Le cerveau, objet technologique (2/8) : Le plus complexe non

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31 octobre 2011
Le cerveau, objet technologique (2/8) : Le plus
complexe non-ordinateur du monde
©LeMonde.fr
Comprendre le fonctionnement du cerveau est l'un des enjeux de la
convergence des technologies à la fois parce qu'il est devenu un objet de
technologie, mais également parce l'étude de son fonctionnement permet
d'envisager des technologies pour dépasser ses limites. C'est ce que va essayer
de nous faire comprendre Rémi Sussan dans ce dossier d'InternetActu.
On imagine trop souvent le cerveau comme l'organe central supervisant le corps
entier. Un organe enfermé dans une boîte (crânienne), recevant des nouvelles
du monde via les sens et communiquant ses dictats au corps (qui n'est pour lui
qu'un appendice secondaire, mais bien utile) pour effectuer des actions. Dans
une perspective informatique, le cerveau serait le processeur qui est capable à
tout moment de consulter sa mémoire, tandis que les organes sensoriels sont
les périphériques d'entrée et le corps dans son ensemble le périphérique de
sortie.
Qu'est-ce qui, dans cette description, correspond à la réalité biologique ? En
gros, rien.
Le mystère de l'incarnation
D'abord, finissons-en avec la machine à penser enfermée dans une boite. Notre
esprit est incarné. Nous pensons avec notre corps. Nous percevons en agissant.
L'expérience des chatons de Held et Hein, qui date de 1958, en reste un
exemple frappant, malgré son ancienneté. Les chercheurs ont pris un groupe de
chatons peu après la naissance et les ont enfermés dans le noir. Une heure par
jour, ils les sortaient à la lumière, mais le groupe était divisé. Une première
équipe devait se déplacer dans la pièce en tirant une carriole miniature. Les
autres chatons se tenaient dans la carriole, immobiles. Au bout de quelques
jours, les animaux furent libérés. Le premier groupe, celui des "pilotes", n'eut
aucun problème à s'adapter au monde extérieur, mais les chats "passagers"
restèrent comme aveugles : parce qu'ils n'avaient pas pu interagir avec le monde
extérieur, ils ne pouvaient donner du sens à leurs perceptions visuelles. Comme
l'explique Francisco Varela dans L'inscription corporelle de l'esprit :"voir des
objets ne consiste pas à en extraire des traits visuels, mais à guider visuellement
l'action dirigée vers eux."
Un autre exemple particulièrement éclairant est issu des recherches d'Umberto
Castiello (.pdf), professeur de psychologie à l'université de Padoue. Celui-ci a
démontré que nous avons tendance à esquisser les gestes de préhension d'un
objet situé dans notre champ visuel, même si nous n'avons pas l'intention de le
prendre dans nos mains. Pour cela, l'équipe de recherche a examiné la manière
dont on prend une cerise sur une table, puis ensuite comment on prend une
pomme. De façon évidente, l'écart entre les doigts de la main est plus large
lorsqu'on saisit la pomme que la cerise ! Mais là où les choses deviennent
bizarres, c'est lorsque la pomme et la cerise se trouvent toutes les deux sur une
table et qu'on demande au sujet de prendre la cerise. L'écart entre ses doigts
sera alors plus large que nécessaire, comme si la seule présence de la pomme
obligeait les doigts à s'écarter. Comme l'explique Chris Frith dans son livre
Making up the Mind: "l'action nécessaire pour saisir la cerise interfère avec mon
action d'attraper la pomme."
Les exemples de ce genre sont multiples. Ils suffisent à montrer que la
différence entre les "entrées" et les "sorties" est loin d'être aussi claire qu'on
pourrait le penser. Dans l'expérience des chatons, la "sortie" (l'action musculaire)
détermine "l'entrée" (la vision). Dans le second cas, "l'entrée" perturbe la "sortie"
(le mouvement des doigts).
Ces constats ouvrent la porte à de nouvelles méthodes d'éducation. Selon le
Boston Globe, Susan Goldin-Meadow, professeur de psychologie à l'université
de Chicago, a découvert que les enfants ayant des problèmes mathématiques
s'en tiraient mieux s'ils réfléchissaient en gesticulant. De même, un acteur se
remémorera mieux le texte qu'il doit apprendre s'il le fait en bougeant. Aristote,
qui enseignait la philosophie en marchant, avait-il déjà entrevu l'existence de ce
rapport entre le corps et l'esprit ?
Comme Angeline Lillard, professeur de psychologie à l'université de Virginie, l'a
expliqué au Boston Globe, un tel type de recherche validerait les méthodes
d'une pédagogue comme Maria Montessori, où les enfants apprennent la
lecture, l'écriture ou les mathématiques par la manipulation systématique
d'objets : "nos cerveaux ont évolué pour nous aider à vivre dans un
environnement dynamique, à y naviguer, y trouver la nourriture et échapper aux
prédateurs. Il n'a pas évolué pour nous aider à écouter quelqu'un, assis sur une
chaise dans une salle de classe, puis à régurgiter l'information."
