JOHN F. KENNEDY, LA FRANCE ET LE MAGHREB Histoire et Perspectives Méditerranéennes Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les Éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours. Déjà parus Mahmoud OURABAH, Premiers pas. Souvenirs autour d’un projet de développement de l’Algérie, 1963-1980, 2012. Xavier JACQUEY, Ces appelés qui ont dit non à la torture, 2012. Daniel LAGOT, Responsabilité de protéger et guerres « humanitaires ». Le Cas de la Libye, 2012. Michel BUR, Algérie 60. Mascara-Sétif, 1er janvier 1960-16 février 1961, 2012. Ali ABASSI, Espace francophones tunisiens ou Main de fatma, 2011. Chokri BEN FRADJ, Oliviers et oléiculture en Tunisie, 2011. Guillaume D’HOOP, Les Algériens dans le prisme des faits divers, Une lecture de la guerre d’Algérie (1954-1962), 2011. Sébastien ABIS et Damien CORDIER-FERON, Bizerte, otage de l’histoire. De la Seconde Guerre mondiale aux indépendances du Maghred, 2011. Fabien SACRISTE, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu. Des éthnologues dans la guerre d'indépendance algérienne, 2011. Abraham LAHNITE, L’application du Traité de Fez dans la région du Souss, 2011. Abraham LAHNITE, Le Souss géographique, historique et humain, 2011. Abraham LAHNITE, Les conditions d’établissement du Traité de Fez, 2011. Arfaoui KHEMAIS, Les élections politiques en Tunisie de 1881 à 1956, 2011. Hamid CHABANI, Le printemps noir de 2001 en Kabylie, 2011. Makhtar DIOUF, L’islam, un frein au développement, 2011. Hassane Zouiri, Le Partenariat euro-méditerranéen. Contribution au développement du Maghreb, 2010. Tarek HEGGY, Le Djinn Radical, 2010. Mehenni AKBAL, Père Henri Sanson s.j. Itinéraire d'un chrétien d'Algérie, 2010. Hadj MILIANI, Des louangeurs au home cinéma en Algérie, 2010. Houria ALAMI M'CHICHI, Le féminisme d'Etat au Maroc, 2010. Jean-Marc VALENTIN, Les parlementaires des départements d'Algérie sous la IIIe République, 2010, Jean OTTER, Journal de voyages en Turquie et en Perse, Présentation d'Alain Riottot, 2010. Mohammed TELHINE, L'islam et les musulmans de France. Une histoire de mosquées, 2010. Maher ABDMOULEH, Partenariat euro-méditerranéen. Promotion ou instrumentalisation des Droits de l'homme, 2010. Saïd SADI, Amirouche, une vie, deux morts, un testament. Une histoire algérienne, 2010. Mahmoud-Hamdane LARFAOUI, L’occupation italienne de la Libye. 1882-1911, 2010. Fredj MAÂTOUG JOHN F. KENNEDY, LA FRANCE ET LE MAGHREB 1957-1963 Préface de Jacques THOBIE L’Harmattan © L’HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96085-5 EAN : 9782296960855 PREFACE Au moins deux bonnes raisons m’ont entraîné à écrire avec plaisir cette préface. Je connais et j’apprécie Fredj Maâtoug depuis le temps où il préparait sous ma direction une thèse soutenue avec succès en 1993. Ce présent travail, bien documenté, sur les positions de Kennedy, sénateur du Massachussetts, puis président des États-Unis, relatives à la question de la décolonisation au Maghreb, était destiné à une soutenance d’habilitation, que l’irruption de la révolution du jasmin allait au moins reporter. La deuxième raison est que ce travail vient à sa bonne heure, puisqu’il part, chez Kennedy, d’une réflexion sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à la base de la naissance des États-Unis eux-mêmes, et surtout sur le principe et la pratique de la démocratie, thème cher au jeune sénateur. On serait en droit de se demander, vu l’immense littérature consacrée au président Kennedy, s’il était encore possible d’écrire d’une façon originale sur le sujet ; Fredj Maâtoug relève brillamment le défi : grâce à un bel esprit d’analyse, il expose sobrement en quoi la formation du jeune Kennedy explique sa position vis-à-vis du tiersmonde et singulièrement de l’Algérie, insistant sur l’influence de l’historienne américaine Lorna Hahn. Kennedy entend se démarquer de ce qu’il considère comme la somnolence de l’administration Eisenhower dans ce domaine, et dans son « discours algérien » de 1957, il se déclare sans réserve pour l’indépendance de l’Algérie, dénonçant la guerre archaïque qu’y mène la France. Il craint que la profondeur et la durée de ce conflit, tendent à jeter les nationalistes algériens dans les bras de Moscou, attitude qui montre que le Sénateur a une vision globale des relations internationales de guerre froide. Le choix très judicieux des lettres reçues par Kennedy nous vaut un panorama de l’opinion aux États-Unis, en France, dans le monde arabe, notamment au Maghreb. Alors