De Méditerranée et d’ailleurs… Mélanges offerts à Jean Guilaine Archives d’Écologie Préhistorique Toulouse 2009 Référence conseillée pour citer cet ouvrage : Collectif, 2009. De Méditerranée et d’ailleurs… Mélanges offerts à Jean Guilaine. Archives d’Écologie Préhistorique, Toulouse, 853 p., 389 fig., 14 tabl. Site internet : http://archeoaep.free.fr Courriel : [email protected] Courrier : Archives d’Écologie Préhistorique 39, allées Jules Guesde F-31000 Toulouse De Méditerranée et d’ailleurs… Mélanges offerts à Jean Guilaine Ouvrage publié avec le concours : du Collège de France du Ministère de la Culture de l’INRAP de la Région Languedoc-Roussillon de TRACES - UMR 5608 de l’EHESS d’Archéologies Archives d’Écologie Préhistorique Toulouse 2009 La place de V. Gordon Childe dans le développement des études mégalithiques Alain GALLAY Résumé L’article propose d’évaluer la place de Gordon Childe dans le développement des études mégalithiques, des origines à nos jours. On distingue dans ce cadre divers paradigmes exprimant des positions épistémologiques dominantes et des programmes plus spécifiquement archéologiques. Les travaux de Gordon Childe se distinguent : a) par la prédominance des explications de « haut rang », b) du paradigme populationniste et c) des programmes tournés vers l’analyse des processus de diffusion et d’acculturation. Les interprétations de Childe ne résisteront pas à la révolution du Carbone 14 et aux programmes initiés par la Nouvelle archéologie, bien que l’on puisse déceler à ce niveau l’influence du savant australien, notamment dans les travaux de Colin Renfrew. Abstract In this article, the author intends to assess the role of V. Gordon Childe in the development of megalithic studies, from the onset until the present. It considers different paradigms (mirroring the main epistemological positions) that induce archeological research. The contribution of Childe is distinguished by the dominance of: a) «higher level» explanations, b) the “populationist” paradigm, c) programs focused on the scrutiny of diffusion and acculturation processes. Childe’s approach has been challenged by the 14 C revolution and by research driven by the ‘new archeology’, although the works of researchers such as Colin Renfrew still bear the impact of the famous Australian scholar. Par la richesse de sa pensée, Vere Gordon Childe (1892-1957) est certainement l’un des préhistoriens qui a le plus marqué le développement des études mégalithiques. Nous nous proposons ici de cerner la place que ce dernier a occupée dans l’approche des monuments mégalithiques de l’Europe. Nous voudrions néanmoins, à cette occasion, proposer un bilan plus large de cette question, sans lequel il ne serait pas possible d’évaluer à sa juste valeur la place occupée par le savant australien. Un précédent travail consacré aux paradigmes qui ont guidé, depuis leur origine, les études préhistoriques (Gallay 2007c) nous servira de cadre et permettra d’évaluer la pertinence des nombreuses théories émises pour « expliquer » ces monuments souvent spectaculaires. Nous distinguerons donc ici des paradigmes externes et des programmes internes. 1. Les paradigmes correspondent à certaines orientations théoriques rencontrées dans les sciences humaines ou dans les sciences de la Nature depuis le XVIIIe siècle. Nous les identifions la plupart du temps en dehors du champ propre de la préhistoire. Ces paradigmes influencent, qu’on le veuille ou non, la réflexion archéologique à travers le temps. 2. La notion de programme (nous avions précédemment utilisé le terme « école », que nous jugeons aujourd’hui moins adéquat) permet de son côté de réunir certains travaux épistémologiquement proches pour mieux les situer dans le développement de la recherche. Les paradigmes, comme les programmes qui en découlent, structurent la pratique archéologique à travers le temps. Dans notre esprit, ils ne consti- De Méditerranée et d’ailleurs… PARADIGMES Sources théoriques Les Antiquaires Le Romantisme allemand Le Transformisme Les Lumières L’Evolutionnisme L’Actualisme Le Structuralisme PROGRAMMES Intégrations pratiques Archéologie descriptive Archéologie des peuples, diffusionnisme Evolutionnisme unilinéaire Archéologie des processus (Néo)évolutionnisme Ethnoarchéologie Archéologie contextuelle Tab. 1 Paradigmes inspirant la rechercher préhistoriques des origines à nos jours. tuent donc pas des étapes historiques sur le chemin d’un développement continu et harmonieux des connaissances, mais plutôt des clés pour comprendre la nature de ces dernières. Les paradigmes retenus agissent de façon récurrente sur le long terme. Ils se retrouvent donc dans des travaux d’époques différentes, parfois chez le même auteur et s’intègrent synchroniquement dans des champs de connaissances qui évoluent, tant sur le plan des technologies employées que sur celui des bases factuelles en constante croissance. Paradigmes et programmes sont ordonnés ici selon leur ordre historique d’apparition dans la problématique des recherches mégalithiques et non selon l’ordre dans lequel les paradigmes sources sont historiquement apparus, comme nous l’avions présenté dans notre précédent travail (fig. 1). Le tableau 1 permet de reconnaître les paradigmes retenus et les programmes qui s’en inspirent. 