Revue des Questions Scientifiques, 2012, 183 (2-3) : 253-268 Le commensalisme de Pierre-Joseph Van Beneden à Maurice Caullery : l’émergence de la zoologie expérimentale Brice POREAU Allocataire de recherche, s2 hep, soutenu par la région Rhône-Alpes 38 bd Niels Bohr, 69622 Villeurbanne Cedex [email protected] Résumé Le commensalisme est un type d’association entre deux espèces différentes. Dans cette association, à la différence du parasitisme ou du mutualisme, l’une des espèces apporte un avantage à l’autre alors qu’elle ne reçoit en retour ni avantage, ni désavantage. Dans le parasitisme, il y a un désavantage pour une espèce, alors que dans le mutualisme, les deux espèces obtiennent un avantage l’une de l’autre. Cette distinction est établie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle par le zoologiste belge Pierre-Joseph Van Beneden (1809-1894). Maurice Caullery (1868-1958) va, en particulier dans un ouvrage publié en 1922, reprendre ce concept de commensalisme. Nous proposons ici une étude des différences de ce concept entre les deux scientifiques à un demisiècle d’intervalle afin de prouver l’émergence de la zoologie expérimentale. 254 revue des questions scientifiques Abstract : Commensalism is a kind of association between two different species. In this association, contrary to mutualism or parasitism, one of the two species gives an advantage to the other one. The other one doesn’t give any advantage or disadvantage to the specific one. In the association called parasitism, one species destroy the second species. In the association called mutualism, the two species give advantage to each other. This study had been performed by Pierre-Joseph Van Beneden (1809-1894) in the middle of the nineteeth century. In 1922, the French biologist Maurice Caullery (1868-1958) will put forward the concept of commensalism. We would like to explain the differences between the commensalism of Van Beneden and the commensalism of Caullery in order to prove the emergence of experimental zoology Introduction « Nous verrons que ces considérations sont tout à fait applicables aux Ascidies composées, et que ce ne sont pas les parasites qui font défaut non plus que les espèces rivales, et celles qui pratiquent ce que M. Van Beneden a appelé le commensalisme dans le règne animal. »1. Alfred Giard (1846-1908), dans son article sur les Ascidies, publié dans le premier numéro des Archives de zoologie expérimentale et générale en 1872, donne déjà la paternité du concept de commensalisme à Pierre-Joseph Van Beneden (1809-1894). Ce dernier, zoologiste belge, ayant étudié auprès de Cuvier, va publier un ouvrage important où il reprend les différents types d’association entre espèces. Cet ouvrage est intitulé : Les commensaux et les parasites dans le règne animal. Il est composé de trois livres : le livre premier concerne le commensalisme avec une distinction entre les commensaux libres et les commensaux fixes ; le livre deux évoque les mutualistes ; quant au dernier livre, il décrit les parasites. Son ouvrage paraît en 1875 pour la première édition, une autre édition est produite en 1878, sans changement dans le texte, ni dans les illustrations. Voici la définition du commensalisme donnée par Van Beneden dans cet ouvrage : « Le commensal est celui qui est reçu à la table de son voisin pour partager avec lui le produit de la pêche; il faudrait créer un nom pour désigner celui qui réclame de son voisin une simple place à son bord, et qui ne demande pas le 1. M. Caullery, op. cit., 1922. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 255 partage des vivres. Le commensal ne vit pas aux dépens de son hôte : tout ce qu’il désire, c’est un gîte ou son superflu ; le parasite s’installe temporairement ou définitivement chez son voisin ; de gré ou de force, il exige de lui le vivre et très souvent le logement. Mais la limite précise où le commensalisme commence n’est pas toujours facile à discerner. Il y a des animaux qui ne sont commensaux qu’à une certaine époque de leur vie et qui pourvoient à leur entretien pendant les autres époques ; d’autres ne sont commensaux que dans certaines circonstances données et ne méritent point cette qualification dans les temps