Maât, fondement de la pensée égyptienne L`offrande de la déesse

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Maât, fondement de la pensée égyptienne
L’offrande de la déesse Maât par Pharaon à une divinité est une scène fréquente sur les murs
des temples ou des tombes de l’époque pharaonique. Quel en est le sens ? Que représente la
déesse Maât ? Quelle est son importance dans la pensée égyptienne ?
Par Juliette Lengrand (historienne)
La mention de Maât apparaît dès les Textes des Pyramides. Il s’agit des plus anciens textes
funéraires égyptiens, inscrits pour la première fois dans les pyramides des Ve et VIe dynasties
de l’Ancien Empire (vers 2350-2200 av. J.-C.). Maât y est considérée comme un bienfait
cosmique : « Le ciel est apaisé, la terre est dans la joie, car ils ont appris que le roi mettrait
Maât à la place d’Isefet ».
De plus, dans les Textes des Sarcophages, autres textes funéraires qui se répandent lors de la
Première Période Intermédiaire et au Moyen Empire (vers 2160-1700 av. J.-C.), Maât est
présentée comme existant déjà lors de la création du monde : « Alors Atoum dit : Celle-quiest-la-vie, Tefnout, est ma fille ; elle sera avec son frère Chou dont le nom est Celui-qui-estla-vie, son nom [à elle] étant Maât…Vie repose avec ma fille Maât…». Selon ce texte, le
démiurge Atoum-Rê, en créant le cosmos, crée en même temps le premier couple de dieux :
Chou et Tefnout-Maât. Avec Chou, Maât préside à la création et à l’organisation du cosmos.
Maât apparaît donc ici comme une énergie cosmogonique.
Maât : une éthique (ou système de valeurs morales)
Cependant, les Égyptiens n’ont donné aucune définition de Maât ou d’Isefet. On peut
approcher le sens de Maât en étudiant les autobiographies inscrites dans les mastabas des
dignitaires de l’Ancien Empire (vers 2700-2200 av. J.-C.). Ceux-ci soulignent fréquemment
leur fidélité à Maât. Par exemple, dans l’autobiographie de Chéchi, on peut lire : « J’ai dit la
Maât, j’ai accompli la Maât, j’ai donné du pain à l’affamé et des vêtements à l’homme nu…je
n’ai jamais rien dit de mauvais, méchant ou malin contre personne…j’ai dit le bien, j’ai répété
le bien…j’ai jugé deux plaideurs de sorte qu’ils fussent satisfaits, j’ai sauvé le misérable de
celui qui était plus puissant que lui… ». Maât consiste ici à dire et à faire le « bien », de sorte
que le fort donne au faible et que la paix sociale soit préservée en évitant le conflit, suite à de
mauvaises paroles ou de mauvais jugements. Maât a donc aussi une signification morale.
Ce n’est qu’après la Première période Intermédiaire (P.P.I. : vers 2200-2000 av. J.-C.) qu’un
discours écrit apparaît à propos de Maât. La P.P.I., période de troubles et de guerres civiles a
montré, en négatif, l’importance de Maât pour que le monde soit habitable. Une « littérature
pessimiste », selon l’appellation des égyptologues, est alors rédigée : il s’agit de textes très
divers, des « enseignements » ou « sagesses », des « plaintes », des œuvres narratives…
Dans le Dialogue d’un homme avec son âme (Moyen Empire, vers 2033-1710 av. J.-C.), une
image apocalyptique du monde est donnée : « On pille, chacun dépouille son prochain…le
criminel est devenu un confident…les frères sont méchants… ». L’homme du Dialogue offre
une explication à cette situation catastrophique : « Il n’y a plus de gens-de-Maât, le pays est
laissé aux faiseurs d’iniquité… ». Effectivement, selon ce texte, on ne dit plus la Maât, il n’y a
plus d’échanges ni d’écoute entre les personnes : « A qui pourrais-je encore parler
aujourd’hui ? Les visages sont cachés, chacun baisse son regard vers le sol, contre ses
frères…on est privé d’amis…celui en compagnie duquel on marchait n’est plus…je suis
accablé de misère par manque d’un ami… ». On n’accomplit plus la Maât, la chaîne de
solidarité entre les hommes est rompue : « On ne se souvient plus d’hier, on n’agit plus pour
qui a agi, aujourd’hui ». On ne pense plus guère selon la Maât : « Les cœurs sont avides…il
n’y a plus d’hommes pacifiques… ». D’autres « plaintes » évoquent les mêmes idées de
désolation et de perte de valeurs selon Maât. Dans les Lamentations d’Ipou-Our (Moyen
Empire), on peut lire : « Vraiment Maât est à travers le pays en son nom, mais c’est Isefet
qu’ils [les hommes] pratiquent par le mensonge… ». Isefet est ici montrée comme le contraire
de Maât : en effet, Isefet, c’est tout ce qui constitue la situation catastrophique de l’Egypte,
expérimentée durant la P.P.I. et décrite dans le Dialogue ou les Lamentations : absence de
pouvoir central et chaos politique, économique, social. Les « plaintes » montrent donc un
monde privé de Maât et le tableau désastreux qui en résulte prouve la nécessité vitale de Maât.