1 - Les Antiquaires et l’archéologie descriptive 1.1 - Paradigme L’observation directe des documents et de leur organisation interne permet d’accéder à leur compréhension. Aux origines de la démarche naturaliste se développent des cabinets de curiosités qui regroupent à la fois des spécimens naturalistes et des objets préhistoriques ou ethnographiques. Ces collections permettent de dégager l’observation directe des objets des savoirs livresques. Cette dissociation, commencée au XVIe siècle, deviendra effective au XVIIIe siècle. À partir de 1817, Christian Jürgensen Thomsen s’attelle au classement des collections du musée des Antiquités nationales de Copenhague. Les premières publications se situent en 1836, mais il faudra attendre 1848 pour que la traduction de ses travaux en anglais et en allemand répande 270 le système des Trois Ages en Europe (Thomsen 1836, 1848). Ces travaux inaugurent une longue tradition d’archéologie descriptive qui débouche notamment sur de nombreuses sériations chronologiques et/ou géographiques, c’est-à-dire sur ce que l’on peut appeler des travaux d’expertise par rapport à T (le temps) et L (l’espace), d’où les interprétations de « haut rang » (interprétations F) sont quasiment exclues. Ce programme structure majoritairement jusqu’à aujourd’hui une grande partie de la recherche continentale, notamment française ou allemande. Nous retrouvons par exemple cette tendance chez André Leroi Gourhan avec cette volonté affichée de faire parler les documents eux-mêmes, même dans le domaine des interprétations fonctionnelles (Leroi-Gourhan 1971 Gallay 2003). 1.2 - Les premières observations Les premières fouilles de monuments mégalithiques remontent à la fin du XVIIe siècle et se développent timidement au XVIIIe siècle. Les noms suivants sont le plus souvent cités. En France, Robert Le Prévôt de Cocherel exhume en 1685, dans l’Eure, une série de squelettes dans une tombe mégalithique et publie scrupuleusement sa découverte (Masset 1997, p. 5-8). D’autres explorations suivront, au Danemark en 1744 par le kronprinz Frederik, dans le nord de l’Irlande en 1804 par le Révérend Allot, en Suède en 1805 par Lindgren (premier plan publié figurant les ossements des inhumés). Ces premières explorations s’accompagnent des premiers « recueils d’antiquités » dont, en 1752, celui du Comte de Caylus. En Bretagne, C. Mahé établit en 1825 pour la première fois une claire distinction entre les divers monuments connus, mais il faudra attendre 1860 pour que la nouvelle Société polymatique du Morbihan développe un vrai programme de recherche. La qualité des fouilles laisse néanmoins à désirer. Les préoccupations chronologiques des fouilleurs de cette époque les incitent, en effet, à accorder plus d’importance aux mobiliers funéraires qu’à l’organisation de l’espace ou aux restes humains. Ces derniers ne se soucient qu’exceptionnellement de publier le plan des sites fouillés. Quant aux vestiges osseux, négligés et encombrants, ils disparaissent le plus souvent sans faire l’objet d’observations (Masset 1997, p. 11). De Méditerranée et d’ailleurs… 1 Paradigmes et programmes de recherches présents dans les études consacrées aux constructions mégalithiques européennes des origines à nos jours. Plusieurs programmes successifs peuvent s’inspirer d’un même paradigme. Alors que les programmes descriptifs génèrent un processus cumulatif de connaissances des origines à nos jours, les programmes interprétatifs restent plus instables. X : programmes aujourd’hui rejetés ou en cours de rejet par la communauté scientifique. 1.3 - La place du mégalithisme dans le système des Trois Ages et l’affinement des références culturelles Jans-Jacob Worsaae, l’inspecteur des monuments historiques du Danemark, excellent fouilleur et adepte de la chronologie des Trois Ages, fut le premier à oser soutenir que les monuments mégalithiques n’étaient ni celtiques ni germaniques, mais antérieurs à l’histoire (Masset 1997, p. 11-12). En 1852, il se rend en Bretagne et vient proposer, à Carnac et dans le golfe du Morbihan, ce système chronologique distinguant âges de la Pierre, du Bronze et du Fer. Diffusée par Prosper Mérimée dans un article rarement cité de 1853, cette chronologie va mettre dix ans à s’imposer (Masset, Soulier dir. 1995, p. 24). 1867 est traditionnellement considérée comme une année charnière des études sur les monuments mégalithiques. Le deuxième Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique, réuni à Paris, choisit en effet de consommer la déchéance de l’expression « monuments celtiques » et adopte définitivement celle, plus neutre, de « monuments mégalithiques » (Coye 1997, p. 186). Dès lors, de très nombreuses recherches vont s’attacher à préciser la position chronologique des architectures mégalithiques européennes. Ces recherches vont naturellement bénéficier de l’affinement toujours plus grand des cadres chronoculturels du Néolithique de l’Europe essentiellement fondés sur l’identification des traditions céramiques, selon une histoire que nous ne saurions développer ici (cf. Gallay 1977). De leur côté, les données sur l’architecture des monuments vont se multiplier, avec, ces dernières années notamment, un intérêt nouveau pour les superstructures architecturales périphériques des tombes, souvent épargnées par les premières fouilles (Cassen et al. 2000 ; Le Roux et Gaumé 2006 par exemple). On poursuit, en parallèle, systématiquement, l’élaboration de corpus régionaux dont l’inventaire des mégalithes de la péninsule Ibérique, réalisé par les Leisner (1943, 1956-59, 1965), constitue un exemple particulièrement abouti. Le cadre chronologique absolu va naturellement bénéficier des deux révolutions successives que constituent d’une part les datations au Carbone 271 