La voie du loup DOSSIER Quel impact du loup sur les ongulés sauvages ? 14 numéro24 2juillet 006 Au long de l’arc alpin français, le loup est accusé de décimer ses espèces proies, voire parfois de mettre en danger le devenir même de certaines populations d’ongulés. Qu’en est-il en réalité ? Et quels sont les maux dont n’a pas été accusée cette « bête malfaisante » ? Guetter les enfants au coin du bois... S’attaquer à l’homme à l’occasion (voir notre dossier précédent)... Mettre l’élevage en péril... Enfin, anéantir les espèces proies dont elle se nourrit ! A elle seule, cette outrance dans l’accusation devrait paraître suspecte. Un argument, marqué au sceau du bon sens, ne semble pas avoir frappé ceux qui crient au loup : comment se fait-il –si le loup est capable d’éradiquer ses espèces proies– qu’il n’ait pas disparu d’à peu près partout dans le monde, faute de nourriture ?! Si le loup est revenu en France, c’est précisément parce que les populations d’ongulés sauvages sont florissantes. Et c’est parce qu’elles persistent dans cette courbe ascendante que le prédateur peut continuer à coloniser de nouveaux territoires (car il est établi que c’est la nourriture disponible en hiver, autrement dit, la présence d’herbivores sauvages sur un territoire donné, qui détermine l’installation du loup sur de nouvelles zones). Mais à travers le loup, c’est aussi le principe de la prédation qui est remis en cause. Sensiblerie ? Hypocrisie ? Concurrence ? Nous verrons dans ce dossier que la prédation est vieille comme la vie et a toujours participé à l’évolution des milieux et des équilibres naturels*. L’examen attentif des plans de chasse nous montre par ailleurs que la part du loup reste très marginale par rapport à la pression cynégétique. Alors, pourquoi tant de haine ? Et où est la raison dans tout cela ? Justement, le loup navigue dans les zones sombres de notre inconscient collectif d’où la rationalité est écartée... Raison de plus pour remettre, encore et encore, l’ouvrage sur le métier. * Sur ce thème, nous vous recommandons deux expositions réalisées par la ligue ROC. L’une, ”Prédation et biodiversité”, explique ce qu’est la prédation et son importance pour les écosystèmes. L’autre, ”L’homme et les prédateurs, une relation parfois difficile”, approfondit la relation ancestrale homme/prédateurs et invite à accepter de vivre avec ces animaux encore trop souvent mal aimés. http://www.roc.asso.fr/protection-faune/predation-biodiversite.html http://www.roc.asso.fr/protection-faune/homme-predateur.htm ou : Ligue ROC, 26 rue Pascal, 75005 Paris – Tél : 01 43 36 04 72. ÉVOLUTION DES PLANS DE CHASSE Les chasseurs se plaignent que l’impact du loup sur “leur gibier” est insupportable et met en danger certaines espèces d’ongulés... PLANS DE CHASSE RÉALISÉS source : ONCFS Nous avons fait de nombreuses recherches mais, en France, aucune étude n’existe encore pour mesurer l’impact réel du loup sur la faune sauvage (une étude dirigée par l’ONCFS est en cours mais ne livrera pas ses résultats avant quelques années). Nous avions donc comme seuls éléments pour tenter une première approche de la question, notre connaissance du terrain et de la biologie des espèces, les études menées à l’étranger et l’évolution des plans de chasse dans les régions concernées. Vous livrer la totalité des chiffres de ces 30 dernières années aurait été long et fastidieux. Nous avons donc choisi de porter à votre connaissance un condensé des plans de chasse aux ongulés, réalisés dans les départements alpins, en faisant un point de l’évolution par tranches de 10 ans (1er tableau). Ce premier tableau qui est un résumé, une seconde synthèse fait état du nombre total d’ongulés abattus dans le cadre des plans de chasse (le braconnage n’est pas pris en compte dans ces chiffres) ces 30 dernières années, toujours dans les départements alpins. Ce qui donne un total de 1 849 659 