Les « enseignements », comme celui de Ptahhotep (situé entre la fin de l’Ancien Empire et le
début du Moyen Empire), donnent des conseils pour agir dans le sens de Maât. Ils s’adressent
à l’individu pour l’éduquer par l’exemple. Dans l’Enseignement de Ptahhotep, on retrouve les
valeurs morales de Maât : « Abstiens-toi de faire preuve d’avidité, c’est une maladie
douloureuse et incurable…elle rend mauvais les pères et les mères… ». Mais il est conseillé
aussi d’avoir « une attitude en conformité avec [sa] condition ». En outre, il est précisé que le
but de cet « enseignement » est de faire acquérir « le comportement des enfants des hauts
dirigeants » : c’est la classe des nantis qui sert de norme.
A la lecture de ces discours, on peut se poser une question : Maât est-elle une éthique aux
aspirations très élevées ou un système de pensée utilitaire qui amène chacun à respecter
l’ordre social mis en place par les dominants ?
Maât : des représentations symboliques
Maât n’est pas seulement appréhendée sous forme de concept. Dès l’Ancien Empire, elle est
incarnée sous les traits d’une jeune déesse. Son image, gravée sur les murs des temples ou
peinte dans certains tombeaux, la montre coiffée d’une haute plume d’autruche. Elle peut être
assise à même le sol ou sur une corbeille. Elle serre dans les mains le signe ankh, hiéroglyphe
signifiant « vie ». Depuis l’époque amarnienne (vers 1353-1337 av. J.-C.), elle peut être
figurée avec des ailes qui encadrent et protègent le cartouche du défunt, comme dans la tombe
de Nefertari (Nouvel Empire : vers 1550-1069 av. J.-C.). Maât peut aussi être montrée debout
ou assise sur un trône. Elle est également représentée sous forme de statuettes ou d’amulettes.
Sous la figure séduisante d’une femme jeune et belle, c’est la fécondité, la perpétuation de la
vie qu’évoque Maât. Son origine céleste est exprimée par un signe aérien, la haute plume
qu’elle porte sur la tête. En outre, cette plume est un hiéroglyphe qui sert souvent à écrire son
nom et se prononce « maât ». Lorsque le mot « Maât » est écrit à l’aide de plusieurs
hiéroglyphes, il peut aussi comprendre un hiéroglyphe figurant une section de règle ou un
socle : ce socle de Maât est souvent utilisé pour représenter la base du trône royal ou divin,
image de stabilité. Représentations figurées et hiéroglyphes s’entremêlent pour évoquer,
écrire Maât.
Un culte envers la déesse Maât est attesté avec certitude, dès le début du Nouvel Empire :
plusieurs temples de Maât ont existé à Thèbes, la capitale. Maât, énergie cosmique, concept
moral, est donc aussi une divinité majeure du panthéon égyptien.
Maât : une difficile entreprise sacrée
Depuis l’Ancien Empire, la tâche essentielle de Pharaon est de réaliser Maât et de repousser
Isefet. Dans le temple de Louxor, datant d’Amenhotep III (vers 1390-1350 av. J.-C., Nouvel
Empire), d’origine certainement plus ancienne, un texte gravé expose les conceptions
égyptiennes, en ce qui concerne le pouvoir de Pharaon : « Rê a placé le roi sur la terre des
vivants, pour toujours et à jamais, pour juger les hommes et satisfaire les dieux, pour faire
advenir Maât et anéantir Isefet, en donnant des offrandes aux dieux et des offrandes funéraires
aux défunts. ». Selon ce texte, Pharaon, roi et prêtre suprême, est responsable de la réalisation
de Maât sur terre. D’ailleurs, dans ses Lamentations, Ipou-Our n’hésite pas à accuser
Pharaon : « Le Verbe, l’Intuition créatrice et Maât sont avec toi mais c’est le trouble que tu as
répandu à travers le pays…Est-ce ton action qui est responsable de cette situation ? As-tu
menti ?... ».
Selon l’égyptologue Jan Assmann, les hymnes solaires décrivant la traversée diurne et
nocturne de Rê et son combat contre le serpent Apopis, symbole d’Isefet, sont le reflet du
combat de Pharaon sur terre. La course solaire triomphe quotidiennement et reproduit chaque
jour l’instant de la création : image de la puissance du démiurge. Dans plusieurs hymnes
adressés à Rê, on peut relever cette phrase : « Maât te tient embrassé jour et nuit », comme si
le combat victorieux pour l’ordre cosmique était celui du couple Rê-Maât, étroitement enlacé.
