De l'illusion identitaire La coopération permettrait de contenir les dérives d'une politique de l'identité nationale "Libération", 1er Avril 2007. Joel Candau Professeur d'anthropologie à l'Université Nice-Sophia Antipolis ; Directeur du laboratoire LAMIC L'identité est une vue de l'esprit. D'un point de vue physique, l'individu que je suis aujourd'hui a très peu de cellules communes avec l'enfant que j'étais il y a 50 ans. De même, il n'existe pas une société, pas une culture qui reste strictement identique à ellemême dans le temps. Pourtant, nous croyons avoir une identité, aussi bien individuelle que collective. Cette croyance, soutenue par notre mémoire, est également renforcée par des actes administratifs et de multiples pratiques : un patronyme dûment enregistré, une carte d'identité, des élections qui excluent les non affiliés, l'existence ,de frontières, une langue, des traditions revendiquées, des hymnes, des drapeaux, etc. La croyance identitaire, lorsqu'elle est partagée par un grand nombre d'individus, a des effets sociaux extrêmement puissants. En effet, au sein d'un groupe, ce partage de la croyance dans une identité commune contribue à donner un contenu à cette dernière. Mais ce contenu, pour l'essentiel, reste cantonné au registre de l'idéel. C'est une représentation, un rapport imaginaire à une réalité dont ce rapport fait également partie. Quand on considère l'histoire des sociétés humaines, il semble bien que cette inclination à croire dans une identité soit largement partagée. Elle est probablement intrinsèque à la nature humaine. D'un point de vue politique, il importe donc de savoir comment la canaliser, afin d'éviter les tensions entre groupes qui s'identifient selon des modalités différenciées et qui, souvent, sont enclins à s'opposer, parfois par la violence. Un bon moyen semble être de privilégier la coopération. Selon les thèses de certains sociobiologistes, nous coopérons préférentiellement avec les individus à qui nous ressemblons. Est-ce certain ? Le système « vivre et laisser vivre », pratiqué entre belligérants dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, offre une illustration étonnante de la robustesse d'une forme de coopération entre individus différents, dès lors que ces derniers réussirent à s'affranchir provisoirement d'un joug idéologique et institutionnel, en l'occurrence un État et un appareil militaire qui assignaient à chacun d'entre eux un camp clairement identifié. Ce système, qui prospéra dans les tranchées du front occidental en dépit des efforts déployés par les officiers supérieurs pour le supprimer, consistait pour les soldats des deux camps à imposer une trêve dans les combats, soit en s'abstenant de tirer sur les lignes opposées, soit, s'ils y étaient contraints, en évitant délibérément de tuer l'adversaire. Pratiqués par des bataillons entiers pendant des périodes qui pouvaient être longues, ce procédé de retenue mutuelle, voire de non-agression et même de fraternisation entre troupes est un merveilleux exemple d'intelligence sociale. Cette coopération inattendue conduit à remettre en cause la prévalence généralement accordée par le discours politique dominant à la quête identitaire, considérée comme une sorte de donnée primordiale du lien social. De nombreuses observations empiriques – par exemple dans les relations commerciales, culturelles, scientifiques - suggèrent que, en réalité, prévaut la recherche d'une coopération avec les individus que nous côtoyons au quotidien. Si, pour des raisons historiques, ceux-ci présentent des caractéristiques sociales et culturelles homogènes et similaires aux nôtres, la coopération prendra appui très pragmatiquement sur ces caractéristiques-là. Mais on connaît d'autres configurations coopératives dans des milieux culturels hétérogènes ou perçus comme tels. Au fond, n'estce pas ce qu'a démontré la construction de l'Union Européenne qui a réussi à faire œuvrer ensemble des États aux identités multiples, souvent (re)présentées comme disparates voire antagonistes ? On pourrait donc subordonner les stratégies identitaires aux stratégies coopératives, en considérant les premières comme de simples produits dérivés des secondes. « On ne naît pas, on devient semblables », rappelait le sociologue Tarde et, si on le devient, c'est probablement en coopérant. En définitive, au modèle : « Identifiez-vous, puis coopérez », ne convient-il pas d'opposer un tout autre modèle : « Coopérez, puis vous vous identifierez » ? Cette alternative pose nombre d'enjeux politiques, tant au niveau local que global, qu'il s'agisse par exemple de la lutte contre la ghettoïsation de certains quartiers urbains ou de la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union Européenne. Elle renvoie au choix que nous, citoyens, devons faire entre d'une part, un modèle de sociétés ouvertes, qui fait prévaloir la coopération avec des partenaires qu'on ne se soucie pas d'identifier a priori et, d'autre part, un modèle de sociétés fermées, qui privilégie l'identité et donc une coopération bornée, vouée à se confondre avec les limites du groupe d'appartenance. Bref, si l'on veut contenir les dérives dont serait grosse, comme on peut le craindre, la mise en œuvre d'une politique de l'identité nationale nourrie d'un principe d'exclusion, il faut substituer au vieil adage « qui se ressemble s'assemble » un tout autre précepte : « qui s'assemble se ressemble ».