De Méditerranée et d’ailleurs… 14 à partir de 1949, puis, dès 1966, des possibilités de calibration de ces résultats offertes par la dendrochronologie (Renfrew 1973a ; Renfrew et Braudel 1983). Des origines à nos jours, les inventaires régionaux de monuments, l’analyse architecturale de ces derniers et l’identification de leur contexte chrono-culturel constituent la plus grande partie de la production scientifique touchant aux mégalithes, qu’ils soient européens ou extraeuropéens. Nous observons en ce domaine une véritable cumulativité des résultats. L’ouvrage de synthèse de Roger Joussaume, Des dolmens et des morts, paru en 1985, est, à nos yeux, caractéristique de ce paradigme descriptif. Cet ouvrage est en effet essentiellement un excellent panorama des différentes architectures mégalithiques dans le monde. Cette perspective très compilatoire est d’autant plus étonnante chez un auteur connu pour son ouverture à l’ethnoarchéologie, repérable dans ses travaux à Madagascar, en Somalie et en Ethiopie (par exemple Joussaume 2007). Citons encore dans cette perspective les quelques ouvrages de synthèses récents de Le Roux (1992), Masset (1993), Briard (1995), ainsi que les séminaires du Collège de France de Guilaine (1998a et b, 1999), des travaux qui s’inscrivent parfaitement dans cette tradition descriptive et compilatoire 1.4 - Le contexte taphonomique Les ossements humains sont les vestiges le plus souvent ignorés des fouilles les plus anciennes. La fouille et la publication de l’hypogée S.O.M. des Mournouards (Le Mesnil-sur-Oger, Marne), réalisées par André Leroi-Gourhan et son équipe en 1960 et 1962, va constituer une véritable révolution au sein du paradigme descriptif (LeroiGourhan et al. 1962). Les ossements humains des sépultures vont se situer désormais au centre des préoccupations des préhistoriens. Un nouveau thème de recherche naît en archéologie, la taphonomie et l’analyse des pratiques funéraires. On peut sans doute citer quelques précurseurs. En 1955-56, S. Piggott fouille le West Kenneth Long Barrow et publie un plan de la chambre funéraire où l’on peut voir la disposition des corps (Piggot 1962). En 1958, les allemands E. Feustel et H. Ulrich (1965), interviennent sur la sépulture de Nordhausen et en 1959 sur celle de Niederbösa (Thuringe, Allemagne), mais leur étude est surtout orientée vers la paléodémographie et la recherche de liens génétiques, et ne tire pas 272 tout le parti possible des données taphonomiques (Chambon 2003, p. 12-15). En 1962, Olivier Bocksberger débute les fouilles du Petit-Chasseur à Sion en Valais (Suisse). Bien qu’isolé scientifiquement, il commence une fouille dans laquelle les préoccupations d’ordre taphonomique dominent. Nous reprenons le flambeau en 1971. La confrontation de la première publication consacrée à ce site (Bocksberger 1976) à celle que, dans la foulée des travaux de Leroi-Gourhan, nous avons consacrée au dolmen MXI (Gallay et Chaix 1984 ; Gallay 1987, 1990a, 2004) montre le chemin parcouru. Quatre ans plus tard, en 1966, Claude Masset et les frères Claude et Daniel Mordant fouillent à Marolles-sur-Seine (Seine-et-Marne) une sépulture d’un genre inédit : une tombe en bois (Masset et al. 1967). À partir de 1968, une nouvelle fouille va encore bouleverser les idées sur les sépultures collectives. Jean Leclerc et Claude Masset fouillent à la Chaussée Tirancourt (Somme) (Masset et al. 1967). En 1973 Henri Duday commence des fouilles à l’aven de la Boucle à Corconne (Aude). Ce programme est dominé par les noms de Henri Duday, à qui l’on doit une vision particulièrement acérée des processus taphonomiques, de Claude Masset qui a renouvelé les méthodes de la paléodémographie et de Jean Leclerc (Duday 2007 ; Masset et Sellier 1990). À mi-parcours, le colloque de Montpellier de 1982 permet de saisir les conditions de développement de ce programme (Duday et Masset 1987). La thèse de Philippe Chambon (2003) en donne la vue actuelle la plus complète pour les sépultures collectives françaises et permet également d’évaluer les limites de ce type d’approche. La vision taphonomique a contribué à enrichir considérablement notre perception des pratiques funéraires en limitant désormais le massacre inadmissible d’une documentation archéologique qui n’est pas infinie. Elle a abouti néanmoins à une impasse documentaire en produisant une documentation surabondante pour laquelle les conditions pratiques d’une analyse en laboratoire sont très rarement réunies. Dans cette optique, il est intéressant de revenir aux publications signalées par Philippe Chambon en les regroupant par tranches de cinq ans. Pour la France, nous disposons successivement (sur 6000 sépultures mentionnées) d’une étude pour 1961-65, deux pour 1966-70, dix pour 1971-85, deux pour 1986-90, quatre pour 199195, une pour 1996-00 et aucune pour 2001-05. De Méditerranée et d’ailleurs… 2 Concepts interprétatifs utilisés dans l’explication des changements culturels et techniques. Les concepts des programmes liés au paradigme populationniste s’opposent globalement aux programmes évolutionnistes des paradigmes processuels et néo-évolutionnistes. On peut donc s’interroger sur les conditions pratiques de réalisation de ce programme. Comment expliquer dans ce cadre ce pic de publications centré sur la période 1971-85, puis ce qui semble être une régression inexorable ? Effet de mode, prise de conscience des limites du programme, rendement insuffisant de ces études au plan politicoscientifique en termes de carrières académiques, impact