cicero nancy internet

publicité
1
Niko Strobach, conférence à Nancy, 17 novembre 2010
Vol de nuit
Le songe de Scipion de Cicéron comme changement de perspective philosophique
1. Introduction
Je me réjouis de revenir ici pour une conférence dans le cadre du colloque transfrontalier
Nancy - Sarrebruck. C’est déjà une tradition. Thomas Benatouil va la continuer à Sarrebruck
en janvier en donnant une conférence au colloque de la société de philosophie ancienne
allemande. Il y a quelques mois, je lui avais dit que j’avais écrit un article sur un texte célèbre
de Cicéron qui s’appelle Le songe de Scipion. Ce qui m’avait d’abord intéressé, c’était le
rapport de ce texte avec un autre texte de l'Antiquité tardive, la Consolation de la philosophie
de Boèce qui vivait au début du 6ème siècle. Pourquoi est-ce que je trouvais ce texte tellement
intéressant? Parce qu’il est un bon exemple du changement de perspective comme méthode ou
geste philosophique. Aujourd’hui je ne vais rien dire sur ce texte-là, je vais me concentrer sur
le texte de Cicéron. Boèce s’y intéresse parce qu'il est également un bon exemple de
changement de perspective philosophique. Et c'est pour la même raison que je le trouve
fascinant. Alors, ce que je voudrais faire aujourd’hui, c’est présenter et analyser le texte de
Cicéron comme changement de perspective; je voudrais présenter quelques réflexions sur la
dimension politique du texte et sur les questions fondamentales d’éthique qu’il pose. D‘abord
il faut expliquer ce qu'est un changement de perspective philosophique et introduire
brièvement un exemple chez Platon pour avoir un point de comparaison. Le texte que l’on
appelle le songe de Scipion contient beaucoup d’informations sur l’astronomie et la
cosmologie anciennes. Nous verrons que le songe est un vol de nuit jusqu’à la voie lactée. Il
fournit une vision philosophique du monde entier qui est liée à l'éducation morale et politique.
Puisqu'il présente cette vision, j’espère qu’une conférence sur ce texte fera naturellement
partie de ce séminaire. Thomas Benatouil m’a expliqué que vous connaissez déjà le Timée de
Platon, alors vous avez déjà une bonne idée de la sorte de cosmologie géocentrique qui
constitue l'arrière-plan du texte de Cicéron.
2. Les changements de perspective philosophiques
Qu’est-ce qu’un changement de perspective philosophique? En principe rien d’autre qu’un
changement de perspective banale. Il est remarquable que les êtres humains ont la capacité de
changer de perspective: Ils se rendent compte que le monde donne une impression différente
si on le regarde d’un point de vue qui est différent de celui que l’on a soi-même à un moment
précis. On peut imaginer ces points de vue différents. Cela a une dimension morale aussi: on
peut imaginer la souffrance de l’autre sans souffrir soi-même. On peut imaginer les préjugés
des autres et alors reconnaître ses propres préjugés. On peut regarder leur comportement de
l’extérieur par les yeux d‘un juge imaginaire. L'idée que l'on devrait mieux faire cela se trouve
chez les stoïciens, chez Boèce, chez Adam Smith, etc. La notion de perspective est une notion
réaliste: C’est le même monde tel qu’il est qui semble différent à des êtres différents. Tout
cela est à la fois spectaculaire et banal: „Imagine-toi si tu étais à sa place“ – c’est un
2
changement de perspective qui rend possible l’éducation morale de tous les jours. Il me
semble que, assez souvent, la philosophie est un exercice extrême de la capacité de changer de
perspective. Ce changement est un geste typique de la philosophie qui a peut-être le même
rapport au changement de perspective banal que la danse à la marche banale. Il y a des genres
différents du changement de perspective philosophique. Quelques exemples: Socrate joue
Protagoras, qui est déjà mort, dans le Théétète et il défend sa doctrine qu’il critique lui-même
le mieux possible; Montesquieu décrit la France du point de vue de voyageurs persans; les
stoïciens s'entraînent au changement de perspective; Pétrarque gravit le Mont Ventoux pour
accomplir un changement de perspective; l'allégorie de la caverne de Platon décrit un
changement de perspective, une periagogê tês psychês (un changement d'orientation de la
"vision" de l'âme).