On peut se demander cependant si les enfants qui ont des capacités manuelles
limitées ou des problèmes visio-spatiaux, comme ceux qui ont tendance à la
dyspraxie, ne se trouveraient pas, eux, handicapés par un tel type
d'enseignement. Peut-être ne suffit-il pas de remplacer une méthode
"universelle" par une autre ?
On aperçoit là une question qui pose le problème de la neurodiversité, une
notion sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir.
La mémoire n'est pas la mémoire
Nous n'avons pas de disque dur interne. Se rappeler, c'est recréer. Et nous ne
nous souvenons pas d'un événement, nous nous rappelons la dernière fois que
nous nous en sommes souvenus, ce qui est bien différent. C'est que semble
montrer la fameuse expérience "d'effacement des souvenirs" de Nader, Schafe
et LeDoux. On a dressé des rats à associer deux stimuli, dans la bonne tradition
pavlovienne : par exemple un bruit de cloche et une stimulation électrique. Puis
on a laissé mariner les malheureuses bêtes pendant 45 jours, afin de les laisser
bien intégrer cette association dans la "mémoire à long terme". Ensuite, on a
réactivé le souvenir en utilisant le premier des deux stimuli. Immédiatement
après, on a introduit dans le cerveau du rat un produit chimique effaçant la
mémoire à court terme. Le rat était donc incapable de se souvenir de ce dernier
événement. Pourtant, après l'expérience on découvrit que les rats étaient
amnésiques. Ils avaient oublié l'association entre les deux stimuli, faites 45 jours
plus tôt. En supprimant leur dernier souvenir, les rongeurs avaient perdu la trace
de leur souvenir plus lointain.
Pour Jonah Lehrer, journaliste à Seed Magazine et auteur du brillant Proust was
a neuroscientist, ce genre d'expérience confirme l'intuition de Proust qui
considérait la mémoire non comme un entrepôt d'informations statiques mais
comme une constante réactivation et recréation de l'expérience. Comme il
l'explique, "cela nous montre que chaque fois que nous nous souvenons de
quelque chose, la structure neuronale de la mémoire est délicatement
transformée en un processus nommé reconsolidation (Freud appelait ce
processus Nachtraglichkeit ou "rétroaction"). La mémoire est altérée en
l'absence du stimulus original, elle est de moins en moins concernée par ce dont
vous vous souvenez et de plus en plus par vous-même".
Une telle "mémoire créative" est bien sûr aux antipodes de l'archivage d'un
disque dur, ou de techniques comme le lifelogging, et donc d'une part de la
question de l'identité numérique. Si la mémoire est une création constante, en
quoi puis-je être considéré comme étant identique à "mes traces" ? Si mon
expérience subjective diverge radicalement de l'accumulation de données
concernant mon passé, le risque de ces pratiques ne serait-il pas, non de nous
faire perdre la mémoire, comme le craignent certains, mais plus subtilement (et
plus dangereusement) d'asservir notre psyché un modèle de la mémoire
radicalement opposé à notre mode d'être et surtout non créatif, non stimulant
pour le fonctionnement du cerveau ?
On a parlé de l'importance du corps dans la perception. Mais il jouerait aussi son
rôle dans la mémoire. En effet une récente étude affirme que la posture
corporelle peut influencer fortement le rappel de certains souvenirs. Ceux-ci
parviendraient effectivement plus vite à la mémoire si la position adoptée leur
correspond. Par exemple, il est plus difficile de se remémorer sa participation à
un match de basket si on est assis le dos bien droit sur une chaise, les mains sur
la table.
Il existe bien d'autres manières d'évoquer les différences entre le cerveau
biologique et les ordinateurs. Voici une une liste qui insiste sur des points
différents de ceux abordés ici.
Reste le problème du processeur, de l'unité centrale. Comment raisonnonsnous ? Comment prenons-nous des décisions ? Sur ce point encore, nous
divergeons radicalement de l'ordinateur. Nous ne sommes pas des programmes
informatiques La rationalité est loin d'être le facteur déterminant de nos pensées
et de nos actes, ainsi que nous allons le voir dans la prochaine partie.
Rémi Sussan
PS : Bien entendu, et cet avertissement vaut pour tous les exemples donnés
dans ce dossier, il est très difficile de dire que ces expériences "prouvent" quoi
que ce soit. Nous ne sommes pas dans le domaine de la physique nucléaire, où
les mesures sont très précises. Avec l'humain, on est beaucoup plus dans le flou
: la qualité du groupe test, le type d'interprétation adoptée, les méthodes
mathématiques utilisées pour les statistiques, tout cela joue fortement dans les
résultats obtenus. Il faut donc prendre toutes ces recherches avec une certaine
distance. Et, contrairement à ce qu'on pourrait croire, l'IRM ne constitue en rien,
du moins pour l'instant, un facteur objectif "irréfutable".
Ce dossier est paru originellement de janvier à février 2009 sur InternetActu.net.
Il a donné lieu à un livre paru chez Fyp Editions : Optimiser son cerveau.
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