Janet Roitman et Gérard Roso
Guinée-Équatoriale :
être « off-shore » pour
rester « national »
Avec la découverte du pétrole, la Guinée-Équatoriale a
pu négocier des partenariats avec des firmes internationales.
Cet article examine les efforts du régime guinéen pour
se repositionner sur la scène internationale. Ce pays est-
il une entité « off-shore » ou un entrepôt continental ?
Appartient-il aux mondes hispanophone ou francophone,
à la zone franc ou aux marchés dollarisés ? Les réponses
à ces questions dépendent de la redéfinition ce qui était
considéré jusque-là comme « territoire nationale » et
« richesse nationale ».
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Depuis son indépendance de l’Espagne, en 1968, ce minuscule État qu’est
la Guinée-Équatoriale a longtemps fait parler de lui pour ses abus envers les
droits de l’homme et sa répression, se constituant ainsi un statut d’État-paria.
Aujourd’hui, cependant, la Guinée-Équatoriale est parvenue à améliorer la per-
ception qu’en ont les principales instances financières et diplomatiques occi-
dentales, notamment en s’imposant en tant qu’État pétrolier sur la scène
internationale et en négociant des partenariats avec les grandes firmes inter-
nationales. Ce tournant radical signifie-t-il que la Guinée-Équatoriale a acquis
une nouvelle position dans l’ordre international ? Ses nouvelles richesses
pétrolières vont-elles lui permettre de dominer les dynamiques régionales
dans le golfe de Guinée?
Cet article, tiré d’observations récentes recueillies lors d’une mission de
terrain dans le pays, entend montrer que les efforts de l’État guinéen pour se
construire comme une entité off-shore, ou comme un paradis pétrolier et un para-
dis fiscal informel, dépendent de la capacité du régime à jouer sur plusieurs
registres à la fois. Simultanément membre des mondes hispanophone et
francophone, de la zone franc et du marché pétrolier dollarisé, économie de
production (pétrole, bois) et réseau régional de redistribution (réexportation
du Cameroun, trafic de drogue et d’autres productions illicites), la Guinée-
Équatoriale s’insère de multiples façons dans l’économie régionale et inter-
nationale. Mais ce petit pays pourra-t-il maîtriser ces flux pour son propre
profit et sa stabilité politique ou, au contraire, sera-t-il emporté par eux, ce qui
confirmerait son statut d’État-entrepôt et accentuerait l’appauvrissement de
la majorité de ses habitants? Tout dépendra, au fond, de celle des représen-
tations concurrentes qui, in fine, prévaudra. La Guinée-Équatoriale est-elle
une entité off-shore plutôt qu’un entrepôt continental ? Fait-elle partie des
zones d’influence hispanophone ou francophone? Ses liens avec l’Union euro-
péenne sont-ils aussi déterminants que ceux qu’elle entretient avec le Congrès
américain?
Toutes ces questions sont intrinsèquement liées à la renégociation et à la
redistribution silencieuse de ce que l’on nomme traditionnellement le «terri-
toire national» et la «richesse nationale ». Bien entendu, un certain « secteur
privé» est en train d’émerger en tandem avec la stratégie off-shore, mais il n’a
que peu à voir avec les définitions proposées par la Banque mondiale, étant
principalement issu des sentiers parallèles de la mobilité économique liés à la
construction même de ce statut off-shore.
Cherchant à affirmer sa nouvelle place à la fois sur la carte régionale et sur
la carte mondiale, la Guinée-Équatoriale mobilise de plus en plus fréquemment,
à l’échelle nationale, des moyens privés d’exercice du pouvoir étatique et des
méthodes juridiques internationales pour résoudre les conflits régionaux. Ce
schéma peut, à court terme, servir la stabilité du régime, mais, en déléguant
gestion des ressources nationales et autorité régulatrice à des acteurs privés
non étatiques et à des consultants internationaux, il peut également saper
l’autorité de l’État à long terme.
La rente d’un statut ambigu
Seul pays hispanophone d’Afrique, la Guinée-Équatoriale est à la fois un
pays insulaire et continental: elle est composée d’une île (Bioko) dans le golfe
de Guinée, et d’une enclave continentale (Rio Muni) coincée entre le Gabon
et le Cameroun. Alors que Bioko abrite Malabo, la capitale du pays (48000 habi-
tants), la zone continentale héberge 80% de la population du pays. Bien qu’elle
soit le produit de la colonisation espagnole, la Guinée-Équatoriale entretient
des relations ambiguës avec son ancienne puissance métropolitaine. Après
avoir obtenu de l’Espagne un statut d’autonomie en 1964, puis acquis sa recon-
naissance comme État souverain en 1968, ce pays hispanophone a lui-même
décidé de se localiser dans la zone d’influence de la France en adhérant, en 1983,
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Politique africaine n° 81 - mars 2001
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à la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) ainsi
qu’à l’Union douanière et économique de l’Afrique centrale (UDEAC), devenue
Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (CEMAC) en 1994.
