Agnès Vandenbusshe - Fifty One Nord de France

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Amitié, estime, tolérance (par Agnès Vandenbussche)
Amitié, estime, tolérance. Quand Agnès (Marras) m'a
demandé de réfléchir à ces trois termes, la première chose qui
m'est venue à l'esprit, c'est : quel beau rythme ternaire ! Le français
aime bien ce rythme : il colle bien aux mots et au palais. Amitié,
estime, tolérance. A première vue, ça sonne plutôt bien !
Toutefois, là n'est pas le seul commentaire qui m'a aussi
d'emblée paru évident. Et je dirais que si le premier m'amuse, le
second nous plonge dans le vif du sujet. Mais quel ambitieux projet
vous avez là, Messieurs-dames !
Agnès demande à une autre Agnès si tout cela est encore
d'actualité. A question simple, réponse... plus compliquée ? A voir.
à cet instant, je voudrais capter un moment votre attention
pour réfléchir, avec vous, à ces trois mots. Ils forment votre devise
et qui dit devise, dit un peu ligne de conduite, objectif, valeur à
promouvoir... mais j'anticipe un peu sur le programme et je reviens
donc sur le droit chemin.
Certains d'entre vous connaissent mon goût prononcé pour les
mots et aussi, pour leur origine. Et, pour le coup, il me semble utile
de revenir aux bases.
Le dictionnaire dit du mot « amitié » qu'il s'agit d'un sentiment
d'affection, de sympathie qu'une personne éprouve pour une autre.
Il ajoute que le lien ainsi créé est généralement réciproque.
Les dictionnaires sont souvent si remplis de clarté qu'ils en
deviennent parfois éblouissants, et par là même, parfaitement
obscurs. Je ne dis pas qu'ils ont tort, et voilà une définition fort
juste, fort pratique du mot « amitié ». Après tout, les dictionnaires
ne sont pas non plus là pour épiloguer, sinon, on n'aurait pas fini.
Alors, comment définirions-nous autrement l'amitié ? Qu'est-ce
que l'amitié sinon une forme d'amour, une relation de confiance,
d'égal à égal, une envie d'être ensemble et de partager – des
moments, des rires, des pleurs, des pensées.
Amitié et amour, comme chacun sait, vient du même mot latin :
le verbe « amo ». Il serait d'ailleurs assez amusant de faire une
petite comparaison.
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La parenté qui lie les mots français « amour » et « amitié » est
évidente.
En anglais par exemple, les choses sont moins claires.
Aimer se dit « love » mais amitié « friendship » : nos très chers
voisins, et ça n'est pas une surprise, n'ont a priori pas la même
vision du mot « amitié » que nous. Si le français insiste sur le
sentiment, le mot « friendship » lui a pour parent un tout autre mot,
qui a un tout autre sens : le mot friend a rigoureusement la même
racine que le terme « free », qui signifie « libre ».
Que dit le sens commun, déjà ? On ne choisit pas sa famille,
mais l'on choisit ses amis ? A priori, les anglo-saxons, ou tout du
moins leur langue, à l'origine, le croyaient.
On est du coup assez loin du « Parce que c'était lui, parce que
c'était moi. » de Montesquieu (qui trouvera le nom de l'ami auquel il
pensait en écrivant cela ????? La Boétie !)
Cela paraît plus relever du destin ou de l'amour, tel qu'on
l'entend au sens amoureux du terme.
Pourquoi, dans ce cas, doit-on « se faire » des amis ?
Expression toujours très à la mode. Parce que l'amitié se cultive,
par choix. Par effort parfois aussi.
Nous avons vu qu'amitié venait du verbe latin qui signifie
aimer. Dans aimer, dans amitié, dans « se faire des amis », il y a
une idée sous-jacente très importante : aimer n'a rien de passif.
Aimer est un verbe actif : on agit et l'on ne subit pas. Au contraire
du mot « affection » ou même « sympathie » dont nous parlait ce
bon dictionnaire. Affection est de la même famille que le terme
« affect ». L'affection est provoquée par quelque chose qui est
extérieur à nous-même parce qu'on est affecté par ce quelque
chose. Attention, cela n'enlève rien au positif de l'affection, mais
c'est un fait, l'affection naît de quelque chose que l'on subit – une
situation, un geste, une parole qui provoque ce qu'on dit parfois,
« une bouffée d'affection ».