Il y a un genre de changement de perspective qui est particulièrement impressionnant et qui
a naturellement un certain air philosophique. Je l’appelle le grand zoom ou la vue
panoramique. Aujourd'hui il est à portée de main grâce à Google Earth. Dans le passé il fallait
l’imaginer en lisant. Il est étonnant que les lettres sur papier puissent réaliser cela. Ce
changement de perspective aboutit à un coup d’œil sur le monde entier aussi large que
possible; au minimum, il aboutit à une perspective qui rend possible une vue de la terre
entière de loin; dans certains cas, le processus pour arriver à ce point de vue est décrit, mais ce
n’est pas une condition nécessaire. Cependant, je ne dirais pas que n’importe quelle
description du monde entier est une vue panoramique: la plupart des descriptions
astronomiques sont trop „objectives“ pour entrer dans cette catégorie, parce qu’il y manque
une personne qui fait une expérience extraordinaire en regardant. C’est pourquoi j’hésite à
compter les paragraphes astronomiques du Timée de Platon parmi ces grandes vues
panoramiques. Je pense, cependant, que le mythe final du Phédon de Platon est un bon
exemple du genre.
3. Le mythe final du Phédon
Suite au dernier argument en faveur de l’immortalité de l’âme et juste avant sa mort, Socrate
raconte encore un mythe – ou quelque chose de ce genre, qui n'est plus de l'ordre du dialogue.
Ce récit est la réponse à la question de savoir pourquoi le soin de l’âme est important. Socrate
ne dit pas directement à quoi l’âme peut s’attendre après la mort, il n’y a pas de certitude.
Alors il offre un mythe. Le mythe montre un degré d’intertextualité qui est étonnant même
chez Platon. La terre sphérique qui se tient au milieu de la sphère céleste à cause d’un
équilibre parfait, est, bien entendu, en accord avec le Timée et son harmonie des sphères (et
avec Parménide, et avec l’astronomie d‘Eudoxe de Cnide). On retrouve une description des
lieux où les âmes seront jugées – comme à la fin de la République dans le mythe d’Er. On
retrouve la réduction astucieuse d’un degré de réalité - comme dans l’analogie du soleil et
dans le mythe de la caverne dans la République: ceux qui ont atteint le point de vue
panoramique, que nous ne pouvons pas adopter, se rapportent à nous comme nous, qui vivons
dans l'air, nous rapportons aux poissons dans l’eau. Ces poissons ressemblent au petit dieu
sous-marin Glaucon à la fin de la République, qui monte vers la surface de l’océan en se
nettoyant du sable et de la saleté du fond. Ceux parmi eux qui, comme les dauphins,
échappent à l’eau pendant quelques instants et obtiennent une perspective toute nouvelle,
3
ressemblent aux hommes qui suivent les dieux et leur course à travers le ciel dans le mythe du
Phèdre et ont de la malchance avec leurs chevaux après avoir vu le hyperouranos topos
(l'endroit au-dessus du ciel) pour quelques instants. Voici un extrait du Phédon (trad.
Chambry):
[L]a terre est immense et [...] nous qui l’habitons du [fleuve] Phase aux colonnes d’Héraclès, nous
n’en occupons qu’une petite partie, répandus autour de la mer, comme des fourmis ou des
grenouilles autour d’un étang, et que beaucoup d’autres peuples habitent ailleurs en beaucoup
d’endroits semblables; car il y a partout sur la terre beaucoup de creux de formes et de grandeurs
variées, où l’eau, le brouillard et l’air se sont déversés ensemble. [...N]ous croyons habiter en haut
de la terre, comme si quelqu’un vivant au milieu du fond de l’Océan, se croyait logé à la surface de
la mer, et, voyant le soleil et les astres à travers l’eau, prenait la [superficie de] la mer [vue d‘en
bas] pour le ciel [..S]i quelqu’un pouvait arriver en haut de l’air [= le brouillard], ou s’y envoler sur
des ailes, il serait comme les poissons de chez nous qui, en levant la tête hors de la mer, voient
notre monde [..N]otre terre à nous, les pierres et le lieu tout entier que nous habitons sont
corrompus et rongés, comme les objets qui sont dans la mer le sont par la salure [..C]ette terre-là,
vue d’en haut, offre l’aspect d’un ballon à douze bandes de cuir [...] de couleurs bien plus
éclatantes et plus pures que les nôtres [...] là-bas toutes les pierres sont précieuses et encore plus
belles de couleur. [...] Elle porte beaucoup d’animaux et des hommes, dont [quelques-uns habitent]
au bord de l’air, comme nous au bord de la mer [...] l’air est pour eux ce que l’eau et la mer sont ici
pour notre usage, et ce que l’air est pour nous, c’est l’éther qui l’est pour eux. Leurs saisons sont si
bien tempérées qu’ils ne connaissent pas les maladies [...] Ils voient [...] le soleil, la lune et les
astres, tels qu’ils sont [...]