ordinaires. »2. Si cette idée, établie par Van Beneden, est reprise, même avant l’ouvrage de 1875, par d’autres scientifiques comme Giard, nous pouvons nous demander s’il s’agit d’un concept pérenne au sein de la zoologie. À cet effet, l’étude de l’ouvrage de Maurice Caullery (1868-1958) : le parasitisme et la symbiose, paru pour sa première édition en 1922, et en 1950 pour la réédition, va nous permettre de savoir quelle est l’évolution du concept de commensalisme entre la seconde moitié du dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle. Quelles sont ainsi les différences entre le commensalisme de Van Beneden et le commensalisme vu par Caullery ? Ces différences peuvent-elles rendre compte de l’émergence d’une zoologie expérimentale à l’instar du développement d’une nouvelle médecine « expérimentale » à la fin des années 1860 ? 1) Comparaison entre le commensalisme établi par Maurice Caullery en 1922 et en 1950 et celui de Van Beneden établi en 1875 : entre rupture et continuité. Quatre points vont être abordés pour présenter le caractère de continuité d’une part, puis de rupture d’autre part du commensalisme vu par Caullery par rapport à Van Beneden. Nous utiliserons essentiellement les deux éditions du parasitisme et la symbiose de Maurice Caullery de 1922 et de 1950. Le premier point est un élément de continuité entre le commensalisme de Caullery et celui de Van Beneden. Il s’agit tout simplement du caractère « d’héritier » des travaux de Caullery par rapport à son aîné. Le biologiste l’indique dans sa préface : « Je n’oublie pas que cet ouvrage a eu, en langue française, des devanciers, en particulier le livre de P. J. Van Beneden Commensaux et Parasites, (dans la Bibliothèque scientifique internationale). En le 2. P.-J. Van Beneden, Les commensaux et les parasites dans le règne animal, Baillière, Paris, 1875, p. 15. 256 revue des questions scientifiques lisant, aujourd’hui encore, on est frappé de l’étendue et de la solidité de sa documentation zoologique. L’importance qu’allaient prendre diverses questions, à peine ébauchées lors de son apparition, y est comme pressentie et elles sont notées, malgré l’insignifiance qu’elles avaient alors. »3. La définition du commensalisme donnée reste proche, sur le fond, de la définition de 1875. Caullery va mettre en exergue le commensalisme, par rapport au parasitisme : « Le parasitisme peut être défini [par] la condition de vie normale et nécessaire d’un organisme qui se nourrit aux dépens d’un autre -appelé l’hôte – sans le détruire, comme le fait le prédateur à l’égard de sa proie. À la vérité, il y a toutes les transitions entre les deux régimes. Pour vivre régulièrement de l’hôte, le parasite – sauf cas exceptionnels – vit en contact permanent avec lui, soit sur sa surface extérieure, soit à son intérieur. Le parasitisme se manifeste donc comme une association généralement continue entre deux organismes différents, dont l’un vit aux dépens de l’autre. […] Mais on peut concevoir et il existe en fait, des associations n’ayant pas le même caractère unilatéral : deux espèces vivant régulièrement associées, sans que l’une vive de l’autre. L’une pourra réaliser ainsi des avantages particuliers pour sa protection ou sa nutrition, sans que l’autre en trouve d’équivalents. Ces associations on été groupées sous le nom de commensalisme. »4. Caullery reprend ici, comme dans la définition de Van Beneden, le système avantagedésavantage entre deux espèces différentes. Deux caractères particuliers sont à noter : d’une part concernant l’avantage, dans les deux définitions, il concerne essentiellement la nutrition, et d’autre part, la description physique de la relation (le commensal se trouve à l’intérieur ou à la surface de l’hôte). Ces deux caractères sont déjà présents chez Van Beneden, et illustrent la méthodologie employée pour expliciter la notion de commensalisme. Il s’agit principalement d’une approche descriptive des commensaux retrouvés au sein de diverses espèces (en particulier en zoologie marine pour Van Beneden, mais aussi pour Caullery), espèces trouvées lors des retours de pêche, ou dans les stations marines de l’époque, ainsi que lors des expéditions scientifiques. En parallèle de ce premier point de continuité entre Caullery et Van Beneden, le deuxième point aborde la pluralité des exemples, très précis donnés par Van Beneden dès 1875 puis par Caullery en 1922. Dans sa préface, Caullery évoque à propos de Van Beneden « la solidité de sa documentation 3. 