Thierry Libaert, La transparence en trompe-l’œil, Paris, Editions Descartes et Cie A l’heure des grands scandales financiers où l’hypocrisie, le mensonge et les malversations s’immiscent dans les plus grandes entreprises ; à l’heure où les plus grandes puissances du monde inventent des preuves dites irréfutables d’armes de destruction massive pour justifier l’occupation d’un pays dont on convoite le pétrole ; à l’heure où les grandes religions du monde imposent leur conviction fanatique, il apparaît dans le discours public un appel à une éthique profonde, à la fin des opacités, à cette notion ambiguë de gouvernance et à la transparence annonciatrice d’une civilisation enfin dégagée des secrets occultes. Thierry Libaert prend le contre-pied de cette découverte d’une vertu salvatrice et affirme, au contraire, que la transparence est à la fois la pierre angulaire de la démocratie et le ferment du totalitarisme, et elle est plus souvent qu’autrement l’allié du second et le bourreau du premier. Ce communicateur à qui l’on doit des ouvrages sur la communication verte, la communication de proximité, la communication d’entreprise, la communication interne, la communication de crise et le plan de communication se penche sur les malheurs de la transparence. La question qu’il se pose est la suivante : les supposées vertus de la transparence ne sont-elles pas aussi dommageables que ses défauts ? Il présente ainsi un passionnant essai sur les effets pervers de la transparence et sur les bienfaits du secret, d’où le titre : La transparence en trompel’œil. Il n’est certes pas question ici de faire l’éloge du mensonge et des fausses vérités, mais, pour l’auteur, « soigneusement encadrée, la transparence est un outil de progrès incontestable. Dévoyée, elle peut être l’instrument de toutes les manipulations, incontrôlée, elle peut être le prélude des dérives totalitaires » (p. 154). Il écrivait ailleurs : « […] La transparence, oui, mais à condition qu’elle reconnaisse la part irréductible du secret » (p. 152). L’auteur veut combattre le principe selon lequel celui qui refuse d’être transparent, qui pratique l’opacité, qui n’accepte pas de se dévoiler, a nécessairement quelque chose à cacher. Car à de multiples égards, la pratique du secret s’impose. D’abord, sur le strict plan des relations humaines, la politesse nous apprend qu’il ne faut pas dire ce que l’on pense. Nos rites nous protègent et la politesse intervient comme un réducteur de violence. S’il fallait être transparent, nos salutations amicales risqueraient de dévoiler nos pensées profondes. SI toute vérité n’est pas bonne à dire, il faut éviter, comme le remarquait Pascale Weil que nos enfants crient publiquement : « Regarde le monsieur comme il est gros » (p. 108). L’opacité est la condition même de notre relation à l’autre, elle nous protège et nous fluidifie le rapport à autrui. C’est d’ailleurs ce que remarquait Richard Sennet dans La tyrannie de l’intimité (Seuil, 1979 : 202) en observant que « cité » et « civilité » possèdent la même racine étymologique. « Le port du masque est l’essence même de la civilité. Le masque permet la pure sociabilité, indépendant des sentiments subjectifs de puissance, de gêne, etc., de ceux qui les portent » (cité par l’auteur, p. 108). Ensuite, pour préserver son intimité et ses idées, il faut éviter qu’en vertu de la transparence l’on impose des vertus collectives auxquelles chacun doit se plier. De manière plus pragmatique, le principe de transparence semble contradictoire avec celui de notre identité. Le droit au secret préserve notre identité et notre altérité. Il nous permet de penser librement et sans contrainte. Parce que nous sommes opaques, non réductibles au regard d’autrui, notre intimité conserve son intégrité, constitue notre personnalité. Sous l’identité, il y a le langage. Nos paroles sont opaques et le sens d’un propos dépend d’abord d’une culture, d’un contexte et d’une relation […] Lorsque Stendhal déclarait que le langage avait été donné à l’homme pour cacher sa pensée, il reconnaissait déjà qu’il lui interdisait aussi d’être transparent (p. 107). Pour l’auteur, [u]n des dangers majeurs de la transparence généralisée réside en l’auto surveillance qu’elle implique. Son argumentation est redoutable : la transparence se situe du côté du bien, ceux qui la combattent préfèrent l’opacité qui leur permet de continuer leur conduite suspecte. Le partisan de l’opacité est présumé coupable (p.150). Sur le plan économique, plus une entreprise est transparente, plus elle est sollicitée, surveillée, questionnée, obligée de se commettre sur la place publique, traquée par les médias, par les groupes d’intérêts, par des activistes aux intentions diverses. Aux entreprises qui ont choisi le secret appartient la quiétude. Sur le plan politique, l’auteur précise que sans rejoindre Alain Etchegoyen (La démocratie malade du mensonge, François Bourin, 1993), qui affirme que «[ l]a démocratie fonctionne grâce à la violence et au mensonge », force est de reconnaître que « le principe même de l’Etat lui interdit la transparence » (p. 981). Sur le plan militaire, « l’art de la guerre est basé sur la duperie », expliquait Sun Tse, qui conseillait au IV° siècle avant Jésus Christ de répandre de fausses informations pour « faire connaître ce que vous voulez qu’on croie de vous ». C’est pourquoi la désinformation est une arme destinée à leurrer l’ennemi dont l’importance est souvent capitale pour la réussite d’une opération (p. 101). Sur le plan des stratégies de communication, la rhétorique de la transparence incite à penser que ceux qui en parlent le plus seraient ceux qui en feraient le moins. Elément combinatoire d’une communication organisationnelle globale, la transparence fonctionne comme si elle n’avait pas besoin d’être pratiquée pour exister, comme si la communication sur la transparence tenait lieu de transparence. Il cite à cet égard Etchegoyen qui écrivait dans son livre Vérité ou Liberté (Fayard, 2001) : « Notre société est en train de mélanger deux notions très différentes dont les 1 : tiré de Gérard Chaliand (1990), Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, R. Laffont, p. 302 contenus et usages doivent absolument être distingués : la recherche de la vérité et le principe de transparence. » Une confusion s’est opérée sur le terme comme s’il suffisait d’être transparent pour dire le vrai (p. 136). La transparence apparaît donc comme la nouvelle idéologie médiatique : […] la communication s’inscrit en idéologie dominante et s’assimile à la notion de progrès en succession des croyances religieuses ou des idéologies politiques. Après les idéologies du sauveur ou du grand soir, nous vivons sur l’idée qu’il convient de communiquer plus et mieux pour être heureux et que la modalité effective permettant la communication réside dans l’accroissement de la transparence (p. 121). Pour l’auteur, la transparence est toujours une relecture. La transparence de l’eau cache ses imperfections. Elle déforme les objets. C’est de la défaillance de la parole publique qu’émerge et se forge le principe dangereux de la transparence. C’est ainsi que le mythe de la transparence comme objet de vérité est éclaboussé. Libaert, à travers une abondante documentation, en a très bien illustré l’illusion, le trompe-l’œil. Bernard Dagenais Université Laval