Le texte est aussi difficile que beau, parce qu’il n’est pas clair où la description sérieuse finit
et où, peut-être, la parabole commence. Pour compliquer les choses il faut tenir compte du fait
que la limite entre description et parabole n’est pas nécessairement la même pour Socrate, que
Platon fait parler, et pour Platon lui-même. Peut-être le Socrate de Platon est plus naïf que
Platon lui-même. Pourtant il est clair que n’importe quel auteur ancien qui connaissait le texte
et l’admirait aurait eu du mal à le surpasser. Cicéron s'y essaye.
4. Le songe de Scipion de Cicéron
Cicéron écrit à peu près 300 ans après Platon, la majeure partie de son œuvre date des années
50 avant J.C. Il écrit de la littérature philosophique en latin, ce qui n’est pas entièrement mais
quand même largement sa propre invention. Sa République contenait six livres. Il savait bien
qu’il existait une République de Platon, mais il connaissait très probablement encore d’autres
œuvres du même genre, notamment stoïciennes. J’ai appris récemment à apprécier le fait que
la politeia est un genre littéraire dans un bon article de Stephen Menn de McGill university au
Canada (mais peut-être bientôt à Berlin). Le songe de Scipion est la fin solennelle de la
République. Tandis qu’une assez grande partie du texte de la République n‘a été redécouverte
qu'au 19ème siècle sous la forme de palimpseste, le songe de Scipion a toujours été connu
parce que Macrobe, auteur néo-platonicien de l’antiquité tardive, en avait écrit un
commentaire qui contenait le texte même. Il est peu étonnant que Macrobe ait aimé ce texte:
le songe de Scipion est plus platonicien que d’autres textes de Cicéron dont le choix de
4
philosophie dépend du contexte. On voit cela clairement vers la fin du texte où Cicéron décrit
l’âme comme une entité qui se meut soi-même. Le passage est pratiquement une traduction
d’un passage du Phèdre de Platon (environ 245), tandis que Cicéron sait probablement,
qu’Aristote avait vu des problèmes énormes dans cette thèse et avait adopté une solution très
différente de celle de Platon: celle du moteur immobile dont j'ai parlé ici l’année dernière.
Bien que Cicéron admirait (?) la philosophie grecque, le songe de Scipion a une ambiance
100% romaine. Qui rêve? Scipion le Jeune, qui détruisit (?) Carthage en 146 avant J.C.
Quand ? Pendant la nuit qui suit une longue discussion sur la politique. Qui rencontre-t-il ?
Son propre père et grand-père. Ce dernier est Scipion l’Ancien, qui a vaincu Carthage vers la
fin du 3ème siècle avant J.C. L’environnement politique n’est donc pas l’Athènes
démocratique de Socrate, mais la Rome républicaine des grandes familles nobles qui est en
train de périr lorsque Cicéron écrit le livre. Il est étonnant que le soldat Scipion le jeune pleure
beaucoup; cependant, il faut admettre que ce qui lui arrive est extraordinaire (comme cela
arrive couramment, il ne se rend pas compte qu’il rêve). Où se trouve-t-on ? Difficile à dire
(c'est un rêve). Au début dans un „lieu élevé, semé des étoiles, resplendissant de clarté“ (trad.
Liez), d’où on peut voir Carthage d’en haut; plus tard, évidemment beaucoup plus loin, près
de ou même sur la voie lactée. Scipion l’Ancien a un but. Il veut instruire son petit-fils „pour
animer [s]on zèle à l'égard de la patrie“. Ce qu’il veut lui dire c’est que „le dieu suprême“
(princeps deus) aime les républiques et a donc établi „une place fixe et marquée“ de sorte qu‘
„un bonheur éternel attend au ciel ceux dont les travaux ont conservé, soutenu, agrandi la
république“. Car les âmes survivent la mort de ces prisons que sont les corps, dont il vaut
alors mieux se libérer. Scipion envisage de se tuer tout de suite, mais son grand-père indique
que la vie éternelle sur la voie lactée n’est que le prix du travail sur terre. Évidemment, il
connaît bien le Phédon de Platon.