Avec son entrée dans la Banque des États de l’Afrique centrale (BEAC) en1985,
la Guinée-Équatoriale est devenue un membre à part entière de la zone franc.
Mais, avec la découverte de pétrole dans ses eaux territoriales, cette nouvelle
connexion métropolitaine s’est vue récemment concurrencée: aujourd’hui, ce
sont les compagnies pétrolières américaines qui s’emparent des parcelles mari-
times à la recherche de pétrole. Le gouvernement américain a annoncé, en
septembre 2000, la réouverture de son ambassade à Malabo, indiquant clai-
rement que la compétition économique entre intérêts pétroliers américains et
français se double d’enjeux politiques.
En somme, la spécificité de la Guinée-Équatoriale ne repose pas seulement
sur l’ambiguïté de son statut territorial (à la fois île et enclave continentale) et
de son statut linguistique (à la fois hispanophone et francophone), mais aussi
sur la relation opportuniste qu’elle développe avec différentes puissances
(Américains et Européens en ce qui concerne le pétrole; Européens et Asiatiques
en ce qui concerne le bois; les institutions de Bretton Woods et le capital privé
international en ce qui concerne les questions financières et monétaires). Sur-
tout, la Guinée-Équatoriale maintient une position extrêmement équivoque par
rapport au processus de régionalisation actuellement en cours dans le golfe de
Guinée. Historiquement, ses relations avec le Nigeria, le Gabon, le Cameroun
et São Tomé e Principe ont toujours été tendues. Récemment, le président
Teodoro Obiang Nguema a tenté de prendre les rênes de certaines entités offi-
cielles de régulation régionale, en arguant que la nouvelle richesse pétrolière
avait doté le pays d’un nouveau pouvoir de négociation et d’une nouvelle
stature régionale. Ce désir de faire de son pays le courtier de la région a pu
prendre forme au moment de l’organisation du sommet de la CEMAC à
Malabo, en juin 1999. Mais les efforts d’Obiang Nguema sont soumis à de
nombreuses obstructions, qui sont liées à la concurrence pour le leadership
régional.
L’ambivalence de sa position régionale est également exacerbée par les
désaccords récents autour de ses frontières maritimes. Comme nous le verrons
plus loin, la Guinée-Équatoriale est aujourd’hui impliquée dans des conflits
portant sur la détermination de ses frontières nationales maritimes avec le
Nigeria et le Cameroun. Il va de soi que ce statut ambigu n’est pas en voie de
clarification. Au contraire, tous les efforts pour mieux définir le statut de la
Guinée-Équatoriale au regard de l’économie politique mondiale et des dyna-
miques régionales de pouvoir ont jusqu’à présent échoué, faisant de sa construc-
tion hétérogène un handicap plus qu’un avantage pour le pays.
Obiang Nguema (et son éventuel successeur) sera-t-il capable de transformer
la spécificité de la Guinée-Équatoriale en un atout pour renforcer sa propre posi-
tion dans l’économie politique mondiale et régionale? Cela dépendra beau-
coup de la capacité du régime à gérer les différents facteurs constitutifs de sa
position ambivalente. Autrement dit, l’enjeu majeur de la gestion des frontières
nationales de la Guinée-Équatoriale réside dans sa capacité à se jouer des
divers registres de pouvoir, de statut, de contrôle économique, que ceux-ci soient
linguistiques (hispanophone, francophone), géographiques (maritime, conti-
nental), productifs (marchés globaux du pétrole et du bois) ou distributifs
(centres de trafic de drogue, de réexportation). In fine, cela signifie un jeu entre
les tensions externes et internes. Ces dernières détermineront la définition
des frontières nationales – dans son sens le plus littéral – ainsi que la question,
plus conceptuelle, de savoir ce qui constitue les frontières dans un pays carac-
térisé par des statuts géographiques, linguistiques et ethniques conflictuels.
