abord réfugié au Magrib, le rencontre et s'enthousiasme pour l'ouvrage qu'il traduit en arabe. Par ailleurs ce traducteur s'est efforcé de convaincre le sultan du Maroc de reprendre le ïfihâd. Mais contrairement à toute attente, ce n'est pas en s'appuyant sur cette science des armes à feu qu'il introduit dans le monde magribin. Cet argument qui aurait une grande force du point de vue de l'efficacité se voit préférer un autre, tout à fait dans la mentalité des guerriers arabes, mais sans aucun rapport avec l'état des forces adverses: al-Hagarï affirme qu'il connait bien la topographie de l'Andalousie et qu'elle se prête très bien à l'utilisation militaire des 26.000 chevaux que possède le sultan. C'est là la conséquence logique de ce repli sur eux-même des lettrés et de leur incapacité à regarder en face l'adversaire. Aussi vaut-il mieux considérer pour le moment les réactions populaires, indépendamment des rêveries de tel ou tel. Elles se résument à une série de soulèvements con sécutifs aux excès des Chrétiens: — contre le processus de conversion for cée instauré par Cis"neros dans la région de Grenade après 1499; — contre l'abolition solennelle du culte musulman en Aragon et Valence en 1518: les soulèvements de Benaguacial et de la Sierra de Espadân; — contre la pragmatique de 1567: la guerre de 1568-1570. C'est en fait celle-ci seule qui renoue avec le thème du Qihâd. Encore que le bandolérisme des irréductibles réfugiés dans les régions monta gneuses soit parfaitement en accord avec la pratique militaire du ribât: l'attaque surprise suivie du repli 2. Mais la guerre de Grenade, comme l'a souligné J. Caro Baroja, se caractérise dès le début de 1569 par son aspect essentiellement religieux et par une forte tendance à restaurer toutes Voir Muh. 'Abd Allah 'Inân: Min turât al-adab al-andalusî al-murîskî: Kitâb al'iz wa-l-rif'a wa-l-manâfï li-l-mugâhidïn fî sabîl-llâh bi-l-madâfï (Rev. Inst. Eg. Est. Islam. Madrid, 1971). (L'ouvrage n'est connu actuellement que dans sa tra duction arabe.) Technique favorite des Arabes, et qui a marqué l'esprit de leurs adversaires; cf. J. Oliver Asin: origen arabe... (op. cit.). Voir aussi Ibn Hu&ayl (op. cit.) ch. XII à XX. Les morisques de la guerre de Grenade l'ont systématiquement suivi, considérant toute autre comme innovation coupable. C'est sans résultat qu'Ibn Umayya a essayé d'organiser les insurgées en compagnies divisées en escadrons de 10 personnes, avec une hiérarchie militaire, comme chez les Chrétiens (Caro Baroja). 366 DOMINIQUE URVOY les valeurs de la culture musulmane traditionnelle 4. Ce sont d'abord des actes religieux positifs, pour restaurer les pratiques interdites. Ce sont aussi des actes de persécution des Chrétiens qui ne renient pas leur foi, de destruction systématique de tous lieux de culte, d'acharnement par ticulier contre les objets et les images, de parodie et de caricature des rites et croyances chrétiennes. Ce sont enfin des gestes comme la reprise des vêtements interdits. Caro Baroja a émis l'hypothèse que l'acharnement contre les images des saints serait celui qui a lieu contre des êtres con sidérés comme réels mais hostiles et protecteurs du groupe ennemi. De toute façon les actes mentionnés plus haut ont un net caractère d'affi rmation de 1' «en-groupe», par opposition à1' «hors-groupe». Mais il est un point par lequel cette réolte fait plus que viser àl'a ffirmation d'identitéd'une catéorie brimé, et rejoint l'attachement àla communautéreligieuse, c'est le fait que les Morisques restent fidèes àla pratique de la sommation de l'ennemi àse convertir. Etant eux-mêe perséuté, ils ne sont plus tenus àle faire avant le combat, d'autant plus que cela suppose que les adversaires ont déàentendu parler de leur reli gion. Mais ils le font envers les prisonniers, et ne les