Revue Commerce - Mars 2002 Pas de prospérité sans expansion du commerce mondial MAURICE N. MARCHON Professeur à l'Institut d'économie appliquée École des Hautes Études Commerciales 15 janvier 2002 À première vue, on pourrait croire que les événements du 11 septembre 2001 ont annoncé la fin de la mondialisation, au même titre que l’assassinat de l’archiduc d’Autriche à Sarajevo en 1914 a marqué le début de la Première guerre mondiale et la fin d’une longue période d’expansion du commerce et de l’investissement mondial. Les attaques terroristes viennent d’imposer l’équivalent d’une taxe aux échanges commerciaux entre les pays ainsi qu’aux flux d’investissements directs. D’une part, les coûts de transport augmentent à cause de l’explosion des primes d’assurance et des files d’attente aux frontières. D’autre part, la prime de risque imposée à l’implantation d’une chaîne de production intégrée à l’échelle mondiale par les grandes entreprises multinationales freine le taux d’expansion des flux commerciaux et les flux d’investissements directs nécessaires à l’intégration de plus en plus poussée de l’économie planétaire. Une source d’amélioration du niveau de vie L’expansion du commerce mondial a été l’un des principaux moteurs de la croissance économique mondiale au cours des deux dernières décennies. De janvier 1983 à juin 2001, le taux de croissance annuel moyen des importations mondiales compilées par le Fonds monétaire international a été de 7,1 % comparativement à 2,6 % pour la production industrielle des pays du G7. Cela signifie que la part du commerce mondial dans le PIB mondial a augmenté, contribuant ainsi pour un pourcentage croissant de la demande finale et de l’emploi de chacun des pays. Les économistes de Morgan Stanley estiment que le commerce mondial global représente aujourd’hui un pourcentage record de 24 % du PIB mondial comparativement à 19 % au début des années 80. Les biens et services échangés sur les marchés internationaux contribuent à élargir la gamme de produits et services disponibles et la concurrence mondiale apporte aux consommateurs une gamme élargie de produits et de services au meilleur prix. Les échanges contribuent également à la maîtrise de l’inflation. De 1983 à 2001, le taux annuel moyen d’augmentation des prix des importations n’a été que de 0,3 % comparativement à un taux d’inflation annuel moyen de 3,3 % pour les États-Unis au cours de la même période. Accentuation de l’interdépendance Le taux d’expansion du commerce mondial est malheureusement aussi soumis aux fluctuations cycliques de l’économie. La corrélation entre le taux annuel de variation des importations mondiales et celui de la production industrielle des pays du G7 s’élevait à 58 % de janvier 1982 à juin 2001 (graphique 1). L’augmentation de la part du commerce extérieur dans le PIB entraîne une sensibilité accrue des économies nationales aux turbulences de l’économie mondiale. À titre d’exemple, la crise asiatique de 1997-1998 avait Page - 2 - entraîné un affaissement de la demande des matières premières et provoqué un effondrement des prix. La vigueur de la croissance économique américaine avait toutefois rapidement entraîné un rebondissement du commerce mondial en 2000, notamment grâce à l’explosion de la demande pour les produits de haute technologie. Dès septembre 2000, un an avant les événements du 11 septembre 2001, les vents ont tourné et la récession du secteur industriel américain s’est rapidement propagée aux autres pays industrialisés. L’intégration à l’échelle de la planète du système de production des industries de pointe a provoqué en quelque sorte la première récession planétaire de l’ère de la mondialisation. Les importations mondiales qui ont augmenté de 13,7 % en 2000 ont diminué de près de 2 % en 2001. 28 24 20 16 12 8 4 0 -4 -8 -12 janv-82 8 6 4 2 0 -2 Production ind. G7 Commerce mondial Graphique 1 Commerce mondial et production industrielle des pays du G7 (moyenne mobile de trois mois des taux annuels de variation) -4 -6 janv-85 janv-88 Commerce mondial janv-91 janv-94 janv-97 janv-00 Production industrielle des pays du G7 La première phase de la récession mondiale a été dominée par l’effondrement de la demande américaine pour les produits de haute technologie. Ce phénomène a été causée par l’implosion de la bulle spéculative des titres de haute technologie, l’excédent de capacité et l’effondrement des dépenses d’investissement du secteur au taux annuel de 13,1 % au cours de l’année se terminant au 3e trimestre de 2001. Cela s’est donc traduit par un affaissement des importations américaines en provenance des autres pays industrialisés et particulièrement des pays du sud-est asiatique reconnus comme d’importants fournisseurs de la chaîne de production mondiale des produits de pointe. Selon les experts du Fonds monétaire international, les technologies de l’information ont beaucoup contribué au cycle d’expansion mondial des années 90 puisque la contribution de ce secteur au commerce mondial est passée de 7,5 % en 1990 à Page - 3 - 11 % en 1999. Inversement, la contraction de la demande du secteur des technologies de l’information, qui représente plus de 20 % des exportations totales des pays asiatiques, a plongé ces pays en récession. La seconde phase de la récession mondiale est maintenant accentuée par l’ajustement à la baisse du consommateur américain et la faiblesse de la demande des pays en récession pour les biens et services importées. Les dépenses de consommation réelles des États-Unis qui s’élevaient au taux annuel moyen de 4,1 % de janvier 1995 à janvier 2001 n’ont augmenté que de 2 % au cours des trois derniers trimestres de 2001. Par conséquent, le commerce extérieur s’est considérablement resserré pour les pays dont les exportations de marchandises relèvent des produits de consommation. Autrement dit, la contraction du commerce mondial est accentuée par l’interdépendance de plus en plus poussée entre les pays et l’intégration du système de