Russell-Wittgenstein, la vérité et la logique

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TAble des matières
Préface . ................................................................................................. 7
Introduction ........................................................................................... 13
Les fonctions de vérité .......................................................................... 19
Les valeurs de vérité ............................................................................. 23
Les fonctions propositionnelles ............................................................ 27
Russell et Wittgenstein : la rencontre .................................................. 35
Russell ............................................................................................... 35
Wittgenstein ...................................................................................... 38
Le projet de Russell .............................................................................. 41
La théorie russellienne de la proposition.............................................. 47
La proposition vraie . .......................................................................... 48
La proposition fausse .......................................................................... 49
Wittgenstein intervient ......................................................................... 51
Que s’est-il passé le 26 mai 1913 au Trinity College ? . ........................ 52
Les deux objections de Wittgenstein ................................................... 55
La première objection ........................................................................ 55
La seconde objection .......................................................................... 58
La guerre, le Tractatus .......................................................................... 63
La guerre . .......................................................................................... 63
Le Tractatus ......................................................................................... 64
108 russell – wittgenstein, la vérité et la logique
A
Le mystère des vérités logiques ........................................................... 67
Les vérités éternelles ........................................................................... 67
Les vérités nécessaires ......................................................................... 68
Les lois de la pensée . .......................................................................... 69
Russell s’interroge . ............................................................................... 71
Les propositions de logique ................................................................ 72
Wittgenstein donne la réponse ............................................................ 79
Les tautologies . .................................................................................. 79
Les tautologies sont « vides de sens » .................................................... 81
Conclusion ............................................................................................. 85
Annexe I ................................................................................................. 89
Les erreurs de l’ancienne logique ........................................................ 89
Les erreurs de l’ancienne métaphysique .............................................. 90
La méconnaissance des relations .......................................................... 90
La méconnaissance des universaux ...................................................... 91
Quel genre de réalité a un universel qui est exprimé par une relation ? ...... 92
La vérité et la croyance . ..................................................................... 93
Le point de vue de Russell ................................................................ 93
Le point de vue de Wittgenstein ......................................................... 95
Comment Russell interprète cette analyse de Wittgenstein ...................... 98
Annexe II ................................................................................................ 101
Rappel sur l’utilisation des tables de vérité dans la logique
propositionnelle ................................................................................. 101
Bibliographie ......................................................................................... 103
INTRODUCTION
Lorsqu’on parle de la vérité on peut avoir en tête deux significations du mot
selon qu’on oppose la vérité au mensonge ou qu’on l’oppose à l’erreur.
Opposée au mensonge, la vérité consiste dans l’accord entre ce que je dis et
ce que je pense : dire la vérité c’est dire ce que je pense. Opposée à l’erreur,
la vérité consiste dans l’accord entre ce que je pense et la réalité. Dans ce cas,
il s’ensuit que ce que je dis doit pouvoir être en accord avec la réalité. Si, par
exemple, je pense qu’il pleut et que ce que je pense est en accord avec la réalité,
à savoir qu’il y a de la pluie qui tombe effectivement, alors, en disant qu’il pleut,
ce que je dis se trouvera en accord avec la réalité.
Nous laisserons de côté le premier sens de la vérité lorsqu’on oppose celle-ci
au mensonge. Considérons le second sens, l’accord avec la réalité, et demandons‑nous en quoi consiste un tel accord. Cette question va nous obliger à pénétrer dans « un domaine immense et infiniment étrange »5, celui de la logique, et
à suivre la controverse entre Russell et Wittgenstein sur la possibilité qu’a notre
discours, par sa nature logique, de se rapporter au réel et d’être un discours vrai.
Qu’est-ce qui nous permet de considérer qu’il y a un accord entre un discours et la réalité ? La réponse semble s’imposer : ce que l’on dit est vrai parce
qu’on l’a vérifié. Si, par exemple, lorsque je dis qu’il pleut ce que je dis est
vrai, c’est parce que j’ai pu le vérifier en allant regarder par la fenêtre le temps
qu’il fait.
Apparemment, il n’y a rien de plus banal et l’on ne voit pas bien où peut
mener ce genre de truisme. Regardons toutefois les choses d’un peu plus près.
Nous venons de dire qu’une proposition vraie est une proposition qui a été
vérifiée. Reconnaissons pourtant qu’il est difficile d’admettre que seules les propositions qui ont été vérifiées sont des propositions vraies, car enfin, lors même
qu’on ne l’aurait pas vérifiée, une proposition vraie est et reste une proposition
vraie. Par exemple, on ne connaît pas la date exacte de la naissance de Socrate.
5. Lettre de Wittgenstein à Russell du 15 décembre 1913.
14 russell – wittgenstein, la vérité et la logique
A
Supposons que l’on puisse vérifier qu’il est né, comme on le pense, en 470 av.
