Le pari de la simplexité

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Synthèse organique : quel avenir ?
Le pari de la simplexité
Le simple et le complexe en synthèse organique
Philippe Compain
Simplexity may be defined by the combination of simplicity and complexity within the context of a dynamic
relationship between means and ends. The quest for simplicity constitutes the basis for all future challenges
of organic synthesis: diversity, selectivity, green chemistry, and beauty. Due to the infinity of structures, i.e.
properties, that has to be discovered, the focus of synthetic research is shifting gradually from target-oriented
synthesis to diversity-oriented synthesis. A scientific approach based on the power of the molecular
construction game and guided by an ideal for simplicity, has a high potential for discovery. For example, the
creative combination of synthetic methodologies, mixing simplicity and maximization of structural complexity,
is a powerful tool to produce surprising molecular structures or to uncover unexpected properties. Access to
an infinite molecular diversity that would generate a new man-made complexity, comparable to Life itself,
would raise fundamental questions such as what is Life? What are the root properties of Life? Where is the
frontier between inanimate matter and living matter, between the natural and the non-natural?
« Voyageur il n’est point de chemin, en marchant se construit
le chemin » (A. Machado) [1].
Toute démarche scientifique est une aventure dont le but est
de trouver du nouveau. L’imprévisible est donc par définition
au cœur même des sciences théoriques et expérimentales.
Quel sera le futur de la synthèse organique est une question
d’autant plus stimulante qu’il est impossible d’y répondre
sans prendre le risque de se tromper lourdement. Et
pourtant, si nous cherchons à nous définir comme
scientifique, ou plus largement à définir la spécificité de la
synthèse organique en tant que science, cette question est
fondamentale. Ainsi, selon le philosophe P. Ricoeur : « Les
symboles qui règlent notre identité ne proviennent pas
seulement de notre présent et de notre passé mais aussi de
nos attentes à l’égard du futur. […] L’identité d’une
communauté ou d’un individu est aussi une identité
prospective » [2]. Tout à la fois un art, une science et une
industrie, la chimie occupe une position stratégique à
l’interface de la biologie, de la géologie, de l’astronomie, de
la physique, de la science des matériaux et même des
sciences historiques [3] ! Mais la multiplicité des interfaces
peut aussi conduire à une position marginale. Le risque est
grand pour la chimie d’y perdre son âme en étant « partout
et nulle part à la fois » [4] et de devenir une simple
technologie au service des autres sciences et de leurs buts.
Alors que la physique, entre deux infinis microscopiques et
macroscopiques, tend vers une théorie du tout [5], touche au
mystère des origines et la biologie à celui du vivant, la chimie
semble en quête d’un grand « frisson cognitif » [6].
L’identification d’un dessein, d’un but à atteindre, ou tout
simplement d’un rêve, pourrait contribuer à définir ou à
redéfinir la nature épistémologique de la chimie et plus
particulièrement de la chimie organique. L’interrogation
presque inquiète que l’on sent dans le titre de la revue de
D. Seebach publiée en 1990, Organic Synthesis - Where
now?, résonne toujours comme un défi [7]. Quel futur pour la
synthèse organique en tant que science ? Quel chemin
tracer entre ces deux abîmes : devenir une technologie,
devenir l’autre (le biologiste ou le physicien) ?
Pour tenter de répondre à cette interrogation fondamentale,
il faut faire appel d’avantage à l’intuition qu’à la rationalité.
Une démarche prospective est forcément plus qualitative et
subjective que logico-déductive. Ce n’est pas en
prolongeant les courbes que l’on peut deviner et inventer le
devenir de la synthèse organique. La synthèse totale de
n’importe quelle molécule complexe en une étape
avec 100 % de rendement de façon complètement
stéréoselective n’est probablement pas l’objectif scientifique
suprême à atteindre. Pour imaginer mais aussi inventer
l’avenir de la synthèse organique, il faut peut-être s’inspirer
de ce magnifique vers de R. Char : « Agir en primitif et prévoir
en stratège » [8], faire preuve d’instinct, de réactivité, de
créativité face à l’incertitude, tout en restant dans le
cadre conceptuel de cette discipline scientifique. Tenter
d’appliquer cette formule, c’est combiner ce que le poète
F. Hölderlin appelait « les deux états idéaux pour l’homme :
l’extrême simplicité et l’extrême culture » [9], c’est-à-dire
pour le chimiste organicien, le simple et le complexe.