ongulés sauvages officiellement abattus en 30 ans dans les régions Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes. Comme vous le constaterez, l’évolution n’est pas à la baisse des plans de chasse. D’où deux hypothèses de travail : - soit le loup fait réellement chuter les effectifs de ses espèces proies et il serait alors souhaitable que les chasseurs diminuent leurs plans de chasse afin de protéger la ressource, - soit les espèces en question continuent à bien se porter malgré la prédation et une pression de chasse qui n’est pas anodine et cela veut alors dire qu’il y a à manger pour tout le monde ! Nous nous sommes en outre livrés à des extrapolations rapides : si chaque loup “prédate” un ongulé par semaine (ce qui est supérieur à la réalité, mais ne lésinons pas), et si les loups étaient 100 en 2004 (ce qui est surévalué aussi, mais le chiffre est rond), ils auraient donc “prélevé” (!) 5200 ongulés, soit 4 % du tableau total des chasseurs !! Et même 11 % du seul tableau des chevreuils, si on estime que c’est l’espèce dans laquelle ils “tapent” le plus... Tout en sachant que les chasseurs sont certes beaucoup plus nombreux... mais aussi qu’il ne faut pas tout ramener à l’espèce humaine (c’était l’idée de mesurer/projeter la “part du loup”). Sachant qu’un loup franco-italien mange en moyenne 2 kg de viande par jour, ramené à une année, cela fait 730 kg de viande et, à l’échelle d’une meute, cela donne environ 3,5 tonnes par an. Autrement dit, les cerfs tués à la chasse en 2004 dans le seul département des Alpes-Maritimes permettraient à une meute de loups de se nourrir pendant 20 à 25 ans selon leur poids !!! Les chiffres (tout au moins ce que nous en connaissons) sont donc sur la table et le débat est ouvert. 5 TOTAUX DES PLANS DE CHASSE PAR ESPÈCES DE 1973 À 2003 OU 2004 24numéro juillet 2006 La voie du loup 15 La prédation, une mort naturelle Par Christophe Bonnet, vétérinaire et administrateur de l’UDVN 04 Tiouuu, alerte, tiouuu, alerte, tiouuu, alerte... “Le loup est un carnivore cruel qui, en tant que tel, va faire main basse sur la chair fraîche de nos bois et nos alpages. Outre son impact sur l’élevage, le retour du loup va décimer la faune sauvage”. Tel est, en gros, le nouveau credo de quelques esprits chagrins sur les conséquences présupposées désastreuses du retour du loup. Rien pourtant, ni dans les données de l’écologie scientifique, ni dans le suivi de la faune sauvage dans les départements concernés, ni dans les situations observées ailleurs en Europe ne plaide en ce sens, bien au contraire. La prédation est vieille comme le monde... ou presque. Elle apparaît avec le premier carnivore, il y a quelques dizaines de centaines de millions d’années. Et, depuis, proies et prédateurs se rendent “coup pour coup” évoluant de concert pour maintenir un équilibre entre les qualités de chasseur des seconds et les aptitudes à s’échapper des premiers. A l’échelle géologique des temps, loin d’être une menace pour la biodiversité, la prédation est au contraire un des moteurs de l’évolution, source de diversification. Le loup et les ongulés d’Europe résultent de cette évolution, et, n’échappant pas à la règle, cohabitent (et co-évoluent) depuis le début de l’ère quaternaire. Et à cette échelle plus “humaine” de quelques millions d’années on constate même que cette cohabitation se fait à bénéfice réciproque. Certes, pas pour les proies individuellement croquées (ou les prédateurs mourant de faim), mais pour les populations et les écosystèmes dans lesquels ils évoluent. QUE VOUS AVEZ DE BELLES DENTS ! La voie du loup A grands coups d’autorégulations, positives ou négatives, la prédation participe au maintien des grands équilibres naturels. Schématiquement, une augmentation des herbivores signifie une augmentation de la ressource alimentaire pour les carnivores. En conséquence, ceux-ci prolifèrent et “tapent” plus dans