L'amour, lui, naît à partir de nous. Il s'inscrit dans l'action.
Passons à l'estime, maintenant. Un mot bien divertissant, si
vous voulez mon avis. Le dictionnaire dit : « Appréciation, opinion
favorable qu'on porte sur quelqu'un. ».
Et à l'article « estimer », nous avons :
1. Déterminer la valeur d'un bien.
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2. Avoir une bonne opinion de quelqu'un, en reconnaître la
valeur.
Pour le coup, ce cher dictionnaire est un peu plus bavard,
entre les lignes. Notons l'emploi à deux reprises des termes
« opinion » et « valeur ».
Prenons d'abord l'opinion : voilà quelque chose qui nous est
bien familier ! L'opinion publique, l'opinion politique, donner son
opinion, avoir ses opinions et j'en passe – juste une remarque
comme ça, avez-vous prêté attention au fait qu'aujourd'hui, on
remplace de plus en plus souvent le mot « opinion » par le terme
« sentiment » : donner son sentiment... est-ce à dire qu'il importe
plus, à l'heure actuelle, de ressentir que de penser ? À méditer.
Enfin, avoir une opinion, c'est porter un jugement, en se
fondant, normalement, sur des arguments raisonnables (et non
sentimentaux).
L'opinion se range donc du côté de la raison. On estime
quelqu'un quand l'opinion qu'on a de lui est bonne. Mais que
mettons-nous dans les critères qui nous servent à déterminer si
telle personne mérite notre estime ? Sur quels arguments se fondet-on ? En règle générale, on estime quelqu'un pour sa façon juste
d'agir et de penser, pour l'humanité qu'on décèle en lui, pour
l'exemple qu'on peut faire de lui. De tout temps, les hommes ont
aimé les exemples. Ils nous renvoient une image idéale de ce qui
doit ou ne doit pas être fait. Et pour juger de cela, il faut disposer
d'outils. Ces outils, on peut les appeler les lois, les règlements ou la
morale. Ce sont des codes qu'une communauté accepte (d'aucuns
parlent d'un « pacte social » bien que cela soit malgré tout un peu
plus complexe que cela).
Ainsi, on pense du bien ou du mal de quelque chose ou de
quelqu'un parce qu'on juge en s'appuyant sur un certain nombre de
valeurs, qui forment un système viable pour un groupement de
personnes.
La morale, par exemple, est un système de valeurs que l'on
nous apprend et à partir desquelles nous nous forgeons une idée
de ce que doivent être les conventions sociales, familiales,
politiques, militaires, etc. On parle plus volontiers peut-être, de nos
jours, d'une éthique. La morale a mauvaise presse (bien qu'on
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veuille parfois la remettre au goût du jour !) parce qu'elle sonne un
peu ancienne, voire dépassée mais c'est surtout qu'on a
l'impression qu'elle est démodée. Or, qui dit mode, dit mouvement
de va-et-vient. La morale ne devrait pas pouvoir se démoder, n'estce pas ?
Enfin, toujours est-il que la morale permet d'acquérir la faculté
de distinguer le bien du mal. On n'estime pas quelqu'un qu'on juge
« mauvais ». L'estime est intimement liée à la notion du bien et à
l'idée que l'on s'en fait selon l'éducation reçue, l'instruction
également, la culture et les valeurs auxquelles nous sommes (de
toute façon et quoi qu'il en soit) rattachés.
L'un des concepts les plus populaires de la philosophie de
Kant est l'impératif catégorique : en gros, fais en sorte,
impérativement et de manière absolue, que la règle qui va dicter tes
gestes ou tes paroles à un instant « t » et dans une situation « s »
puisse être érigée en maximale universelle. Bon, il me semble aussi
que quelqu'un a aussi dit, un jour, que seules les intentions étaient
pures. Mais comme on dit, c'est l'intention qui compte ! En tout cas,
je crois que l'estime peut être mise en relation avec cette idée de
Kant : on ne peut estimer quelqu'un que si cette personne est digne
de l'estime de tous, digne d'une reconnaissance unanime. Ouf ! Le
poids de l'estime est lourd à porter !