Complexité
Depuis sa naissance, symbolisée par la synthèse de l’urée en
1828 par F. Wölher, la synthèse organique s’est caractérisée
par une complexité sans cesse croissante au niveau des
méthodes utilisées et des cibles visées. La course vers
des sommets toujours plus hauts a permis de conquérir de
nombreux « Everest moléculaires » [10], comme la palytoxine [11] ou la calcheamicine γI1 [12], qui cumulent presque
tous les éléments possibles de complexité : dimension,
l’actualité chimique - avril-mai 2003 129
Synthèse organique : quel avenir ?
multiples centres asymétriques, taille et connectivité des
cycles, nouvelles fonctions chimiques, instabilité. La même
tendance a aussi accompagné le développement des
réactifs. Alors qu’en 1944, R.B. Woodward, lors de la synthèse totale de la quinine [13], n’avait presque pour seules
armes que des acides ou des bases simples, le chimiste
organicien dispose aujourd’hui de réactifs aussi élaborés
que l’AD-mix ou les catalyseurs de métathèse. De façon plus
générale, une prise de conscience de la complexité a récemment émergé en philosophie des sciences. Ce mouvement a
progressivement montré les limites d’une pensée scientifique simplificatrice qui serait uniquement fondée sur une
approche quantitative et réductionniste. Le principe de
séparabilité qui isole les objets de leur contexte et conduit au
cloisonnement des disciplines scientifiques est également
remis en cause. La pensée complexe a pour objectif de
traiter l’incertitude et de prendre en compte les phénomènes
qualitatifs et les propriétés émergentes (« le tout est plus que
la somme des parties ») [14]. Cette approche globale, initiée
par le philosophe des sciences E. Morin [15], cherche à relier
et à contextualiser. Elle met en évidence que toute démarche
scientifique est un processus dynamique où les moyens pour
atteindre une fin modifient nécessairement cette fin et
engendrent ainsi de nouveaux moyens.
En synthèse organique, cette évolution vers une intelligence
de la complexité s’est traduite par une plus grande volonté
de raisonner « à la frontière de ». La chimie supramoléculaire,
« la chimie au-delà de la molécule » [16], s’est construite
autour des liaisons intermoléculaires et a conduit à des
concepts aussi fondamentaux que la reconnaissance
moléculaire ou l’auto-organisation. La synthèse organique
s’ouvre de plus en plus aux autres disciplines scientifiques
et, dans une approche interdisciplinaire, intègre leurs
problématiques, cherche à apporter ses propres solutions et
utilise la force de l’analogie pour progresser elle-même. Ceci
est particulièrement vrai avec la biologie comme le démontre
la création de nouvelles sous-disciplines comme la chimie
bioorganique ou la génétique chimique (« Chemical
genetics ») [17]. En suivant une démarche biomimétique, la
synthèse organique a pu incorporer les anticorps
catalytiques parmi ses réactifs traditionnels, trouver de
nouvelles stratégies de synthèse ou concevoir des
molécules artificielles bien plus actives que leurs modèles
naturels. A l’heure du défi constitué par l’aventure postgénomique et ses dizaines de milliers de nouvelles cibles
biologiques, la diversité chimique, la chimiodiversité, est
devenue un élément essentiel de la complexité. On estime
entre 1062 [18] et 10200 [19] le nombre de molécules
organiques de poids moléculaire inférieur à 850 que l’on
pourrait théoriquement découvrir ou imaginer. Alors que le
nombre de molécules décrites dans les Chemical Abstracts
*
cat.
cat.
Schéma 1.