suplicient qu'aprè leur refus. En contrepartie cette situation de lutte àoutrance a certa inement gêédans l'application rigoureuse des injonctions de la Loi, et les musulmans ont dûaller plus loin qu'il n'éait permis dans les actions contre les lieux de culte et dans celles liés au problèe de la faim: ravage des champs et incendie des cééles, destructions des moulins et vol du béail. Ces excè sont difficiles àappréier et peuvent êre justifié par les circonstances. Ils n'en téoignent pas moins d'un relatif éoignement des croyants vis-àvis de la Loi, non pour les actions elles-mêe, licites dans la mesure oùelles déruisent la puissance de l'adversaire, mais pour ce qu'elles sont en fait brutalité pures dictés par le déespoir. Les textes cité plus haut sont peut-êre destiné àéiter cet éoignement mais sans doute inefficacement, d'autant plus qu'aucun pouvoir politique ne peut les sanctionner. C'est pourquoi tel marabout magribin peut érou verle besoin de rappeler àl'ordre ses corréigionnaires insurgé: que la guerre reste juste, ne dééèe pas en haine privé et n'entraine pas à des actes contraires àla Loi de Dieu, car cela se retournerait contre les Musulmans 5. * ** Op. cit., p. 175-178. Voir: Sumario érecopilaciô de todo lo romançdo por mi, el licenciado Alonso del Castillo, 1575 (Memorial Histôico Espanol, Madrid, 1852, t. III, p. 69). LA NOTION DE ÔH EN ESPAGNE MUSULMANE 367 L'analyse de la conception du ijihâ chez le$ Morisques confirme le sens de son éolution durant la domination musulmane: l'idé reste éartelé entre, 1) l'aspect juridique, qui est susceptible d'accomodations de déail, mais non de reprise radicale, àla façn dont Muhammad avait éaboréla notion sur la base d'une situation de fait. Le caractèe «idélogique» de la notion apparait donc dè la deuxièe phase de la péiode musulmane, celle de l'arrê dans le mouvement de conquêe, et ne fait qu'aller en s'accentuant; 2) l'aspect «arabe» que son origine lui a donné Aspect beaucoup plus conservateur que le prééent, et d'em blé purement «idélogique» par son attachement nostalgique àl'univers des rezzous béouins; 3) l'aspect communautaire qui a, lui, àl'origine, un contenu purement «utopique». Ce contenu est considéablement affaibli par la pratique de la fixation de la guerre sainte sur un titre (califal ou autre) et, àplus forte raison, sur un groupe social (tribu). Il ne disparait pas tout àfait cependant et reste ambigu, pouvant êre largement r ecouvert par le deuxièe aspect. Comme nous l'avons signalé il y a eu des tentatives pour surmonter cet éartèement. La plupart du temps, c'est par une réuction au mi nimum. Les pouvoirs politiques coupent la notion de la pratique: àla premièe ils laissent suffisamment de caractèe utopique pour en tirer le bééice d'un surcroit de combattants, de dons ou d'ardeur; pour la deuxièe, ils la cantonnent sur cette bande de terrain commune aux deux premiers aspects, englobant les ambiguïé de l'idé de «devoir communautaire» et le bééice àcourt terme de la conception arabe du combat. Les hommes de religion agissent de mêe, mais sont, quant à eux, tiraillé entre la fixation des limites, qui est leur office et leur raison d'êre, et la nostalgie de l'arabisme. Le réultat en est une curieuse in flation des rèles concernant le partage du butin, inflation dont on re trouve encore des traces alors mêe qu'elle n'a plus aucun rapport avec la rélité A ce moment-làl'aspect utopique du fyihâ est totalement recouvert, et la notion peut se voir substituer n'importe quel contenu. C'est ce que sentent certains mutakallimû et sufis qui essaient d'y éhapper soit par l'idé de controverse policé, soit par celle d'amour universel. Mais cela ne peut que combler un vide d'idé, non supprimer la tension psychologique àlaquelle correspond ce vide. Cette tension psychologique, que l'histoire