Voilà donc un mot, sans doute un peu désuet et qu'on
n'emploie plus beaucoup, dont le sens est éminemment fort.
Enfin, attardons-nous sur le dernier mot de votre devise :
tolérance. Pour ma part, et pour être très franche avec vous, j'ai
tendance à avoir une opinion très radicale sur ce terme. Pour tout
dire, il me met mal à l'aise parce qu'il met en évidence le fait que, si
l'homme doit être tolérant, c'est parce que, au départ, il ne l'est pas.
Les mots « amitié » et « estime » peuvent être pris dans leur entière
et pleine entité et on pourrait discourir sur eux des heures sans
avoir à approfondir vraiment leur contraire. Il n'en va pas de même
avec la tolérance.
Le dictionnaire met en exergue toute l’ambiguïté de ce mot en
deux petits paragraphes :
1. Respect de la liberté d'autrui, de ses manières de penser,
d'agir, de ses opinions politiques ou religieuses.
2. Liberté limitée accordée à quelqu'un en certaines
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circonstances.
Bien sûr, le sens du mot « tolérance » qui nous intéresse le
plus est le premier : respect de la liberté d'autrui. Ce terme est
d'ailleurs sans aucun doute celui des trois de votre devise qui est le
plus polémique. Tolérer, c'est d'abord constater qu'il y a une
différence. Tolérer, c'est ensuite admettre que cette différence a le
droit d'exister et même de prospérer. Tolérer, c'est enfin reconnaître
qu'accepter que la différence puisse vivre à côté de moi, c'est
comprendre ce qu'est véritablement apprendre.
Pourtant, et nous savons tous combien le chemin à parcourir
est encore long, il est des endroits et il est des cœurs où la
tolérance est insupportable. Où elle ne peut avoir droit à sa part de
soleil. Je ne suis pas là pour m'attarder sur les raisons qui font que
certaines personnes ne peuvent pas imaginer faire preuve de
tolérance. Je voudrais m'attacher à développer le sens du mot que
vous avez choisi pour votre devise.
Le mot tolérance vient du verbe latin «tolero» qui signifie
« supporter », « endurer ».
Lui-même est un dérivé du verbe
« tollo » qui signifie « soulever », « porter » (souvent employé pour
les charges lourdes). Tout un programme !
Et, en effet, la tolérance, quand elle s'offre brusquement à
nous (je ne parle pas de ce que l'on tolère assis sur notre canapé),
n'est pas un manteau très facile à enfiler. Il est trop large et pourrait
nous empêcher de marcher ! Mais quand on s'y est fait, alors, on
n'y pense plus !
Le mot « tolérance » devrait ne pas avoir à exister. S'il existe,
c'est parce que nous ne sommes pas capables d’accepter d'emblée
une coutume, une couleur de peau, une mode vestimentaire qui ne
fait pas partie des canons auxquels on nous a habitués. C'est parce
que nous en avons besoin. Mais l'humain est ainsi fait qu'il possède
quelque chose pour dépasser l'irrationnel de ses peurs : la raison.
Et la preuve en est : le mot « tolérance », aussi peu naturelle que
soit cette attitude, fait bien partie de notre vocabulaire. Il existe.
Certains disent que le langage est naturel et d'autres qu'il est
culturel et nous ne trancherons pas cette question ce soir. Ce qu'il
importe de considérer maintenant, c'est que la tolérance, elle, est
éminemment culturelle. Dans la nature, on fuit ce qui fait peur, ce
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qui est différent, on fuit ou on le combat. Dans la société, on s'aide
de systèmes de valeurs pour rendre possible la vie en
communauté. Et cette communauté peut choisir d'intégrer, ou non,
ce qui lui semble différent, vraiment différent ou trop différent. Elle
le tolère, ou non, pour garantir une forme d'équilibre. Les humains
sont la seule race animale connue qui accepte, à ce point, de
prendre du recul par rapport à l'inconnu, afin de mesurer son degré
de danger. Et de prendre le risque d'un certain inconfort. Le verdict
dépend de tout un tas de critère et, ensuite, le regard des autres
jugent si telle ou telle société est accueillante, bienveillante,
tolérante – ou non.