que Kennedy demande aux Américains de se souvenir de leur propre histoire, de leur naissance, fruit d’un combat victorieux contre la Grande-Bretagne, la grande majorité des lettres de Français est contre le propos de Kennedy, certaines lui rappelant un autre épisode de l’histoire des États-Unis, l’extermination des Indiens… Il faudra en effet du temps pour que la 7 majorité de l’opinion française arrive sur les positions du sénateur du Massachusetts. En revanche, les Arabes expriment leur satisfaction. Pourtant dès l’année suivante, Kennedy met une sourdine à ses interventions publiques, voulant laisser au général de Gaulle, qu’il admire, le temps nécessaire aux bénéfiques évolutions. Kennedy en vient à rêver d’une confédération du Maghreb, dont Bourguiba, qu’il estime, pourrait être le catalyseur. La réalité sera tout autre. Notre auteur dessine avec talent les contradictions qui assaillent le Sénateur. Si, à l’occasion de la crise de Sakiet Sidi Youssef, Kennedy appelle vivement à une solution de paix, indispensable pour que les États-Unis puissent conserver leur position de leader de l’Occident, il soutient de Gaulle contre Bourguiba dans la bataille de Bizerte, craignant que la perte de cette base constitue un précédent catastrophique pour ceux qui combattent la présence des bases américaines à travers le tiersmonde. Devenu président, J.F.K. choisit l’équilibre : ménager le général de Gaulle, allié incontournable, et entretenir les meilleures relations avec les responsables des nouveaux États : il renoue avec Bourguiba, qu’il reçoit à la Maison-Blanche ainsi que Ben Bella. Que ce dernier, peu de temps après, choisît La Havane pour dénoncer l’impérialisme américain, ne modifia pas l’attitude du président, qui prit le pari du long terme. Mais à cet égard, le destin lui fut contraire. Le beau et original travail de Fredj Maâtoug confirme, en définitive, avec des nuances, ce qui est aujourd’hui bien démontré : dans le cadre de la guerre froide, les États-Unis furent plutôt modérés et patients vis-à-vis des péripéties de la décolonisation de la France, pilier de l’OTAN. Avec ici, une spécificité, une incontestable sympathie de Kennedy vis-à-vis du tiers-monde. Jacques THOBIE Professeur émérite des universités Directeur honoraire de l’Institut français des études anatoliennes à Istanbul 8 Introduction Le 2 juillet 1957, John F. Kennedy, jeune sénateur démocrate de l’État du Massachusetts aux États-Unis, prononça devant le Sénat de son pays un discours retentissant appelant à une solution politique en Algérie. En se prononçant franchement en faveur de l’indépendance de cette colonie française du Maghreb, Kennedy vint bousculer les relations apparemment calmes et sereines entre Washington et Paris. Cette prise de position de la part du sénateur démocrate allait prendre par les réactions qu’elle suscita, l’aspect d’une tragédie au sens grec du terme. Une tragédie qui frappa les relations entre deux pays alliés et amis depuis toujours. Elle fut sentie par certains, de part et d’autre de l’Atlantique, comme un coup de poignard contre le « plus vieil ami » de son pays. Pour l’auteur, ce discours était une critique à la fois contre l’immobilisme de la France en Algérie, mais aussi et en même temps, contre la politique frileuse et contre productive de l’administration Eisenhower à Washington. Celle-ci restait sans voix face aux errements de Paris au Maghreb, et en Algérie précisément. Elle mettait de ce fait les intérêts des ÉtatsUnis et de tout l’Occident dans cette région stratégique en danger. Seulement, une question s’impose à ce stade. Est-il vrai que la politique française de l’époque en Algérie, n’était une source de préoccupation aux États-Unis que pour le sénateur J.F. Kennedy ? Pas si sûr si l’on regarde de plus près. Avant J.F.K. le président Eisenhower se faisait des soucis à cause de ce qu’il voyait comme des faiblesses et des échecs des Français. Trois ans plutôt déjà, le refus de la France d’envoyer le contingent en Indochine malgré l’aide américaine à son égard, donna à Eisenhower une opinion peu reluisante de la politique telle qu’elle était exercée par Paris. En 1954, nous pouvons lire sous la plume du président états-unien ceci : « les gouvernements de la Quatrième République se montraient incapables d’arrêter des décisions et de s’y tenir. Conséquence : la France avait « abdiqué » son rang de grande puissance mondiale. »1 1 Irwin M. Wall : L’influence américaine sur la politique française 1945-1954, Balland, Paris, 1989, p. 457. 