ENQUÊTE QUAND MINOU DEVIENT UN TUEUR EN SÉRIE ncy aturage bert/N .-L. Hu C J.-L. Kle ’est une déclaration de guerre qu’a prononcée, en juillet dernier, Greg Hunt, le ministre australien de l’Environnement : «D’ici 2020, je veux voir 2 millions de chats abattus, 5 nouvelles îles et 10 nou­ velles zones sur le continent trans­ formées en refuges sûrs, débar­ rassés de tout félin.» La cible de ce plan d’éradication massive : les chats errants. Ceux-ci sont pointés du doigt par les autorités australiennes en raison des ­dangers qu’ils feraient peser sur la biodiversité. «­ Petit bilbi, bandicoot du désert, souris sauteuse à grandes oreilles, wallaby à queue cornée… ­L’Australie a perdu 29 espèces de mammifères ces deux derniers siècles, et les chats ont contribué à la plupart de ces extinctions», martèle Gregory Andrews, le Commissaire aux espèces menacées, nommé par le gouvernement pour mener cette campagne d’abattage. Arrivés par bateaux avec les premiers colons anglais au XVIIIe siècle, pour chasser rats et sou­ ris des exploitations agricoles, les chats ont trouvé, dans les vastes étendues du bush, un territoire idéal pour prospérer en toute liberté. Là, ils ont pu chasser une nourriture abondante, parfaite pour eux : des lapins, une autre espèce introduite par l’homme dans la grande île australienne. En l’absence de prédateurs naturels, les rongeurs avaient en effet proliféré dans l’outback, jusqu’à représenter un fléau majeur puisqu’ils détrui­ saient les zones de culture en y creusant leurs ter­ riers. Pour enrayer cette menace, les autorités aus­ traliennes leur inoculèrent un virus, la myxomatose, qui décima, dans les années 1950, 99 % de leur population. Conséquence : les meutes de chats errants se retrouvèrent dès lors sans proie facile à se mettre sous la dent… et se rabattirent sur le gibier local. Aujourd’hui, ils menacent un tiers des espèces sauvages australiennes, principalement des mammifères, comme le chat marsupial du nord et le wombat à nez poilu, mais aussi des oi­ seaux, telle la chouette ninoxe et des reptiles. ­Selon l’Australian Wildlife Conservancy, entre 5 et 18 millions de chats errants vivraient en Aus­ tralie, chaque félin tuant entre 5 et 30 proies par jour, ce qui constituerait un énorme carnage. Si l’Australie est si sensible aux ravages causés par le chat, c’est qu’elle n’a jamais connu sur son sol de tel prédateur (excepté le loup de Tasma­ nie, un carnivore endémique qui s’est éteint en 1936). Une vulnérabilité qu’elle partage avec les milliers d’îles de la planète où l’arrivée du félin a considérablement ébranlé la biodiversité. «En 2011, nous avons analysé l’écosystème de 120 îles, explique Elsa Bonnaud, maître de conférences en écologie à l’université Paris Sud et auteur de nombreuses études sur le sujet. L’impact des chats était significatif sur au moins 175 vertébrés me­ nacés d’extinction, voire déjà éteints (25 reptiles, 123 oiseaux et 27 mammifères). Or beaucoup de ces espèces sont endémiques : si elles dispa­ raissent, elles seront perdues à jamais.» Les départements et régions de la France d’outre-mer n’échappent pas à l’hécatombe. in et M Si mignon le chat ? Carnivore insatiable, se reproduisant vite, il fait des ravages dans les écosystèmes fragiles. Sa domestication n’a pas émoussé l’instinct de ce chasseur hors pair. Et quand il s’agit de jouer avec sa proie, il ne fait pas la différence entre souris, oisillons tombés du nid… et espèces menacées. 108 GEO EXTRA GEO EXTRA 109 ENQUÊTE A la ­Réunion, la prédation du chat menace le pétrel de Barau, espèce en danger d’extinction ; en Polynésie française, où le félin est responsable déjà de plusieurs extinctions, il fait un festin des galli­colombes, dont le nombre ne cesse de dimi­ nuer ; en Guadeloupe, l’iguane des Petites An­ tilles, animal endémique et menacé, est l’un de ses mets favoris… Bref, dès que le félin arrive sur une île, c’est tout un écosystème qui se trouve déstabilisé. Avec, en creux, un péril bien réel : «A terme, cela conduira à une homogénéisation de la nature, et la faune des îles ressemblera à celle des continents», alerte Elsa Bonnaud. Cinq chats furent introduits en 1950 aux îles Kerguelen, ils sont plusieurs milliers aujourd’hui ! Certes, tout le monde a déjà été témoin de cette danse macabre qu’entame notre compagnon do­ mestique avec la souris qui vient de tomber sous ses griffes. Mais difficile d’imaginer que se cache, derrière la boule de poils alanguie sur le canapé, un tueur