4. M. Caullery, Le parasitisme et la symbiose, 1922, Doin, Paris, p. 11-12. M. Caullery, op. cit.,1922, p. 13-14. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 257 zoologique. » Ce point est essentiel, car il prouve la rigueur intellectuelle avec laquelle Van Beneden va utiliser le concept de commensalisme. Cette rigueur sera soutenue et suivie dans l’approche de Maurice Caullery. Dans l’ouvrage de 1875, uniquement dans le chapitre des commensaux libres, nous estimons à plus de cent trente le nombre d’exemples d’associations données. Il s’agit exclusivement d’associations de zoologie marine. Il s’agit notamment chez les hôtes des Pagures, avec Eupagurus Prideauxii, des Actinies, des Éponges, des Baleines, Baudroie, Annélides, Astéries, Holothuries, Tuniciers. Les commensaux fixes sont représentés en moins grand nombre. Pour chaque association, Van Beneden donne l’hôte, le ou les commensaux, mais aussi la référence (s’il s’agit d’une observation faite lors d’une expédition, ou une publication, comme par exemple les travaux d’Alferd Giard sur les Tuniciers.). Caullery, en 1922, reprend cette rigueur dans l’étude du commensalisme, en donnant des exemples nombreux du commensalisme, en mentionnant l’hôte, le ou les commensaux et les références (bibliographiques). Si les références bibliographiques sont tout à fait postérieures à celles de Van Beneden (à partir des années 1890 jusqu’en 1915 environ), les exemples de Van Beneden restent pertinents. Les commensaux des Pagures sont déjà étudiés chez Van Beneden, Caullery approfondit notamment l’exemple connu de Nereilepas fucata5. Si, en 1922, Caullery illustre, avec la même rigueur que Van Beneden le concept de commensalisme, en 1950, lors de la réédition de son ouvrage, le biologiste ne fera pas de modifications significatives dans la partie sur le commensalisme (trois premiers chapitres). Il ajoute une référence en entomologie: « Ce travail en a d’ailleurs inspiré d’autres du même ordre et, récemment encore, R. Hardouin a étudié même le Peuplement entomologique du Rosier. »6. Toujours dans le premier chapitre sur le commensalisme, Caullery ajoute une observation et un schéma sur les pagures et un commensal Nereilepas fucata : « Ces particularités ont été récemment vérifiées par G. Thorson de façon très élégante et précise. Il a réussi à faire accepter par les deux partenaires de fausses coquilles en verre, où l’on peut suivre exactement tout le comportement de l’Annélide, particulièrement en lumière rouge, qui équivaut à peu près à l’éclairement de l’habitat naturel. »7. Il ajoute un mot sur la notion 5. 6. 7. Voir sur cet exemple significatif des enjeux du concept de commensalisme : B. Poreau, Le commensalisme , un concept controversé : l’exemple de Nereis fucata, Bull. mens. Soc. linn. Lyon, 2011, 80 (5-6) : 56 – 62. M. Caullery, Le parasitisme et la symbiose, 1950, p. 22-23. M. Caullery, op. cit.,1950, p. 29. 258 revue des questions scientifiques d’immunité : « On ne doit pas concevoir le commensalisme comme une entité rigide et bien définie, mais comme un terme général groupant des cas extrêmement divers, où les rapports des espèces associées varient d’un simple voisinage à des associations bien définies, avec édification de réflexes précis. En même temps se sont réalisées des réactions d’immunité réciproque vis-àvis des sécrétions de chaque associé. Beaucoup de ces associations, si elles étaient étudiées à cet égard de façon précise, fourniraient certainement des données intéressantes. »8. En fin du chapitre deux, Caullery ajoute un paragraphe sur la diversité des associations: « Les quelques exemples envisagés dans les pages précédentes laissent supposer une variété considérable des associations, de ce genre. Chacune de celles-ci exigerait, en réalité, une étude particulièrement minutieuse, en même temps que très objective. On peut dire que, dans chaque cas, les rapports des associés ont une physionomie