9 En ce qui concerne l’Algérie spécialement, il faut remonter à l’été 1940 pour voir naître le premier intérêt porté par les États-Unis à l’égard de ce pays. A cette date, la relation Algérie/France et en même temps la relation Algérie/reste du monde, devint « d’une importance majeure pour les États-Unis après le défaite de la France métropolitaine face aux forces de l’Axe et après l’armistice dégradant signé dès l’été de 1940 ».2 Bien entendu, l’intérêt de l’Algérie découle de l’importance géographique de ce pays ainsi que de celle du reste du Maghreb : le Maroc et la Tunisie, pour les États-Unis dans la guerre. Selon les clauses de l’armistice de 1940, l’Algérie devait être sous le contrôle du gouvernement de Vichy. Dès lors, le problème rencontré par les États-Unis consista à répondre à la question suivante : comment et jusqu’où ce gouvernement allait-il se laisser influencer par le pouvoir nazi en Allemagne, dans sa façon de gérer les affaires de l’Algérie. Le fait que Washington ignorait tout de l’évolution possible, dans un sens comme dans l’autre, de la situation en Afrique du nord, la mettait dans une position inconfortable. Mais une chose, au moins, était sûre. Les États-Unis étaient convaincus que la présence d’une quelconque influence allemande en Algérie, était contraire à leur propre intérêt. La situation était donc confuse aux yeux de Washington. Pour la rendre plus claire, il n’y avait pas mieux que les contacts directs, chose que cette dernière n’hésita pas à établir par le biais d’une liaison directe entre son consul général à Alger, Félix Cole, et le délégué général français en Algérie, Maxime Weygand. Ce dernier passait pour un homme de confiance aux yeux des Américains. Le fait que le consul général états-unien traite avec le délégué général plutôt qu’avec le gouvernement de Vichy était très significatif. Ceci en disait long sur la politique que les États-Unis avaient décidé de suivre au niveau diplomatique concernant l’Algérie en particulier et l’Afrique du Nord française en général. Il est aujourd’hui établi que les États-Unis étaient considérés avant la seconde guerre mondiale comme une nation anticolonialiste. Dans cette tradition anticoloniale, où l’on compte Woodrow Wilson, le président Franklin D. Roosevelt tient une place de choix. Il fut connu pour sa sympathie à l’égard des aspirations des peuples à l’indépendance. Il n’était pas opposé à ce que les pays arabes, 2 Hamburger Robert Lee : Franco-american relations, 1940-1962: The role of United States anticolonialisme in the formulation of United States policy on the Algerian question, Ph. Dissertation, University of Notre Dame, 1970, p. 1. 10 notamment les pays du Maghreb entre autres, recouvrent leur souveraineté. Autrement dit, il n’était pas contre un éventuel démantèlement des empires coloniaux français et britannique pourtant alliés de son pays. Cependant, il n’était pas facile dans le cas algérien, ni pour lui, ni pour Truman, ni même pour Eisenhower après lui, d’exprimer cet anticolonialisme. Le fait d’être confrontés au nazisme d’abord et au communisme ensuite, avait rendu ces présidents américains successifs incapables de formuler, somme toute, une politique opposée au totalitarisme de l’Est et au colonialisme de l’Ouest en même temps. Le choix retenu fut celui de faire taire leur velléité contre les puissances coloniales qui étaient leurs alliées les plus proches, à savoir la France et la Grande-Bretagne. Avaient-ils entendu le reproche que certains Français leur avaient fait après Suez à l’instar de Thierry Maulnier ? Ce dernier publia dans Le Figaro du 9 janvier 1957 une lettre aux Américains, dans laquelle il leur disait avec amertume : « Sous les regards de 300 millions d’Arabes, vous nous avez humiliés devant un Nasser… », puis d’ajouter sous le ton à peine voilé de la menace, « la France défend en Afrique du Nord sa dernière chance. Entre sa vocation africaine et l’amitié américaine, ne la forcez pas à choisir… »..3 Alors à la question si les Américains avaient entendu le reproche ou pas, la réponse est oui. Ils l’avaient bien entendu, à l’échelle officielle bien sûr. Mais étaient-ils d’accord avec Maulnier ? Se sentaient-ils coupables de manque de solidarité avec la France et les Français ? Vraisemblablement, non. Ils avaient cependant ménagé leur allié en faisant taire en premier lieu leurs critiques. Mais ce n’était pas d’une manière systématique. Même avant l’épisode de Suez, nous