d’une régression des moyens affectés à la recherche ? Pour nous, le point essentiel se situe au niveau des limites d’une archéologie descriptive pratiquement coupée des références de l’anthropologie culturelle (par ailleurs fort peu nombreuses). Comme le souligne judicieusement Chambon (2003, p. 342) : « La majorité des gestes que nous reconstituons ne correspond sans doute pas à des rites : ainsi il n’existe sans doute aucun rituel de la « poignée de côte » ou même du faisceau d’os longs. » 2 - Le romantisme allemand et l’archéologie des peuples 2.1 - Paradigme Les développements historiques des peuples sont spécifiques et irréductibles Après la Révolution française et avec la naissance des nationalismes, les nations ne peuvent plus fonder leur identité sur la seule légitimité des dy- nasties régnantes. Les peuples, ces nouvelles entités sur la scène de l’histoire, sont amenés à affirmer leur spécificité par la définition d’une langue, de traditions particulières et d’un passé commun. Le romantisme allemand s’oppose à l’idéologie des Lumières, au positivisme, aux vues évolutionnistes et à l’internationalisme des sociologies occidentales. Le développement d’une historiographie politique met en évidences les spécificités irréductibles des peuples. L’archéologie des peuples aura un bel avenir avec des archéologues comme Gordon Childe (1939), Marija Gimbutas (1979) ou Colin Renfrew (Renfrew et Miech-Chatenay 1990). Une étude récente réalisée à propos de l’origine de la métallurgie du fer en Afrique montre que cette tension entre archéologie des peuples et diffusionnisme d’une part, évolutionnisme s. lato d’autre part se rencontre toujours lorsqu’il s’agit d’expliquer un changement culturel (Gallay 2001 et fig. 2). Nous avons ainsi proposé d’articuler logiquement les interprétations retenues, ou rejetées, par les divers auteurs qui ont abordé le changement culturel en les situant par rapport aux deux pôles représentés d’une part par l’archéologie évolutionniste ou processuelle, d’autre part par l’archéologie des peuples. La première insiste sur la dynamique interne des sociétés, l’organisation systé- 273 De Méditerranée et d’ailleurs… mique des différents secteurs de la culture et recherche la, ou les «variable(s) indépendante(s)» responsable(s) des changements diachroniques. La seconde retient plus ou moins explicitement l’équivalence entre cultures et populations et propose une lecture politique et historique du changement culturel. La figure 2 permet de saisir l’ambiguïté de certaines interprétations, où l’on oppose volontiers évolutionnisme et diffusionnisme. Le terme diffusionnisme présente en effet, selon les auteurs, deux acceptions distinctes car il est employé soit au sens large comme le propose par exemple Childe (prédominance des apports extérieurs, y compris au niveau de nouvelles populations), soit au sens restreint (diffusion de caractéristiques culturelles par voie d’échanges ou d’emprunts, sans déplacements de populations). L’archéologie des peuples influence jusqu’à nos jours le concept de culture qui oscille désormais, sans que les auteurs en aient toujours bien conscience, entre les références naturalistes (le faciès géologique) et historiques (l’ethnie). 2.2 - Le peuple des dolmens Attribuer les monuments mégalithiques à une population particulière est un réflexe que l’on rencontre dès la première prise de conscience de l’originalité du phénomène. En Europe du Nord protestante, on a très tôt l’intuition de monuments construits par des ancêtres barbares. Olaus Magnus, archevêque d’Upsala en Suède, y voit en 1555 des tombeaux Goths et Suèves (Masset et Soulier 1995, p. 20). Au début du XVIIIe siècle en France, les monuments sont, à la suite des antiquaires anglais, spontanément assimilés aux Celtes. Quelques voix discordantes se manifestent néanmoins. En 1764, le comte Anne de Caylus attribue les dolmens de Bretagne à un peuple non gaulois arrivé par mer (Coye 1997, p. 182). En 1814, Maudet de Penhouët penche de son côté pour les Phéniciens (Bailloud et al. 1995, p. 17-18). Suite à la reconnaissance du caractère préhistorique du phénomène, les théories populationnelles vont désormais dominer la scène scientifique. Dès 1863, Bertrand, qui, à la suite de Worsaae, insiste sur l’ancienneté des dolmens scandinaves, développe l’idée d’un peuple des dolmens originaire du nord de l’Europe qui se propage par mer en direction du sud jusqu’en Afrique du Nord, peuple assimilé à une race rebelle à toute transformation 274 et à toute absorption par les races supérieures, qui s’éteindra en Afrique, étouffée par la civilisation (Kaeser 2004b, p. 379). En posant pareil scénario, Bertrand est parfaitement conscient de s’écarter des programmes issus du transformisme. L’archéologie ne doit en effet pas chercher à dégager des « couches parallèles et régulières de civilisations (…), illusion née dans l’esprit de certains géologues, portant dans l’étude d’une autre science que la leur (…) les procédés et les méthodes de leur science favorite où la régularité des phénomènes est indiscutable » ; mais elle doit s’attacher à reconstituer des processus événementiels à travers une approche « sociale et historique » (Bertrand 1884, p. 109). Peu de temps après, l’archéologue suisse Arthur de Bonstetten publie un Essai sur les dolmens (18641865), très proche dans son argumentation comme dans ses conclusions. Pour les deux archéologues, l’étude se fonde sur la répartition des monuments interprétée en termes dynamiques grâce à la prise en