spéciale. »9. Enfin, le dernier ajout sur le commensalisme correspond à un exemple sur les infusoires de Chatton et Lwoff. De façon exhaustive, il y a cinq ajouts dans la partie sur le commensalisme comprenant les trois premiers chapitres. Il n’y a pas de modification sur les définitions, mais Caullery insiste sur la délimitation imprécise de cette notion. Il renforce, par ailleurs, sa volonté de poursuivre des observations objectives, d’acquérir une démarche d’étude rigoureuse, et évoque la notion d’immunité. Les deux premiers points ci-dessus démontrent un caractère de continuité entre Van Beneden et Caullery : Caullery comme « héritier » du concept créé par Van Beneden et la « solide documentation zoologique » des deux scientifiques. Néanmoins, le troisième point suivant, apparaît comme une rupture avec Van Beneden. Si la documentation zoologique est importante, Caullery innove en élargissant à d’autres domaines de la biologie le concept de commensalisme. En effet, des exemples précis de la faune terrestre, en particulier des Fourmis et des Termites, mais aussi Diptères, Pucerons sont mis en avant. Caullery étend le commensalisme à toutes les disciplines de la biologie : zoologie marine, faune terrestre dont les Hyménoptères, ainsi que les plantes myrmécophiles. « La faune terrestre présente peut-être moins d’associations 8. 9. M. Caullery, op. cit.,1950, p. 36. M. Caullery, op. cit.,1950, p. 50. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 259 bien définies équivalentes aux précédentes ; la plupart de celles qu’on pourrait citer rentrent mieux dans la catégorie du parasitisme. Il en est cependant qui sont analogues. On peut citer ainsi les rapports existant entre les Ongulés et certains Oiseaux, qui accompagnent les troupeaux, et qui viennent se poser sur les mammifères et leur enlever les tiques ou les larves d’oestres cuticoles dont ils sont porteurs. C’est ce que font les étourneaux, certaines bergeronnettes (Motacilla flava), les pies dans nos pays, les Crotophagus en Amérique, les Buphagus ou pique-boeufs en Afrique. Ce dernier genre est particulièrement associé aux rhinocéros et aux grandes antilopes. C’est dans la biologie des Insectes sociaux, particulièrement des fourmis et des termites, que l’on trouve le plus de faits se rattachant au commensalisme et avec une variété d’aspect considérable. Leur étude précise n’a été faite que récemment et promet encore beaucoup de résultats des plus intéressants. Wasmann, qui s’y est particulièrement consacré estimait en 1895 à 1246 le nombre des espèces myrmécophiles connues (et à 2000 en 1911), dont 1177 Insectes (parmi lesquels 993 Coléoptères), 60 Arachnides et 9 Crustacés. Il dénombrait en même temps 109 termitophiles dont 87 Coléoptères. »10. S’il s’intéresse aux Fourmis, Caullery va aussi étendre le commensalisme aux plantes myrmécophiles : « Nous examinerons encore une catégorie de faits d’association, qui, sous l’influence du darwinisme, ont tenu une place assez grande dans les spéculations évolutionnistes à une période récente : je veux parler des plantes myrmécophiles. Fritz Müller et plus tard Schimper ont vu en elles le résultat d’une adaptation spéciale, développée par la sélection naturelle. Elles présentent des abris, où se logent des fourmis, comme c’est le cas des Cecropia (Urticacées), ou des renflements charnus percés de cavités internes, comme diverses Rubiacées épiphytes (Myrmecodia, Hydnophyllum), ou des épines creuses très développées et renflées, comme Acacia sphaerocephala. »11. Nous voyons donc, dans ce troisième point, une rupture entre la vision de Van Beneden et celle de Caullery. Certes, Caullery peut s’appuyer sur des travaux dont Van Beneden ne pouvait avoir connaissance : en particulier les études des Fourmis de Wasmann, mais Van Beneden ne mentionnait pas de façon explicite la possibilité d’utiliser le concept de commensalisme à d’autres domaines que la zoologie marine. Si Caullery poursuit les exemples donnés dès 1875 (et même dès 1869) en zoologie marine, il tente de rendre le concept 10. M. Caullery, op. cit., 1922, p. 35-36. 11. M. Caullery, op. cit., 1922, p. 53. 