remarquons tout de même l’apparition de quelques couacs dans les relations entre les deux pays. Au début des années cinquante, la France entama une politique de détente envers ses deux protectorats maghrébins : le Maroc et la Tunisie. Cette politique démarra avec la déclaration que Robert Schuman a faite à Dean Acheson. En Tunisie, Paris autorisa la formation d’un cabinet ministériel présidé par Mohamed Chenik et comprenant des membres du Parti nationaliste tenu jusqu’alors à l’écart : le Néo Destour. Seulement l’évènement n’avait qu’une importance de façade. Ce gouvernement n’avait en réalité que des 3 Samya El-Machat : Les États-Unis et l’Algérie : de la méconnaissance à la reconnaissance, 1945-1962, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 27. 11 pouvoirs limités. Au cours d’une visite effectuée à Washington en septembre 1951, Habib Bourguiba, chef du parti du Destour, accusa le résident général français à Tunis de saboter les réformes. Réagissant à cette visite, « l’ambassade de France à Washington émit une protestation vigoureuse contre le fait même que Bourguiba avait été reçu au département d’État ».4 La réponse de celui-ci ne se fit pas attendre. Il répliqua sèchement en rappelant quelques vérités qu’il estimait évidentes. Il rappela tout d’abord que « Bourguiba – qui voyageait avec un passeport français – était le leader d’un parti que la France n’avait pas interdit, que ce parti était représenté au sein du gouvernement tunisien installé par Paris et que de toutes manières, ce n’était pas à la France de décider à la place des Américains, qui ils pouvaient ou non recevoir officiellement dans leur propre pays ».5 Cette réponse allait être par ailleurs le début d’un long malentendu entre les deux pays alliés. La position américaine n’allait plus baisser de ton par la suite. Au contraire elle allait se radicaliser de plus belle, jusqu’à ce qu’elle atteigne un degré d’opposition ouverte avec la politique française au Maghreb et en Algérie plus précisément. Le « discours algérien » du sénateur John F. Kennedy au Sénat, même si ce dernier était à l’époque dans l’opposition, était un exemple édifiant dans cette discorde franco-américaine, sur fond de dossier colonial. 4 5 Irwin M. Wall : L’influence américaine sur la politique française, op. cit. p. 385. Ibid. 12 CHAPITRE PREMIER LES ORIGINES DE JOHN F. KENNEDY : QUELLE INFLUENCE SUR SON PROFIL POLITIQUE ? Introduction En 1957, John F. Kennedy se prononça clairement et énergiquement en faveur de l’indépendance de l’Algérie. C’est un fait. Mais nous sommes en droit de nous poser la question sur les raisons d’un tel engagement politique. Car cet engagement était, somme toute risqué, vu le contexte politique et stratégique de l’époque. Pourquoi le sénateur démocrate du Massachussetts avait-il donc pris le risque de défendre une contrée aussi lointaine que l’Algérie ? Quels sont les mobiles qui l’avaient poussé à une telle position. Mais tout d’abord posons-nous les questions suivantes. Quelles étaient les prédispositions intellectuelles, qui ont rendu une telle approche de ce sujet possible, chez cet homme ? Un engagement aussi bruyant en faveur d’une cause, qui n’était pas parmi les priorités de la classe politique américaine, peut être éclairé à la lumière de la culture politique et de la formation intellectuelle personnelle solide qu’avait reçues le jeune sénateur. D’où lui venait cet anticolonialisme à fleur de peau ? Bien entendu il a toujours existé un fort sentiment anticolonial aux États-Unis. Ceci est en relation avec l’histoire propre de ce pays. Mais ce sentiment est apparemment exacerbé chez les Américains d’origine irlandaise. Peut-on dans ce cas, parler d’un rôle important joué par le facteur familial et culturel chez Kennedy ? Selon toute vraisemblance, la réponse est oui. Nous y reviendrons en détail plus loin. En outre, la longue expérience de J.F.K. au Sénat malgré son jeune âge, et sa connaissance parfaite du monde extérieur, peuvent également expliquer cet engagement anticolonial. En effet, Kennedy avait acquis au long de très nombreux voyages à travers le monde, une connaissance solide de la vie politique internationale. Ainsi lorsqu’il annonça sa candidature à la présidence des États-Unis le 2 janvier 13 1960, il ne manqua pas de revendiquer cette expérience et cette connaissance. Ce fut un gage qu’il donnait aux Américains, comme garantie de compétence et de crédibilité prouvant sa capacité d’être à la hauteur de la lourde charge