Les étoiles sont plus éclatantes que Scipion le Jeune les connaissait (peut-être parce qu’on
se trouve dans l’éther?). Scipion le Jeune s’étonne: La terre est petite. Cela mène à ce que
Sigmund Freud nous a appris à appeler narzisstische Kränkung - l'humiliation narcissique:
[C]ette terre elle-même se montrait alors à moi si petite, que j'avais honte de notre empire, qui ne
couvre qu'un point de sa surface.
Scipion dirige le regard de son petit-fils vers la mécanique céleste. Nous obtenons une
description détaillée de l’astronomie de Cicéron qui est, en principe, encore celle du Timée. Il
y avait eu d‘autres théories astronomiques, parmi elles l’astronomie héliocentrique
d’Aristarque de Samos; mais elle ne fût pas acceptée à cause du problème de la parallaxe des
étoiles fixes. Cicéron appelle la sphère même des étoiles fixes le „summus deus“ (dieu
suprême), ce qui, a mon avis, n’a pas l’air platonicien; est-ce stoïcien? Je n’en suis pas sûr.
Puisque la terre est immobile, cette sphère tourne très vite: une rotation entière par nuit. Les
planètes, le soleil et la lune tournent en direction opposée et plus lentement. Le soleil est roi et
chef des planètes, mais on dirait qu’il est un peu inférieur au dieu suprême. Il y a une
hiérarchie politique par rapport aux corps célestes. Scipion entend l’harmonie des sphères,
bien connue du Timée, mais aussi de beaucoup d’autres sources. J’aime bien la manière dont
5
Cicéron explique pourquoi, normalement, on n'entend pas la musique harmonieuse produite
par la rotation des différentes sphéres astrales (trad. Liez):
[A] cet endroit appelé Cataractes, où le Nil se précipite des montagnes les plus, élevées, le bruit
épouvantable de sa chute a rendu sourds tous les habitants. Cette prodigieuse harmonie, formée par
le mouvement rapide de tout l’univers, est telle que votre oreille n’est pas capable de l’entendre [...]
Au début du paragraphe 20, nous trouvons Scipion le Jeune regardant en bas de nouveau.
Scipion l‘Ancien n'est pas enthousiaste, mais saisit l’occasion d’apprendre à son petit-fils que
la terre est vraiment si petite, à savoir sa taille apparente est une représentation adéquate de sa
valeur. La question rhétorique correspondante fixe l'ordre du jour pour la leçon suivante: Estce que la célébrité dans le discours des hommes et la gloire valent vraiment la peine de
chercher? Non, il est clair que gloria (la gloire) est purement extérieure, Schein, doxa. C'est ce
que l'on pourrait même atteindre sur la base d'un faux compte-rendu d'actes héroïques ou en
remportant le Tour de France sans se faire attraper. La virtus (à peu près: la vertu) n'est même
pas une condition nécessaire pour gloria. Bien sûr, il arrive également qu'on la mérite.
La leçon a deux parties, l'une qui se rapporte à l‘espace et la seconde qui se rapporte au
temps.
La première moitié de l'argument spatial rappelle un peu le mythe final du Phédon. Ici,
cependant, la question de la parabole ne se pose pas. En outre, la qualité de l’atmosphère ne
joue aucun rôle. La terre est habitée seulement en quelques petits endroits. La plupart de sa
surface est couverte d'eau, de marais et de déserts. Ces petites tâches d’habitation humaine
(quasi maculis, §20) sont isolées les unes des autres. Aucune gloria pour vous n'est à attendre
de la réputation parmi les antipodes, les habitant de l'autre hémisphère, parce qu'ils ne sauront
jamais rien de vous. L'Empire romain ne comprend qu'une petite partie de l'hémisphère nord
(parva quaedam insula, §21). Les zones climatiques séparent les hommes: la zone de climat
modéré de l’hémisphère nord est séparée de celle de l’hémisphère sud par un désert
intolérablement chaud.
La deuxième moitié de l'argument spatial est que, même dans l'hémisphère nord aucun
nom romain ne sera jamais connu de l'autre côté du Caucase ou du Gange. Le Caucase, se
trouve en Extrême-Orient; ce n'est pas le Caucase d‘aujourd‘hui, mais plutôt l'Himalaya
occidental, à peu près en ligne avec le Gange. Quoi qu'il en soit, dans l'espace, il n'y a aucun
espoir de propagation de sa gloria plus largement que ce qui a déjà été décrit comme quasi
punctum (ce qui n'est guère plus grand qu'un point).