260 revue des questions scientifiques « universel » dans le domaine de la biologie : avec la faune terrestre, les Insectes, les Plantes. Enfin, le quatrième point est le point de rupture le plus important entre les deux scientifiques : il peut être évoqué à travers la forme (style d’écriture et organisation des ouvrages comparés). « Le livre de P. J. Van Beneden est conçu dans un langage et un esprit très anthropomorphique, finaliste et providentiel, et en opposition formelle avec les doctrines évolutionnistes. Aussi aujourd’hui ce livre appartient-il au passé et l’on voudra bien considérer, j’espère, qu’on pouvait, sans crainte de superfétation, se proposer de traiter le même sujet dans le cadre renouvelé de nos idées et de nos connaissances. »12. Cette conclusion de la préface écrite en novembre 1920 est révélatrice de la rupture voulue avec Van Beneden. Dans le chapitre Des associations diverses où Caullery introduit le commensalisme, cette volonté d’inhiber l’approche anthropomorphique est bien marquée : « Le commensalisme comporte l’association régulière entre deux espèces déterminées, se retrouvant d’une façon constante, dans des localités très éloignées les unes des autres. Quand on l’analyse, on constate que ce simple rapprochement entraîne des différenciations très accentuées, en particulier au point de vue psychophysiologique. Le double écueil de l’étude de cet ordre de faits est d’une part d’y apporter des préoccupations trop subjectives aboutissant à un anthropomorphisme illusoire, d’autre part de vouloir trop ramener des faits complexes à de simples réactions physiques élémentaires et purement actuelles. »13. En effaçant du style d’écriture le côté anthropomorphique retrouvé chez Van Beneden (dès la définition du commensalisme, Van Beneden utilise ce style : « Le commensal est celui qui est reçu à la table de son voisin pour partager avec lui le produit de la pêche [...] »), Caullery veut donner un caractère différent à son étude. Il va aussi, pour cela, construire différemment son ouvrage. Nous avons vu que Van Beneden divise en trois parties son ouvrage, dans l’ordre commensalisme, mutualisme et parasitisme. Caullery débute aussi par le commensalisme. Il ne distingue pas en revanche les commensaux libres des commensaux fixes comme le fait Van Beneden. Il va, comme mentionné pré12. M. Caullery, op. cit.,1950, p. 12. 13. M. Caullery, op. cit.,1950, p. 16. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 261 cédemment, étendre le concept à la faune terrestre et aux hyménoptères, ainsi qu’aux plantes. Puis Caullery introduit l’inquilinisme, où l’avantage obtenu par le commensal est un abri, et non uniquement la nourriture. Ensuite, Caullery évoque directement le parasitisme. Dans la deuxième édition de son ouvrage, en 1950, Caullery distingue aussi trois parties dans son ouvrage : le commensalisme, le parasitisme et enfin, la symbiose. Cette distinction, si elle peut paraître minime de prime abord, est fondamentale. En effet, Caullery adopte clairement une approche évolutionniste (néolamarckienne notamment), qui ne se retrouve pas chez Van Beneden. « J’étudie ces associations dans le cadre de l’idée d’Évolution. Si ignorants que nous soyons encore des mécanismes par lesquels l’Évolution s’est accomplie, sa réalité comme fait est difficilement contestable et s’impose de plus en plus, à mesure que progressent nos connaissances. »14. Alors que Van Beneden reste dans une vision fixiste, nous voyons avec Caullery, l’évolution de la pensée zoologique entre la seconde moitié du dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle. Le concept de commensalisme non seulement reste un concept pérenne, mais, avec Caullery, ce concept est élargi à la biologie en général, alors qu’il semblait confiné à la zoologie marine chez Van Beneden. Si le commensalisme est corrélé à la pensée biologique en général, ce que nous voyons en ayant montré les ruptures et continuités entre Van Beneden et Caullery, il est intéressant d’étendre le sujet à une question épistémologique id est savoir si ce concept est aussi un « marqueur » de l’émergence de la zoologie expérimentale. 