présidentielle qui l’attendait. « J’ai été pendant dix-huit ans au service des États-Unis, comme officier de la Marine dans le Pacifique durant la deuxième guerre mondiale tout d’abord et comme membre du Congrès dans les quatorze dernières années ensuite. Durant les vingt dernières années, j’ai voyagé dans presque tous les continents et tous les pays, de Leningrad à Saigon, et de Bucarest à Lima. De tout cela j’ai gardé une image d’une Amérique qui satisfait un rôle noble et historique en tant que défenseur de la liberté dans un temps de tous les périls, et d’un peuple américain comme un peuple sûr, courageux et persévérant ».6 Ainsi, un retour à ses origines familiales et à ses années de jeunesse, s’avère indispensable pour donner de plus amples explications et jeter la lumière sur les fondements culturels de l’homme. Kennedy n’oublia jamais que sa famille était d’origine irlandaise. Sa mère Rose Fitzgerald, était toujours là pour le lui rappeler, à lui comme à ses frères et sœurs. Maman Rose fut aussi pour eux, de la même manière, la conscience de la foi catholique. Il faut rappeler le contexte de l’espace et du temps. Nous sommes aux États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe. La famille Kennedy appartient, comme la famille Fitzgerald d’ailleurs, à la minorité irlandaise catholique. Mais outre son statut minoritaire sur un plan ethno-religieux, elle était en même temps socialement parmi les couches les plus pauvres. Même s’ils comptaient des dizaines de millions d’individus dans le nouveau monde, les catholiques étaient catalogués comme une minorité. Ils étaient pour cela exploités et méprisés par la majorité protestante. Devant un tel constat, nous sommes en droit de nous poser la question suivante : quel effet peut-il y avoir lorsqu’on se sent méprisé et sujet d’ostracisme de la part de la majorité de la population ? Ce sentiment allait-il agir plus tard, sur J.F.K. face au conflit sanglant en Algérie comme un facteur d’identification à la partie la plus faible de l’équation ? Une telle possibilité, comme on le verra, n’est pas à exclure. 6 Déclaration du sénateur John F. Kennedy, 2 janvier 1960, les papiers Kennedy, les papiers pré-présidentiels, boîte 540, bibliothèque J.F.K. à Boston, Massachusetts, États-Unis. 14 Une remarque importante est à signaler. L’arrivée du premier des Kennedy aux États-Unis a été tardive par rapport aux premiers immigrants WASP7. Les membres pionniers de cette famille ont dû commencer pour ainsi dire au plus bas de l’échelle sociale. Ils avaient subi l’ostracisme et le mépris de ceux qui les avaient précédés sur la terre du Nouveau Monde, les Anglo-saxons protestants. Elle n’était aux yeux de ceux-ci, qu’une famille d’immigrés ; et au XIXe siècle, les immigrés étaient corvéables et exploitables à volonté par ceux qui se définissaient comme les « natives » et qui croyaient par là même avoir plus de droits que les autres, sinon même des droits sur les autres. Ce fut le sort qui attendait les premières générations Kennedy. Mais c’était compter sans la volonté et la rage de vaincre du premier de cette dynastie et notamment de Patrick Joseph le fils de ce dernier pour s’en sortir et monter dans l’échelle sociale à une vitesse vertigineuse. I – L’influence familiale A - Les premiers Kennedy aux États-Unis L’arrivée du premier Kennedy sur le sol des États-Unis d’Amérique remonte à 1849. Après une traversée de l’Atlantique à bord du Washington Irving, Patrick Kennedy, un grand gaillard de 26 ans aux cheveux châtains et aux yeux bleus éclatants, débarque au port de Boston. Il n’était pas un survivant de la famine de la pomme de terre comme la plupart des Irlandais qui arrivèrent au Nouveau Monde vers la moitié du XIXe siècle. Il était plutôt un aventurier qui voulait tout simplement tenter sa chance dans ces nouvelles contrées prometteuses. Celles-ci commençaient déjà à exercer une irrésistible 7 WASP : abréviation de White, Anglo-saxon, Protestant : Blanc, Anglo-saxon et Protestant. Ceci désigne la composante majoritaire de la population des États-Unis depuis le début de l’immigration européenne dans ce pays en 1607 jusqu’à nos jours. Cette désignation a un sens non seulement sur le plan démographique, mais aussi sur le plan culturel et surtout politique. Ainsi par exemple, pour réussir aux États-Unis il vaut mieux être plutôt blanc que noir, amérindien ou asiatique. Il vaudrait mieux aussi être plutôt protestant que catholique romain, juif, ou musulman… Nous remarquons cependant que cette réalité a tendance à s’estomper, même si ce n’est que très lentement, et ce depuis les deux à trois dernières décennies du XX e siècle. C’est donc cette réalité politique qui explique que jusqu’à la fin de la première décennie du XXIe siècle au moins, John F. Kennedy le catholique romain, a été le premier et le dernier président des États-Unis à ne pas être protestant. 