1. L`archéologie française et les épaves d`époque moderne

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DE L’ÉTUDE ARCHÉOLOGIQUE APPLIQUEE
L’EXEMPLE DES EPAVES DE LA HOUGUE
AUX SITES D’ÉPOQUE MODERNE:
1. L’archéologie française et les épaves d’époque moderne. Réflexions
Née en 1966 de la volonté novatrice d’archéologues spécialistes de l’histoire de l’Antiquité, l’archéologie sous-marine française a tout naturellement
montré à ses origines une prédilection fortepour les épaves antiques. Ce fut
même jusqu’à la fin des années 70 une mono-passion qui n’a guère laissé de
place à l’étude des épaves plus récentes. Le rapprochement qu’on peut faire
entre les destinées bien différentes réservées à deux passionnants gisements
découverts dans les années 60, l’un du Ier s. av. J.C., l’épave dite de la Madrague de Giens, l’autre du XVIe s., l’épave Chrétienne E, offre une illustration
certes schématique mais significative de cette première phase de la discipline.
Alors que la fouille de l’épave de Giens, menée entre 1968 et 1982 par une
équipe du CNRS et de l’Université d’Aix-en-Provence s’imposait comme l’archétype d’une fouille archéologique sous-marine et étayait dans le monde
entier la réputation de la France dans ce secteur nouveau de la recherche,
l’épave Chrétienne E retombait, après deux brèves opérations de sondage en
1962 et 1963, dans un oubli trentenaire d’où seuls des archéologues bénévoles ont tenté en 1992 de la sortir. On ne s’étonnera donc pas qu’au moment
où les problématiques de recherche attachées aux gisements d’époque moderne se développaient et s’affinaient dans le monde anglo-saxon, la France
soit restée, comme l’Italie, très en retrait de ce secteur de la recherche. Conséquence évidente et grave de ce désintérêt des spécialistes français pour les
épaves modernes, la formation même des jeunes archéologues français aux
problématiques de recherche attachées à ces épaves a le plus généralement
été délaissée. C’est donc le plus souvent sur le terrain et dans l’indifférence
générale de leurs ainés que de jeunes chercheurs, souvent eux-mêmes de formation antiquisante, se sont lentement initiés, au début des années 80, aux
arcanes de la recherche appliquée aux épaves d’époque moderne.
Parallèlement à cette timide évolution de la recherche professionnelle,
on a vu se développer à cette époque l’intérêt des archéologues amateurs
pour les épaves modernes. Souvent venus aux épaves post-antiques par le
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biais de la recherche en archive, ces derniers ont ainsi accompagné et même
souvent précédé la recherche officielle. Si leurs travaux ont quelquefois contribué à des publications majeures, on ne peut en revanche pas dissimuler la
faiblesse, pour ne pas dire l’inanité, des données scientifiques livrées par beaucoup d’autres opérations conduites pendant de nombreuses années sur ces
gisements. Menées par des équipes de faible niveau scientifique qui éprouvaient les plus grandes difficultés à établir un véritable distinguo entre la
justification scientifique d’une fouille archéologique et le simple attrait de la
découverte d’un mobilier, les activités d’une multitude d’associations, dites
d’archéologie sous-marine, se sont ainsi longtemps résumées à un ramassage
plus ou moins ordonné de mobilier archéologique sur des épaves considérées
encore avec indifférence par beaucoup d’archéologues professionnels.
Il reste que ces projets de fouilles ont eu le grand mérite d’alerter les
responsables de l’archéologie française sur l’intérêt scientifique des sites d’époque moderne et la nécessité d’assurer au même titre que les épaves antiques
leur protection et leur mise en valeur. La passion hégémonique des chercheurs français pour les épaves antiques s’est ainsi infléchie peu à peu et de
nombreux projets de recherches ambitieux se sont développés sur les épaves
post-antiques jusqu’alors négligées. La fouille de l’épave Arles 1 (1714), celle
de la Lomellina (1516), puis l’étude du navire de la Compagnie des Indes
hollandaises Mauritius (1609), et enfin celle de l’épave Aber Wrac’h 1 (1ère
moitié du XVe s.) ont ainsi jalonné les années 80 et marqué l’irruption de
l’archéologie française dans des thématiques de recherche jusqu’alors désertées par ses spécialistes.
Au terme de cette évolution, la reconnaissance par la communauté scientifique de l’intérêt de ces opérations a finalement abouti au début des années
90 à un équilibre plus harmonieux de la recherche française entre les épaves
antiques et post-antiques. La meilleure preuve en est que les deux grands
chantiers professionnels qui ont marqué en France les années 90 à 95 ont eu
pour objet, l’un les épaves antiques de la Pointe Lequin, à l’est de Toulon,
l’autre les épaves de cinq vaisseaux de ligne français perdus en 1692 à SaintVaast-La-Hougue, en Normandie. C’est précisément ce dernier exemple que
nous souhaitons évoquer ici pour illustrer l’importance et l’intérêt des recherches menées depuis 15 ans en France sur les épaves post-antiques.
2. Les épaves de la Hougue : de l’Histoire à la fouille
2.1 LE
CONTEXTE HISTORIQUE
Il y a déjà quatre ans que l’Europe se consume dans la guerre dite de la
Ligue d’Augsbourg lorsque, le 29 mai 1692, une flotte française de 44 bâti382
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ments rencontre dans la Manche, à quelques milles de Cherbourg, une armée
navale anglo-hollandaise forte d’une centaine de vaisseaux de ligne. Réunie
sur la côte nord du Cotentin à l’initiative de Louis XIV et du roi d’Angleterre
Jacques II pour y embarquer des troupes d’invasions destinées à chasser de
Londres l’usurpateur protestant Guillaume III d’Orange, la flotte française
de l’Amiral Tourville livra à la flotte coalisée d’Edward Russell, Lord Amiral
de Guillaume III, un combat acharné mais trop inégal pour que la victoire lui
sourit. Au soir du 29 mai, les vaisseaux français furent en conséquence contraints à battre en retraite. Si nombre d’entre eux purent rejoindre les côtes
bretonnes, quinze des plus grands bâtiments de Tourville, repoussés par les
courants de marée, furent en revanche amenés à chercher refuge près du lieu
du combat. C’est ainsi que douze vaisseaux se présentèrent devant SaintVaast La Hougue. Pénalisés par leur très fort tirant d’eau, les cinq plus gros
bâtiments de cette escadre s’échouèrent à proximité immédiate de l’île Tatihou,
qui jouxte le continent (Fig. 1), cependant que les autres, à l’exception d’un
seul qui se perdit sur une barre rocheuse, entraient dans une baie proche dite
du Cul de Loup. Cernés par la flotte anglaise et abandonnés par leurs équipages trop épuisés pour les défendre, tous ces vaisseaux de ligne furent finalement détruits les jours suivants par des incendies allumés par des brûlots
anglais. On déplora ainsi la perte à Tatihou de l’Ambitieux, du Merveilleux,
du Saint-Philippe, du Foudroyant et du Magnifique, cependant que disparaissaient dans la baie du Cul de Loup les deux vaisseaux de 76 canons, le Fier et
le Tonnant, ainsi que le Gaillard (68 canons), le Bourbon (64 canons), le
Saint-Louis et le Fort (60 canons).