2) Le commensalisme comme émergence de la zoologie expérimentale ? Le commensalisme est lié à l’idée d’Évolution chez Caullery, ce qui prouve, que ce concept est au coeur des débats entre néolamarckiens et néodarwiniens lors de la première moitié du vingtième siècle. Mais ce débat sur le fond de l’Évolution est nécessairement lié, lui-même, à la conception que se font les scientifiques de cette époque de leur science. 14. M. Caullery, op. cit., 1922,, p. 9. 262 revue des questions scientifiques Ainsi, de Van Beneden à Caullery, peut-on voir apparaître dans la biologie en général, et dans la zoologie en particulier, une approche expérimentale ? Un scientifique, Henri de Lacaze-Duthiers (1821-1901), fondateur des Archives de zoologie expérimentale et générale, engage ce combat de l’utilisation de l’expérimentation dans la zoologie. Il veut utiliser l’exemple de Claude Bernard qu’il cite explicitement dans le premier tome des Archives, publié en 1872. Voici ce qu’expose Claude Bernard en 1865 : « Mais la médecine scientifique ne peut se constituer, ainsi que les autres sciences, que par voie expérimentale, c’est-à-dire par l’application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux faits que l’observation et l’expérimentation nous fournissent. La méthode expérimentale, considérée en elle-même, n’est rien autre qu’un raisonnement à l’aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l’expérience des faits. »15. À l’instar de Claude Bernard, Lacaze-Duthiers note dans le premier tome des Archives : « En cela, la marche de l’esprit humain ne varie pas. C’est toujours la contemplation d’abord, la coordination ensuite. Envisagées ainsi, mais seulement ainsi, les sciences naturelles ont été à leur début purement et exclusivement contemplatives. Sont-elles condamnées à le rester toujours ? Mon désir est de prouver le contraire ; car c’est ma conviction profonde que la Zoologie peut, elle aussi, dans un grand nombre de cas, être expérimentale. »16. Dans le domaine des sciences naturelles, Lacaze-Duthiers veut opérer la même « révolution » que dans les sciences médicales. Pour cela, il va s’appuyer sur des travaux de zoologistes contemporains. Or Van Beneden est l’un des zoologistes connus de Lacaze-Duthiers. Ce dernier le cite explicitement. 15. C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, livre de poche, Paris, 1865, 2008, p 103. 16. H. Lacaze-Duthiers, Direction des études zoologiques, Archives de zoologie expérimentale et générale, tome premier, 1872, p. 4. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 263 « La génération moderne des zoologistes non purement descripteurs et classificateurs a travaillé et travaille dans cette direction. Que de noms ne faudrait-il pas citer, que de beaux travaux ne faudrait-il pas analyser! En commençant par ceux de Baër, qui le premier voulut caractériser les grands groupes du règne animal par le mode d’évolution de leurs germes, n’aurionsnous pas à rappeler les recherches variées et si importantes des Geoffroy-SaintHilaire, Blainville, R. Owen, Milne-Edwards, J. Müller, V. Siebold, Van Beneden, Huxley, Vogt, des deux Agassiz, de Quatrefages, Blanchard, Steentrup, Loven, Kölliker, Gegenbaur, Leuckart, Claparède, Carpenter, Sars, Leydig, Haeckel, et de tant d’autres qui ont dans leurs travaux, avec un esprit, des tendances et des principes fort différents, allié l’Anatomie et l’Embriogénie avec la Zoologie proprement dite ou descriptive. Ce sont là des faits qui s’accomplissent de nos jours et dont on peut se rendre témoin en ouvrant les recueils nombreux qui se publient sur l’histoire des animaux, surtout à l’étranger. Je n’insisterai donc pas sur le caractère actuel de la Zoologie. On le voit, pour les uns, de nos jours, l’histoire des animaux est une science purement descriptive ou de classification, ayant tous ses éléments de l’étude dans sa forme extérieure seule ; pour les autres, une science plus large, qui s’appuie, dans la recherche des rapports, sur la connaissance des faits du domaine de l’anatomie et d’une partie de la physiologie. Les zoologistes qui suivent la première voie sont les continuateurs de Linné. Ceux qui suivent la seconde, quoi qu’ils puissent en dire, marchent à la suite de Cuvier. »17. Lacaze-Duthiers connaissait donc les travaux de Van Beneden. Il les intègre d’une part dans la nouvelle approche expérimentale qu’il souhaite