un “stock” d’herbivores ce qui évite, au passage, que ces derniers “n’épuisent” la végétation. Les populations d’herbivores régressent alors (par l’augmentation de la prédation). Il n’y 16 numéro24 2juillet 006 a plus assez à manger pour les carnivores (dont les populations diminuent) pendant que la ressource alimentaire des ongulés se reconstitue... et le cycle recommence. Les populations évoluent ainsi, suivant des hauts et des bas autour d’un point d’équilibre. Autre conséquence bénéfique, cette pression constante et réciproque entre proies et prédateurs s’exerce d’abord sur les individus les plus faibles (dont les malades et les blessés). Ce sont eux qui disparaissent les premiers, ce qui bénéficie aux populations dans leur ensemble. On notera qu’à l’inverse, la chasse privilégie plutôt le trophée et la rareté, ce qui n’aide pas des populations fragilisées (cas du tétras dans les Alpes du Sud). Ainsi donc, depuis Darwin, sait-on que la prédation est un des mécanismes qui, moteur de l’évolution, régulateur des populations et gestionnaire des ressources, concourt au maintien dynamique des équilibres naturels. Ce bel équilibre peut-il être rompu ? Dans un milieu plus ou moins déséquilibré (comme en France où il n’y avait plus de prédateurs), le retour du loup peut-il présenter un risque pour les populations d’ongulés sauvages ? - Peut-on craindre que la disparition du loup pendant un siècle ait fait perdre leurs facultés de “défense” aux ongulés ? Non, l’évolution ne se fait pas à cette échelle, les chevreuils et chamois du 21ème siècle sont aussi bien armés génétiquement que ceux du néolithique pour répondre à la prédation du loup. - Peut-on penser que l’artificialisation du milieu handicape les ongulés sauvages ? L’évolution des populations, des plans de chasse et de leur réalisation plaide pour le contraire. Dans les Alpes-Maritimes, où la quasi totalité des chamois sont en zone de présence du loup, la population continue d’augmenter, les plans de chasse et leur réalisation suivent... DOSSIER Même le mouf lon, espèce à priori la plus vulnérable, se maintient, sans réduction des plans de chasse... En fait, si le retour du loup se traduit par des modifications de la répartition, du comportement et des effectifs, il semble bien, à la vue de ces données de l’ONCFS que ceux-ci finissent par se stabiliser en quelques années autour d’un nouvel équilibre. Enfin, mais est-il bien utile de le rappeler, dans des situations un peu similaires en Italie et en Espagne, où la présence du loup n’a jamais été interrompue, les populations d’ongulés sauvages se portent bien, merci pour elles. Rien donc ne permet d’accorder le moindre crédit aux cris d’orfraie des alarmistes. L’ARROSEUR ARROSÉ Par contre, en regardant ce qui se passe depuis que l’homme est homme, on constate que toutes les menaces qui ont pesé et pèsent encore sur la pérennité et la diversité de la faune sauvage ont une origine humaine. Et que la chasse et l’agriculture tiennent une place de choix dans ces menaces. Alors entendre les chasseurs et les éleveurs hurler de concert au loup renvoie, une fois de plus, à la question de leurs compétences et de l’incohérence entre leur discours et leurs actes. Intenable scientifiquement, la “remise en cause” de la prédation ne l’est guère plus anthropologiquement, quand, autre antienne des philosophes de comptoir, elle est assimilée à de la cruauté. La cruauté est un trait de caractère humain, et seulement humain puisqu’il nécessite la conscience et la gratuité de ses actes, deux éléments absents du monde animal sauvage. Bien sûr, la prédation est un acte brutal, pas forcément très agréable à regarder. Mais ne faudrait-il pas, alors, pousser la logique jusqu’au bout ? Ne sommes-nous pas, dans notre majorité des carnivores, des prédateurs par procuration laissant aux abattoirs le soin de nous cacher cette réalité ? La mort et ses prémisses