La très faible profondeur de la baie conjuguée à l’importance des vaisseaux incendiés expliquent que les années suivantes furent marquées par de
très actives campagnes de récupération directement organisées par l’administration royale. Ce qui pouvait encore être sauvé fut à cette occasion récupéré puis les épaves sombrèrent pour près de trois siècles dans un quasioubli.
2.2 ELABORATION D’UN
PROJET DE FOUILLE
Il fallut en fait attendre 1985 pour qu’un plongeur normand, Christian
Cardin, fasciné par l’histoire de la Hougue recherche et découvre les épaves
des vaisseaux incendiés auprès de l’île Tatihou. Or, c’est à cette même époque que le Conseil Général du département de la Manche décida la réhabilitation de cette île dont il souhaitait faire un pôle touristique et culturel et un
lieu muséographique consacré au monde maritime. Dans le cadre de ce projet global, il proposa donc fin 1989 de financer un premier diagnostic archéologique des épaves proches de l’île. Conduit par Michel L’Hour, un sondage réalisé dès 1990 conclut à l’intérêt archéologique des épaves. Avec l’ap383
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Fig. 1 – Localisation des épaves devant l’île Tatihou.
pui du Conseil Général de la Manche fut donc développé en 1991 un vaste
programme d’étude pluri-annuel qui s’est poursuivi jusqu’en 1995.
Preuve de l’intérêt que les chercheurs accordent désormais aux épaves
d’époque moderne, le chantier de la Hougue, qui avait été initialement envisagé comme un simple diagnostic, a finalement réuni en six campagnes près
de cent trente fouilleurs venus de 15 pays différents et totalisé en six ans plus
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de 30000 heures de travail, dont 5000 heures de travail sous-marin et 2000
heures de restauration. Par l’étendue et la diversité de son recrutement et le
nombre d’heures de travail salariées auquelles il a donné lieu, ce chantier
archéologique est donc devenu au fil des années le plus important sans doute
des chantiers de fouille sous-marins européens de la décennie.
2.3 REPRÉSENTATIVITÉ
DU SITE ET PROBLÉMATIQUE DE L’ÉTUDE
Les archives nous enseignent que les cinq épaves de Tatihou présentent
un faciès homogène puisqu’il s’agit dans tous les cas de vaisseaux de premier
rang, en fait les plus puissants de la flotte française de l’époque (1). Du SaintPhilippe, construit à Toulon en 1664, à l’Ambitieux, lancé à Rochefort en
1691, en passant par le Magnifique, mis en chantier à Toulon en 1683 ou le
Merveilleux et le Foudroyant, armés à Brest en 1691, les épaves de SaintVaast La Hougue constituent ainsi une source matérielle unique, un témoin
fiable et irremplaçable de l’évolution de la construction des vaisseaux en
France au cours du dernier tiers du XVIIème siècle.
LES
EPAVES DE TATIHOU
d’après l’Estat abrégé de la marine du Roy de janvier 1692 (An, Marine, Grobis)
Bâtiment
Port de
tonneaux
Artillerie
Le Saint-Philippe
Le Magnifique
L’Ambitieux
Le Foudroyant
Le Merveilleux
1500Tx
1800 Tx
1529 Tx
1600 Tx
————
84
84
96
82
94
Lieu de
construction
Charpentiers
Mise
Achevé
en chantier
en
Toulon
Gédéon Rodolphe
Toulon
François Chapelle
Rochefort
Honoré Malet
Brest
Blaise Pangalo
Brest
Blaise Pangalo
1661
1683
1691
1690
1691
1665
1685
1692
1691
1692
Matérialisation architecturale du savoir-faire technique de quatre charpentiers différents, dont Gédéon Rodolphe, Honoré Malet ou Blaise Pangalo
qui ont littéralement marqué de leur empreinte la période, les vaisseaux de
Tatihou n’illustrent cependant pas seulement plus d’un quart de siècle de
construction navale dans les trois plus grands arsenaux du royaume, l’un au
Levant, Toulon, les deux autres au Ponant, Rochefort et Brest, mais ils présentent aussi la singularité d’avoir été lançés au cours d’une phase primor-
(1) Inspiré par l’exemple anglais, le classement des vaisseaux de ligne s’est imposé en
France après 1670. Fondé sur la puissance de feu des bâtiments, ce regroupement des navires
en 5 rangs de puissance décroissante est une conséquence directe de l’apparition de la ligne
de file dans le combat naval. Cette pratique imposait en effet de ne conserver dans la ligne de
bataille que des navires suffisamment puissants pour soutenir l’échange.
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Fig. 2 – Planche extraite de l’Album de Colbert. (SHM, Vincennes, SH 141)
diale, une période-clé, de l’évolution de la construction navale en France.