À ce niveau, et avant de conclure, j'ai envie de vous dire à
quel point votre devise est belle : plus elle avance, et plus elle fait
de l'homme un être digne de respect. L'amitié est un sentiment
positif, qui montre que l'homme est capable d'amour, l'estime
prouve quant à elle que certains êtres sont dignes d'admiration et
que d'autres sont capables de le reconnaître et, enfin, la tolérance,
dans sa complexité et sa difficulté, nous explique que l'humain est
capable d'apprendre, de grandir, de voir au-delà.
J'ai parlé de choses assez peu concrètes et j'espère que vous
me pardonnerez. Mais j'espère aussi que vous avez peut-être vu où
je voulais en venir.
En résumé, je reprendrai certains termes que j'ai distillés à
mesure de mon petit exposé :
 en parlant d'amitié, nous avons aussi mentionné sympathie,
réciprocité, effort, action ;
 en interrogeant le terme « estime », nous avons croisé
l'exemple, l'unanimité, l'universalité (restons bien français
!) ;
 en évoquant la tolérance, nous avons aussi parlé de culture,
de nature, de différence, du regard des autres, d'inconfort.
Et voilà donc exactement pourquoi je parlais d'ambitieux
programme au tout début ! Vous êtes, ma foi, terriblement
ambitieux ! En choisissant d'entrer au 51, vous acceptez de faire
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partie d'une microsociété dans laquelle, j'en suis sûre !, chacun des
mots qui a été évoqués ce soir a un sens ! Le petit microcosme que
vous formez est ainsi confronté aux problèmes des différences qui
existent entre chacun d'entre vous, aux problèmes de la tolérance,
aux efforts qu'il faut faire pour maintenir un équilibre, pour emporter
l'adhésion aux valeurs que vous souhaitez véhiculer (et la liste est
non-exhaustive!). En somme, par choix, vous acceptez de vous
confronter à l'un des mystères les plus bizarres du monde :
AUTRUI. Car, de quoi parle votre devise, sinon d'autrui ? De quoi
avons-nous parlé ce soir, sinon d'autrui ? « Amitié, estime,
tolérance ». Simple et efficace, pourrait-on dire !
Mais là où se situe la beauté de la chose, c'est que vous
venez au 51 vous confronter aux autres pour vous tendre vers les
autres ! Pour organiser et participer, ensemble, à des actions qui
sont en tension vers AUTRUI. Je sais, d'ailleurs, de source sûre,
que ce que vous faites provoque bien souvent joie et sourires.
Alors, se bousculer un peu, ça vaut la peine, non ?
Enfin, et avant de vous laisser, j'ai encore une réponse
(incomplète) à donner et un commentaire à ajouter.
La réponse :
Agnès demande à une autre Agnès si tout cela est bien encore
d'actualité. L'autre Agnès essaie de répondre :
« Parler d'amitié dans un monde où les rapports commencent
à se désincarner, où l'on a des « amis » sur Facebook, où l'on
communique virtuellement et où le mot « amitié » lui-même devient
un mot valise, qu'y a-t-il de plus nécessaire ? Parler d'estime, dans
un monde où tout nous renvoie à nous-mêmes, dans une forme
nouvelle de spirale où il faut être indépendant, libéré (mais non plus
libre), être un individu (plus encore qu'une personne), et tout cela
sans se poser de questions, qu'y a-t-il de plus nécessaire ? Parler
de tolérance, là où violence, extrémisme et incompréhension se
côtoient ouvertement et prennent de plus en plus la forme de nos
quotidiens, qu'y a-t-il de plus nécessaire ? Et donc, qu'y a-t-il de
plus actuel ?? »
Le commentaire :
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Tout cela vous a peut-être paru très très idéaliste. Et d'aucuns
diront que les idéalistes sont de doux rêveurs, qu'il faut épargner et
ne pas réveiller. En somme, des naïfs. Mais ceux-là pensent-ils
qu'on peut être simplement soi et participer à un idéal en étant
parfaitement éveillé ? « Amitié, estime, tolérance » a le goût, l'odeur
et l'aspect d'un idéal. On n'est pas obligé de vouloir à tout prix
l'atteindre : on peut y tendre, y tendre. Et faire un pas, puis un
autre !
Agnès Vandenbussche
Le 18 janvier 2013
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