Islam - FSU 21

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Le regard occidental sur l'islam est forgé par une longue histoire
On ne dira jamais assez combien la perception actuelle qu'ont les Occidentaux de l'islam est nourrie,
forgée par de très vieilles images ancrées dans les mémoires. Comme si ces images avaient fini par
former un paysage dans lequel s'insèrent tous les événements récents ? Comme pour confirmer
d'anciennes craintes. Et si l'on ajoute, comme nous pouvons le constater aujourd'hui, une
médiatisation permanente d'un « islam de combat » ; alors les conclusions pleuvent avec autant
d'évidence : l'exotique musulman a la pratique rigide et têtue et le propos tranchant ou perfide.
La religion des arabes
Il sera impossible de faire le compte des commentaires qui, dès l'origine, percevaient l'islam comme
la religion des Arabes. Frustes, habitants du désert, mêlant l'amour des plaisirs à une intransigeance
de coutume. Univers exotique de l'Orient lointain dans lequel allait naître une religion mariant
savamment tous les éléments constitutifs de son terreau d'origine. Et les chroniqueurs, les historiens
et les écrivains de rivaliser de qualificatifs pour décrie le monde de l'islam : où la volonté de guerre
se mêle à l'ignorance, à la luxure et au fatalisme. Le génie de « Mahomet » est d 'avoir su tirer profit
de ces caractéristiques pour triompher de ses adversaires. On retrouve aujourd'hui ces mêmes
motifs, exprimés de façon plus ou moins implicite dans un grand nombre d'ouvrages et d'articles. Et
l'on a toujours quelque peine à faire comprendre qu'on ne peut réduire l'islam à cette supposée « foi
des Arabes », ou à l'instinct de conquête et de domination. Comme si l'on avait peine en Occident –
et malgré toute la bonne volonté de certains – à se départir de ces vieilles idées qui ont alimenté,
tout au long de l'histoire, la rencontre difficile entre deux civilisations.
Croisade et colonisation
L'époque des croisades demeure – dans les consciences – l'un des moments historiques les plus
déterminants de la rencontre entre le christianisme d'Occident et l'islam d'Orient. Les
« mahométans », les Sarrasins, sont perçus alors comme de rudes guerriers tirant leur force du
message coranique qui, pour l'essentiel, se résumerait à offrir le paradis à tout combattant mort en
conquête dans la voie de Dieu. Les croisades seront donc comprises comme le moyen le plus sûr de
vaincre la religion du « faux prophète » et de cesser son expansion. Et ce jusqu'au XVIIIe siècle :
Châteaubriand affirmant dans ses Mémoires d'outre-tombe : « Les croisades ne furent des folies,
comme on affectait de les appeler, ni dans leur principe, ni dans leur résultat. (...) Les croisades, en
affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l'Asie, nous ont empêchés de devenir la
proie des Turcs et des Arabes. » Le fait est clair et c'est de cette lointaine époque que sont nées les
représentations occidentales du « djihâd », notion très islamique, perçue comme le pendant en islam
de ce qu'est la croisade au christianisme et que l'on a donc traduite par « guerre sainte ».
C'est ici un premier déplacement de sens et nous allons voir qu'ils furent nombreux au cours de
l'histoire. Il consiste en somme à appliquer à l'autre civilisation une grille de lecture qui n'a de
lisibilité que dans une sphère culturelle donnée, en rapport avec une histoire donnée. C'est très
exactement ce qu'il s'est passé lorsque l'on a cherché à déterminer le contenu de la notion de djihâd.
Il fallait qu'elle réunît et confirmât tout ce qui avait été dit déjà de Mahomet et de ses conquêtes « le
sabre à la main » (Gobineau). Et si l'on a pu admettre que les croisades ne furent pas l'action la plus
glorieuse de l'histoire chrétienne, on s'empresse d'affirmer que les chrétiens d'aujourd'hui ont
heureusement dépassé ces « erreurs ». Ils désirent la paix, horizon du message évangélique
d'Amour.
Ce ne serait pas le cas des musulmans qui, toujours, appellent au djihâd : preuve que la « guerre
sainte » est constitutive de leur foi conquérante. Or, s'il faut d'abord rappeler que les Croisades ne
sont pas le fait des musulmans, il convient de préciser que cette notion de djihâd – qui littéralement
veut dire l'effort - n'a pas du tout, dans le référent religieux et culturel islamique, le sens qu'on a
voulu lui donner. Elle participe d'une vision plus large de l'effort humain pour concrétiser tant sur le
plan intime que sur le plan social et politique, un équilibre garantissant la justice.
La période des colonisations aura eu de la même façon son lot de représentations héritées. Et dont la
moindre n'est pas celle qui définit la relation entre les civilisations sous l'angle du rapport de force.
Les nations « arriérées » sont à soumettre et « à diviser » selon les termes de Lawrence d'Arabie.