compte de l’évolution architecturale (Coye 1997, p. 185-186). Selon le préhistorien suisse, ces monuments témoignent à la fois d’une complexité d’invention et d’exécution qui ne peuvent se produire simultanément chez des peuples étrangers l’un à l’autre. Ils forment donc une chaîne presque continue depuis la Baltique jusqu’aux frontières de l’ancienne Cyrénaïque, jalonnant le « gigantesque pèlerinage de toute une nation » qui ne fut que le prélude des Celtes, des Goths, des Huns et des Vandales. Dans ce cadre la position d’Edouard Desor (1866) est intéressante à analyser en ce qu’elle témoigne chez le savant suisse des tensions opposant les programmes populationniste et transformiste, phénomène bien mis en évidence par Coye (1997, p. 189-193), puis par Kaeser (2004b, p. 381-383). Adepte du progrès de la civilisation à travers son expérience de l’archéologie lacustre, Desor ne pouvait admettre la thèse de Bertrand aux connotations dégénératives : en se diffusant la culture se dégrade. Il n’en était pas moins persuadé que les Kabyles d’Afrique du Nord, que ses voyages lui avait fait connaître, et les Lacustres étaient apparentés. Desor lancera donc dès 1864 une hypothèse audacieuse qui attribuait aux européens des origines africaines. Selon lui, la migration du peuple mégalithique se serait effectuée, non pas du nord au sud, mais d’Afrique en Europe. Le peuple mégalithique, en se propageant, a dû connaître un développement progressif de De Méditerranée et d’ailleurs… sa vie sociale et économique. Ne pouvant concevoir qu’une race considérée comme supérieure (le Peuple des dolmens) ait pu dégénérer alors que, dans le même temps une race plus fruste (les Lacustres) avait su se développer et acquérir une civilisation florissante, Desor inverse l’interprétation pensant que le sens des migrations doit se déduire de celui selon lequel on peut suivre le développement et le perfectionnement de l’architecture mégalithique (Coye 1997, p. 190-191). Louis Faidherbe (1873), qui a fouillé en Afrique du Nord, maintient en 1872 une position proche de celle de Bertrand en posant clairement la question mégalithique en terme de race « grande et blonde » d’origine septentrionale, une façon de légitimer, à travers les résistances du monde berbère à la conquête arabe, l’unité de l’Europe et de l’Afrique du nord, et de légitimer le pouvoir colonial d’alors (Coye 1997, p.188-189). L’idée d’un Peuple des dolmens va, dès la fin du XIXe siècle, subir une série d’attaques. Cazalis de Fondouce (1877, p. 470) introduit la notion de diffusion ; le phénomène mégalithique est dû au « développement progressif d’une civilisation s’étendant successivement de proche en proche », idée reprise dès 1875 par Gabriel de Mortillet (1875, 1877, p. 157). Montelius (1899), qui succéda à Thomsen et Worsaae à la tête des préhistoriens scandinaves, persuadé que la plupart des innovations et des progrès importants ne se sont produits qu’une seule fois et ont été transmis par contact à d’autres zones, adopte, lui aussi l’idée fondamentale d’une culture diffusée à partir d’une source unique : « Il n’est pas besoin d’approfondir beaucoup l’étude des (…) conditions des pays du Nord au temps de l’âge de la pierre (…) pour s’apercevoir que la patrie d’origine des dolmens ne peut être cherchée dans l’Europe nordique. Il est impossible que, d’ici, ces monuments se soient répandus jusqu’aux rivages méridionaux de la Méditerranée, jusqu’en Palestine et à l’Inde (…). En fait, il est assez remarquable que, prenant sa source en Orient, il ait déjà atteint nos régions à une date aussi précoce » (Montelius 1899, p. 31). Ces idées seront reprises et développées au début du XXe siècle par Gordon Childe. Le programme migrationniste ne résistera pas à l’approfondissement du cadre culturel néolithique qui se développera d’abord en Allemagne et en Scandinavie, puis en Europe atlantique et méditerranéenne. 2.3 - Le diffusionnisme Bien qu’adepte d’une certaine forme migrationnisme, Gordon Childe se montre particulièrement réticent aux idées outrancières développées dès 1912 par des chercheurs comme Kossina. La plus grande partie des réflexions de l’archéologue australien consacrées au mégalithisme va se concentrer sur l’élaboration d’un modèle diffusionniste nuancé de l’origine du mégalithisme européen. Nous verrons néanmoins par la suite que d’autres programmes sont également mobilisés chez ce savant à la périphérie de ce noyau dur pour expliquer le phénomène. En 1908, date à laquelle Déchelette publie dans son Manuel d’archéologie préhistorique un premier corpus céramique provenant du Camp de Chassey, l’ensemble des grandes traditions céramiques de l’ouest de l’Europe sont encore regroupées dans un seul ensemble dénommé Robenhausien ou Céramique palafittique, alors qu’en Allemagne les céramiques décorées sont déjà individualisées au sein de styles distincts mal situés dans le temps (Gallay 1977). À cette époque se pose la question de savoir si les différents styles céramiques reconnus correspondent seulement à des modes successives décelables dans la culture matérielle d’une seule population ou si ces différences sont le fait de populations ethniquement distinctes. Gordon Childe s’insère dans ces discussions en mettant en doute pour la première fois en 1929 l’origine occidentale de la céramique Michelsberg. En 1931, il recherche sur le continent des points de comparaison en relation avec le problème de l’origine du Windmill Hill et distingue dans le Bassin parisien la civilisation chasséenne du S.O.M. En 1925, ce dernier reprend dans The Dawn of european civilisation, puis en 1948, les idées et le cadre culturel proposé par Montelius. Adepte du diffusionnisme, il situe, dès la première édition de cet ouvrage, l’origine du mégalithisme au ProcheOrient et distingue déjà deux courants superposés. Dans un premier temps, l’idée initiale, la construction des tombes mégalithiques simples, ou « dolmens », aurait atteint le Portugal à partir de la Méditerranée orientale et, de là, gagné la Bretagne, l’Irlande et le Danemark. Suite à cette première simple diffusion, de vrais colons auraient, vers 2500 av. J.