L'argument temporel est le suivant: Même ces personnes qui parleront de vous ne le feront
pas longtemps (diu), au moins pas longtemps du point de vue pertinent, à savoir celui de la
Voie Lactée, c'est à dire même pas pour une année astronomique d’environ 10.000 ans, durée
qui est ensuite calculée en détail.
A cet argument, Cicéron ajoute la pensée suivante: A cause de l’asymétrie du temps, ce
que l’on fait ne peut jamais être connu chez les hommes qui vivaient autrefois; alors un très
grand nombre d'hommes n'en saura jamais rien. L’argument est étonnant, parce que. à
première vue, il semble plus bizarre que les autres, mais peut-être qu'il est plus profond.
Quant au passé, l’obstacle n’est pas contingent, mais logique (au moins du point de vue de la
6
logique temporelle). Et puis, la pensée est proche de l’argument „Pourquoi craindre sa nonexistence qui viendra, puisqu'on ne s’est jamais inquiété de sa non-existence pendant la
plupart du temps passé“. Personnellement, cet argument me trouble parce que je le trouve
faible sans savoir dire pourquoi.
La conclusion des deux moitiés de l’argument est structuré comme un grand contraste:
oriente-toi par la pensée vers les régions hautes de la Voie Lactée; laisse les gens parler. Ils
habitent seulement un petit point, ils mourront bientôt, et ce qu'il disent de vous, la gloria
hominem, sera éteint par l'oubli (oblivione posteritatis extinguitur). N’aspire pas aux
récompenses humaines (praemiis humanîs). Quelle est exactement l'alternative? Dans la Voie
Lactée, qui a une tradition ancienne comme le lieu des morts d'origine indo-européenne, il n'y
a aucun danger d'oubli, puisqu'il s'agit d'une maison éternelle (domus aeterna). Mais, le plus
important (§ 23):
suîs inlecebrîs ... ipsa virtus trahat ad verum decus.
Que, par son charme puissant, la vertu seule t'entraîne à la véritable gloire!
Le vrai decus est à peu près la gloire méritée. Il n'y a aucun espoir d'obtenir cela avec un
dossier truqué. Pour l'homme excellent, la virtus a sa propre façon de se rendre attractive. La
gloria chez les hommes là-bas sur terre ne compte pas.
Est-ce que cela veut dire que l'approbation par quiconque n'est pas pertinente? Que tout ce
que l‘on fait pour l'Empire romain est sans valeur parce que l'Empire est vraiment si petit?
Bien sûr que non. Les autres héros et, probablement, le summus deus1 approuveront sa virtus
(et jamais sans raison). Les actes patriotiques ont de la valeur réelle parce qu'ils sont en
conformité avec l'ordre cosmique. Le songe de Scipion est, après tout, un exposé brillant de
l'idéologie politique du imperium romanum, une Überhöhung des actes patriotiques. La virtus
politique et militaire romaine ne diminue pas en valeur parce que l'Empire romain semble
petit de très haut - elle gagne de la valeur en étant déclarée indépendante de la réussite, elle
devient une affaire de conscience et se trouve reliée au cosmos. Il n'y a aucun argument
parallèle à celui de la gloria de ce genre que sub specie aeterni (d'un point de vue éternel) :
les effets d'un acte héroïque et la virtus qui le produit sont négligeables, parce qu‘ils
s‘oublient. Ni le sombre pessimisme de Schopenhauer ni le pessimisme joyeux de la fin de La
vie de Brian des Monty Python ne peuvent servir à fonder un empire. S'il y a du pessimisme
dans le songe de Scipion il est assez sélectif. Malcolm Schofield, pendant une conférence sur
le songe de Scipion avait raison de remarquer: „Vanity arguments threaten to prove too
much“. A cause du fait que le pessimisme de Cicéron est assez sélectif, Scipion l‘Ancien peut
donc dire vers la fin (§ 29):
Occupe-la [= ton âme], Scipion, des choses les meilleures; il n'en est pas de meilleures que les
veilles pour le salut de la patrie. L'âme développée, exercée par ce noble travail, s'envolera plus vite
vers cette demeure, sa maison natale
1
§ 17: summus ipse Deus § 26 princeps Deus, Deus aeternus.