15 attraction sur les jeunes du Vieux Monde, notamment sur ceux qui, comme lui, avaient le goût de l’aventure. Il n’hésita pas à répondre à cet appel, d’autant plus que la ferme familiale à New Ross, dans le comté de Wexford, dans l’extrême sud-est de l’Irlande, était prédestinée à son frère aîné. Ceci était dans l’ordre des choses chez les familles irlandaises. C’est le frère aîné qui hérite de la propriété familiale. Les autres frères n’auront pour ainsi dire rien, sauf leur débrouillardise pour se faire une place sous le soleil. Ainsi, rien ou presque, ne le retenait au pays. Même s’il ne souffrait pas de la famine comme grand nombre de ses compatriotes de cette époque, il voulait partir quand même. Et il partit. Une fois arrivé de l’autre côté de l’Atlantique, il s’établit à Boston, et épousa quelques mois plus tard une jeune demoiselle qu’il connut pendant la traversée. Bridget Murphy, c’est le nom de cette jeune demoiselle à qui il fit la cour sur le bateau pendant le voyage. Elle était du même comté que lui. Même sans argent, le fait de fonder un foyer dès son arrivée, le premier des Kennedy avait en mains un atout non négligeable d’intégration dans son pays d’adoption. Néanmoins, nous retenons le fait qu’il commença sa vie nouvelle au plus bas de l’échelle sociale. Cela veut dire qu’il commença par des petits métiers, comme docker, terrassier ou colporteur. Il prenait la première tâche qui s’offrait à lui comme tous ses semblables parmi les plus démunis. Il était surexploité par tous les commerçants et les artisans du quartier sans scrupule. On les appelait, lui et ses semblables avec une certaine condescendance, les « bouseux ». Patrick Kennedy se logea dans un taudis du quartier du port. Il ne tarda pas à s’installer à son compte comme tonnelier et continua à travailler et à rêver en regardant la belle ville de Boston de l’autre côté de l’eau, comme un mirage lointain. Pendant ce temps Bridget lui donna les premiers Kennedy américains : quatre enfants en tout. Ils eurent d’abord trois filles, puis en 1858 un garçon qu’on baptisa Patrick, avec Joseph comme second prénom. Les conditions de vie de la majeure partie des habitants de Boston-est, étaient très dures. On comptait parmi ces habitants beaucoup d’Irlandais. Les logements délabrés et insalubres dans lesquels ils étaient logés, étaient dépourvus d’électricité, de gaz et d’eau courante. Quant à eux ils étaient sousalimentés. Ceci fit d’eux les proies faciles des épidémies les plus graves telles le typhus et la tuberculose. Ils furent ainsi frappés par des fléaux terrifiants. En effet « à Boston, une épidémie de choléra en 1849, suivie en 1855 d’une épidémie de tuberculose, fit de grands 16 ravages dans la population irlandaise ».8 Il n’est pas étonnant vu ces conditions, que le fondateur de la future dynastie Kennedy, soit emporté par le choléra, neuf ans seulement après son arrivée au pays où il voulait faire fortune. Il n’avait que trente-cinq ans. Mais il ne faut pas s’en étonner. « L’espérance de vie des hommes irlandais ne dépassait pas quarante ans. [Et] contrairement à d’autres immigrants européens arrivés en même temps qu’eux, les Irlandais restèrent longtemps au bas de l’échelle économique ».9 Mais plus pour longtemps pour celui qui sait se débrouiller, comme le premier des Kennedy aux États-Unis. En laissant un fils : Patrick Joseph, et un métier : tonnelier, Patrick Kennedy avait fait l’essentiel. Très vite le fils comprit qu’il tenait un filon rare. Il s’orienta vers les bistrots du port en premier temps, puis vers ceux de la ville ensuite, pour y couler ses tonneaux de whisky. Avec l’écoulement du whisky l’argent coula à flot. Il fit de ce Kennedy de deuxième génération un homme aisé. Ce fut, pour un immigré irlandais de fraîche date notamment, une réussite fulgurante. Au sein de la famille Kennedy, désormais l’une des plus riches et des plus illustres des États-Unis dans la première moitié du XXe siècle, on aime à se rappeler ces débuts modestes et difficiles sans jamais s’en lasser. Pour les membres de cette famille, ces débuts laborieux sont