-C., atteint la Péninsule Ibérique pour y établir des comptoirs commerciaux, introduisant dans cette région la métallurgie et le principe des tombes à couloir en pierres sèches (tholoi). Fidèle au modèle de Montelius, Childe 275 De Méditerranée et d’ailleurs… considère alors cette seconde vague comme légèrement postérieure à 2700 av. J.-C., date des plus anciennes tombes collectives du Minoen ancien en Crète selon les liens de crossdating établis avec l’Égypte. Plusieurs années plus tard, le tableau chronologique publié en 1957 dans une réédition de ce livre maintient les mêmes liens chronologiques. La date des dolmens à couloir ibériques (du fait de leur connexion avec le Minoen ancien crétois, contemporain de l’Helladique Ancien 2, en Grèce continentale), est fixée après 2700 av. J.-C. (Renfrew 1983, p. 51). Les idées diffusionnistes gagnent à cette époque du terrain et prennent parfois des formes outrancières, comme c’est le cas chez G.E. Smith (1929) qui attribue l’ensemble des monuments mégalithiques mondiaux aux effets d’une unique diffusion, dont l’origine se situe en Méditerranée orientale. Dans The Danube in prehistory (1929), Gordon Childe précise les conditions dans lesquelles il est possible d’établir des équivalences entre « culture », « peuple » puis « race ». Si « the same complex may be found with relatively negligible diminutions or additions over a wide area. In such cases of the total and bodily tranference of a complete culture from one place to another we thing ourselves justified in assuming a movement of people » (Childe 1929, p. VII.). Conscient de la quasi absence de liens culturels concrets unissant la Méditerranée orientale à la Péninsule Ibérique, il n’appliquera pourtant jamais ce modèle pour expliquer l’origine du mégalithisme. Dans Man makes himself (1936, 1964) Childe s’attache à minimiser le poids démographique des immigrants qui auraient pu diffuser l’idée mégalithique au delà de l’Espagne par bateau et, pour la première fois, signale le poids possible joué par les populations locales mésolithiques. Les dolmens témoignent d’un accroissement notable de la population que la seule présence d’immigrés ne suffit pas à expliquer. La multiplication de gigantesques sépultures de pierres en Europe occidentale et septentrionale ne s’explique guère que par répercussion de croyances et d’usages élaborés à la même époque en Orient par des civilisations beaucoup plus avancées. Un phénomène semblable s’observe également chez les Indiens d’Amérique. Dans The Orient and Europe (1939) il réaffirme son adhésion aux principes de Montelius qui se ramène « à cinq propositions en formes d’axiomes »: 276 « The latter may be resolved into the following five propositions, treated as axioms : 1. Civilisation in the Orient is extremely ancient; 2. Civilisation can be diffused; 3. Elements of civilisation were in fact diffused from the Orient to Europe; 4. The diffusion of historically dated Oriental types provides a basis for bringing prehistoric Europe within the framework of historical chronology; 5. Prehistoric European cultures are poorer than contemporary Oriental cultures, i.e., civilisation is later in Europe than in the East » (Childe 1939, p. 10). Dans What happened in history (1942, 1961) Childe nuance les équivalences culture-peuplerace-langue : « The remarkable uniformity of type in a given local and chronological groupe or « culture » just discloses the uniformity and rigidity of the tradition actuating their markers (…). It would be rash to try to define precisely what sort of social group correspond to the archaeologist’s «culture ». Since language is such an important vehicle in the formation and transmission of social tradition, the group distinguished by possession of a distinct language (…). Nevertheless culture and language need not coincide (….). Material equipment is more permanent than spoken words » (Childe 1942, p. 18-19). Même attitude nuancée en ce qui concerne l’origine des monuments mégalithiques atlantiques et britanniques. Si certains auteurs considèrent cette architecture comme une imitation maladroite de modèles espagnols, siciliens ou crétois, il faut bien reconnaître l’autarcie de ces populations qui n’ont échangé ni objets de métal, ni produits fabriqués en Orient, alors qu’ils avaient la capacité économique de le faire. The prehistory of european society (1958, 1962) est certainement l’ouvrage le plus riche pour les questions qui nous intéressent ici. Il se situe d’autre part dans un cadre bénéficiant des toutes premières datations 14C et de références culturelles où les principales cultures néolithiques sont désormais individualisées. L’histoire du mégalithisme au sens large y est abordée en trois volets distincts. 