n'a pas pu rérienter en Andalus comme elle l'avait fait (et encore, partiellement) en Orient avec les Croisades, se manifeste dè la crise du califat et se voit progressivement laisser libre cours au long des XIIe-XIIIe sièles, dans la mesure oùles Espagnols prennent l'habitude de s'en remettre systéatiquement aux magribins des intéês de leur religion. Gardés ainsi en vase clos, on ne 368 DOMINIQUE URVOY s'éonne pas de la survivance de certaines idés: par exemple le type de cosmologie ahurissante que rapporte déàIbn Hazm x se retrouve dans la léende moiisque de Bulugia. A plus forte raison y retrouve-t-on des thè mes communs àtout sufisme hééodoxe, tels celui de yidr, ou celui de la montagne de Qaf. La pratique de la prophéie, déàsi réandue chez les mystiques 2 devient monnaie courante dè que s'ajoute le déespoir. Alonso del Castillo a rapportéplusieurs de ces prophéies 3: le ton y est caractéistiquement apocalyptique. S'y mêent les rééences à Daniel, àMuhammad et à'Ali. N'y manquent pas les apparitions de co mèes eu autres signes. Mais aussi on trouve vivante l'idé que les dé boires des musulmans sont le châiment que Dieu leur envoit pour êre soitis de la voie droite. Que par suite rien ne peut les sauver, si ce n'est Dieu lui-mêe qui, lorsque les souffrances de ses fidèes seront arrivés au point extrêe, renversera alors complèement la situation et éablira sans partage le rène de sa Loi. Que le ton soit àl'angoisse ou àl'espéance, que le salut soit considéécomme proche ou comme devant suivre de nomb reuses tribulations encore, c'est malgrétout l'idé qu'il faut s'abandonner au déoulement de l'histoire qui domine. Dans l'esprit de la plupart, les musulmans andalous ont perdu l'initiative et ne sauraient la reprendre. Aussi les Chréiens ont-ils beau jeu d'utiliser àleur propre fin cette littéature. Alonso del Castillo, non content de réuter telle prophéie favorable aux Morisques, leur oppose sa propre interpréation d'un pas sage coranique ou mêe d'une autre prpphéie populaire, pour justifier la domination des Castillans 4. L'apparition d'une littéatuie eschatologique, facile àretourner, est d'ailleurs un phéomèe caractéistique de ce genre de péiode. Les Chréiens de Syrie ont eu la mêe réction en face de la domination islamique 5. Citépar Dozy: Hist. Mus. Esp. (Leyde, 1932, t. II, p. 278): le monde situéentre les cornes d'un taureau, etc. Ibn Barragâ s'en éait fait une spéialité Ibn 'Arabîs'en remet totalement aux préictions qui lui sont faites. Voir le chapitre qu'Ibn yaldû consacre aux tech niques de préiction ( Mugaddima, op. cit.), en particulier la za'irga d'Abû1'Abbà al-SabtT. Sumario érecopilacion... (op. cit.) p. 80-96: trois pronostics arabes traduits par A. del C. sur l'ordre du Saint Office. Ibid., p. 16-18. A. Abel: Changements politiques et littéature eschatologique dans le monde musulmam (Studia Islamica, II, 1954, p. 23-44). Le thèe constant est: «les circonstances où nous vivons iront en s'aggravant de façn continuelle, jusqu'au jour oùla venue d'un Prince préestinéou d'un chef donnépar la Providence rendra au peuple, injustement opprimé qui adore le vrai Dieu, quel qu'il soit, la revanche que mé ite, seul, ce culte» (p. 24). LA NOTION DE GIH EN ESPAGNE MUSULMANE 369 Dans un tel climat de formules juridiques scléosés et de rêeries où triomphe le ressentiment, la voie est ouverte àtoute forme de syncré tisme qui pourra concilier la tranquilitéphysique (succéanéde l'aspect séurisant du ritualisme) et l'espoir de retrouver la position dominante perdue. Les fameux «libros plûbeos» du Sacro-Monte de Grenade en donnent un bon exemple: exellence des Arabes, déenseurs et propagat eurdse l'Evangile (6° texte); c'est un arabe qui doit interpréer la «Cer titude de l'Evangile» devant le Concile (ibid.); grand avenir des Arabes et de