donner à la zoologie et d’autre part, il évalue ces travaux comme héritage de la vision de Cuvier. Nous avons, lors de nos recherches dans les archives de Pierre Joseph Van Beneden, à l’université de Louvain-la-Neuve, retrouvé effectivement un lien entre Van Beneden et Lacaze-Duthiers. Il existe sept volumes intitulés « Mélanges » qui reprennent les articles publiés par Van Beneden de 1835 à 1893. Ces articles peuvent être en partie annotés. De plus, à la fin d’un certain nombre d’articles, il y a une liste de noms. Cette liste représente les correspondants à qui Van Beneden a envoyé l’article en question. Dans un certain nombre, comme dans le dernier mélange (tome VII de1882 à 1893), nous 17. H. Lacaze-Duthiers, Direction des études zoologiques, Archives de zoologie expérimentale et générale, tome premier, 1872, p 16-17. 264 revue des questions scientifiques avons retrouvé la mention « Lacaze-Duthiers, membre de l’Institut, 7 rue de la vieille estrapade, Paris. ». D’un point de vue historique, nous avons un lien concret entre LacazeDuthiers et Van Beneden. D’autre part, nous avons vu que le concept de commensalisme est employé par Giard dans le même tome des archives de zoologie expérimentale et générale où Lacaze-Duthiers prône la zoologie expérimentale (voir la citation de notre introduction). Il est donc clair que les travaux de Van Beneden en général et ses travaux sur le commensalisme en particulier, entre dans le sujet épistémologique de l’émergence de l’expérimentation dans les sciences naturelles. Mais, si l’expérimentation est présente chez Van Beneden, elle est associée à une vision divine : « Plus nous avançons dans la connaissance de la nature, dit Oswald Heer, dans le Monde primitif qu’il vient de publier, plus aussi est profonde notre conviction, que la croyance en un Créateur tout-puissant et en une Sagesse divine, qui a créé le ciel et la terre, selon un plan éternel et préconçu, peut seule résoudre les énigmes de la nature comme celle de la vie humaine. Continuons à élever des statues aux hommes qui ont été utiles à leurs semblables et qui se sont distingués par leur génie ; mais n’oublions pas ce que nous devons à Celui qui a mis des merveilles dans chaque grain de sable, un monde dans chaque goutte d’eau. »18. Cette conception volontairement explicitée par Van Beneden ne constitue-t-elle pas un frein à l’utilisation de l’expérimentation dans la science ? Qu’en est-il quelques décennies plus tard, en particulier chez Caullery ? Caullery n’utilisera absolument pas cette vision divine. Il ne mentionnera à aucun moment dans son ouvrage de 1922, ni dans la réédition de 1950, une possible conception d’un être supérieur. Il n’y a, pour Caullery, que l’idée d’évolution qui compte : « Depuis maintenant près d’un siècle, elle [la Biologie] a été dominée par l’idée d’évolution, qui l’a littéralement catalysée et fait avancer de façon majeure. Et cependant les représentations successives que l’on s’est faite- de l’évolution 18. P.-J. Van Beneden, Les commensaux et les parasites dans le règne animal, Baillière, Paris, 1875, p. 14. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 265 elle-même et de son mécanisme, se sont montrées périodiquement insuffisantes et plus ou moins caduques. En se basant sur elles, on a été conduit à des interprétations des faits qui ont dû être plus ou moins révisées, ou abandonnées. Pour ne donner de cela qu’un exemple, les conceptions embryologiques de la période haeckélienne sont aujourd’hui périmées pour une bonne part. Et cependant on ne saurait douter qu’elles aient été un puissant stimulant, grâce auquel les connaissances embryologiques et la morphogenèse ont fait des progrès décisifs et capitaux. »19. Dans la seconde préface de 1950, Caullery ne renie par pour autant les conceptions précédentes et accepte l’évolution des idées dans les sciences naturelles. Nous l’avons vu précédemment, dans la structure même de l’ouvrage de Caullery, le commensalisme est aussi une preuve de l’Évolution, comme le parasitisme puis la symbiose. Or, en utilisant uniquement une approche expérimentale, comme celle initiée par Van Beneden, Caullery renforce sa thèse de commensalisme, parasitisme et symbiose comme preuve de