L'objectif est clair et s'il se trouvait quelques mudjahiddin (même racine que djihâd), menant un
combat d'arrière garde contre la Civilisation, les éliminer serait « juste et raisonnable ».
Altérité absolue
On a bien heureusement dépassé en Occident ce type de propos suffisants et manichéens. Il reste
pourtant que certaines perceptions bien ancrées ont de la peine à disparaître des mentalités. Ces
deux événements majeurs de la rencontre entre l'Islam et l'Occident dans l'histoire donneraient à
penser que tout ne fut que guerres et confrontations. Et ils furent nombreux, les intellectuels
occidentaux, à se pencher sur ce passif conflictuel. Relevant l'altérité absolue de l'Islam, au point
d'en oublier la contribution des musulmans à l'édification de la civilisation occidentale.
Dire aujourd'hui que ladite civilisation n'a de sources que gréco-romaines ou judéo-chrétiennes,
c'est affirmer la moitié d'une vérité. Et oublier l'apport considérable des musulmans d'Espagne au
développement des sciences, de la philosophie, des mathématiques en Europe et dans le monde.
Leur contribution est l'un des facteurs déterminants qui donnèrent le jour à la Renaissance, à
l'humanisme… à la libération de la faculté de raison. Et l'on ne saurait trop insister sur le fait que
cette libération qui s'est faite, ici, contre l'ordre clérical – manifestation du fait religieux-, a été
prônée, là, au nom d'une foi en Dieu édifiée et nourrie par la raison scientifique qui la fait accéder à
la compréhension de l'univers créé, l'univers des signes (ayâtes). La raison appliquée est l'une des
voies du rappel (dhikr) de la Présence de Dieu… « pour ceux qui sont doués d'intelligence. » (Coran
2/190)
Religion et civilisation
On s'est trop souvent laissé aller soit à marquer les différences et les conflits, soit à les effacer sans
autre forme de procès. Ici, il n'y avait que guerres de religion ; là, il ne s'agit que de deux révélations
différentes qui gardent, pourtant, la même essence et sur lesquelles les mêmes terminologies
peuvent s'appliquer librement.
Ainsi l'islam, comme le christianisme, serait une « religion » au sens que le fidèle reconnaît
l'existence du Créateur à qui il est lié par un ensemble d'actes rituels. Il s'agirait par ailleurs d'un
domaine bien circonscrit de la vie de l'individu qui aurait ses références et une organisation
spécifique : dogmes, hiérarchie cléricale, etc. Or, c'est sans doute là que se situe la plus grande mécompréhension de l'Occident à l'endroit de l'islam. Car s'il est vrai que l'islam recouvre bien le
domaine du rituel – et qu'il s'agit donc d'une « religion » - il est non moins clair qu'on n'y trouve pas
d'organisation cléricale (le cas chi'ite est spécifique) et que le seul dogme – à proprement parler –
est celui de l'unicité de Dieu (tawhid). Pour qui se penche sur le vaste domaine des sciences
islamiques, il s'apercevra qu'on distingue dans la jurisprudence (fiqh), ce qui a trait au cultuel
('ibadâte) et ce qui concerne les affaires sociales (mu'âmalâte). Si le culte (prière, jeûne, impôt
social purificateur, pèlerinage) ne subit pas de modification, il n'en est pas de même de la législation
liée à l'implication sociale qui, si elle tire des références du Coran et de la tradition du Prphète, est
fonction du lieu et de l'époque.
Ainsi la frontière entre le fait religieux et le fait social ne correspond-elle pas ici à celle que le
christianisme, dans son fondement et son histoire, a déterminée. On s'en persuadera aisément
aujourd'hui en observant que le donné religieux est étroitement lié au quotidien dans les pays
musulmans où l'Islam est tout autant une religion qu'un mode de vie, une civilisation ou une culture.
Il n'est donc pas possible d'appréhender l'Islam avec les seules références religieuses chrétiennes –
ou juives -. Il convient de comprendre la dimension spécifique, la « logique » pourrait-on dire, d'une
Révélation englobant tous les domaines du vécu dans laquelle il n'y a aucune contradiction entre
l'intimité de la foi et l'engagement dans la cité. Et qui fait de la prière en commun un acte
nécessairement, impérativement, social.
Le profane et le sacré
On retrouve ces mêmes distinctions lorsque l'on aborde les domaines du profane et du sacré. En
effet, l'histoire du christianisme révèle que c'est au moment où la société civile s'est libérée du
pouvoir religieux – et qu'elle a restreint le sacré au domaine privé – qu'elle a pu accéder à la liberté
de croyance et de conscience. Depuis la Renaissance, la lutte des juifs et des protestants pour leur
survie a consisté à libérer l'espace public de l'exclusivisme religieux et de sa hiérarchie.
L'espace profane, qui deviendra l'espace de la laïcité, est ainsi perçu à la lecture de l'histoire de
l'Occident chrétien comme la garantie nécessaire de la liberté. Et cette liberté a été gagnée au terme
d'une lutte menée contre le religieux dominant.