130 l’actualité chimique - avril-mai 2003
tourne autour de 25.106, le territoire connu pour le chimiste
organicien n’est même pas de quelques nanomètres carrés
à l’échelle de la Terre dont la surface est de 5.1020 mm2. La
quête d’une nouvelle terra incognita, aussi grande qu’une
moitié d’infini, est en train de renverser de nombreux
paradigmes en synthèse organique. Le chimiste, dans une
démarche devenue globalisante, pense de plus en plus en
termes de propriétés et non simplement de structures
moléculaires,
comme
le
souligne
cette
phrase
d’A. Eschenmoser : « The emphasis in synthetic research is
shifting toward the synthesis of properties and not just
compounds » [20]. Le champ des possibles moléculaires
devenant une infinité de propriétés physiques ou biologiques
nouvelles à explorer, la synthèse n’est plus verrouillée sur la
molécule naturelle, cible unique et intangible. Au contraire,
son but est de produire rapidement un grand nombre de
structures avec pour seul critère la nouveauté. C’est une
inversion complète de paradigme. La priorité n’est plus la
synthèse de la cible, mais la diversité de la synthèse
elle-même. Après l’ère de la « target-oriented synthesis »
symbolisée par E.J. Corey et l’analyse rétrosynthétique [21],
nous assistons à la naissance de la « diversity-oriented
synthesis » théorisée par S.L. Schreiber [22]. Pour de
nombreux chimistes, le grand dessein à atteindre en
synthèse organique s’est longtemps confondu avec le
dessin de la cible à synthétiser. C’est ainsi que la synthèse
de la vitamine B-12 en 1973 par R.B. Woodward et
A. Eschenmoser a pu sembler à la fois comme
l’aboutissement mais aussi comme la mort scientifique de la
synthèse organique à partir du moment où il semblait
possible de faire n’importe quelle molécule. La prise en
compte de la complexité et de sa composante essentielle, la
diversité, a bouleversé les notions de buts et de moyens.
La stratégie de synthèse, le moyen, devient la partie
essentielle du but, c’est-à-dire de la volonté, dans une
approche globalisante, d’explorer l’infinité des « moléculespropriétés » non encore découvertes. Dans ce contexte, le
prochain grand défi de la synthèse organique pourrait être
celui de la simplicité ou plus précisément de la simplexité.
Simplexité
« One could create the richest possible reality by the most
economical means, and this, it now seemed to me, was
everywhere apparent: in the beautiful economy by which
millions of compounds could be made from a few dozen
elements, and the hundred-odd elements from hydrogen
itself… » (O. Sacks) [23].
La simplexité, c’est s’attacher à l’idée simple pour affronter
ou générer le complexe. Inversement, c’est aussi créer un
outil complexe pour simplifier un processus synthétique
comme dans le cadre des catalyseurs chiraux bifonctionnels
(schéma 1) [24].
La simplexité pourrait se définir par la combinaison de la
simplicité et de la complexité dans le cadre d’une relation
dynamique entre moyens et fins [25]. L’addition
diastéréoselective du méthoxyallène lithié sur les SAMPhydrazones 1 est une illustration simple de cette notion
(schéma 2). Un changement subtil de solvant, de l’éther
éthylique au THF, permet d’obtenir soit une pyrrolidine
fonctionnalisée 2, soit un hydrazinure α-allénique 3 [26].
Ainsi, la flexibilité de la méthodologie, et donc la diversité
structurale qu’elle induit, est obtenue par un procédé simple
qui influe sur le but à atteindre et l’oriente vers deux familles
Synthèse organique : quel avenir ?
de molécules possédant un intérêt
biologique différent, les azasucres et les
acides aminés.
De façon plus fondamentale, la dialectique
du simple et du complexe est au cœur de
tous les grands défis qui font la spécificité
de la synthèse organique. La simplexité
sous-tend les notions de création, de
diversité, de sélectivité et de beauté.
L’avenir de la synthèse organique pourrait
bien être l’histoire d’une quête sans fin du
simple dans un environnement complexe
de structures et de concepts.
Synthèse et simplexité
La question n’est plus tant de savoir que nous pouvons faire
n’importe quelles molécules complexes, mais de réduire au
maximum l’investissement pour atteindre l’infinité des nouvelles « structures-propriétés » théoriquement accessibles.
Dans le cadre de synthèses orientées vers la diversité,
l’objectif est de générer de nouvelles molécules complexes
en un minimum d’étapes en utilisant des méthodologies judicieusement choisies. L’objectif est le même pour ce que
K.B. Sharpless a appelé la « click chemistry » [27], mais avec
un souci de simplification supplémentaire. Seules les réactions de création de liaisons carbone-hétéroatome qui sont
stéréospécifiques, efficaces, et qui utilisent des conditions
réactionnelles simples sont sélectionnées. Paradoxalement,
ce sont typiquement des réactions anciennes de la chimie
organique (cycloadditions dipolaires, substitutions nucléophiles d’hétérocycles tendus ou additions oxydantes sur des
doubles liaisons). La création plus difficile de liaison carbone-carbone est systématiquement rejetée. Un exemple
caractéristique de ce type d’approche est présenté sur le
schéma 3. Le composé tricyclique 5 est ainsi synthétisé
efficacement en trois étapes à partir du bis-epoxide 4 et
peut-être identifié comme un mime original de stéroïdes [27].