J.-C. Cette vérification ne ferait que confirmer que la proposition « Socrate
est né en 470 av. J.-C. » était une proposition vraie, mais ce n’est pas elle qui
rendrait vraie cette proposition. Il est assez évident qu’une proposition vraie
n’attend pas qu’on vienne la vérifier pour être une proposition vraie.
On pourrait répondre à cela qu’il y a un malentendu et qu’on ne voulait pas
parler de propositions qui sont ou qui ont été vérifiées, mais de propositions
qui sont vérifiables, quand bien même cette vérification serait difficile à faire,
voire, dans certains cas, pratiquement impossible. Il ne s’agirait donc plus de
propositions qui ont été reconnues comme vraies après une vérification, mais
de propositions qu’il faudrait pouvoir soumettre à une vérification permettant de savoir si elles sont vraies ou si elles sont fausses. Si je dis, par exemple,
« Alexandre est mort empoisonné » (comme certains historiens le suspectent) et
que je cherche à vérifier ce que je dis, c’est bien pour savoir si c’est vrai ou si
c’est faux.
Il saute alors aux yeux que la vérification d’une proposition présuppose que
celle-ci est vraie ou fausse. Pour être vérifiable, une proposition doit d’abord
être considérée comme susceptible d’être vraie ou fausse. Pour qu’on puisse
envisager de la vérifier, il faut préalablement reconnaître qu’une proposition
est quelque chose qui est vrai ou faux. La vérification est ce qui permet ou
permettrait de trancher et de décider si c’est vrai ou si c’est faux. En un mot,
avoir affaire à une proposition c’est avoir affaire au vrai et au faux, avant même
de savoir si ce qu’elle dit est vrai ou si ce qu’elle dit est faux.
C’est en ce sens qu’être vraies ou fausses est une propriété logique des propositions. C’est en vertu de cette propriété que celles-ci peuvent être soumises
à des vérifications. Ce n’est pas parce qu’elles sont vérifiées qu’elles sont vraies
ou fausses, mais c’est parce qu’elles sont vraies ou fausses qu’elles sont vérifiables.
Avant de pouvoir dire qu’une proposition est vraie ou de pouvoir dire qu’elle
est fausse, il faut pouvoir dire qu’elle est vraie ou fausse.
Nous venons de faire un premier pas – timide mais décisif – dans le domaine
de la logique. Toutefois, ceux qui voudront y pénétrer plus avant doivent
être avertis que ce domaine n’est plus celui de la logique traditionnelle héritée
d’Aristote et qui sert encore de référence à Kant. Il leur faudra abandonner
cette référence et écarter la conception kantienne de la logique, une conception
que le simple fait de l’apparition d’une logique mathématique moderne rend
périmée et indéfendable.
introduction B 15
Kant, parlant de la logique, déclarait que « depuis Aristote elle n’a été obligée
de faire aucun pas en arrière [et] jusqu’à présent, elle n’a pu faire non plus aucun
pas en avant et, par conséquent, selon toute apparence, elle semble close et
achevée »6. On pourrait croire qu’il ne s’agit là que d’une déclaration imprudente de quelqu’un qui aurait mieux fait de ne pas se fier aux apparences et qui
aura tiré un peu trop hâtivement des conclusions définitives de l’état de stagnation de la logique à son époque. Ce n’est en effet qu’en mai 1830 que Bolzano7
achève d’écrire La Théorie de la science (Wissenschaftslehre) publiée en 1837.
Mais il y a plus grave. Kant estime que son propos est philosophiquement
fondé et que sa philosophie donne les raisons qui justifient qu’on mette un point
final à la logique : « Nous n’avons que faire de nouvelles découvertes en logique
puisque celle-ci ne contient que la simple forme de la pensée. »8 Comment faut-il
entendre cette déclaration péremptoire ?
Kant veut distinguer la vérité objective ou matérielle qui consiste dans l’accord avec la réalité, de la vérité formelle9 que l’on rencontre dans la logique.
Cette distinction repose sur l’idée que la logique concerne « l’usage général
de l’entendement [...] sans avoir égard à la diversité des objets auxquels il peut
s’appliquer »10 car, plus précisément, elle « fait abstraction [...] de tout contenu
de la connaissance, c’est-à-dire de toute relation de celle-ci à l’objet, et elle ne
considère que [...] la forme de la pensée en général »11.
Faut-il alors en conclure que la logique ne nous fait rien connaître puisque
connaître c’est connaître des objets et que, dans la logique générale, il n’y en
a pas ? Kant doit pourtant bien admettre qu’elle est une science, « brève et
aride »12, croit-il nécessaire d’ajouter ! Mais, alors, de quoi est-elle la science ?