sont-ils moins pénibles pour les animaux qui les subissent si nous ne les voyons pas ? Dans le cas des animaux de boucherie, la fin est la même, et le stress qui précède l’abattage ne diffère de celui d’un animal croqué par son prédateur que par sa durée, infiniment plus longue... Et que dire alors de certaines pratiques comme la chasse ou la corrida par définition bien plus proches de la cruauté que de la prédation ? Que dire de certaines “traditions culinaires” qui imposent des conditions d’élevage plus que limites aux animaux qui les subissent ? Que dire des volailles en batterie, ou de notre engouement pour les NAC (nouveaux animaux de compagnie) dont on sait que, du début à la fin, la filière est un énorme gâchis (pour rester gentil)... La liste est ainsi longue de nos contradictions. Et bien malin sera celui qui arrivera à en tirer une logique ou une conclusion définitive. Par contre, une chose est sûre, la seule sensibilité “humaine”, avec tout l’irrationnel qui la caractérise, n’est pas très pertinente pour analyser un phénomène “purement” naturel comme la prédation. On peut toujours faire pleurer dans les chaumières, ou agiter la crécelle de la peur, un autre moteur très efficace de mobilisation, ce n’est pas pour autant que l’on aura avancé... Le retour du loup ne pose-t-il donc pas suffisamment de problèmes concrets (protection des troupeaux domestiques) que nous ayons besoin d’y rajouter de la sensiblerie ? page précédente Vieille comme le monde, la prédation est un des moteurs de l’évolution. ci-dessus La prédation n’a jamais représenté une menace pour la biodiversité. Les activités humaines si ! Photographies de N. Buhrel 5 24numéro juillet 2006 La voie du loup 17 Questions 3 à Eric Marboutin, chef de projet loup/lynx à l’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage) & à Benoît Lequette, chef du service Etude et Gestion du Patrimoine au Parc national du Mercantour Propos recueillis par Florence Englebert 6 Que pouvez-vous nous dire de l’impact du loup sur les ongulés sauvages en France ? Eric Marboutin : Pour l’instant peu de données sont disponibles, essentiellement parce qu’il n’y a pas de méthodes à la fois vraiment robustes et vulgarisables pour suivre les évolutions des populations d’ongulés sauvages; certaines enquêtes auprès de détenteurs de droit de chasse ou informations émanant de ces milieux laissent penser qu’en quelques endroits de nombreux cadavres de proies sauvages (essentiellement cerfs et chevreuils) soit attribuables à la prédation du loup; il semble aussi dans ces cas que cela puisse coïncider avec une forte concentration momentanée des populations de ces espèces sur des zones plus accessibles en temps de neige (gagnage herbager disponible, moindre profondeur de neige, arbres à écorcer), zones sur lesquelles le loup concentrerait alors lui aussi son action de prédation. Sur le massif de Belledone, dans la zone d’Arvillard par exemple, de nombreuses carcasses de cervidés auraient été retrouvées localement -mais n’ayant pas toutes fait l’objet d’une expertise par le réseau Grands Carnivores Loup-lynx- durant les hivers passés ; toutefois lors de comptages nocturnes au phare des cervidés dans ces vallées du massif de Belledonne, on détecte de plus en plus de cerfs par exemple. Tout se passe comme si l’action de prédation, concentrée momentanément dans l’espace lors de l’hiver, présentait des effets dilués dans un espace plus conséquent par la suite (celui de la vraie échelle spatiale de la population de cerfs par exemple), effets qu’au mieux on ne parvient plus à détecter par les méthodes de suivi classique (comptages nocturnes de cervidés); un cas semblable (concentration spatiale des attaques de loups sur cervidés) semble aussi se produire sur la partie basse en altitude du domaine de la meute du Thabor-Galibier (versant moyenne vallée de Maurienne). L’impact du loup dans les