La mainmise de Colbert sur le Ministère de la Marine marque en effet,
après 1660, le début d’une restructuration de la Marine Royale. Celle-ci se
signale notamment par une volonté de rationaliser la construction des vaisseaux et l’approvisionnement des arsenaux. Les efforts de Colbert, poursuivis à sa mort en 1683 par son fils Seignelay, transparaissent en particulier
dans un certain nombre d’ordonnances qui s’efforcent d’harmoniser les dimensions et les caractéristiques des navires et la recommandation faite aux
arsenaux de posséder des modèles de construction leur permettant de produire des bâtiments de qualités nautiques identiques. Ce souci d’aboutir à
une forme de standardisation des constructions se manifeste également dans
la réalisation, vers 1670, d’un recueil de planches très détaillées décrivant la
construction, depuis la pose de la quille jusqu’à la mise sous voile, d’un vaisseau de premier rang (Fig. 2). Dessiné à l’arsenal de Toulon et sans doute
réalisé à l’intention de Colbert dont sa reliure porte le chiffre et les armes
personnelles, cet Album de Colbert, dont on connait trois exemplaires, ne
constitue pas la seule tentative de la période pour susciter une nouvelle codification des constructions, voire élaborer une sorte de cours élémentaire à
l’usage des futurs constructeurs. Dans la lignée des auteurs ibériques de la fin
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du XVIe siècle, comme Fernando de Oliveira ou Diego Garcia de Palacio, et
à l’imitation du charpentier portugais Manoel Fernandes, plusieurs auteurs
de la période, dont l’Ecuier Lieutenant de galère Henri Sbonki de Passebon
ou, en 1685, le charpentier toulonnais François Coulomb, ont également
livré des traités de construction ou des mémoires voués à l’instruction des
contemporains sur la meilleure façon de construire les vaisseaux. Signe de
cette mutation de la construction navale française, la période est d’ailleurs
marquée par l’abandon de l’usage de l’assemblage latéral de la membrure
pour les vaisseaux. Celle-ci est progressivement remplacée par une membrure double dont la pratique se généralisera sur les grands bâtiments du
siècle suivant. Cette évolution structurelle correspond en fait à une profonde
modification de la conception des carènes des vaisseaux, la réalisation d’un
bâtiment par le seul biais de recettes de charpentier et de l’usage de la tablette et du trébuchet laissant bientôt la place à une méthode de conception
graphique des carènes basée sur l’emploi de plans.
Il demeure que la notion même de conception graphique, fut-ce un
plan sommaire, est restée massivement étrangère aux charpentiers du XVIIe
siècle et que seule l’étude des épaves est aujourd’hui à même de renseigner
sur la construction de ces bâtiments ainsi que sur l’étendue et l’évolution des
savoirs techniques des charpentiers du temps. Ce constat est au fondement
même de l’argumention scientifique qui a justifié à l’origine l’ensemble du
projet de fouille sur les épaves de Tatihou. Le programme archéologique
entrepris devant Tatihou a par conséquent été prioritairement axé sur l’observation des caractères architecturaux des épaves et l’étude de leur apport à
la connaissance des méthodes de construction et de conception architecturale des carènes.
2.4 LES
DONNÉES ET LE CADRE DE LA RECHERCHE
Les épaves de Tatihou sont situées par 4 à 8 mètres de fond, sur la
frange sud-est de l’île Tatihou, à moins d’un mille de l’entrée actuelle du port
de Saint-Vaast-la-Hougue. Si ce sont bien cinq grands vaisseaux de ligne qui
ont été détruits à Tatihou en 1692 ce sont en revanche six grands ensembles
d’architecture navale qui ont été en 1990 individualisés (Fig. 3). Deux grandes structures contiguës, au nord-nord/ouest de l’aire archéologique, ne pouvaient en effet être d’emblée considérées comme participant d’un même ensemble et ont donc été désignées comme les gisements A et B. D’ouest en est
les autres épaves ont ensuite été successivement caractérisées par les initiales
C, D, E et F. Au cours des travaux, le premier sondage ayant permis de conclure à la présence d’une seule et même structure perturbée mais homogène
sur l’emplacement des sites A et B, il a été décidé de préserver, en la contractant sous la forme A/B, la désignation antérieure.
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Fig. 3 – Orientation et hypothéses d’identification des vestiges localisés devant l’île Tatihou.
Synthèse d’un environnement technique conjugué à des exigences fonctionnelles autant que regroupement d’objets utilitaires, une épave doit toujours être envisagée en fonction d’une double approche. La première conduit
à envisager le bateau comme un système technique. A ce titre, il convient
d’étudier autant les techniques et méthodes de construction qui ont conduit
à l’élaboration de son enveloppe architecturale que les recettes mises en pratique par le charpentier, son choix des bois de construction et les problèmes
d’approvisionnement en bois d’œuvre qu’il révèle. Révélés par l’étude des
objets du gréement, leur fabrication et leur approvisionnement, les modes de
propulsion du bâtiment, sa navigation et sa manœuvre peuvent également et
doivent être abordés. La seconde approche conduit à appréhender le bateau
comme un espace de vie. La fonctionnalité du bâtiment, l’organisation spatiale de ses aménagements ne doivent ainsi pas être négligées de même qu’il
faut décoder par l’étude ce que nous enseignent des hommes qui vivaient à
bord les traces de culture matérielle qui nous en sont parvenues. Equipements, outillages, objets personnels, habillement et reliefs d’alimentation révèlent en effet plus sûrement que les archives leurs conditions de vie et partant l’organisation sociale régissant les relations du bord.
C’est donc sous ces mutiples aspects que les épaves de la Hougue ont
été étudiées et qu’elles seront ici évoquées.
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3. Analyse structurale des vestiges
Si les cinq gisements ont fait l’objet de sondages dès 1990, l’importance
de l’étude archéologique appliquée à chaque site a varié selon les paramètres
suivants : état de conservation et accessibilité des vestiges et de l’information, valeur informative et complémentarité par rapport aux autres épaves,
potentiel muséographique enfin. De ce fait, le concrétionnement des fonds
de l’épave D et sa similitude structurelle avec le site E ont conduit à exclure
la première de l’étude archéologique cependant que le travail d’observation
mené sur les épaves C et F, essentiellement centré sur la compréhension de
leur structure architecturale, a été réalisé par sondages partiels, et que les
sites A/B et E, qui fournissaient à la fois des ensembles mobiliers importants
et matière à des études architecturales exhaustives ont donné lieu à une fouille
plus extensive.