leur langue (9° texte); description par la Vierge, en arabe et avec de nombreuses citations du Coran et de la Sunna, du paradis (11° texte); aprè la cruxifixion, Dieu aurait repousséles Juifs et préééles Arabes, choisi leur langue comme véicule pour sa rééation finale, et Saint Jac ques aurait lui-mêe ééporteur d'un livre en arabe; mêe quand les Turcs dirigeraient l'Islam, les Arabes recouvreraient l'hééonie et seraient les protagonistes d'une nouvelle rééation, ce qui amèerait une éoque messianique pour les Morisques, auxquels tout le monde ren drait hommage 1. A un niveau plus banal, l'usage des talismans, connu éalement des Chréiens, prend un aspect effrééchez les Morisques: presque tous les actes de la vie sont garantis par un rite magique 2. Cette tendance au syncréisme est caractéistique des réions frontièes du dâ al-Islâ. Le cas est particulièement frappant avec la diffusion de la secte des Bektachis dans les Balkans, secte qui a fait coexister une doc trine englobant des ééents chréiens et une pratique de luttes extr êement cruelles entre villages des deux religions, principalement en Albanie. En Afrique Noire, par contre, l'Islam, implantépourtant depuis longtemps, a pris un aspect propre de technique vivifiante et séurisante, excluant tout problèe de véitéet entrainant une toléance faite sur tout d'indifféence doctrinale, ce qui n'empêhe pas un sens trè aigu d'appartenance sociale, incarné dans les confréies3. L'Islam indien, pour sa part, a ééhistoriquement liéàdes luttes religieuses extrêe menvti olentes. Ses rapports avec l'Espagne musulmane n'en sont que D. Cabanelas: El morisco granadino Alonso del Castillo (Grenade, 1965), en particul ielres chap. 9 et 10. Un autre exemple syncréisme est donnépar la poéie: cf. M. Manzanares de Girre: Textes aljamiados. Poesia religiosa morisca (Bull. Hisp., LXXII, n° 3-4, p. 311-327). Garo Baroja, ch. IV, § 3. Cela est significatif d'une peur devant l'inconnu et d'un effort pour «réoudre l'historicité» par la répétition (voir E. de Martino: Italie du Sud et magie, trad, fr.: Gallimard). Voir Aymar de Champagny P. B.: Négro-africanité de l'Islam malien (Vivant Univers. Vivante Afrique, n» 267, mars-av. 1970, p. 14-20). 370 DOMINIQUE URVOY plus significatifs. Le déroulement historique est différent dans les deux régions: conquise par les Arabes en même temps que l'Espagne, l'Inde voit son domaine musulman s'accroitre, vers les années 1000, mais sous l'action des Turcs iranisés, et plus tard des Mongols convertis. Bien que connaissant l'opposition aux Mongols encore payens et à leurs compatriotes hindous, les Indiens sont donc dans une situation un peu différente de celle des andalous, ce qui explique qu'ils n'aient pas cherché à avoir de rapports avec eux. Pourtant il y a entre eux suffisamment de points communs pour qu'une pensée comme celle d'Ibn 'Arabï s'implante en Inde, d'abord compensée par un fort courant orthodoxe, puis de plus en plus triomphante au fur et à mesure que l'Inde retrouve la même situation que l'Espagne. En particulier la doctrine du qutb (pôle) sufi est bien accueillie par les mouvements mystiques qui visent à une sou veraineté spirituelle, en même temps que l'ensemble de son optique permet des accomodations avec les doctrines védantiques. Cela crée un climat commun à la faveur duquel l'Inde moderne découvre ses propres problèmes dans l'histoire d'al-Andalus et se réconforte en mettant en avant l'influence culturelle de ce pays sur le monde chrétien. L'apolo gétique permet ainsi de compenser le recul présent 1. A ces deux extrémités du monde islamique, par conséquent, des mécanismes sociologiques sem blables ont eu des résultats semblables. Mais sur le plan des attitudes seulement, car le hanafisme indien a su tenir compte de l'histoire, au XIXe siècle, là où le màlikisme