une source de fierté et d’inspiration. C’est une manière pour eux de mettre en exergue l’abnégation, la rage de vaincre et l’effort récompensé des premiers. Un effort qui fut récompensé au-delà de tout espoir. Mais au-delà du symbole pour le cercle familial restreint, cette histoire des premiers Kennedy sert aussi à ancrer cette famille dans la logique même du rêve américain. Elle raconte en fait une belle histoire américaine : partir de rien pour bâtir une richesse fabuleuse et arriver au sommet du pouvoir. B - Enfance et jeunesse de John F. Kennedy Parmi ceux qui ont croisé le chemin de John F. Kennedy pendant son enfance et son adolescence, nombreux sont ceux qui ont témoigné et brossé son portrait. Ces témoignages revêtent une importance particulière. Pourquoi ? Parce qu’ils nous parlent de 8 Claude Lévy : Les minorités ethniques aux États-Unis. Collection : Les essentiels de la civilisation anglo-saxonne, Ellipses/édition marketing S.A., Paris, 1997, p. 40 et 41. 9 Ibid. p. 42. 17 l’homme au début de sa vie, et nous le montrent tel qu’il était réellement sans fard ni artifice avant que la légende ne vienne le mystifier. Même s’il n’est pas facile après-coup, de percer le mythe pour atteindre la vérité historique. André Kaspi affirme que « Kennedy fait partie de ces hommes publics qu’entourent un mythe persistant, un halo de légende, l’adoration des foules ».10 Que faut-il donc retenir de l’enfance de celui qui allait être le premier président catholique romain des États-Unis et porte-drapeau de la « New frontiere » ? Afin de cerner les contours du personnage, il est peut-être pertinent de commencer par la période de sa jeunesse. Y avait-il dans cette période importante de sa vie des éléments annonciateurs de ce qui fera son engagement politique ultérieur ? Pouvait-on déceler par exemple des signes prémonitoires indiquant que cet homme fera, plus tard, de la lutte pour l’égalité des droits civiques entre noirs et blancs dans son pays, l’un de ses slogans de sa campagne politique ? Pouvait-on trouver l’explication à ce qui allait être un engagement fort et précoce, pratiquement le premier dans son genre aux États-Unis, pour l’Afrique et pour l’indépendance de l’Algérie, une fois sénateur à l’âge adulte ? Ce que nous pouvons dire à propos de l’enfance de J.F.K. se résume au fait qu’il était un enfant de riche qui avait eu droit, comme les centaines d’autres enfants de familles riches, à une enfance dorée. Laquelle enfance dorée signifie tout ce dont il a pu profiter en tant que nanti : avoir droit aux meilleures écoles, à un train de vie de haut standing avec tout ce qui s’ensuit : argent, voyages, yachts… C - Kennedy et les femmes Parler des femmes dans une étude sur John F. Kennedy aujourd’hui, serait un chapitre sans grand intérêt s’il n’y avait eu des incidences évidentes sur la vie politique aux États-Unis. Ces incidences sont aujourd’hui connues par tous ceux qui, aussi bien parmi les spécialistes que parmi le grand public, s’intéressent à la personne de John F. Kennedy. En fait, les relations du président avec certaines de ces femmes comme Judith Campbell Exner ou encore Marilyn Monroe, l’avaient mis en contact, au moins d’une façon indirecte, avec certains chefs de la Mafia. Sam Giancana, le plus célèbre parmi ces derniers, n’était pas le seul. Cette situation montre à quel point le maillon le plus haut de la chaîne du pouvoir politique aux 10 André Kaspi : Kennedy : les 1000 jours d’un président, Armand Colin, 1993, Paris, p. 269. 18 États-Unis, était exposé à un moment donné, aux menaces d’un chantage probable de la part de la Mafia. Et si ce chantage n’a pas eu effectivement lieu, la menace était réelle. J.F.K. était très attiré par les femmes. Cette attraction n’était pas du tout pour le mariage ou pour un attachement sentimental, loin de là. Il s’agit plutôt dans son cas, d’une simple attraction physique, une « attraction presque animale » s’accordaient à dire ses amis. Tout cela est connu aujourd’hui. « Les aventures sentimentales, les petits amours d’un soir ou d’un après-midi, Kennedy ne les compte plus [écrit A. Kaspi en 1993]. Des inconnues, des stars comme Marilyn Monroe, des amies de longue date, des secrétaires qui font partie de l’entourage, combien de femmes ont été séduites par John Kennedy ? »11 Mais d’où venait cette débordante activité sexuelle chez le président Kennedy ? « Est-ce l’usage des potions magiques » se demande A. Kaspi, ou encore « le père a-t-il donné l’exemple… ? ». On