Pour satisfaire aux besoins de l’étude, les fouilleurs ont été amenés à
réaliser les relevés planimétriques complets ou partiels des quatre épaves,
ainsi qu’un très grand nombre de coupes longitudinales ou transversales sur
l’ensemble des sites (Fig. 4). Bien que paradoxal au regard des conditions de
leur destruction, l’excellent état de conservation des carènes et, partant, la
difficulté, voire l’impossibilité, de réaliser le démontage de certaines structures, a parfois exigé le creusement le long de la quille ou transversalement aux
épaves de véritables tunnels destinés à favoriser les observations sous la quille
ou le bordé. Quelquefois néanmoins, les contraintes techniques se sont avérées telles qu’il a bien fallu renoncer à obtenir certaines informations. C’est
incontestablement l’une des limites de l’étude et les fouilleurs ont été dans
l’obligation de s’en accommoder.
Une attention toute particulière a été réservée à l’observation des marques de charpentiers et sutout aux indications de montage gravées dans le
bois (Fig. 5). De même, on s’est attaché à identifier la prédilection des charpentiers pour telle ou telle essence en fonction des pièces de charpente à
façonner. Les modes de débitage des pièces, leur utilisation, la présence ou
pas d’aubier (Fig. 6) et les traces révélant l’outillage utilisé ont également été
à cette occasion étudiés. Un codex très important d’informations relatives au
travail quotidien des charpentiers a ainsi été édifié tout au long des six campagnes de fouille.
3.1 PRÉSENTATION
SOMMAIRE DES ÉLÉMENTS ARCHITECTURAUX
3.1.1 Epave A/B
L’ensemble A, distingué dans un premier temps de la structure B, est
long de 22,50 m sur près de 8 mètres de large. Orienté au 20, il tangente à
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Fig. 4 – Relevés planimétriques: l’exemple des épaves A/B et E.
son extrémité nord l’ensemble B, qui se présente quant à lui comme une
longue structure de 45 mètres sur 9 de large, orientée au 15. La fouille méthodique du site a révélé que la section A était constituée d’un fond de carène, dont seul un court fragment de la quille a pu être mis en évidence, alors
que B constitue le flanc de cette même carène, brisé en deux mais conservé
depuis la structure axiale jusqu’au premier pont. L’ensemble architectural
conservé est massif et l’échantillonnage des pièces important. L’épave A/B se
singularise par une membrure assemblée latéralement et une utilisation tout
à fait particulière des bois. Sur A, la disparition du vaigrage laisse clairement
apparaitre les varangues et le système d’assemblage latéral des genoux. Il faut
signaler l’absence apparente de fixation entre les différents composants de la
membrure. Le maître-couple est formé d’une varangue complétée de part et
d’autre, en arrière et en avant, par deux paires de genou. Cette organisation
rythme de fait l’ensemble de la construction. Les couples varangue/genoux
sont en effet tous implantés de telle sorte que les varangues “regardent” vers
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Fig. 5 – Marques de charpentiers observées sur l’épave E.
le maître couple cependant que les genoux font face aux extrémités. Les
couples relevés témoignent d’une section moyenne de 25x25 cm et sont séparés par une maille variant de 17 à 25 cm dans les fonds, pour pratiquement
disparaître sur les flancs par suite de l’assemblage latéral des éléments de la
membrure. Les virures du bordé sont épaisses de 9 à 10 cm, pour une largeur
moyenne de 35 à 38 cm. Les vaigres sont de dimensions équivalentes. A
l’intérieur du vaigrage, des porques sont disposées à intervalle régulier. Entre
elles on observe encore les branches verticales des courbes de support du
premier pont. La présence de celui-ci, aujourd’hui détruit, est signalée sur B
par deux dalots en plomb d’évacuation des eaux de pont. Le flanc de carène
est conservé pratiquement sur toute sa longueur comme l’atteste, à l’arrière
et à l’avant des vestiges, la préservation des abouts de virure.
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Fig. 6 – Exemple d’utilisation d’un tronc d’arbre dont l’aubier a été conservé. Allonge M 163,
épave E.
3.1.2 Epave C
Conservé sur 35 mètres de longueur pour une largeur n’excédant pas
huit mètres, l’épave C se présente comme un ensemble homogène orienté au
295. Elle était, au jour de sa découverte, surmontée de plusieurs canons en
fonte de fer, alignés dans la zone centrale. Ces pièces d’artillerie étaient très
certainement embarquées comme lest avart le naufrage. Ce gisement recèle
les vestiges d’un fond de carène préservé depuis l’axe de la quille jusqu’au
bouchain tribord. Conservée sur toute la longueur des vestiges, la quille se
présente comme un massif de bois quadrangulaire de 50 à 55 cm de section.
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Elle dépasse de 31 cm sous la carène et repose sur une fausse quille de 17 cm
d’épaisseur. Les bords de la face supérieure de la quille sont légèrement
chanfreinés. Au prix du creusement d’un profond tunnel tout le long de la
quille puis du démontage du galbord, il a été possible d’étudier l’ensemble du
massif de quille depuis l’étrave jusqu’à la hauteur du massif d’emplanture.
Bien que la découverte, lors du diagnostic de 1990, de deux doublescouples avait semblé indiquer une construction sur membrure double, la poursuite du dégagement des vestiges en 1993 et 1994 a montré que la charpente
avait en réalité été construite selon l’ancien principe d’un assemblage latéral
de la membrure. Les deux varangues contiguës placées en avant de
l’emplanture du grand mât forment en fait le maître-couple alors que le double couple localisé sous l’emplanture constitue un renforcement ponctuel de
la coque en un lieu soumis au poinçonnement du mât. De part et d’autre du
maître-couple, un système de numérotation croissant, gravé sur les faces latérales des varangues, en chiffres arabes vers l’arrière, en chiffres romains
vers l’avant, a pu être mis en évidence. Des traces de fixation temporaire des
varangues sur la quille, ainsi que les indices d’un chevillage latéral varangue/
genou ont également été reconnus. Les vestiges du massif d’emplanture du
grand-mât, le puits à boulets situé en avant de celui-ci et la base, de part et
d’autre de l’emplanture, de trois corps de pompe, de section et d’essence de
bois différentes ont également été révélés par la fouille (Fig. 7).