conditions écologiques actuelles de disponibilité et de diversité des proies potentielles est probablement hétérogène selon les zones, et difficile à cerner (mortalité additive, compensatoire, les deux ?); c’est la raison pour laquelle l’ONCFS a initié, en collaboration avec le CNRS et le Parc national du Mercantour ainsi que la Fédération des chasseurs 06, l’étude « prédateur-proie » pilotée par Carole Toigo et Ariane Bernard-Laurent (avec Xavier Tardi en tant que personnel d’application, responsable sur le terrain des captures d’ongulés): cette étude mesurera les différentiels de taux de survie, de fécondité...etc, entre zones soumises à plus ou moins forte prédation par le loup (sur cerf, chevreuil, chamois, mouflon), ainsi que la réponse spatiale des proies (éclatement des groupes ou regroupement, vigilance/ réaction de fuite plus prononcées). 6 Certains échos sont très alarmistes... Assistet-on à une évolution à la baisse des plans de chasse qui traduirait une baisse des effectifs d’ongulés ? E.M. : En certaines zones, les plans de chasse ont baissé alors que les prédateurs (loup ou lynx) potentiels n’y sont pas détectés ; en d’autres endroits, il y a coïncidence en baisse des plans de chasse et présence détectées des prédateurs; en fait quasiment tous les appariements entre tendances des plans de chasse et présence/absence des prédateurs peuvent être rencontrés. En matière de chevreuil par exemple, on connaît maintes zones avec plan de chasse en baisse et pas de prédation autre que celle issue de l’activité cynégétique, cette dernière étant même parfois très modérée (i.e. ce n’est probablement même pas la chasse qui explique la baisse de la population de chevreuils); inversement, on connaît aussi des zones où il semble y avoir au minimum une coïncidence temporelle entre apparition puis installation d’une meute et baisse des plans de chasse ; une partie du questionnement au moins provient du problème de différentiel d’échelle spatiale entre le rayon d’action du loup (150 à 300 km2 pour une meute) et le rayon d’action de la perception du problème cynégétique et de sa gestion (échelle d’une commune le plus souvent). La voie du loup 6 Quels enseignements tirez-vous des études menées dans d’autres pays ? E.M. : En matière d’études scientifiques robustes, la quasi totalité des informations vient d’écosystèmes peu comparables au nôtre : souvent caractérisés par des systèmes basés sur une, voire deux espèces proies, les relations sont plus «directes» et plus «fortes» potentiellement entre le prédateur et sa proie. Chez nous, on peut s’attendre à un mécanisme de switching entre plus d’espèces de proies (cerf, chevreuil, chamois, mouflon, sanglier) au gré de l’évolution de leur 18 numéro24 2juillet 006 DOSSIER ratio abondance/vulnérabilité ; ce simple phénomène d’opportunisme alimentaire manifesté par le loup devrait atténuer les effets de sa prédation sur la dynamique de chacune des proies considérées. Les études d’Europe de l’Ouest, souvent polarisées sur l’estimation du pourcentage de la population de proies pris par le loup, ont tendance à être faibles sur le plan de l’évaluation des effectifs de proies (d’où le risque d’une surestimation de la proportion en question) ; comme, de plus, estimer une proportion de proies tuées par le loup, même de façon robuste, ne renseigne aucunement sur l’impact démographique que cela représente (une forte proportion des effectifs prélevés sur une population de proies en forte croissance peut ne pas poser de problème, alors que l’inverse en posera), l’ONCFS s’est lancé dans une étude de dynamique des populations de proies (mesure des paramètres démographiques importants, modélisation de la croissance résultante, etc.).... malheureusement il faudra attendre quelques années avant d’en tirer les enseignements ! 