Il répond que c’est « la science des lois nécessaires et universelles de la pensée
en général »13, mais que ces lois ne sauraient être les lois d’un objet parce que
nous avons « fait complètement abstraction de tout objet »14.
6. Kant, Critique de la raison pure. Logique transcendantale, préface de la 2e éd. de 1787, Paris, PUF,
1950, p. 16 ; Paris, Flammarion, 2006, p. 7.
7. Bernard Bolzano (1781-1848) est le premier à contester l’idée que la logique formelle est une science
sans contenu qui a fait abstraction de tout objet et qui ne s’occupe que des formes de la pensée.
8. Kant, Logique, introd. II, Paris, Librairie Vrin, 1966, p. 21.
9. Kant, Critique de la raison pure, introd. III, PUF, p. 82 ; Flammarion, p. 149. Logique, introd. VII,
p. 54-56.
10. Kant, Critique de la raison pure. Logique transcendantale, introd. I, PUF, p. 77 ; Flammarion, p. 144.
11. Ibid., introd. II, PUF : p. 79 ; Flammarion : p. 146.
12. Ibid., introd. I, Flammarion, p. 145.
13. Kant, Logique, introd. I, p. 13.
14. Ibid., p. 11.
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A
Dans une telle science, il ne s’agit plus d’une « vérité matérielle » qui consiste
dans « l’accord de la connaissance avec l’objet »15, mais d’une « vérité formelle
qui consiste simplement dans l’accord de la connaissance avec elle-même [...]
ou ce qui est la même chose, avec les lois universelles de l’entendement et de la
raison »16. C’est-à-dire les règles logiques concernant les formes des jugements,
particuliers, universels, etc., et les règles logiques des formes de raisonnements
comme, par exemple, les règles des syllogismes. De façon plus ramassée, on
peut dire que « le principe logique de la vérité est l’accord de l’entendement
avec ses propres lois universelles »17 ou, en d’autres termes, qu’il est l’accord de
l’entendement avec lui-même.
Ainsi, au nom d’une philosophie qui décrète que la logique n’a affaire qu’à
la simple forme de la pensée en tant que telle et nullement à des objets de
connaissance, Kant considère que, dans la logique, la vérité ne concerne pas la
réalité mais seulement la cohérence de la pensée qui s’accorde avec elle-même.
Il faudrait admettre que la logique n’apporte aucune vraie connaissance tirée
d’un « contenu », c’est-à-dire de « l’accord avec un objet ».
S’ensuit cette déclaration qui achève de discréditer la philosophie sur laquelle
elle se fonde : « Depuis l’époque d’Aristote, la logique n’a guère gagné en contenu
et aussi bien sa nature le lui interdit. »18 (C’est nous qui utilisons l’italique.) La
suite des événements ferait plutôt dire que la nature de la philosophie kantienne
interdit à celle-ci de comprendre la nature de la logique.
L’année 1879 voit la création de la logique mathématique moderne avec les
deux systèmes que nous connaissons sous les appellations de calcul des propositions et
de calcul des prédicats. C’est en effet l’année où un professeur de mathématiques de
l’université de Iéna, Gottlob Frege, publie un petit ouvrage au titre intraduisible :
Begriffsschrift, eine der arithmetische nachgebildete Formelsprache des reinen Denkens.
15. Ibid., introd.VII, p. 54.
16. Ibid., p. 56.
Dans Critique de la raison pure. Logique transcendantale, introd. III (PUF, p. 81) : « L’accord d’une
connaissance avec les lois générales et formelles de l’entendement et de la raison. » Et aussi, préface
à la 2e éd. (PUF, p. 16) : « Si la logique a si bien réussi, elle ne doit cet avantage qu’à sa limitation
qui l’autorise et même l’oblige à faire abstraction de tous les objets de la connaissance et de toutes
leurs différences, par suite de quoi l’entendement n’a à s’y occuper absolument que de lui-même
et de sa forme. »
17. Ibid., introd. II, p. 20.
18. Id.
introduction B 17
Le terme Begriffsschrift, qui sert de titre principal, ne saurait être traduit par
l’expression « écriture du concept » (ou « des concepts ») qui ne veut pas dire
grand-chose. Les Anglais l’ont traduit, avec l’accord de Frege, par le terme
ideography qui n’est guère satisfaisant. Si l’on garde concept pour Begriff, il faut
bien comprendre que ce terme désigne ce qu’on appelle un prédicat au sens
moderne de la logique.
Le mot Schrift ne veut pas dire simplement écriture mais plutôt transcription
en formules symboliques, comme d’ailleurs l’indique explicitement le sous-titre :
« Une expression de la pensée pure à l’aide de formules à l’imitation de ce qui
se fait dans l’arithmétique. » Il faudrait donc entendre Begriffsschrift dans le sens
de « transcription des concepts en formules ».