3.1.3 Epave D
Conservée sur une quarantaine de mètres, l’épave D est constituée d’un
fond de carène dont la quille est encore en place. Il aurait sans doute été
intéressant d’entreprendre une investigation poussée de la structure axiale
de ce bâtiment. D’autant que ses caractères généraux, notamment l’échantillonnage des porques et des couples et l’utilisation d’une membrure double,
témoignent d’une construction très similaire à celle de l’épave E où précisément la quille n’a pas été retrouvée. Malheureusement, l’ensemble des vestiges est très fortement concrétionné car enseveli sous un agglomérat de pierres de lest et de matériaux ferreux. Il a donc fallu renoncer à toute intervention d’envergure sur cette épave.
3.1.4 Epave E
L’épave E est la seule à avoir fait l’objet d’une exploration systématique. 310 m2 de la carène de cette épave ont ainsi été dégagés au cours des
campagnes de fouille 1991 et 1992. La fouille a montré que l’aire étudiée
correspond à un flanc de carène babord, conservé, transversalement, depuis
le talon des varangues jusqu’au premier pont, et sur l’axe longitudinal, sur
plus de 48 mètres de long, depuis l’étrave jusqu’à l’estain. En revanche, aucun
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Fig. 7 – Epave C. Photomosaïque du massif d’emplanture.
élément de la quille ou de la carlingue de l’épave E n’a été conservé. Le
principe de base de la construction fait appel à une membrure double formant couple, principe qui semble morphologiqement très proche du système
qui se généralisera au XVIIIe siècle. Sur toute la longueur du site on peut
globalement restituer 52 membrures doubles, soit 104 couples de section
30x30 cm. Au tiers avant du site, on remarque la présence d’une juxtaposition de trois couples formant maître-couple. A partir de ce triple couple un
rythme régulier de membrures doubles se déploit vers l’étrave et vers l’étambot. On a pu observer l’existence d’un doublage extérieur en résineux cou394
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Fig. 8 – Epave E. Localisation du soufflage.
vrant sur une hauteur de près d’1,25 m la zone des préceintes. Ce doublage,
qui est en fait un soufflage, était destiné à donner plus de volume à la carène
et, ce faisant, à mieux asseoir le bâtiment dans ses lignes (Fig. 8). Douze
doubles porques, de section moyenne 30x30 cm, viennent renforcer intérieurement la carène. Elles sont fixées au vaigrage et à la membrure par des
gournables de chêne et des chevilles métalliques. Le vaigrage est constitué de
bordages massifs dont l’épaisseur moyenne est de 10 cm pour une largeur de
25 à 30 cm. Dans les zones où les découvertes de mobilier ont permis d’identifier les soutes à vivres et une aire de stockage et de travail du bois, on a
observé la présence d’un “lambris” de protection en sapin, de moins de 2 cm
d’épaisseur. Ce lambris est cloué sur le vaigrage. La réalisation d’une planimétrie complète du site ainsi que des observations de détails et des démontages ponctuels de la charpente ont finalement permis de tirer un grand nombre d’enseignements sur le rythme et les séquences d’insertion de la membrure, le profil du pied des varangues, les aménagements intérieurs du fauxpont, les modes de fixation des pièces architecturales entre elles, l’aménagement des préceintes et les caractéristiques du soufflage.
3.1.5 Epave F
Conservée sur 38 mètres de long et 4 à 6 mètres de large, l’épave F est
constituée d’un fond de carène dont la quille est préservée. Haute de 45 à 50
cm pour une largeur équivalente, celle-ci est façonnée dans un tronc d’arbre
grossièrement équarri. Elle est doublée à l’intérieur de la carène par une
carlingue formée de deux demi-carlingues juxtaposées longitudinalement.
Toutes deux constituent ainsi un massif axial de 80 cm de large sur 40 cm
d’épaisseur, qui vient bloquer les varangues. L’analyse des modes de cons395
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truction de cette épave a donné lieu, d’une part au démontage du vaigrage et
de la carlingue dans la zone du maître-couple, d’autre part au creusement
d’une tranchée de près de 30 mètres le long de la quille. Ce dégagement
latéral de la structure axiale depuis la zone centrale du bâtiment jusqu’à son
extrémité avant a permis d’observer le système d’assemblage quille/varangue/carlingue et quille/contre-quille/fourcat. La construction est rythmée au
niveau du maître-couple et du massif d’emplanture par sept membrures doubles dont le double couple placé le plus en avant vers l’étrave a été identifié
comme le maître-couple. De part et d’autre de cette structure centrale, la
charpente fait appel à une membrure allégée, formée de doubles membrures
sans demi-varangue. Une série de clés quadrangulaires massives, insérées dans
la maille sur l’axe de la quille, vient en revanche pallier l’absence des demivarangues. La largeur de la maille entre les membrures observées, la disposition des éléments constitutifs de la membrure et l’existence de sept doublescouples dans la partie centrale de l’épave témoignent en fait d’un principe de
construction sur double membrure. La zone d’emplanture du grand-mât, flanquée sur tribord de deux corps de pompe, a été localisée en arrière du maître-couple.
3.2 IDENTIFICATION
DES ÉPAVES ET PROBLÉMATIQUE INDUITE
L’étude des épaves de Tatihou a révélé des caractéristiques de construction qui montrent tout à la fois l’homogénéité de cet ensemble archéologique
et la grande diversité des spécificités de construction dont chacun de ces
bâtiments matérialise l’existence. Le site s’est ainsi révélé d’emblée d’un intérêt extrême en permettant pour la première fois de caractériser les principes
de construction mis en œuvre dans les chantiers royaux à la fin du XVIIème
siècle. Il reste qu’au-delà de la simple connaissance globale des chantiers d’origine et des dates de construction des bâtiments perdus à la Hougue, il paraissait, dès 1990, souhaitable, sinon indispensable, que soit identifiée avec précision chacune des structures architecturales étudiées. La complémentarité
apparente de certaines épaves réclamait en effet d’être confirmée ou infirmée pour garantir la validité de l’analyse des principes et procédés de construction mis en évidence et imposer ces épaves comme des témoins archéologiques pertinents de l’art de bâtir les vaisseaux dans les arsenaux français à la
fin du XVIIè siècle.