7
Ce qui se passera plus facilement si l'âme (ici: animus) essaie déjà de s‘abstraire du corps
pendant qu'elle est encore enfermée dedans (inclusus in corpore), au moyen de la
contemplation de ce qui est "dehors" (extra), au-delà des besoins du corps et de ses
inclinations - contrairement à ceux qui se font leurs serviteurs (quasi ministros). L'idée et les
images rappellent encore une fois le Phédon de Platon (63C). Ce qui ne se trouve pas dans le
Phédon, c'est l'idée que le service militaire actif et l'accomplissement de vos devoirs
patriotiques est la meilleure préparation pour surmonter votre corps. Le lien prévu est assez
clair, cependant: c'est là où on suit une formation difficile, où on apprend à endurer la faim, la
soif et la douleur, à ne pas perdre ses nerfs dans une action dangereuse et à se motiver en
pensant à autre chose que ses besoins personnels. Ce lien semble être la contribution de
Cicéron. Si c'est le cas, il est très important parce qu'il transforme la métaphysique en
politique et romanise les vertus grecques.
Est-ce que Cicéron et son porte-parole Scipion l’Ancien condamnent la gloria sans
réserve? Ce n'est pas aussi facile de le dire qu'on pourrait le penser. La question décisive est:
Qui parle? Quel est l'avis qui compte pour le jugement moral? Ce qui est déclaré non pertinent
est la „celebritas sermonis hominum“ ("la célébrité de la parole des hommes" § 20), la „in
angustiis [...] gloria / sermo“ ("la gloire / parole dans les régions étroites", § 22, 25), les
„futurorum hominum [...] laudes“ ("les éloges des hommes en avenir", § 23), le „ab iis qui
postea nascentur sermo“ ("la parole de ceux qui naissent plus tard" § 24), la „hominum
gloria“ ("la gloire des hommes" où hominum est opposé à ce qui peut être vu d'en haut, alte, à
savoir de la Voie Lactée), les „sermones vulgi“ ("les paroles du peuple").
On surestime facilement la phrase: „suis inlecebrîs [...] ipsa virtus trahat ad verum decus“
("par son charme puissant, la vertu seule t'entraîne à la véritable gloire"). Elle ne doit pas être isolée
de son contexte. Elle n'est que la première moitié d'un contraste. L'autre moitié sert à
encourager Scipion le Jeune à juste laisser les autres (alii) parler ce qu'ils veulent. Mais les
autres ne sont pas les héros de la Voie lactée (qui ne félicitent ni ne blâment jamais sans
raison), ils sont le vulgus, le peuple, là-bas sur terre. Ce dont les héros félicitent quelqu’un
c’est ce qui est motivé par l'idée d'être capable d'actualiser sa virtus au lieu d'être motivé par
la perspective d’être félicité sur terre. Mais cela n'exclut pas du tout qu'il est motivé par la
pensée que ce qu’il fait est exactement ce que les héros approuvent. Peut-être que nous
devrions retirer nos lunettes Kantiennes avant de lire le songe. Y a-t-il une raison de
m'inquiéter si personne ne me félicite pour l‘actualisation de ma virtus? Il me semble que la
réponse de Cicéron serait à peu près: „Il n'y a pas de raison de s’inquiéter si personne là-bas
sur terre ne le fait. Mais il y en aurait, s'il n'y avait même pas les héros de la Voie Lactée. La
perspective de l‘oubli total serait vraiment démotivante. Espérons que la réunion de la Voie
Lactée existe. C'est motivant.“ Il est vrai que Scipion le Jeune reçoit ce conseil (§ 19):
Ramène donc toujours tes regards vers le ciel; méprise les choses humaines.
Toutefois, cet avis est étroitement lié (par enim) à la surestimation de la gloire parmi les êtres
humains sur terre. Le contexte est que Scipion le Jeune tourne ses yeux vers la terre tandis
que Scipion l’Ancien veut lui expliquer la structure du ciel. Bien que Scipion l‘Ancien veuille
démontrer à son petit-fils que la terre est vraiment aussi petite qu‘elle semble vue de la Voie
8
lactée, il n'y a rien de mal dans une conscientia de ses propres actions de virtus sur terre et
dans quelques réminiscences approbatrices de la façon dont l'Empire pourrait être bien servi.