en série responsable d’autant de crimes animaliers. La Convention relative à la conserva­ tion de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Eu­ rope met pourtant les chats sur la liste des «es­ pèces les plus agressives et nuisibles». Ce que confirme Jean-Christophe Vié, directeur adjoint du Programme mondial des espèces de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature). «Parmi les animaux envahissants et ayant un impact considérable sur les espèces mena­ cées, le chat domestique (Felis catus) fait office d’ennemi public numéro un… devant le rat.» De fait, le chat est un superprédateur d’autant plus redoutable que c’est un opportuniste capable de s’attaquer à un très large éventail d’espèces. Sou­ ris, lézards, sauterelles, libellules, papillons, gre­ nouilles, lapins, marsupiaux… Non seulement le carnivore peut se nourrir de tout, mais son agilité et sa rapidité le place très haut dans la chaîne ali­ mentaire. Et si le chat domestique réfrène volon­ tiers ses instincts de prédation lorsque son maître lui donne à manger régulièrement (les croquettes sont moins fatigantes à attraper qu’une souris), il en va tout autrement lorsqu’il reprend sa liberté. A ces félins retournés à l’état sauvage et qui se nourrissent directement dans le milieu naturel, on a donné deux noms distincts : chats errants, lorsqu’ils n’ont pas de maître défini mais de­ meurent à proximité des humains chez qui ils vont parfois quémander leur pitance. Ou bien chats ha­ rets, lorsqu’ils ne présentent plus aucun signe de domestication. Ce sont ces petits fauves, particu­ lièrement adaptés à la vie sauvage, qui dévastent aujourd’hui la biodiversité des îles et de l’Austra­ lie. Car Felis catus est aussi un super envahisseur. 110 GEO EXTRA «Le félin se reproduit rapidement – deux phases de reproduction par an comprenant trois ou quatre chatons par portée – et se disperse partout car il résiste à tous les environnements, même les plus contraignants (désert, froid), explique Elsa Bon­ naud. Et il n’est pas soumis à la “dépression de consanguinité”, la diminution de reproduction entre individus étroitement apparentés.» Dans les îles Kerguelen, cinq chats ont été intro­ duits en 1950. Aujourd’hui, la population a ­ tteint plusieurs milliers de cousins et cousines !» Diffi­ cile, malgré tout, de connaître précisément le nombre de chats retournés à l’état sauvage. «Les chiffres sont approximatifs, voire totalement in­ ventés. En général, ils sont calculés par rapport à la densité par habitant… une extrapolation guère scientifique !» s’exclame, agacé, Corey Bradshaw, professeur d’écologie à l’université d’Adélaïde, en Australie. De quoi relativiser le chiffre de 8 à 15 millions de chats errants avancés par le mi­ nistère de l’Ecologie australien pour justifier son plan d’éradication. Mais la problématique ne se limite pas aux îles. En Europe continentale et aux Etats-Unis, notam­ ment, nos compagnons moustachus sont aussi régulièrement désignés comme nuisibles pour la faune. Une étude, réalisée en 2012 par le Smith­ sonian Conservation Bio­ logy Institute de Washing­ ton, a ainsi mis le feu aux poudres. Elle désignait les chats errants comme «première cause de mor­ talité pour la faune sau­ vage aux Etats-Unis», affirmant qu’ils tuaient entre 1,4 et 3,7 milliards d’oiseaux et entre 6,9 et 20,7 milliards de petits mammifères par an. Même constat en GrandeBretagne, où, d’après la Mammal Society, les félins errants sont responsables de la mort de 275 mil­ lions d’animaux sauvages chaque année. Un constat d’autant plus inquiétant qu’à la prédation de ces chats ayant repris leur liberté s’ajoute celle de leurs cousins restés domestiques. Ceux-là chassent non pas pour s’alimenter mais par jeu ou par instinct. «Les félins sont devenus les car­ nivores les plus importants dans de nouveaux éco­ systèmes comme les parcs, les jardins, les zones périurbaines», précise Roman Pavisse, doctorant au Muséum national d’histoire naturelle et auteur d’une étude sur le comportement prédateur des chats en France. Dans notre pays, la population de félins domestiques aurait doublé en trente ans, passant de 6 à 13 millions, selon une enquête réa­ lisée en 2014 par l’institut de sondage TNS/Sofres. EN AUSTRALIE, SONT Difficile, néanmoins, de faire la part des choses entre les cris d’alarme des défenseurs de la nature, les chiffres inquiétants mais peu précis et le réel impact sur l’environnement. Les études sur la pré­ dation du chat sont