Non seulement Frege invente les deux systèmes logiques, mais il les présente
sous une forme axiomatisée et soutient qu’avec cette axiomatique on dispose
d’un système déductif constituant la syntaxe logique du discours mathématique,
c’est-à-dire la logique mise en œuvre dans les démonstrations mathématiques.
Dès lors, ce que la philosophie de Kant déclarait impossible devient non
seulement réalisable mais répond à une exigence de rigueur qui s’impose aux
mathématiques : on doit fonder les mathématiques sur la logique. Il s’agit là d’un
projet qui représente une rupture totale avec l’idée soutenue par Kant que les
mathématiques ne sauraient se réduire à une pure syntaxe logique, mais qu’elles
sont fondées sur une intuition pure parce qu’il leur faut se donner leurs objets
dans l’intuition pure du temps (arithmétique avec la pure succession des nombres)
et dans celle de l’espace (géométrie avec les pures constructions correspondant
aux définitions des figures). Mais, plus encore, il ne s’agit pas d’un simple projet.
C’est un programme qu’il faut réaliser et dont dépend la rigueur démonstrative
des mathématiques. C’est le programme de ce qu’on a appelé le « logicisme ».
Toutefois, ce programme ne sera pas tout de suite mis en œuvre. Frege se
heurte à l’incompréhension de ses contemporains. Dans le milieu des mathématiciens, il passe pour un original. On ne voit pas bien l’intérêt de son travail.
Et on ne tient pas en grande estime cet obscur professeur qui vient tout juste
d’être nommé extraordinarius dans une université qui n’a pas la réputation d’être
un haut lieu de l’étude des mathématiques – ce n’est qu’en 1896 qu’il aura, et
seulement à titre honoraire, le statut d’ordinarius. En outre, la Begriffsschrift est
d’une lecture difficile ; le symbolisme utilisé pour les formules est inhabituel et
compliqué. Dans ces conditions, l’ouvrage passe inaperçu et reste méconnu.
Il faudra attendre 1893 et la publication du volume I des Lois fondamentales de
l’arithmétique (Grundgesetze der Arithmetik) pour que Frege présente une théorie
18 russell – wittgenstein, la vérité et la logique
A
axiomatisée de l’arithmétique entièrement construite sur la logique. Il y déclare
que « l’arithmétique est une branche de la logique » et le montre effectivement
« en dérivant les lois les plus simples des nombres [entiers] par les seuls moyens
de la logique ». Pourtant, là encore, l’ouvrage ne suscite pas grand intérêt et
est peu lu.
C’est Bertrand Russell qui va attirer l’attention sur l’œuvre de Frege et
sur l’importance de la création de la logique mathématique moderne. En
1903, l’année où paraît le deuxième volume des Grundgesetze, Russell publie
Les Principes de la mathématique (Principles of Mathematics) où, sans connaître le
travail de Frege, il a de son côté inventé les deux systèmes logiques modernes.
C’est vers mai 1902, alors qu’il terminait la rédaction des Principles, qu’il a lu
le volume I des Grundgesetze et s’est rendu compte que Frege l’avait précédé.
In extremis, il ajoute un long appendice aux Principles dans lequel il rend hommage au fondateur de la logique moderne et se déclare en accord avec lui sur
le projet logiciste dans les mathématiques.
Mais Russell a une vision plus large de la logique. À ses yeux, elle n’a pas seulement une importance comme fondement des mathématiques. Elle constitue
également un mode de pensée et d’analyse qui rend compte de la connaissance
que nous pouvons avoir des choses et qui se trouve à la base de notre rapport
à la réalité.
Dès lors, la question de la vérité en logique prend une signification et une
portée philosophiques qui bouleversent les conceptions traditionnelles. Comme
le dit Russell, la création de la logique moderne « a fait accomplir le même
progrès à la philosophie que Galilée à la physique »19.
Cette question de la vérité se trouvera au cœur des débats sur la nature même
de la logique. Elle donnera lieu en 1913 à une confrontation entre Russell et
Wittgenstein sur la possibilité pour la logique d’exprimer des faits. En 1921,
elle donnera même l’occasion à Wittgenstein d’apporter dans le Tractatus logicophilosophicus la réponse à une interrogation de Russell sur la nature des lois logiques.
Pour avoir une idée de ce que furent ces débats et ces interrogations,
il faut évidemment comprendre pourquoi l’élaboration des systèmes logiques
modernes obligeait à poser la question de la vérité. C’est donc par là que nous
allons commencer.
19. Russell, La Méthode scientifique en philosophie, Paris, Payot, (1929) 2002, p. 92.
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