Les héros de la Voie Lactée dans le somnium de Cicéron mènent une vie sociale et leur
approbation de la virtus est une approbation partagée (voir in hunc coetum / "dans cette
assemblée" dans § 16). C’est cela le praemium (prix) pour les vrais patriotes, les bene meritîs
de patria (§ 26).
5. Épilogue: Quelques 1250 ans plus tard – Mozart et Immanuel Kant
En 1772, à l’âge de 16 ans, Wolfgang Amadeus Mozart composa (?) une azione teatrale
appelée Il sogno di Scipione en utilisant un livret de Pietro Metastasio (1698-1782), qui
condense habilement le grand argument de vanité dans un petit dialogue:
O étoiles! Et la terre? Et tant de mers? Et tant de rivières e de forêts et de vastes provinces, des
royaumes opposés, des peuples différents? Et le fleuve Tibre ? Et Rome ? - C'est tout inclus dans
ce point-là. - Ah mon père, Quel petit, vain, misérable théatre est à la gloire humaine!
A première écoute, il est un peu décevant que Mozart ait réduit le texte à un recitativo pas du
tout dramatique. Or, c'est un dialogue. Un argument de vanité n'est tout simplement pas
adapté à un air ou un duetto. Et peut-être, à l'âge de 16 ans, Mozart n'avait pas envie des
arguments de vanité de toute façon.
L'influence du contraste entre virtus et gloria dans le songe de Cicéron sur la philosophie
du 18ème siècle ne peut guère être surestimée. Elle se trouve dans la Grundlegung zur
Metaphysik der Sitten de Kant, Les Fondements de la métaphysique des mœurs en VF: la
bonne volonté brillerait comme une pierre précieuse, même si elle n'avait aucun effet
observable. Il est bien possible que le somnium dans son ensemble influence aussi la fin de la
deuxième Critique, où Kant dit qu'il ya deux choses admirables, „le ciel étoilé au-dessus de
moi et la loi morale en moi“. On peut supposer sans risque que Kant a lu le songe de Scipion à
l‘école.
Pour plus de précisions systématiques, il est utile de voir si la distinction kantienne entre
hétéronomie et autonomie2 se trouve déjà chez Cicéron. On est tenté de dire: tandis que
l’aspiration à la gloire est l'hétéronomie, la conscientia virtutis ("la conscience de sa propre
vertu") est l'autonomie. Toutefois, d’une part, selon Kant, les deux ne sont que deux types
différents d'hétéronomie. Car si quelqu'un fait quelque chose pour se sentir bien à ce sujet,
même si personne d'autre ne le remarque, il continue de suivre son inclination (Neigung) à se
sentir bien. Alors Kant ne promet non seulement pas le ciel, mais il nie même que je puisse
jamais savoir si j'ai vraiment agi de manière autonome.3 Cela est plus radical que ce dont
Cicéron aurait rêvé. Chez Kant, il n'y a pas de conscientia virtutis immédiate parce que même
son état de fructus virtutis ("fruit" de la vertu) porterait atteinte à sa valeur morale.
D'autre part, le respect de la loi (Achtung fürs Gesetz), que Kant caractérise comme le seul
sentiment autoproduit (selbstgewirktes Gefühl)4 semble être un équivalent fonctionnel
2
Voir la fin de la deuxième partie de la Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, AA 4:440-445.
Au début de la deuxième partie de la Grundlegung, AA 4: 407, 1-16.
4
Grundlegung AA 4:401 note.
3
9
remarquable de la conscientia virtutis. Les deux sont conçus comme des facteurs internes de
motivation pour l'action morale par opposition à la motivation externe. Dans Cicéron, nous
avons un mélange de motivation interne et externe. Pour Cicéron, être „digne de la béatitude /
du bonheur“ (der Glückseligkeit würdig)5, ce qui suffit pour Kant, serait trop peu. Quelque
assurance de béatitude comme le résultat de la virtus est beaucoup mieux. Cependant, même
Kant postule le ciel dans la deuxième critique.6 Seulement l'assurance est perdue à la suite de
la première critique. Est-ce que cette assurance est vraiment présente chez Cicéron? Après
tout, le songe ou rêve de Scipion n'est qu'un rêve. En tout cas on voit que même aujourd'hui,
ce texte de Cicéron fournit un point de départ fascinant pour réfléchir sur les complications de
la motivation morale.
5
6
Kritik der praktischen Vernunft, AA 5:130, 33.
Ibid. 124, 21 - 125,07.
Téléchargement