La stratégie utilisée peut parfaitement être adaptée à une
synthèse combinatoire.
D’un point de vue purement stratégique [28], la « click
chemistry » en concentrant ses forces sur la diversité et non
plus sur la synthèse d’une seule structure intangible voit sa
liberté d’action démultipliée. De nouvelles méthodologies
doivent être inventées et développées pour aller encore plus
loin dans cette direction comme cela a été montré
récemment par la combinaison de réactions domino avec
des réactions à composants multiples [29]. En faisant le
choix d’une simplification apparente des moyens utilisés, le
chimiste peut espérer atteindre des structures de plus en
plus originales et ainsi faire des avancées qualitatives dans
Schéma 3.
Schéma 2.
la recherche de nouvelles propriétés. La synthèse organique
peut alors espérer hisser sa puissance créatrice à la hauteur
de celle de son plus ancien maître : la Nature. La biologie
est caractérisée par une complexité extrême, mais
théoriquement limitée à un nombre fini de structures [16]. Le
chimiste n’a pas à sa disposition une combinatoire de
plusieurs millions d’années, mais en s’inspirant du précepte
pascalien « Nature diversifie et imite » [30] et en relevant le
défi de la simplexité, l’élève peut espérer dépasser le maître
et atteindre une nouvelle complexité artificielle.
Le simple comme nouveau moteur de la création
De façon paradoxale, la créativité s'épanouit toujours dans
un cadre rigide et contraignant. Le vivant est né de l’action
du hasard, mais aussi de la nécessité selon le mot célèbre de
Démocrite. De nombreux poètes, dont J.L. Borges [31], ont
souligné qu’il était plus facile d’écrire un sonnet que de la
prose. Il en est de même pour la synthèse organique. La
synthèse totale d’une molécule naturelle complexe est un
puissant moteur de découvertes [32]. Dans cette discipline,
il n’existe aucun compromis possible, aucune échappatoire
à la structure intangible donnée par la nature. Si à la fin d’une
longue synthèse totale vous créez, malgré une étude modèle
ou théorique, une liaison carbone-carbone possédant la
mauvaise configuration, vous êtes dans l’obligation absolue
de comprendre et d’innover pour éviter un échec cuisant
[33]. En ne mettant plus la cible synthétique mais la diversité
au cœur de la synthèse organique, le risque peut sembler
grand de perdre l’entrave nécessaire à toute innovation. Pour
que cette quête de la diversité n’ait pas un intérêt purement
quantitatif, il faut lui imposer le principe d’économie comme
cadre rigide dans lequel s’épanouira une créativité
qualitative. Dans ce changement de paradigme, c’est la
recherche constante de la plus grande simplicité qui est la
force motrice de la création. De récentes avancées en chimie
organique prennent leur source dans cette recherche du
simple. La chimie supramoléculaire est née en partie de la
volonté de faire rapidement des édifices moléculaires
complexes par auto-assemblage au moyen d’interactions
intermoléculaires et non plus par un long processus multiétapes de formation de liaisons covalentes [16]. L’acte
fondateur de la chimie combinatoire a été le renversement du
dogme de pureté qui a permis, par la simplification des
procédures de traitement et le test de mélanges, d’accélérer
la découverte de nouvelles têtes de série. Le groupe de
S.V. Ley a récemment décrit la synthèse d’un alcaloïde
tétracyclique, la (+)-plicamine, en utilisant uniquement une
l’actualité chimique - avril-mai 2003 131
Synthèse organique : quel avenir ?
combinaison de réactifs supportés, évitant ainsi la
purification fastidieuse des produits formés par les
méthodes chromatographiques conventionnelles [34].
Les défis de la simplexité
Tenter d’appliquer le principe d’économie passé à la
postérité sous le nom de « rasoir d’Ockham » en suivant la
règle du philosophe franciscain « il est futile de faire
avec plus ce qui peut être fait avec moins » [35] impose
un cadre intellectuel rigide propice à la découverte. Car sous
la simplicité apparente se dissimule une redoutable
complexité. Ainsi, la quête du simple constitue le fondement
de tous les futurs grands défis de la synthèse organique :
sélectivité, chimie verte, économie d’atomes, beauté.