1. L’origine et la diffusion des sépultures sous longs tumulus (earthen long barrows) Childe situe l’origine des long barrows britanniques dans le nord de l’Europe. Ces sépultures, De Méditerranée et d’ailleurs… qui ne contiennent que peu d’inhumations et paraissent être réservées aux chefs et à leurs familles, s’enracinent dans un « Néolithique secondaire » nordique issu de l’adaptation des populations mésolithiques locales aux façons de vivre des agriculteurs danubiens immigrés. L’architecture des monuments dérive du plan rectangulaire ou trapézoïdal de la maison danubienne, mais la culture matérielle, originale, est caractéristique de la culture des Gobelets en entonnoirs. Des groupes apparentés semblent s’être répandus en direction du sud-ouest jusqu’aux rivages atlantiques. La culture britannique de Windmill Hill peut être attribuée à l’un de ces groupes. Dans le nord de l’Europe, sa zone d’origine, ce type d’architecture cesse au moment où la nouvelle religion mégalithique impose les constructions dolméniques. 2. L’origine du mégalithisme L’apparition des dolmens en Péninsule Ibérique et sur la façade atlantique de l’Europe ne coïncide pas avec l’installation des premières communautés agricoles. Les cultures représentées ainsi que les « types raciaux » sont d’autre part fort divers. Il semble que l’idée de construire ces tombes mégalithiques se soit propagée et ait été adoptée par diverses populations. On peut donc admettre la diffusion d’une religion mégalithique. Les propagateurs de cette religion peuvent se comparer à des sortes de missionnaires propageant une foi originaire du bassin oriental de la Méditerranée à la manière des premiers missionnaires chrétiens en pays celtique. Cette religion semble avoir acquis sa forme distinctive dans le Midi de la France. La diversité des architectures funéraires témoigne des dérives sectaires d’une croyance non soutenue par des textes écrits. Ces personnages religieux acquièrent rapidement une position privilégiée dans la société et peuvent se transformer en une aristocratie guerrière comme c’est le cas dans le Bassin parisien, dans la culture S.O.M. Ainsi, la déesse de la fécondité, que les missionnaires ont peut-être adorée, s’est peu à peu transformée en une déesse de la mort puis de la guerre. Ces conquérants ont ensuite diffusé les allées couvertes (appelées par Childe « cistes de Paris ») vers l’Ouest jusqu’à l’Atlantique et vers l’Est en direction de l’Allemagne. Le phénomène prend fin avec la propagation des peuples aux vases campaniformes originaires du Portugal ou d’Europe centrale. Ces derniers remplacent alors l’aristocratie spirituelle des bâtisseurs de mégalithes puisqu’ils ont le privilège d’être enterrés dans les anciens monuments. 3. Le développement des colonies Une troisième strate du développement du mégalithisme est présent en Sicile, en Sardaigne, dans le Midi de la France (hypogées d’Arles), mais surtout en Péninsule Ibérique. Il est représenté par les constructions attribuées à des « colonies », dont le site de Los Millares est, avec ses fortifications et ses tombes collectives, tholoi de pierres sèches ou hypogées, le plus emblématique. Ces établissements pourraient avoir été fondés par des marchands et des prospecteurs métallurgistes itinérants originaires de la Méditerranée orientale et à la recherche de minerai de cuivre. Ces derniers pourraient être identifiés au niveau des individus brachycrânes découverts, un type connu à Chypre. Plusieurs faits montrent néanmoins qu’on ne peut assimiler ce phénomène aux comptoirs issus de la colonisation grecque. Selon Childe en effet : - ces établissements ne représentent pas une culture unique, ni même un cycle unique ; - aucune de ces cultures n’a de contrepartie exacte à l’est ; - aucun objet fabriqué n’est sûrement originaire du bassin oriental de la Méditerranée. Les immigrants n’ont donc pas maintenu des contacts avec leur patrie d’origine ; - les représentations anthropomorphes (stèles anthropomorphes du Midi, figures idoliformes des sépultures ibériques) témoignent de la présence d’une déesse de la mort, distincte de la déesse de la fertilité présente à l’est (stèles de Troie I, idoles cycladiques) ; - les objets de métal restent rares. Les poignards de silex sont beaucoup plus abondants que les poignards de cuivre dans les tombes. La plus grande partie de la matière première devait donc être envoyée en Egée ; - les techniques de fontes sont différentes. Si les poignards de Sicile et d’Italie sont encore coulés dans des moules bivalves et assemblés à l’aide de rivets comme dans le Minoen ancien, les poignards de la Péninsule Ibérique sont coulés dans des moules simples et sans rivets ; - les colonies ne jetèrent pas les bases d’une vraie métallurgie du bronze ; - ces immigrants durent donc être rapidement absorbés par les populations néolithiques locales. Béatrice Blance reprendra en 1961 le même argumentaire. Ce dernier restera en toile de fond des travaux de l’école allemande de Fribourg-en-Brisgau, dirigée par le professeur Sangmeister, notamment au Portugal, au début des années 60. 