andalou, jusqu'au XVIe siècle, n'a pas su le faire. Les jurisconsultes hanafites ont déclaré qu'un pays ne devenait dâr al-htarb (région où la guerre sainte est un devoir) après avoir été musulman que si: 1) des lois non-musulmanes y sont imposées, 2) le pays est complètement entouré d'autres pays dont chacun est un dâr al-harb, 3) les musulmans ne peuvent pas vivre sous le noveau régime avec la même sécurité qu'avant. Autrement dit ils ont su accepter ouvertement ce que les Andalous avaient dû acepter mais sans vraiment se l'avouer. Bien plus (laxisme ou lucidité?) les théologiens de Lucknow sont allé jusqu'à pro clamer que le (fihâd n'était légitime que s'il avait des chances de succès 2. 1 Voir E. I. 2: art. Hind, § V, et Aziz Ahmad: Islam d'Espagne et Inde musulmans moderne (Eludes Lévi-Prov., op. cit., t. II, p. 461-470). 2 Voir Freeland Abbott: The transformation of the jihad movement (The Muslim World, oct. 1962, p. 288-295). LA NOTION DE &IHÂD EN ESPAGNE MUSULMANE 371 D'après l'exemple d'al-Andalus il apparait que le tfihâd est à la fois un élément très fort de l'entreprise de Muhammad, et un élément très faible. En l'intégrant à la doctrine le Prophète donnait directement prise à l'Islam sur le monde arabe, monde auquel il s'opposait si radicalement par son universalisme 1. De ce point de vue-là, on peut donc interpréter le fyihâd en termes fonctionalistes. Mais non d'un fonctionalisme immédiat. La notion n'a. pas de fonction par elle-même, mais c'est son insertion dans le système d'idées, l'achèvement de celui-ci par elle, qui est fonctionnel. C'est pour quoi elle est d'emblée ambiguë, le Prophète lui-même interprétant cette idée générale d'«effort» dans des sens différents selon les catégories sociales: guerrieis et gens d'étude. Dans le même sens on y trouve ce caractère à la fois conservateur des valeurs tribales et utopique-universaliste. L'ambigûité est ici un facteur favorable à l'intégration du plus grand nombre possible de données. A la limite donc, la fonction première est purement idéative. Ce n'est que par voie de conséquence qu'on ob tient ce qui est si caractéristique de l'Islam: les éléments ainsi intégrés sont du même coup dirigés dans le sens de l'expansion de la nouvelle religion. Mais cette ambigùité, favorable au début, s'avère défavorable dès que le premier élan est brisé. Quand il est réduit à la défensive, l'Islam est menacé d'éclatement. Cela prend d'abord un aspect social: la remise en avant des particularismes, la prétention que tel groupe constitué ind épendamment de l'Islam incarne mieux que tout autre les valeurs de la communauté, et par suite le simple chauvinisme. On a alors affaire au processus inverse de celui du début et cet éclatement social influe sur le système idéel: l'idée d'effort dégénère en hostilité exacerbée envers 1' «hors-groupe», tandis qu'inversement celle d'universalisme dégénère en syncrétisme 2. 1 Voir M. Rodinson: Mahomet (Paris, 1967). 2 Un bon exemple de cet écartèlement se trouve chez Nûnez Mulay lui-même: d'une part il souligne que les musulmans sont plus ouverts que les chrétiens (op. cit., p. 216: les noces musulmanes reçoivent des convives chrétiens, non l'inverse), et de l'autre il défend violemment l'usage de l'arabe, lors même qu'il reconnait que cette langue disparait de l'usage («que personas ynfinytas aurân y ay, en las vilas y lugares fuera de esta çibdad, y aûn dentro en ella, que aûn su lengua arâviga no la açiertan a hablar sino muy diferentes unos de otros, y no es en su mano poder mâs por la usansa y lo que an acostumbrado» (p. 222). Pour s'opposer à l'interdiction de cette langue, il reprend spontanément les thèmes traditionnels: «Por que causa a de consentir Su Magt. que aya tan gran novedad e perdiçiôn, pues no rresulta dello ningun buen fruto?» (p. 224