5 6 Quatorze ans après le retour du loup dans le Mercantour, comment évaluez-vous son impact sur la faune sauvage ? Benoît Lequette : C’est un impact qu’on ne peut –ni ne doit- évaluer simplement au jugé. C’est risqué et à la limite malhonnête ! C’est pourquoi nous avons mis en place, au cœur du Parc national du Mercantour, une étude sur la faune sauvage en partenariat étroit avec l’ONCFS, le CNRS et la Fédération de chasse du département des Alpes-Maritimes. Cette étude nous permettra, grâce à la capture et au marquage d’ongulés, de mieux connaître différents paramètres démographiques ou comportementaux (leurs taux d’accroissement et de dispersion, leur survie, leur état sanitaire général, leur comportement de défense (vigilance)) et de comparer ces éléments avec d’autres données qui sont recueillies de la même manière par l’ONCFS mais depuis des années et dans un territoire de référence dont le loup est absent à ce jour. Cela nous autorisera à émettre des postulats : peut-être découvrirons-nous qu’en présence de prédateurs, les ongulés sauvages se portent mieux (meilleure dynamique de population, meilleure « santé »...), ou, au contraire, en arriverons-nous à déterminer qu’il n’y a pas d’impact visible. C’est une étude à échéance de plusieurs années, ce qui est parfois difficile à concevoir car entre le jugé « au doigt mouillé » et l’étude scientifique sur plusieurs années, on n’a pas beaucoup d’indicateurs à court terme, ce qui est frustrant pour tout le monde ! 6 Tous les cinq ans, des comptages d’ongulés sont réalisés dans le Parc, quelles informations apportent-ils ? B.L. : Ces comptages montrent des populations d’ongulés en accroissement, notamment en ce qui concerne le cerf, le chamois et le bouquetin. Le mouflon a, quant à lui, cessé de régresser avec même un léger accroissement en Haute-Tinée, secteur qui est toutefois occupé une partie de l’année seulement par le loup. Il est important de noter que la méthode de comptage principalement utilisée ne permet pas de donner un taux de précision (et donc une estimation de la population encadrée d’un minima et d’un maxima). Elle nous permet simplement d’évaluer des grandes tendances en nous aidant à savoir où positionner le curseur des évolutions sans analyse fine des causes de ces évolutions. ci-dessus & page précédente Photographies de N. Buhrel 6 Sur le terrain, observez-vous une modification des comportements des ongulés ? B.L. : Différents paramètres comportementaux peuvent être étudiés et notamment l’occupation de l’espace, la taille des groupes ou le comportement antiprédateur habituellement apprécié par le «taux de vigilance». Dans ce dernier cas, il s’agit de savoir comment les ongulés surveillent leur territoire pour se prémunir des attaques de prédateurs durant les phases de prise de nourriture. En d’autres termes, combien de fois et pour quelle durée les ongulés surveillent leur environnement lorsqu’ils sont en train de brouter ? Une première étude sur le taux de vigilance a montré que les chamois étaient plus vigilants que les mouflons mais aussi que le taux de vigilance avait augmenté chez les deux espèces depuis le retour du loup. Le nouveau projet «Prédateur Proies» mené en partenariat avec l’ONCFS, le CNRS et la Fédération Départementale de la Chasse va compléter ce travail. 5 24numéro juillet 2006 La voie du loup 19 Le cerf et le loup, un faux problème Par Jean-Claude Courbis Depuis quelques années, en Rhône-Alpes, les chasseurs, très mobilisés, accusent le loup de décimer les cerfs dans le massif de Belledonne (Savoie et Isère) et en Haute-Maurienne (Savoie). Or, il n’existe en France aucune donnée scientifique allant dans ce sens et les études étrangères suggèrent que, si le loup peutêtre un bon régulateur du cerf, cela n’implique pas forcément des densités faibles ni qu’il soit le seul facteur limitant. ci-dessous Que d’incohérences dans le discours de certains chasseurs : en l’absence de prédateurs, ils disent jouer eux-mêmes ce