Notre souci initial de mieux personnaliser chacune des épaves de la
Hougue reposait cependant sur un pari à l’évidence difficile. Aucun document d’archive ne permet en effet d’identifier précisément chacune des épaves. L’analyse des vestiges restait en conséquence notre seul recours. A cet
effet la présence d’un soufflage sur la carène de l’épave E avait conduit en
1992 à rapprocher cet indice de la remarque faite par le vice-amiral Philippe
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de Villette-Mursay (2), commandant de l’Ambitieux, sur la nécessité dans
laquelle il s’était trouvé en gagnant la Hougue de s’arrêter à Brest pour y
faire souffler l’Ambitieux. Il nous avait alors semblé logique d’identifier l’épave
E comme celle de l’Ambitieux. Un doute subsistait cependant car, si les documents d’archives consultés permettent de supposer que ni le Saint-Philippe ni
le Magnifique n’ont été soufflés, il était en revanche impossible d’écarter l’hypothèse que l’un au moins des deux bâtiments construits concomittament à
Brest par Blaise Pangalo et sur lesquels on manque d’information ait également bénéficié d’un soufflage. Une confrontation attentive des données architecturales des épaves D, E et F était donc indispensable. De fait, la campagne 1994 a permis de vérifier l’existence de très grandes similitudes entre les
épaves D et E alors même qu’on observait sur l’épave F des traits de construction totalement singuliers et totalement uniques à la Hougue. En conséquence, à moins d’imaginer que Blaise Pangalo n’ait construit dans le même
temps au sein du même arsenal deux vaisseaux aussi différents l’un de l’autre
que le sont E ou D d’une part et F d’autre part, il semble aujourd’hui plus
conforme à la logique d’identifier l’épave F comme celle de l’Ambitieux et les
épaves D et E comme celles du Merveilleux et du Foudroyant.
Les épaves D, E et F ayant été identifiées, il restait à distinguer la personnalité des épaves A/B et C. On a noté au cours de l’étude que les principales distinctions entre ces deux gisements résident dans l’usage massif de
gournables en bois et l’absence relative de cloutage sur l’épave A/B (Fig. 9) et
le recours massif au cloutage dans la construction du bâtiment C ainsi qu’un
mode d’assemblage qu’on caractériserait très schématiquement de hollandais
sur l’épave A/B par opposition au modèle d’assemblage plus français représenté par l’épave C. Or, on doit se rappeler que le Saint-Philippe est l’œuvre
du charpentier hollandais Gédéon Rodolphe alors qu’on doit le Magnifique
au charpentier français François Chapelle. Correlé avec de très nombreuses
autres observations – en particulier le fait que l’épave A/B est celle d’un bâtiment déjà très ancien construit à une période ou l’approvisionnement en bois
était difficile, alors que C est à l’évidence un bâtiment plus récent et que sa
construction n’a pas posé de problèmes d’approvisionnement en bois – ce
constat nous a conduit à identifier A/B comme l’épave du Saint-Philippe, C
comme celle du Magnifique.
Déduite de l’étude, l’individualisation des épaves nous a ainsi offert
une opportunité tout à fait exceptionnelle et sans doute unique de fonder
(2) Cité par le vice-amiral de Villette-Mursay: «J’armai à Rochefort l’Ambitieux, et
comme c’était un vaisseau neuf, qui ne portait point du tout la voile, je me trouvai dans la
nécessité de le faire souffler. J’en avertis M. de Pontchartrain, par un courrier exprès, et
j’entrai à la petite rade de Brest. Je fis le soufflage en trois jours …». Philippe de VilletteMursay 1991: Mes campagnes de mer sous Louis XIV, édition critique par Michel VergerFranceschi, Paris, Tallandier, 1991, p. 217.
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Fig. 9 – Epave A/B. La “forêt” des gournables, après le démontage de certains éléments de
membrure.
une étude comparative cohérente entre les diverses méthodes de conception
et de construction des carènes dans les arsenaux français de la seconde moitié du XVIIème siècle. A ce titre, elles ont d’ailleurs révélé de profondes divergences de conception architecturale, non seulement entre la Méditerranée et
l'Atlantique, mais aussi sur une même façade maritime entre le vaisseau de
Rochefort et ceux de Brest construits la même année (Fig. 10). La fouille a
ainsi permis de constituer une base de données d’une fiabilité sans précédent
sur la construction de ces grands vaisseaux de ligne. Certains aspects de la
construction navale d’époque moderne apparaissent désormais sous un jour
nouveau. L’étude des épaves a révélé en particulier que l’évolution de la construction des vaisseaux s’était faite essentiellement au rythme des tâtonnements et des innovations progressives de chaque maître-charpentier travaillant
isolément dans les grands arsenaux du littoral. Au coeur même de la réorganisation colbertienne, l’évolution constatée est en effet beaucoup plus le fruit
de leur inventivité technique, elle-même largement tributaire de traditions
de construction quasi-familiales, que le résultat d’une application scrupuleuse des directives de l’Etat. On le voit en particulier dans l’étude de la
membrure dont la réalisation, significative d’une évolution des modes de
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Fig. 10 – Schéma d’implantation des maître-couples des épaves A/B, C, E et F.
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conception d’une carène, montre que sa lente transition depuis l’assemblage
latéral vers la membrure double a donné lieu à des conceptions hybrides,
comme en témoignent les innovations d’Honoré Malet sur l’épave F.
4. Les vestiges mobiliers
On sait que les épaves de la Hougue furent dès le lendemain de la bataille et pendant plus de dix ans l’objet de récupérations massives et systématiques, directement orchestrées par le pouvoir royal. On sait en outre qu’après
avoir été négligées par les administrateurs de la Couronne, elles ont continué
à constituer un réservoir providentiel en bois, métaux et matériaux divers
pour les populations riveraines. Conjuguée aux conditions de leur destruction par incendie et par faible fond, cette sur-exploitation des épaves semblait en conséquence contredire en 1990 l’idée que le mobilier à découvrir
sur les épaves puissent encore receler qualitativement ou quantitativement
un quelconque intérêt. Or, l’étude a rapidement prouvé que les prélèvements
officiels ou clandestins réalisés depuis trois siècles sur les épaves n’avaient
pas épuisé le potentiel muséographique et scientifique de cet immense gisement (Fig. 11). La richesse des découvertes a même conduit en 1992 à créer
sur l’île Tatihou un musée afin d’accueillir les collections archéologiques mises au jour au cours des fouilles. En quelque cinq ans d’activité, ce nouveau
Musée Maritime a accueilli près de 300000 visiteurs et permis de sensibiliser
le grand public non seulement à l’histoire maritime européenne du XVIIe
siècle mais aussi au travail des archéologues sous-marins contemporains. Ce
chiffre de fréquentation prouve aussi que l’activité des chercheurs en archéologie sous-marine, trop souvent vécue par les décideurs nationaux comme un
luxe un peu inutile, peut également contribuer à générer une activité économique en suscitant l’apparition de nouveaux pôles culturels. C’est là un fait
qui doit, selon nous, être inlassablement rappelé par les responsables d’opération archéologique car il offre à leur activité une seconde justification, sinon une nouvelle légitimité.