L’arrivée d’intérêts pétroliers privés a fourni au président Obiang Nguema une
méthode de gestion de ces différentes tensions: l’usage des moyens privés pour
établir le pouvoir étatique, comme le montrent clairement les revendications
sur les richesses off-shore à travers les sociétés juridiques privées américaines
qui travaillent au bénéfice de l’État guinéen mais sont financées par des inté-
rêts pétroliers privés. Cette nouvelle stratégie du pouvoir étatique – privatisée –
sera développée plus loin1, mais on peut déjà avancer l’hypothèse que l’entrée
de sociétés pétrolières privées dans l’économie politique équato-guinéenne a
entraîné une seconde stratégie: l’usage de méthodes juridiques internationa-
les destinées à assurer la position du pays dans l’économie politique mondiale.
L’émergence de ces deux stratégies représente à nos yeux la transformation la
plus radicale dans les rapports de la Guinée-Équatoriale à son environnement
régional et international, et nous paraît bien plus importante que la simple pré-
sence de pétrole dans les eaux nationales.
Le paradoxe de l’abondance et
de la sous-capitalisation
L’économie équato-guinéenne se résume à trois domaines d’activités qui ont
prouvé leur caractère lucratif (bois et pétrole) ou sont considérés comme de
futures sources de richesse nationale (cacao, pétrole). Cependant, leur orga-
nisation, leur gestion et leur régulation sont caractérisées par des pratiques frau-
duleuses, et les revenus qui en sont tirés ne bénéficient qu’à l’élite au pouvoir
et aux clans qui y sont associés. Plus problématique encore, aucun de ces reve-
nus n’a de véritables retombées sur les finances de l’État.
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Politique africaine
Guinée-Équatoriale : être «off-shore» pour rester « national »
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Cacao et contrebande
Durant la période coloniale, le cacao constituait la première activité éco-
nomique du pays, avec des plantations concentrées sur l’île de Bioko. À cette
époque, le cacao était notoirement connu pour sa qualité supérieure et sa pro-
ductivité élevée. Avec l’indépendance, le président Francisco Macias Nguema
voulut nationaliser l’industrie cacaoyère et expulsa tous les travailleurs étran-
gers (Camerounais, Nigérians, Espagnols), qui représentaient la force de travail
productive. Cette décision politique détruisit littéralement ce secteur de l’éco-
nomie. Dès son arrivée au pouvoir, en 1979, Teodoro Obiang Nguema décréta
la restitution des terres à leurs précédents propriétaires à la condition qu’ils
investissent pour réactiver l’activité agricole. À la fin de 1980, 66 propriétés
représentant 20000 hectares étaient ainsi rendues à leurs propriétaires espa-
gnols. Mais ces derniers retournèrent rapidement en Europe, faute de gagner
assez d’argent pour pouvoir rembourser leurs crédits ou réaliser de nouveaux
investissements. Le gouvernement décida alors de céder ces propriétés non ren-
tables à des Équato-Guinéens qui voulaient investir dans le secteur agricole.
À partir de 1981-1982, 21 600 hectares furent ainsi distribués, et l’on vit émer-
ger une nouvelle classe de petits, voire de moyens entrepreneurs agricoles. Mais,
à la fin des années 1980, la défaillance du système de financement, une main-
d’œuvre insuffisante et, surtout, la chute du cours mondial du cacao entraî-
nèrent la contraction du secteur et le déclin de cette nouvelle classe économique.
Ces cinq dernières années, le secteur a connu un net accroissement de produc-
tivité, faisant du cacao la troisième exportation du pays après le pétrole et le
bois. Toutefois, la production équato-guinéenne (4 300 tonnes en 1998-1999)
reste marginale sur le marché mondial.
En réalité, l’intérêt de ce secteur d’activité réside moins dans sa capacité à
produire des quantités importantes de cacao que dans sa faculté potentielle à
offrir des emplois. Le développement de l’industrie pétrolière a en effet entraîné
un mouvement de masse – spécialement parmi les jeunes – vers les centres
urbains de Malabo et de Bata. Dans ces villes, malgré un chômage persistant,
l’argent facile est accessible grâce à la circulation de pétro-dollars et à l’accroisse-
ment de la demande de biens de consommation. Cette conjoncture a donné un
coup de fouet au commerce informel et frauduleux. Un accroissement de la
fraude et de la contrebande est en effet visible aujourd’hui, associé à l’augmen-
tation du trafic maritime et frontalier; ces activités illégales contribuent à
1. Sur les processus de privatisation de certaines fonctions régaliennes des États, voir les dossiers coor-
donnés par B. Hibou in Critique internationale, « La privatisation de l’État », n° 1, octobre 1998,
et Politique africaine, «L’État en voie de privatisation», n° 73, mars 1999, ainsi que B. Hibou (dir.),
La Privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.
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