rôle indispensable.... Photographie de R. Sané page suivante ....mais quand les loups sont de retour, ils sont accusés de mettre en péril les ongulés dont ils se nourrissent pourtant depuis la nuit des temps. La voie du loup Photographie de D. Benfares 20 numéro24 2juillet 006 Très limitée sur la connaissance du sujet et peu portée à la réflexion déontologique, toujours prête de surcroît à faire du sensationnel autour du loup et à flatter les chasseurs, la presse locale donne un écho disproportionné à leurs criailleries. La manipulation des esprits passe alors par celle des images : la presse publie en première page des photos sanglantes de biches dévorées par les loups, jouant sur la sensiblerie présumée du public, mais aucune des biches déchiquetées vivantes par les chiens errants, ou condamnées à une agonie douloureuse après avoir été blessées et non récupérées par des chasseurs maladroits et peu scrupuleux (la recherche au sang, ou recherche des ongulés blessés à l’aide de chiens spécialisés, n’est hélas pas assez développée en France). UN ÉTAT DES LIEUX En Belledonne, il n’y a pas, semble-t-il, prolifération du loup mais diminution, la grosse meute du début des années 2000 s’étant apparemment dispersée (un sujet retrouvé dans l’Ain selon les analyses génétiques) : un à trois individus estimés durant l’hiver 2004-2005 contre cinq durant l’hiver 2003-2004 (source ONCFS). Par contre, en Haute-Maurienne, le loup se multiplie et s’est reproduit en 2005. En Belledonne, selon les chasseurs du coin, le loup tuerait plus de cervidés que les chasseurs mais ce phénomène ne serait « préjudiciable » aux chasseurs que sur une seule commune1. Ceci étant, le relevé par les chasseurs des cadavres d’animaux dévorés par les loups est entaché d’incertitude car les loups, à la fois charognards et prédateurs, peuvent dévorer des animaux morts pour d’autres raisons et se substituer à d’autres causes de mortalité. Ce qui est par contre certain, c’est le fait que les loups, en effarouchant et en dispersant les hardes, rendent le gibier plus difficile à chasser et à repérer, ce qui bouleverse les habitudes des chasseurs mais peut aussi diminuer les dégâts forestiers. Néanmoins, ces trois dernières années, lors de mes sorties en Belledonne, j’ai constaté que la présence du loup, contrairement à ce que prétendent les dirigeants cynégétiques savoyards, n’empêche pas les ongulés sauvages d’être visibles par les randonneurs attentifs, et que plusieurs prairies, y compris en altitude, sont endommagées par les nombreux sangliers. Autre certitude, les chasseurs éplorés, tout en gémissant hypocritement sur les pertes dues aux loups, n’en obtiennent pas moins, en Savoie, des quotas de cerfs et de biches sans cesse plus élevés : en 2004, attribution de 646 cerfs et biches (521 réalisés) ; en 2005, demande de 7342... DOSSIER NOTES : 1- Alp’Horizon, mars 2004. 2 - L’Apus à l’oreille, circulaire du CORA 73, nov-déc. 2005. 3- Atlas des mammifères sauvages de Rhône-Alpes, FRAPNA, 1997. Qu’en est-il d’ailleurs des efforts de gestion consentis par les chasseurs de Belledonne et que le loup remettrait en cause ? Eh bien, en 1979, lors de la généralisation du plan de chasse pour le tir des cervidés, de nombreuses sociétés de chasse du massif de Belledonne tentèrent de s’y opposer, arguant qu’il s’agissait d’une atteinte à la tradition, alors qu’en réalité cette mesure, au même titre que les réintroductions, avait été obtenue par certains chasseurs « avancés ». Et il fallut dix ans supplémentaires, ainsi qu’une campagne de la FRAPNA 73, pour que le chamois puisse en bénéficier à son tour ! Bref, loup ou pas, sans ces atermoiements, le repeuplement de Belledonne en ongulés sauvages aurait été plus important. En Rhône-Alpes, plus généralement, le cerf est absent (ou quasi absent) en Ardèche, dans la Loire et le Rhône (où le loup est également inexistant) et localement