Mais cette histoire est celle, justement, de l'Occident. Et l'on ne peut appliquer ses conclusions à
toutes les civilisations alors même qu'elles n'ont ni le même référent, ni la même histoire. Car dans
l'horizon islamique les termes précités perdent toute leur pertinence scientifique et explicative : ici,
il faut faire une conversion intellectuelle car la différence entre « profane » et « sacré » est très
spécifique. Toute action, quelque profane qu'elle puisse sembler en apparence mais qui est nourrie
par le souvenir de Dieu est sacrée : de l'hygiène quotidienne à l'acte sexuel, de la prière au jeûne.
Ainsi le sacré habite le profane, et le profane le sacré par le seul souvenir de la Présence qui, loin de
toute hiérarchie religieuse, permet de garder le lien avec l’Être et la Révélation qui en est la
référence. La norme ici est le cœur, et non une Église.
Théocratie laïque ?
Ces différences fondamentales entre le christianisme et l'islam, en même temps que les
particularités de leurs histoires respectives, ont été relevées par quelques orientalistes qui
éprouvaient des difficultés à appliquer tels quels les instruments d'analyse propre à l'histoire du
christianisme. Ainsi Louis Gardet, voulant expliquer la spécificité de la société islamique, parla de
« théocratie laïque et égalitaire ». Formule ambiguë, au demeurant incompréhensible puisqu'elle
associe les deux modèles historiques opposés. Elle est intéressante pourtant car elle révèle
l'impossibilité de traduire avec les mêmes mots des réalités différentes.
Certes la société musulmane a pour référence fondamentale le Coran et la tradition du Prophète
dont elle tire l'esprit de son organisation sociale mais elle n'a pas de clergé et elle pose comme
principe de sa viabilité la nécessité de la recherche juridique rationnelle, l'application du droit, la
participation sociale (élection, représentation, …). Elle n'est donc pas une théocratie.
De fait, elle recoupe, comme nous l'avons dit, un nombre considérable des présupposés de la laïcité
occidentale (avec de surcroît la reconnaissance de la liberté de conscience, de religion et de
croyance), mais elle ne se vide ni ne se coupe jamais des finalités générales de sa référence
religieuse et éthique. Elle n'est donc pas proprement laïque.
Foi et engagement
Il paraît clair, compte-tenu de ce qui précède, que l'islam, en tant que religion et civilisation, ne se
laisse pas facilement appréhender par les catégories connues en Occident. Le phénomène est bien
plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord. Il convient de garder cela en mémoire pour éviter
des disputes qui pourraient n'avoir de sens que parce que l'on n'a pas pris le temps de définir les
termes employés.
De la même manière, il faut dépasser les vieux préjugés pour chercher à comprendre l'islam et les
musulmans dans l'affirmation positive de leur identité. Ils n'utilisent pas forcément les mêmes
termes, ils ne sont pas habités par les mêmes références historiques et ils n'ont pas évacué de leur
action sociale le référent religieux qui reste constitutif de leur personnalité… Ils dérangent
forcément les catégories occidentales et, a fortiori, ils font peur avec leur détermination à marquer
leur différence, voire à proclamer leur rejet.
Mais il ne faudra pas que cette crainte engendre pendant trop longtemps les jugements hâtifs, et
souvent définitifs, qu'il nous est donné d'entendre aujourd'hui. Car la société occidentale s'est
tellement éloignée de sa tradition judéo-chrétienne, qu'elle s'étonne de voir encore des pratiquants.
Et si, à plus forte raison, leur pratique est visible alors le pas est vite franchi qui les identifie à des
extrémistes. Et de la même façon, tout discours qui ne s'insère pas dans les références occidentales
avec leur appareil terminologique est, d'emblée, considéré comme « ennemi des valeurs
universelles ». Vis-à-vis desquelles il s'opère parfois un glissement : les mots servant davantage de
normes que leur sens ou leur véritable contenu.
Rencontre difficile entre les civilisations. Une longue histoire faite de conflits, de guerres, de
collaborations ou de soumissions a marqué les mémoires, et influence les esprits au quotidien. Il
faudra pourtant dépasser les réactions épidermiques pour aller plus avant dans la réflexion et
comprendre ce que disent les musulmans quand ils appellent à donner vie à une société qui réponde
à leur foi et à leur aspiration. Non pas contre l'Occident car tout ce qui ne se fait pas comme
l'Occident (ou comme le voudraient ses intérêts) ne se fait pas forcément contre l'Occident. Pour les
musulmans, l'injonction dépasse les données d'un conflit : elle est coranique, « Dieu vous
commande la justice... » (Coran, 16/90), elle est leur droit et leur devoir.
Islam, le face à face des civilisations: quel projet pour quelle modernité?
Tariq Ramadan - 1996
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