L’une des étapes les plus importantes de cette quête devra
être marquée par l’abandon des groupements protecteurs
qui furent longtemps le symbole de notre ingéniosité mais
sont aujourd’hui de plus en plus celui de notre incapacité à
contrôler la sélectivité. Le chimiste utilise des molécules
équipées de lourdes armures qui les font ressembler de
façon un peu ridicule à un chevalier médiéval hissé
péniblement sur son cheval avant de partir au combat [36].
La volonté de faire simple, c’est tenter de réduire au
maximum l’utilisation des groupements protecteurs en
cherchant à comprendre et à maîtriser la régio- et la
chimiosélectivité, mais aussi en trouvant de nouvelles
alternatives. La synthèse rapide de la (+)-hyacinthacine A2 en
6 étapes est un exemple encore imparfait vers ce but [37]. La
benzoylation régiosélective de l’alcool allylique 7 permet de
différencier les deux hydroxyles secondaires issus de
l’addition diastéréosélective du divinyl zinc sur le 2,3,5-tri-Obenzyl-D-arabinofuranose 6 (schéma 4). De groupement
protecteur lors de la réaction d’oxydation de Swern, l’ester
de benzoyle devient groupement partant lors de la formation
du cycle pyrrolidinique 8. Lors de cette étape, l’atome
d’azote est protégé par un groupement allylique qui sera
utilisé pour achever le squelette bicyclique de la (+)hyacinthacine A2 par réaction de métathèse. Ainsi, l’impératif
de simplicité a conduit à faire de l’armure plus qu’une
armure : le groupement protecteur devient un élément clé de
la stratégie de synthèse en prenant le rôle de nucléofuge ou
d’élément de construction [38].
Simplifier et rendre possible la synthèse de molécules aussi
complexes que les glycoconjugués ou les dendrimères peptidiques a conduit à développer des méthodes innovantes de
conjugaisons chimiosélectives qui permettent de former
dans des conditions douces une liaison covalente, sans
protection des autres fonctions présentes [39]. Cette
méthodologie exploite habilement la réactivité unique de
deux fonctions chimiques données. Dans l’exemple
Schéma 4.
132 l’actualité chimique - avril-mai 2003
Schéma 5.
présenté sur le schéma 5, le néoglycopeptide 9 est synthétisé de façon remarquablement simple, sans protection de la
partie oligosaccharidique et peptidique, par formation
chimiosélective d’un lien oxime qui mime la liaison glycosidique naturelle [40].
D’autres défis attendent le chimiste organicien. Le progrès
étant indissociable de la notion de développement durable,
la chimie doit évoluer vers une « chimie verte » dont la principale problématique est la recherche du simple [41]. Cette
nécessaire contrainte est à nouveau un fabuleux moteur
d’innovation. Le chimiste doit inventer des réactions de plus
en plus efficaces et simplifier au maximum les conditions
réactionnelles pour limiter l’utilisation de produits et de solvants polluants. Revenir à l’eau, un des quatre éléments
essentiels de la physique aristotélicienne, est à la fois un défi
complexe posé à la synthèse organique et une formidable
opportunité de mettre en évidence des réactivités uniques
qui ne seraient pas observées avec des solvants classiques.
La sélectivité, la catalyse et l’économie d’atome sont les trois
enjeux principaux de la chimie verte. Dans ce dernier
concept théorisé par B.M. Trost [42], il s’agit d’intégrer tous
les atomes des réactifs dans le produit attendu de la réaction. Associée au développement de nouvelles réactions
catalytiques, l’économie d’atome peut se révéler particulièrement efficace comme dans le cadre de la synthèse du
macrodiolide polyfonctionnalisé 10 (schéma 6) [43].
La beauté en science réside principalement
dans l’économie pure des moyens. En
mathématiques, les démonstrations les plus
belles sont toujours les plus simples. Il en va
de même en synthèse organique où l’élégance est toujours associée à la notion de
simplicité. Dans cette science artistique,
créant ses outils et ses objets d’études,
l’esthétique est une composante essentielle
de l’innovation. L’art du raccourci synthétique, le pouvoir d’attraction de molécules à
la fois simples et belles comme le cubane
[44] ou le dodécahédrane [45], inspire le chimiste et stimule sa vis creativa, sa force
Synthèse organique : quel avenir ?