présent dans les départements colonisés par le loup : Savoie, HauteSavoie, Isère, Drôme 3 . De nombreux milieux favorables à l’espèce restent donc inoccupés. En réalité, outre les carences de certains fusillots, c’est l’hostilité des forestiers et des paysans qui freine ou remet en cause l’expansion du cerf, bien plus que le loup, dont l’impact local éventuel n’a pour l’instant pas été évalué scientifiquement en France. DES EXEMPLES ÉTRANGERS Dans un secteur des monts Cantabriques, en Espagne, selon l’étude de Vincent Vignon, le loup a réduit de moitié une population de cerfs, ce qui en apparence, semble justifier les craintes des chasseurs. Mais cette population avait atteint un niveau démographique exceptionnel en Europe avec une densité de 25 cerfs aux 100 hectares, au point de susciter, avec les sangliers, davantage de plaintes des paysans que le loup... Après une diminution de moitié, suivie par une régression du loup enclin à l’autorégulation, une densité de 12 cerfs aux 100 ha persistait, donc trois fois supérieure à l’optimum préconisé par les forestiers français. Ensuite, les cerfs de ce secteur espagnol ont légèrement augmenté 4. Les monts Cantabriques ne sont pas la seule région où une forte présence du loup n’empêche pas l’existence d’une densité de cerfs élevée. Ainsi, en Pologne, dans la fameuse forêt de Bialowieza, la réserve intégrale abrite une densité de 13 cerfs/100 hectares contre 5/100 ha dans la partie gérée, ce qui, une nouvelle fois, suggère l’influence déterminante de la sylviculture et de la chasse5. Ailleurs en Europe, la présence du loup, tout en régulant certaines populations, n’entraîne ni l’extinction du cerf, ni la disparition des chasseurs mais la bibliographie scientifique sur ce thème est hélas bien moins riche que celle concernant les loups d’Amérique6. En reprochant au loup de les concurrencer -que cette affirmation soit fondée ou non- les chasseurs reconnaissent implicitement qu’ils chassent bien plus pour le tableau que pour le contact avec une nature riche et variée dont le loup fait partie. Une vision exclusivement cynégétique les empêche de développer une conception globale de l’écologie du cerf alors que cette espèce, outre son intérêt pour l’éco-tourisme, joue un rôle positif dans la dynamique du milieu forestier (ouverture des milieux) comme le confirme un ouvrage récent 7. Finalement, selon Robert Hainard, le loup exerce un contrôle sélectif des ongulés différent de la chasse * : « Ce contrôle résulte d’un équilibre rôdé par des dizaines de millénaires, tandis que le chasseur, avec ses méthodes modernes, est un intrus dans la faune. Ses méthodes de capture sont trop efficaces pour être sélectives : un cerf vigoureux peut échapper aux loups par la contre attaque, la fuite ou les éviter par la ruse. Que peut-il faire contre le fusil à lunette viseur tirant à 200 mètres ? D’autre part, la sélection opérée dans les chasses bien gérées, où l’on élimine par exemple les cerfs dont les bois ne sont pas jugés beaux, est dirigée par des goûts humains qui sont dans une large mesure des préjugés. » 8 4 - Sélection des ongulés sauvages et du cheptel par les loups en phase de recolonisation dans les monts Cantabriques de V. Vignon, bulletin de la société neuchâteloise des sciences naturelles 120/2, 71-84. 5 – Parc national de Bialowieza, leçon de choses dans une réserve intégrale, Atelier technique des espaces naturels, 1995. 6 – Le loup en Europe d’Henryk Okarma, Grands Espaces 1998 & Le loup de J.M. Landry, Delachaux et Niestlé, 2001. 7 – Le cerf de Roger Fichant, Gerfaut 2003. 8 – Le guetteur de lune de Robert Hainard, Hermé tribune éditions, 1986. * ndlr : une récente étude conduite par l’ONCFS (F. Klein) sur la population vosgienne du cerf élaphe, entre 1987 et 1995, a démontré qu’une chasse sélective a affecté le patrimoine génétique de l’espèce. 5 24numéro juillet 2006 La voie du loup 21