relativement récentes – une cinquantaine d’années tout au plus. Et il s’agit là d’un sujet passionnel, le lien qui nous unit au chat induisant nécessairement un biais affectif. Une étude, actuellement menée au niveau mondial, par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l’université Paris Sud, est sur le point de remettre en question certains dogmes, raconte Franck Courchamp, l’un de ses auteurs. «Il n’y a désormais plus de doute sur l’impact négatif des chats sur la majorité des écosystèmes insulaires, par exemple à Hawaii, en Nouvelle-Zélande ou dans le Pacifique. C’est même très visible. Sur les continents, en revanche, je ne serais pas aussi ca­ tégorique.» En effet, selon le chercheur, les mil­ liards d’oiseaux tués ne nous apprennent rien sur le réel impact environnemental des chats. Si ceuxci mangent 1 milliard de pigeons sur une popula­ tion de 20 milliards, les conséquences de cette chasse ne peuvent être considérées comme nui­ sibles. Si le chat avait un rôle déterminant, on ob­ serverait un déclin de la population d’une espèce, jusqu’à ce que celle-ci soit menacée. Or, «à ce l’éradication totale des chats semble impossible dans les immenses territoires australiens… Néanmoins, des populations de chats harets ont déjà été éliminées avec succès dans 129 îles dans le monde, selon la Database of Island Invasive Spe­ cies Eradications (Base de données sur les éradi­ cations d’espèces envahissantes dans les îles). Voilà pourquoi la Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe mais aussi l’UICN plaident pour que de telles ac­ tions soient menées dans des petites îles à faible densité de population, lorsque certaines espèces indigènes sont aux portes de l’extinction. L’impact de cet animal domestique est moins dommageable en France métropolitaine Mais, pour certains scientifiques, l’utilisation à répétition de cette méthode extrême n’est pas souhaitable car elle pourrait avoir de graves consé­ quences sur la chaîne alimentaire. Sur l’île Mac­ quarie, le dernier chat a été tué en 2001. Les po­ pulations d’oiseaux marins ont immédiatement augmenté. Comme celle des lapins qui, en ron­ geant les plantes de l’île, ont déséquilibré à nou­ veau cet écosystème hautement fragile. Pour préserver la biodiversité de la prédation du chat, encore faudrait-il donc comprendre précisément son rôle dans l’écosystème. C’est justement cette question que cherche à éclaircir Roman Pavisse. Avec le professeur Philippe Cler­ geau et la Société française pour l’étude et la protection des mammifères, le jeune doc­ torant a lancé, en juillet der­ nier, une grande étude parti­ cipative sur l’animal de compagnie préféré des Français. Les propriétaires sont invités à décrire par le menu les comportements de chasse de leur compagnon et à partager leurs observations sur un site Internet dédié. Plus de 2 500 partici­ pants ont mis en ligne 10 000 observations, et des conclusions s’imposent déjà. «S’il a un im­ pact réel dans certains contextes, le chat ne me­ nace directement aucune espèce en France mé­ tropolitaine, explique Roman Pavisse. Il fait en réalité partie d’une mosaïque de pressions, comme la pollution ou l’artificialisation des sols.» Aucune commune mesure avec les dangers que font peser sur la faune locale les chats harets d’Australie. Si rien ne semble pouvoir arrêter le plan d’éradication qui vise ces derniers, nos ma­ tous domestiques français peuvent, eux, conti­ nuer à dormir sur leurs deux oreilles. K LES CHATS ERRANTS UN DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE stade, affirme Franck Courchamp, notre étude ­démontre qu’environ 90 % des espèces consom­ mées par les chats sur les continents ne sont pas mises en danger par cette prédation.» Le même flou entoure les solutions pour lutter contre la prédation des chats. Deux stratégies s’op­ posent actuellement : la méthode dite «TNR» («Trap-Neuter-Return» : capture-stérilisation-re­ mise en liberté) et l’extermination pure et simple (par poison, armes à feu ou euthanasie après cap­ ture), prenant parfois la forme extrême de l’éra­ dication totale, comme c’est le souhait en Aus­ tralie. Les associations de protection animale s’indignent de ce «génocide animalier», suggérant plutôt de stériliser massivement, afin de laisser les populations décliner naturellement. Mais audelà même des questions éthiques, se pose la question de la faisabilité d’un tel programme. Longue, complexe et particulièrement coûteuse, FRÉDÉRIQUE JOSSE GEO EXTRA 111