Schéma 6.
créatrice. Les réactions à composants multiples sont de formidables joyaux de simplicité dans leurs approches de la
diversité tout en satisfaisant les critères d’économie d’atomes, de sélectivité, de généralité et de convergence [46].
Selon K.B. Sharpless [27], I. Ugi, grâce à sa réaction à quatre
composants, peut-être ainsi considéré à la fois comme un
pionnier génial et comme le second après la Nature en chimie combinatoire. Le stratagème élégant présenté schéma 7
consiste à transformer une cycloaddition dipolaire classique
en réaction à trois composants en dissociant l’espèce dipolaire en deux précurseurs stables (un acide aminé et une
cétone). En une réaction, il est ainsi possible de préparer
théoriquement 400 000 composés tricycliques à partir de
produits commerciaux [47]. Ce raccourci vers la diversité
possède à la fois une grande qualité opérationnelle et esthétique. La recherche du simple pour affronter le complexe se
retrouve une fois encore associée aux fondements de la
synthèse organique, art utile par excellence.
Conclusion
« N’ira pas loin celui qui sait d’avance où il veut aller »
Napoléon [48].
L’histoire du vivant est celle d’un va-et-vient constant entre
diversité et complexité. L’océan originel prébiotique était
sans doute riche de composés possédant une grande
variété structurale avant que l’évolution ne sélectionne des
molécules capables de s’auto-organiser et d’atteindre des
propriétés émergentes aussi complexes que la
pensée. C’est maintenant cette pensée rationnelle
qui est en mesure d’engendrer une variété infinie
de structures et de propriétés dont découlera une
nouvelle complexité.
Mettre la diversité au cœur de la synthèse organique, c’est optimiser sa puissance de construction
en libérant la créativité et l’imagination pour inventer de nouvelles « molécules-propriétés » sans
limite d’aucune sorte. C’est utiliser la force de
l’analogie et du hasard, se placer aux frontières et
forger des espèces hybrides mêlant éléments
structuraux de biomolécules et fonctionnalités
chimiques nouvelles. Cette liberté de création
totale, loin de faire de la synthèse organique un jeu
esthétique inutile, transforme cette discipline en
une source pratiquement infinie de moyens, de
modèles et d’objets. Mettre la diversité au
cœur, c’est donc redonner à la synthèse
organique une place centrale en science
en construisant une nouvelle complexité
comparable à celle de la Nature.
Avant de mettre le pied sur cette nouvelle
terra incognita, si démesurément riche en
objets magnifiques, effrayants, salutaires ou
stériles, ce continent gigantesque qui
n’existe pas encore et qu’il faudra découvrir
autant qu’inventer, le chimiste organicien
peut trouver dans la recherche du simple à la
fois un guide et une force créatrice. La notion
de simplexité, qui traduit la richesse de
l’interdépendance entre complexité et
simplicité, permet d’instaurer un rapport
souple et dynamique entre moyens et fins.
Dans une chimie focalisée sur la cible, le
potentiel de découverte est tout entier lié à la
structure de cette cible : choisir la vitamine B12 conduit de
façon attendue à des progrès dans la synthèse des
porphyrines et de façon inattendue aux règles de
Woodward-Hoffman. En se libérant d’une cible intangible, le
chimiste organicien peut simplifier des structures naturelles
complexes afin d’augmenter leurs activités, mais aussi
modifier leurs fonctions et découvrir ainsi de nouvelles
applications qui dépassent le cadre de la biologie. La
combinaison créative de méthodologies de synthèse, mêlant
simplicité et maximisation de la complexité structurale,
est une formidable machine à produire des structures
moléculaires surprenantes présentant des propriétés
inédites. La simplexité rejoint alors l’ancestrale doctrine
asiatique de la stratégie fondée sur l’exploitation du
« potentiel de situation » et non d’un plan préétabli qu’il faut
imposer au monde [49]. Une démarche scientifique focalisée
sur la puissance du jeu de construction moléculaire et un
idéal de simplicité sont porteurs d’un fort potentiel de
découverte. La quête du simple est une source presque
infinie d’innovation, tandis que la diversité est le moyen de
réaliser l’objectif fixé par F. Bacon, il y a maintenant quatre
siècles, « de reculer les bornes de l’Empire Humain afin de
réaliser toutes les choses possibles » [50]. Dans cette chimie
nouvelle et opportuniste, la diversité serait l’arc, la corde le
simple, et l’inconnu la cible. En exploitant ce dispositif
conceptuel, le chimiste pourrait innover au niveau des
moyens et des fins, domestiquer le hasard et mieux épouser
l’évolution imprévisible du réel au lieu de l’affronter. La
synthèse organique pourrait alors prétendre à un maximum
Schéma 7.