l’Évolution. L’expérimentation est systématique chez Caullery sur le commensalisme. Concernant les relations entre un poisson du genre Trachichthys (commensal) et une grande Actinie (hôte), Caullery reprend par exemple l’expérimentation de Sluiter : « Cette association satisfait à un double objet : nutrition et protection. En ce qui regarde la nutrition, les auteurs ne donnent pas de renseignements très formels, mais on peut conjecturer que, quand l’actinie engloutit une proie et se referme en même temps sur le poisson, celui-ci en dévore une partie. Quant à la protection, Sluiter l’a mise directement en évidence. Il a pu, en effet, garder plusieurs mois vivants des Trachichthys, dans un aquarium où il avait placé des poissons carnivores et où il y avait en même temps l’actinie. Les Trachichthys ne s’écartent jamais de celle-ci. Au contraire, mis seuls avec les espèces carnivores dans un aquarium, ils étaient régulièrement dévorés au bout de quelques heures. L’actinie est donc réellement, pour le poisson, un abri. Nous avons donc ici un exemple d’association très efficace, comportant une immunité physiologique précise et très probablement un ensemble coordonné des réflexes chez les deux associés. »20. 19. M. Caullery, op. cit., 1950, p. 18 20. M. Caullery, op. cit., 1950, p. 24. 266 revue des questions scientifiques Le commensalisme est donc ici lié à l’émergence d’une zoologie expérimentale, prônée par Lacaze-Duthiers dès 1872, corroborée, dans un premier temps par les travaux de Van Beneden, et tout à fait confirmée par les exemples utilisés par Caullery. En parallèle de l’évolution de la pensée zoologique (fixiste puis néolamarckienne), la zoologie expérimentale devient la règle pour les scientifiques de la première moitié du vingtième siècle. Le commensalisme apparaît donc à la fois comme un marqueur de l’histoire de la biologie mais aussi un marqueur des questions épistémologiques en biologie. En effet, nous avons vu que ce concept était pérenne et qu’il renforçait le développement de la zoologie expérimentale. Conclusion Le commensalisme est effectivement un concept pérenne entre la seconde moitié du dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle. Le concept, utilisé par Van Beneden en particulier en 1875 dans le domaine de la zoologie marine, est développé et élargi par Caullery dès 1922 à la faune terrestre, aux Insectes sociaux ainsi qu’aux plantes myrmécophiles. Le concept de commensalisme est clairement un marqueur de la pensée zoologique en histoire des sciences. Ainsi, d’une approche fixiste, par Van Beneden, le commensalisme reste utilisé dans une approche évolutionniste néolamarckienne par Caullery, et ce, durant toute la première moitié du vingtième siècle. Si ce concept est utile dans le domaine de l’histoire de sciences, nous voyons qu’il permet aussi de répondre à une approche épistémologique. La question de l’émergence de l’expérimentation en zoologie, clairement exprimée par Lacaze-Duthiers en 1872, est présente dans l’étude des associations en général et des relations commensal-hôte en particulier. Déjà, Van Beneden, continuateur de Cuvier, va au-delà de la simple description et classification en zoologie, en mettant en exergue les avantages-désavantages dans les relations entre espèces différentes. le commensalisme de pierre-joseph van beneden à maurice caullery 267 Mais, avec Caullery, la question de l’Évolution est nécessairement liée à une approche expérimentale. Dans la réédition de 1950 de son ouvrage Le parasitisme et la symbiose, le biologiste donne en exemple l’expérimentation faite avec un Pagure et une Annélide pour montrer les limites de la relation de commensalisme21. En fait, les ruptures notées entre Caullery et Van Beneden représentent une continuité dans l’idée de l’utilisation de l’expérimentation dans les sciences naturelles. Cette idée de continuité de l’expérimentation, dont le commensalisme est un exemple prégnant, procède de la vision de Lacaze-Duthiers, à l’instar de la médecine expérimentale de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. 21. B. Poreau, Le commensalisme, un concept controversé : l’exemple de Nereis fucata, Bull. mens. Soc. linn. Lyon, 2011, 80 (5-6) : 56 – 62.