4.1 PRÉSENTATION
SOMMAIRE
4.1.1 Les objets du gréement
La famille d’objets la plus attestée sur les épaves de la Hougue est sans
conteste celle des objets du gréement. Ils constituent près du quart de la
totalité des objets ramenés au jour. Il est vrai que poulies, pommes de racage
et taquets étaient indispensables à la manœuvre de ces gigantesques cathédrales de voile que constituaient les grands vaisseaux de ligne du XVIIe siè400
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Fig. 11 – Grand taquet à corne abandonné près du massif d’emplanture de l’épave C.
cle. Depuis les grandes et complexes poulies de bout de vergue jusqu’aux
caps de mouton les plus modestes, c’est véritablement tout l’univers des ouvrages de poulierie que la fouille du site a révélé (Fig.12). Outre leur intérêt
muséographique évident, tous ces éléments ont fourni l’opportunité à une
étude féconde sur les techniques de façonnage, la sélection des formes ou le
choix des bois qui ont préludé à leur fabrication. On a pu ainsi reconnaître
une prédilection des poulieurs pour l’orme et le frêne, la première essence
s’assurant la prédominance de la construction des caisses de poulie ou des
pommes de racage, le frêne celle du façonnage des réas de poulie. L’analyse
systématique de ces réas a d’ailleurs révélé une réalité encore plus complexe
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Fig. 12 – Exemple de pièces de gréement découvertes sur les épaves.
puisqu’il est apparu que le frêne était supplanté par le noyer et le gaiac pour
la fabrication des réas dont le diamètre était supérieur à 15 cm.
La découverte de nombreux cordages en chanvre de toute taille sur
l’ensemble des épaves a également permis d’esquisser une étude globale des
manœuvres utilisées à bord, depuis les grands cables d’ancre jusqu’aux plus
modestes merlins et lusins (Fig. 13). Leur étude technique a ainsi conduit à
mieux appréhender les nœuds, surliures et estropes en usage au XVIIe siècle.
4.1.2 L’artillerie
Les récupérations systématiques du XVIIe siècle ont naturellement visé
en priorité les pièces d’artillerie des vaisseaux détruits. De leur armement,
qui constituait pourtant la principale, sinon la seule raison d’être de ces bâtiments, les fouilles n’ont donc guère révélé qu’un échantillonnage des objets
utilisés pour le service du canon, tels qu’écouvillon, refouloir, boutefeu ou
coins de mire ainsi que plusieurs éléments d’affûts.
4.1.3 Relations sociales et vie à bord
Entre 500 et 1000 personnes travaillaient, combattaient et s’alimentaient à bord d’un grand vaisseau de ligne. Structuré par un cadre social
fortement hiérarchisé, voué au seul fonctionnement d’une machine de guerre
devenue par nécessité espace de vie (Fig. 14), le séjour de chaque être à bord
était ainsi rythmé par des codes sociaux, explicites ou implicites, dont les
objets d’usage courants symbolisaient sans doute plus que de longs discours
la matérialité. L’étude du mobilier alimentaire révélé par la fouille a ainsi
permis de mieux appréhender la diversité sociale des individus, marins, sol402
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Fig. 13 – Enroulement de cables d’ancre découvert près de l’étrave de l’épave C.
dats et officiers, dont les vaisseaux constituaient le cadre de vie (Fig. 15).
Ecuelles et cuillères en bois des premiers s’opposent ainsi à la vaisselle d’étain,
aux faïences et aux verres à jambe décorée des seconds cependant que les
pipes en terre rudimentaires des marins contrastent tout aussi nettement avec
les objets en os finement travaillés qui participaient du nécessaire de toilette
des officiers de haut rang.
Si on peut aisément imaginer que l’on déambulait pieds nus dans les
ponts et entreponts, la découverte d’une trentaine de chaussures en cuir prouve
que le rang ou la fonction en imposaient parfois le port. Au même titre que la
vaisselle, les chaussures inventoriées reflètent la hiérarchie sociale ou l’emploi de ceux qui en furent les propriétaires. Un modèle de chaussure haute et
fine, à boucle et talon de bois recouvert de cuir s’oppose ainsi à un grand
nombre de chaussures basses fermées. Différenciées par leur type de talon,
en cuir ou en bois, et la présence ou non d’ouvertures latérales, les trois
modèles de chaussures découvertes sur les cinq épaves ont révélé des singularités qui les distinguent des modèles observés dans l’iconographie de l’époque. Elles donnent ainsi à penser que les arsenaux bénéficiaient peut-être
d’approvisionnements particuliers répondant à des commandes spécifiques.
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Fig. 14 – Faïence (n° 287), céramique de saintonge (n° 335) et poids de mesure de 1/4 de lure
(n° 331) et 4 livres (n° 330).
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Fig. 15 – Petit bidon en chêne.
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Dans un registre aussi spécifique que l’alimentation à bord des vaisseaux, on note également une certaine absence de lien entre les constats opérés lors de la fouille et ce que l’examen des documents d’époque laissait
supposer. Prélevés lors du tamisage systématique des remplissages sédimentaires de plusieurs zones archéologiques, les restes fauniques découverts sur
les épaves ont révélé ainsi, parmi les pièces de boucherie, un fort pourcentage d’os craniens ou d’extrémités de membres alors que la grande ordonnance de 1689 recommande un avitaillement de viandes sans pieds ni testes.
Egalement mis au jour lors de ses tamisages, les reliefs de quartiers de bœuf,
de morues étêtées et de fruits secs, stockés en vanneries ou en tonneaux ont
permis de préciser notre connaissance de l’alimentation à bord.