l’actualité chimique - avril-mai 2003 133
Synthèse organique : quel avenir ?
d’efficacité et par là même atteindre l’ambition de toute
science, c’est-à-dire la « suprême simplification des règles
et donc de la matière » [51]. Une chimie de la diversité, qui
chercherait à engendrer de façon simple une nouvelle
complexité, ranimerait des questions aussi fondamentales
que celles de la spécificité de la vie ou du rapport entre le
vivant et l’artificiel. La synthèse organique, de par son
pouvoir créateur, est la seule science qui peut à la fois
chercher, dessiner et inventer une frontière entre le vivant et
l’inanimé, l’artificiel et le naturel. Combien faudra-t-il de
générations de chimistes pour voir des machines
moléculaires qui se construisent elles-mêmes, des objets
synthétiques vivants ou une intelligence artificielle fondée sur
des ordinateurs moléculaires ?
Remerciements
L’auteur tient à remercier Olivier R. Martin, Valérie
Desvergnes-Breuil et Sabine Chierici pour leurs
commentaires constructifs et avisés.
Notes et références
[1] « Caminando, no hay camino, se hace el camino al andar », A. Machado
cité par E. Morin [15].
[2] Ricoeur P., L’idéologie et l’utopie, Seuil, Paris, 1997.
[3] Walter P., L’Act. Chim., 1999, 11, p. 134.
[4] Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, La découverte,
Paris, 1993.
[5] Weinberg S., Le rêve d’une théorie ultime, Odile Jacob, Paris, 1997.
[6] Malrieu J.-P., L’Act. Chim., 1987, 3, p. 9.
[7] Seebach D., Angew. Chem. Int. Ed. Engl., 1990, 29, p. 1320.
[8] Char R., Fureur et mystère, Gallimard, Paris, 1962.
[9] Hölderlin F., Hyperion, Gallimard, Paris, 1973.
[10] Service R.F., Science, 1999, 285, p. 184.
[11] Suh E.M., Kishi Y., J. Am. Chem. Soc., 1994, 116, p. 11205.
[12] Nicolaou K.C., Angew. Chem. Int. Ed. Engl., 1993, 32, p. 1377.
[13] a) Woodward R.B., Doering W.E., J. Am. Chem. Soc., 1944, 66, p. 849 ;
b) Woodward R.B., Doering W.E., J. Am. Chem. Soc., 1945, 67, p. 860.
[14] « L’organisation en système produit des qualités ou propriétés inconnues
des parties conçues isolément » [15]. Voir aussi : Andler D., FagotLargeault A., Saint Sernin B., Philosophie des Sciences II, Folio essais,
Paris, 2002.
[15] Morin E., Le Moigne J.-L., L’intelligence de la complexité, L’Harmattan,
Paris, 1999.
[16] Lehn J.-M., La chimie supramoléculaire, concepts et perspectives,
De Boeck Université, Paris, 1997.
[17] Schreiber S.L., Bioorg. Med. Chem., 1998, 6, p. 1127.
[18] Bohaceck R.S., McMartin C., Colin G., Wayne C., Med. Res. Rev., 1996,
16, p. 3.
[19] Czarnik A.W., Acc. Chem. Res., 1996, 29, p. 122.
[20] Cité par Giese B., Synlett, 1999, S1, p. III.
[21] Corey E.J., Cheng X.-M., The logic of organic synthesis, Wiley, New York,
1989.
[22] Schreiber S.L., Science, 2000, 287, p. 1964.
[23] Sacks O., Uncle Tungsten: Memories of a chemical boyhood, Picador,
2001.
[24] a) France S., Wack H., Hafez A.M., Taggi A.E., Witsil D.R., Lectka T.,
Org. Letters, 2002, 4, p. 1603 ; b) Taggi A.E. Hafez A.M., Wack H., Young
B., Ferraris D., Lectka T., J. Am. Chem. Soc., 2002, 124, p. 6626.