peut se poser la question suivante : d’où Kennedy tenait-il ce comportement qui est, faut-il reconnaître, peu ordinaire ? S’agit-il d’un héritage légué par le père ? Possible. Nous ne pouvons cependant le prouver d’une manière irréfutable. Néanmoins, Joseph Kennedy était apparemment lui aussi, et de la même manière, spécialement attiré par les femmes. Apparemment il alla jusqu’à amener des amies à lui à la maison familiale. Plus tard, à sa grande déception, Jacqueline Bouvier découvrira cet aspect des choses après avoir épousé J.F. Kennedy. Elle a souffert en silence d’avoir pour époux un compagnon volage. Elle dira à propos des hommes Kennedy qu’ils étaient comme des chiens qui avaient besoin d’uriner à tout bout de champ. Ceci ne l’avait pas empêchée tout de même, d’être proche de son beau-père Joseph. Elle l’était en tout cas beaucoup plus qu’elle n’était proche de sa belle-mère Rose. L’un des camarades de John, qui était à ses côtés lors de son passage au service de la Marine, dira de lui qu’il était un vrai Don Juan. Alors que l’un de ses supérieurs le décrivait « encore un peu play-boy ». Inga Arvad12, qui fut l’une des innombrables conquêtes féminines de John, est l’un des témoins de la jeunesse de celui-ci. Elle 11 Ibid. p. 282. Inga Arvad était, selon A. Kaspi, une ancienne Miss Danemark et Miss Europe. A la suite d’une interview qui lui avait été accordée par le chef de la Luftwaffe allemande Göring, celui-ci la présenta à son chef Hitler qui l’invita à assister à ses côtés aux jeux olympiques de 1936. C’est pour cela que lorsqu’elle débarqua aux États-Unis, le FBI commença à la surveiller de près et découvrit ainsi sa liaison avec 12 19 se rappelle de lui et livre ses impressions. Il avait vingt-quatre ans lorsqu’elle le rencontra à Washington en 1941. A l’époque il effectuait un passage bref à la direction du renseignement naval de la Marine américaine. Il accomplit ce passage, avec le grade d’enseigne de vaisseau, grâce aux relations privilégiées de son père. Car rien ne le prédestinait à passer par ce service. Ni son expérience, ni sa santé, ne justifiaient ce détour. Mais que disait Inga Arvad de J.F.K. ? Elle disait de lui qu’il était « naturel, avenant, ambitieux, chaleureux, et lorsqu’il entre dans une pièce on sait qu’il est là, sans qu’il se mette en avant, sans qu’il cherche à dominer, mais en dégageant un magnétisme animal ».13 En revanche, elle disait aussi qu’il était sans états d’âme et qu’il admirait plus l’esprit que le cœur. Elle parla même d’insensibilité et d’égocentrisme. Etait-ce parce qu’il s’était détaché d’elle ? Peut-être. Nous sommes tout à fait en droit de nous poser cette question et même d’y répondre par l’affirmative. Car la liste de celles qui, comme Inga, avaient été très vite délaissées par leur séducteur John F. Kennedy, est assez longue. Inga Arvad n’était pas en somme, la seule à avoir remarqué une certaine sécheresse de cœur chez John F. Kennedy. Une autre jeune femme proche de la famille et ayant eu avec lui une relation amoureuse, disait également ceci : « il était totalement incapable de se lier affectivement avec qui que ce soit. »14 Elle avait par ailleurs, prit le soin de préciser que c’était là un caractère commun aux Kennedy. A l’en croire, ceux-ci étaient tous « totalement bloqués sur le plan émotionnel ». D’ailleurs sa sœur Kathleen, celle que la famille surnommait affectueusement Kick,15 confirme bien ce trait un peu particulier chez toute la famille. Cadette de John de trois ans, Kick était très proche de lui à tel point qu’elle était mêlée à ses lectures, à John F. Kennedy. Comme ce dernier occupait des fonctions à la Marine jugée sensibles, Hoover, qui redoutait qu’Inga Arvad ne soit une espionne, consignait tout ce que les micros posés par le FBI lui permettaient d’entendre et de savoir pendant les rencontres des deux amoureux, jusqu’aux soupirs et aux confidences. Ainsi il put rassembler des renseignements qui remplissent 628 pages d’écoutes. 13 Claude Moisy : John Fitzgerald Kennedy : enfance et adolescence, éditions Autrement, 1999, p. 189. 14 Ibid. p. 190. 15 Sur ce point, Claude Moisy assure dans son livre précité que Jack et Kathleen se ressemblaient beaucoup et étaient proches jusqu’à la complicité. Il leur arriva même de se fournir mutuellement le partenaire de leurs premiers amours. Ils avaient « le même sens de l’humour et de l’irrévérence, des secrets, des mots codés qu’ils ne partageaient avec aucun autre membre de la famille. » 20