Enfin, intimement liés à la vie quotidienne du bâtiment, dont ils remplissaient les cales, la multiplicité des ouvrages de tonnellerie, dont la fouille
a révélé la diversité des dimensions et des essences, a permis de mieux appréhender les problèmes de stockage liés à l’approvisionnement de plusieurs
centaines d’hommes pendant de nombreuses semaines.
4.2 L’ANALYSE
DES TÉMOIGNAGES MATÉRIELS
Très schématiquement réparti en deux familles principales, les vestiges
organiques et les productions manufacturées, le mobilier découvert au cours
des six campagnes de prospection puis de fouille a permis, par sa diversité,
de compléter ou de préciser les autres sources documentaires disponibles.
Bien que délicate d’acquisition, toute information sur la répartition spatiale
du mobilier dans l’épave a également été précisément enregistrée car, en dépit des bouleversements consécutifs à l’échouage et à l’incendie puis aux récupérations anarchiques, la localisation de certain mobilier a permis de préciser la fonctionnalité de quelque zone des bâtiments. La concentration, par
exemple, des restes alimentaires a permis d’identifier sur l’épave E les vestiges des soutes à vivres, cependant que la mise en parallèle des données archéologiques et de la documentation d’archives a conduit à reconnaître les
soutes à pains dans les espaces où le vaigrage était recouvert par du lambris
ou des nattes. Pareillement, le périmètre de l’atelier du charpentier a pu se
déduire sur les épaves A/B et E du regroupement en un même lieu de pièces
de gréement cassées ou en cours de fabrication, d’outils de charpentier et de
billots de bois à peine équarris.
4.3 CONSERVATION
ET RESTAURATION DES MOBILIERS ARCHÉOLOGIQUES
L’extrême diversité des mobiliers et partant des matériaux – bois, céramique, métal, verre, cuir, fibres végétales ou ivoire – mis au jour imposait
que des mesures particulières de conservation et de restauration soient dès
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l’amorce du projet envisagées. On ne peut plus en effet programmer
aujourd’hui l’étude d’un gisement d’époque moderne sans avoir au préalable
envisagé cet aspect. Plusieurs laboratoires spécialisés ont par conséquent été
dès 1990 impliqués dans le projet scientifique élaboré par les responsables de
la fouille. Le traitement par électrolyse de cinq canons en fonte de fer a ainsi
été confié au laboratoire Arc’Antique de Nantes cependant que le traitement
de certains petits objets métalliques était assuré par le laboratoire IRRAP de
Compiègne. La conservation des matières organiques, notamment tous les
ouvrages de poulierie, a par ailleurs été prise en charge par le laboratoire
ARC-Nucléart de Grenoble et pour certaines pièces par l’association ACS et
le laboratoire Utica de Saint-Denis. Naturellement facilitée et hâtée par la
création du Musée Maritime de Tatihou, cette prise en compte systématique
du mobilier archéologique par des laboratoires de restauration et de conservation a sans doute constitué l’un des points forts du projet élaboré à SaintVaast La Hougue. Deux ans seulement après la clôture de la dernière campagne de fouille sur les épaves, les responsables de l’opération peuvent ainsi se
prévaloir d’avoir assuré le traitement de la totalité des objets pris en inventaire. Sans attendre d’ailleurs leur présentation en collection permanente après
1998 au sein du Musée, les premiers mobiliers traités ont fait dès 1992 puis
à nouveau en 1993, 1994 et 1995 l’objet de plusieurs expositions temporaires. Ces expositions ont contribué à renforcer les liens entre le grand public
et les archéologues et permis ce faisant aux seconds de rendre mieux compte
au premier qui, ne l’oubliont pas, in fine les finance, de l’évolution de leurs
travaux sur les épaves.
5. De l’étude des épaves de la Hougue à l’archéologie des épaves
modernes
Les recherches menées à Tatihou ont révélé des caractéristiques de construction qui montrent tout à la fois l’homogénéité de l’ensemble archéologique étudié et la grande diversité des spécificités de construction dont chacun
de ces bâtiments matérialise l’existence. En autorisant une vision globale des
vestiges puis en garantissant l’individualisation des épaves, la fouille a notamment permis de réaliser une étude comparative cohérente entre les diverses méthodes de conception et de construction des carènes dans les principaux arsenaux français de la seconde moitié du XVIIème siècle. Elle s’est ainsi
révélée d’un extrême intérêt pour notre compréhension de l’évolution de la
construction navale dans ces chantiers royaux. Au delà de cette accumulation
d’informations sur l’art de la charpente navale, les travaux menés pendant
six ans sur ces épaves ont également contribué à édifier une véritable base de
données pour tout ce qui relève de la vie à bord et de l’équipement des vais407
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seaux du XVIIe siècle. L’utilité de celle-ci s’est rapidement vérifiée, notamment lors des travaux menés par des archéologues texans sur l’épave de La
Belle, barque longue perdue en Baie de Matagorda au Texas par l’expédition
française de Cavelier de la Salle en 1687. Enfin, l’un des mérites, et non des
moindres à nos yeux, des fouilles de la Hougue est sans doute d’avoir su,
pendant plus de six ans, réaliser d’une part la fusion indispensable entre des
chercheurs venus d’horizons parfois très éloignés les uns des autres, d’autre
part d’avoir assuré l’initiation puis la formation d’une quinzaine de jeunes
archéologues européens à l’archéologie des épaves modernes. Plus sans doute
que le seul bilan scientifique, qui reste au demeurant à publier, de nos travaux, ce constat nous parait porteur d’avenir.
MICHEL L’HOUR, ELISABETH VEYRAT (*)
(*) Le thème de cette lecture, donnée le 11 décembre 1996 à la Certosa di Pontignano
autant que les démarches analytiques qu’elle révèle ou dont elle s’inspire sont le fruit d’une
recherche conduite depuis plus de 7 ans par une équipe pluridisciplinaire européenne. Depuis 1991, la direction de cette équipe a été conjointement assurée par Michel L’Hour et
Elisabeth Veyrat. A ce titre et bien que la présentation de ce projet n’ait été assurée à Sienne
que par Michel L’Hour, il nous a semblé conforme à la légitimité, sinon à la morale scientifique que le compte-rendu écrit de son cours associe les deux responsables de cette étude
globale.
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