De même, Pharaon doit triompher des forces destructrices sur terre pour y maintenir la
création voulue par le démiurge, en réalisant Maât.
A partir du Nouvel Empire surtout, plusieurs pharaons ont intégré le terme « Maât » à leur
titulature, montant par là qu’ils en faisaient un véritable programme politique. Ainsi, de
nombreux pharaons de la XIXe et de la XXe dynastie portent le nom royal d’ « Ouser-MaâtRê » (Puissante est la Maât de Rê). Dès le règne de Thoutmosis III (vers 1479-1425 av. J.-C.,
Nouvel Empire), l’offrande de Maât à une divinité par Pharaon, est l’expression symbolique
de la soumission de Pharaon à la divinité qui a fait de lui son représentant sur terre afin qu’il y
réalise Maât.
Le vizir (second personnage de l’Etat pharaonique), s’occupant principalement de justice, doit
également réaliser Maât. En effet, l’injustice, c’est la violence, la loi du plus fort, c’est Isefet.
Maât est ainsi l’expression de la justice. D’ailleurs le vizir porte le titre de « prêtre de Maât »
depuis l’Ancien Empire. De plus, dès la XXVIe dynastie (vers 664-525 av. J.-C.), l’insigne de
Maât est porté au cou par les grands juges.
Mais tout sujet de Pharaon doit également servir Maât. Depuis la PP.I., l’idée d’un jugement
divin après la mort s’inscrit dans les Textes des Sarcophages puis, dès le Nouvel Empire, dans
le Livre des Morts. Dans ce dernier, figure la scène de la pesée du cœur du défunt : c’est
l’aérienne plume de Maât qui sert de contrepoids sur la balance où le cœur est pesé. Tout
cœur plus lourd que la plume, en fait trop lourd de fautes, se voit fermer les portes de l’audelà. Pratiquer la Maât est donc un gage de vie éternelle.
Dans un monde où la tendance naturelle est l’entropie, la dégradation, le chaos, Maât est un
effort vers le culturel, le non-donné, en vue d’un monde où la vie est possible pour les
hommes et les dieux. Cependant, qu’en est-il dans les faits ? Maât a-telle fait l’objet d’un
respect sans bornes ? Si l’on suit l’égyptologue Pascal Vernus dans son ouvrage Affaires et
scandales sous les Ramsès, on apprend que le pillage des tombes, qui avait lieu déjà à
l’Ancien Empire, s’est amplifié au Nouvel Empire et a fait l’objet de procès. Des hymnes à
Amon de la même époque, donnent à ce dieu le nom de « vizir » et P. Vernus souligne que
cette appellation sous-entend que « le vizir terrestre ne fait pas bien, ou pas du tout, ses
devoirs » puisqu’il faut faire appel à un vizir divin pour obtenir justice. Tous les Egyptiens,
simples mortels, ne suivaient pas nécessairement Maât !
Maât : une idée difficile à cerner pour les « vivants » d’aujourd’hui
Dans l’État pharaonique où politique et religion se mêlent, Maât apparaît comme une idée
complexe : énergie cosmogonique, éthique, divinité, tous ces aspects ayant peut-être un point
commun dans la volonté de maintenir la vie dans l’univers entier, perpétuellement, pour les
hommes et les dieux.
En ce qui concerne le comportement humain, Maât apparaît comme une idée très élevée : en
servant les dieux et Pharaon, en pratiquant les vertus qui permettent la paix sociale (solidarité,
justice, respect de l’autorité…), la prospérité pour le plus grand nombre serait assurée, ainsi
que la vie dans l’au-delà. Mais l’égyptologue Bernard Mathieu met en garde contre une trop
grande idéalisation : « La Maât n’est pas cet ordre cosmique qui servirait de modèle à la
société mais tout au contraire une règle de vie sociale érigée en principe cosmologique par la
volonté du pouvoir politique ». Ainsi, toute menée subversive pouvait être montrée par
Pharaon comme menaçant la marche triomphante de l’univers. Chacun étant alors prié de
rester à sa place et de ne pas déranger le bel ordre cosmique…
Cependant, Maât est porteuse de notions qui s’opposent à la brutalité physique toujours tapie
dans l’être humain : celles de l’écoute et de la parole réfléchie, avant toute action. Dans
l’Enseignement de Ptahhotep, on peut lire : « Quelqu’un qui excelle à écouter est quelqu’un
qui excelle à parler, l’écoute est meilleure que tout ce qui existe ».
Indications bibliographiques :
Assmann (Jan), Maât, l’Égypte pharaonique et l’idée de justice sociale, Paris, Éditions de la
Maison de Vie, 1999.
Menu (Bernadette), Maât, l’ordre juste du monde, Paris, Michalon, 2005.
Vernus (Pascal), Affaires et scandales sous les Ramsès, Paris, Éditions J’ai lu, 2001.
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