134 l’actualité chimique - avril-mai 2003
[25] « On peut réduire ces deux conditions, la simplicité des voies et la
fécondité, à un seul avantage qui est de produire le plus de perfection qu’il
est possible. [...] Si l’effet était supposé plus grand mais les voies les
moins simples, je crois que l’on pourrait dire que tout pesé et tout compté,
l’effet lui-même serait moins grand. […] Car le plus sage fait en sorte que
les moyens soient fins aussi en quelque façon, c’est-à-dire désirables,
non seulement par ce qu’ils font, mais encore par ce qu’ils sont », Leibniz
G.W., Essai de théodicée, Garnier-Flammarion, Paris, 1969.
[26] a) Breuil-Desvergnes V., Compain P., Vatèle J.-M., Goré J., Tetrahedron
Lett., 1999, 40, p. 5009 ; b) Breuil-Desvergnes V., Goré J.-M.,
Tetrahedron, 2001, 57, p. 1939.
[27] Kolb H.C., Finn M.G., Sharpless K.B., Angew. Chem. Int. Ed. Engl., 2001,
40, p. 2004.
[28] Compain P., L’Act. Chim., 2000, 12, p. 12.
[29] Janvier P., Sun X., Bienaymé H., Zhu J., J. Am. Chem. Soc., 2002, 124,
p. 2560.
[30] Pascal B., Pensées, Folio, 1995.
[31] Borges J.-L., L’art de la poésie, Gallimard, Paris, 2002.
[32] Nicolaou K.C., Vourloumis D., Winssinger N., Baran P.S., Angew. Chem.
Int. Ed., 2000, 39, p. 44.
[33] Sierra M.A., de la Torre M.C., Angew. Chem. Int. Ed., 2000, 39, p. 1538.
[34] Badenxale I.R., Ley S.V., Piutti C., Angew. Chem. Int. Ed., 2002, 41,
p. 2194.
[35] Biard J., Guillaume d’Ockham, Logique et philosophie, PUF, Paris, 1997.
[36] J.W. Cornforth employa cette image lors de la Sir Robert Price Lecture
« The Trouble with Synthesis », voir : Cornforth J.W., Aust. J. Chem.,
1993, 46, p. 157.
[37] Rambaud L., Compain P., Martin O.R., Tetrahedron: Asymmetry, 2001,
12, p. 1807.
[38] Pour une illustration avec le groupement protecteur tert-butoxy-carbonyle
(Boc), voir : Agami C., Couty F., Tetrahedron, 2002, 58, p. 2701.
[39] Lemieux G.A., Bertozzi C.R., Trends in biotechnology, 1998, 16, p. 506.
[40] Cervigni S.E., Dumy P., Mutter M., Angew. Chem. Int. Ed., 1996, 35,
p. 1230.
[41] Anastas P.T., Warner J.C., Green chemistry: Theory and practice, Oxford
University Press, 1998.
[42] a) Trost B.M., Science, 1991, 254, p. 1471 ; b) Trost B.M., Angew. Chem.
Int. Ed., 1995, 34, p. 259.
[43] Trost B.M., Brieden W., Baringhaus K.H., Angew. Chem. Int. Ed., 1992,
31, p. 1335.
[44] Eaton P.E., Cole T.W., J. Am. Chem. Soc., 1964, 86, p. 962 et p. 3157.
[45] Ternansky R.J., Balogh D.W., Paquette L.A., J. Am. Chem. Soc., 1982,
104, p. 4503.
[46] a) Tietze L.F., Chem. Rev., 1996, 96, p. 115 ; b) Bienaymé H., Schmitt P.,
L’Act. Chim., 2000, 9, p. 29.
[47] Fokas D., Ryan W.J., Casebier D.S., Coffen, D.L., Tetrahedron Lett.,
1998, 39, p. 2235.
[48] Napoléon cité par Regenbogen L. dans Napoléon a dit, Les belles lettres,
Paris, 1996.
[49] Jullien F., Traité de l’efficacité, Grasset et Fasquelle, Paris, 1996.
[50] Bacon F., La nouvelle atlantide, Payot, Paris, 1983.
[51] Novalis, Le monde doit être romantisé, Allia, Paris, 2002.
Philippe Compain
est chargé de recherche CNRS à l’Institut
de chimie organique et analytique*.
* Institut de chimie organique et analytique,
UMR 6005 CNRS-Université d’Orléans,
BP 6759, 45067 Orléans.
Tél. : 02 38 49 48 55. Fax : 02 38 41 72 81.
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