production mondial. Une économie mondiale de plus en plus intégrée L’intégration du système de production mondial ne se limite pas aux échanges commerciaux mais passe également la mise sur pied d’entreprises multinationales. Les fusions et acquisitions d’entreprises entre les pays constituent l’instrument privilégié. On classe comme investissement direct les mouvements de capitaux à long terme qui procure à l’investisseur le contrôle d’au moins 10 % du capital comportant un droit de vote dans une entreprise étrangère. L’investissement direct est ainsi devenu la pierre angulaire de la stratégie d’entreprise au cours des dernières années. Le graphique 2 illustre bien l’accélération des flux d’investissements directs au cours de la dernière décennie des 28 pays membres de l’OCDE. Les entrées, qui représentent les flux d’investissements directs reçus par les 28 pays membres de l’OCDE, sont passées de 0,7 % à 2,7 % du PIB entre 1992 et 1999. Les sorties, qui représentent les investissements directs réalisés à l’étranger par les 28 pays membres, sont passées de 1,1 % à 3 % du PIB au cours de la même période. Le montant cumulatif des investissements directs reçus par les pays membres de 1990 à 1999 s’élève à 2 710 milliards de dollars américains. Quant au montant cumulatif de l’investissement direct à l’étranger, il est estimé à 3 552 milliards de dollars américains. Les plus grands acquéreurs nets d’entreprises à l’étranger au cours de la dernière décennie ont été les Allemands, les Britanniques et les Japonais alors que les plus grands bénéficiaires nets d’investissements directs ont été le Mexique, les États-Unis et l’Australie. Le Canada se classe au huitième rang des acquéreurs nets. Page - 4 - Graphique 2 Investissements directs en pourcentage du PIB des pays de l’OCDE (entrées pour investissements directs reçus, sorties pour investissements directs à l’étranger) 3.5 3.0 2.5 2.0 1.5 1.0 0.5 0.0 1983 1985 1987 1989 1991 Entrées 1993 1995 1997 1999 Sorties Gérer l’interdépendance Nous avons vu que l’intégration de plus en plus poussée de l’économie mondiale rend les économies nationales de plus en plus sensibles à l’environnement économique global. La décélération du taux de croissance du commerce mondial global de 12,4 % en 2000 à moins de 1 % en 2001, selon les estimations du Fond monétaire international, a accentué le ralentissement économique mondial et par effet de ricochet a contribué à la forte diminution des exportations américaines au taux annuel de 9,8 % au 3e trimestre de 2001. Nous prévoyons toutefois que les États-Unis seront les premiers à connaître une reprise économique en 2002, grâce à la réaction rapide des autorités monétaires américaines qui ont diminué les taux d’intérêt à court terme de 475 points de base en un an, à la baisse du prix de l’énergie et à la mise en œuvre d’une politique fiscale expansionniste par le truchement des baisses d’impôts et l’accroissement des dépenses. Pour que l’économie mondiale puisse retrouver son taux de croissance à long terme de 3,5 %, il est important que tous les pays industrialisés fassent leur part pour relancer leur propre demande intérieure et par conséquent que le commerce mondial puisse aussi retourner vers un taux de croissance annuel supérieur à 6 %. Ce n’est malheureusement pas avant 2003 que ce taux sera atteint, car les prévisions pour 2002 sont de l’ordre de 2 %. Page - 5 - La prospérité économique et l’expansion du commerce mondial vont donc de pair et on comprend maintenant à quel point un repli stratégique des entreprises vers le marché intérieur, suite aux événements du 11 septembre 2001, serait une tragédie pour l’amélioration à long terme du niveau de vie de la population. Peu de pays ont autant à perdre que le Canada, car les exportations de biens et de services représentaient 45,4 % du PIB en 2000. Ce n’est donc pas par hasard que lors du dernier budget fédéral, 1,2 milliard de dollars sur cinq ans ont été alloué au renforcement de la sécurité à la frontière afin d’en faciliter la circulation et d’en améliorer l’infrastructure. À cet égard, la création d’un espace de sécurité nord-américain constitue une avenue des plus intéressantes à considérer. D’un point de vue international, la tragédie du 11 septembre 2001 aura permis aux États-Unis et au reste du monde de démanteler les organisations terroristes, qui bénéficiaient de la tolérance de certains pays, au nom de la souveraineté nationale. Maintenant que les États-Unis ont clairement fait comprendre que cet alibi ne fonctionnerait plus et que les pays qui soutiennent de telles organisations en supporteraient les conséquences, on peut raisonnablement espérer assister à une diminution des actes terroristes et à un recul des mesures protectionnistes nuisant aux échanges internationaux. Depuis le 11 septembre 2001, les signaux lancés par les politiciens ont été favorables à la poursuite de la libéralisation des échanges en acceptant l’entrée de la Chine, pays le plus peuplé au monde, dans l’Organisation mondiale du commerce. Taiwan y a également fait son entrée le 11 janvier 2002. Par ailleurs 142 pays ont décidé en novembre 2001 de mettre sur pied une nouvelle table de négociation en vue de diminuer les barrières aux échanges commerciaux. Finalement, le Congrès américain a donné au Président Bush l’autorité (« fast track ») de négocier de nouveaux accords commerciaux qu’il ne pourra qu’accepter ou rejeter. On peut conclure en disant que l’amélioration du niveau de vie pour le plus grand nombre possible passe nécessairement par la poursuite de l’intégration des systèmes de production à l’échelle de la planète et que grâce aux échanges internationaux tous profiteront d’une division internationale du travail toujours plus poussée. Les événements du 11 septembre 2001, ont failli nous ramener à l’isolationnisme et à un appauvrissement à long terme, mais les forces positives ont rapidement pris le dessus et laissent entrevoir des jours meilleurs. Page - 6 -