277 De Méditerranée et d’ailleurs… Dans sa formulation la plus récente, la thèse de Childe tient donc compte de l’affinement du cadre culturel néolithique et l’on peut dire que les grandes lignes de développement spatio-temporel du phénomène sont désormais comprises. La chronologie absolue reste néanmoins fondée sur les liens de crossdating avec la Méditerranée orientale mis en place dès 1925. Le schéma de la figure 2 résume le système chronologique de Childe et montre comment la révolution du 14C dès 1949, puis celle de la calibration des dates à partir de 1966, ont altéré le système jusqu’à le rendre caduque, comme Colin Renfrew (1973a, 1983) l’a excellemment montré. On remarque néanmoins que le synchronisme entre les monuments attribués par Childe aux « colonies » et le Bronze ancien égéen ont été plus faiblement affectés par cette double remise en question (fig. 3a et b). Le programme diffusionniste de Childe ne résistera pas à cet affinement de la chronologie et à la confirmation de l’originalité des cultures mégalithiques, point que ce dernier avait déjà nettement souligné dans un argumentaire qui aurait suffi en lui-même à discréditer sa thèse. Ses interprétations en termes d’histoire et de mécanismes sociaux du peuplement ne sont aujourd’hui plus d’actualité. Sa conception de l’origine des grands tumulus de terre reste pourtant le scénario qui a le mieux résisté au temps, comme nous allons le voir. Les explications historiques de Childe en termes de dynamique sociale continueront néanmoins à influencer les modèles proposés par les préhistoriens pour « expliquer » les dynamiques historiques. Nous en voulons pour preuve un article où, à propos de la compréhension de l’intrusion de la céramique campaniforme dans la nécropole du Petit-Chasseur, nous tentions de lister les diverses alternatives permettant d’expliquer le phénomène (Gallay 1981, repris et critiqué dans Gallay 1986, voir également Gallay 2004). Il n’en reste pas moins que la question de l’archéologie des peuples et des relations entre le concept de culture archéologique et la notion de population soulève aujourd’hui un regain d’intérêt (Gallay 2000). 2.4 - Acculturation. Le poids des populations mésolithiques dans l’émergence du mégalithisme La thèse de l’émergence de certaines formes de mégalithisme en termes d’acculturation de popu- 278 lations mésolithiques sera, à la suite de Gordon Childe, proposée par plusieurs auteurs jusqu’à aujourd’hui. Le premier à reprendre, en 1969, cette conception est Humphrey Case qui développera ses idées en 1976. Les longs tumulus de terre sont le signe d’une réaction locale à l’avancée du Rubané tardif. Les passage graves et les long cairns correspondent par contre à un processus d’intégration ultérieur. Une impasse totale est malheureusement faite sur la monumentalité funéraire en péninsule Ibérique. Cette lacune se retrouve dans l’article de Sherrat (1990) qui reprend le même scénario. L’architecture des grands tumulus est inspirée des maisons d’habitation du Rubané. Ces monuments se développent à la périphérie des zones de colonisation primaire du Néolithique danubien, tant sur la côte atlantique qu’en Europe septentrionale ou en Angleterre. Ils sont liés à des zones d’un peuplement mésolithique dispersé, occupant des zones moins fertiles, à l’écart des terrains loessiques, et pourraient être une des manifestations de la fusion des pionniers néolithiques et des indigènes. Les tombes rondes à couloir correspondent par contre à des zones d’un peuplement mésolithique dense et sont l’invention des populations locales. Sur la côte atlantique les tumulus sont associés à une céramique d’origine danubienne (Castellic issu du Cerny) alors que les tombes à couloir sont connectées à un Chasséen d’origine méridionale. Nous retrouvons ce même scénario, présenté, avec les mêmes limites, sous une forme quelque peu caricaturale dans le livre de Bradley The significance of monuments : on the shaping of human experience in Neollithic and Bronze Age Europe (1998). Serge Cassen reprend aujourd’hui cette explication pour la Bretagne en y ajoutant des précisions d’ordre socio-économique. Dans l’article de 1998, écrit en collaboration avec Christine Boujot (Boujot et Cassen 1998), l’émergence des grands tumulus, désormais associés aux grands menhirs décorés, résulte de bouleversements psychiques affectant les populations locales et signe une compétition sociale nouvelle pour accéder aux biens prestigieux introduits par les populations néolithiques : haches d’origine alpine ainsi que céréales et animaux domestiques peut-être liés à des pratiques alimentaires exceptionnelles marquant des fêtes cérémonielles. Le dernier scénario présenté par cet auteur (Cassen 2007) témoigne de toute la complexité de la question puisqu’au moins quatre courants De Méditerranée et d’ailleurs… 3 a. Liens de crossdating mobilisés par Gordon Childe pour dater les constructions mégalithiques de la péninsule Ibérique et perturbations induites par les datations au Carbone 14 et leur calibration par la dendrochronologie. La remise en question des liens avec la chronologie égyptienne par l’intermédiaire du Bronze ancien 2 crétois s’est effectuée en deux temps. Dans un premier temps les dates 14 C non calibrées ont 1. rajeuni la chronologie historique égyptienne, 2. fourni des dates concordant avec les estimations pour les « Colonies », mais 3. vieilli les dolmens considérés comme les plus anciens. Dans un second temps la calibration de ces mêmes dates a rétabli la véracité des estimations traditionnelles retenues, pour la chronologie égyptienne, mais rendu totalement caduques les liens de crossdating établis par Childe. 3 b. Liens de synchronisme entre la Méditerranée orientale et le mégalithisme de la péninsule Ibérique selon le cadre chronologique postérieur aux travaux de Gordon Childe proposé par Colin Renfrew. L’origine du mégalithisme apparaît désormais comme un phénomène strictement local. Un certain synchronisme se dessine par contre entre les constructions de l’époque de Los Millares et le Bronze ancien 1 de l’Égée. Les contacts entre la péninsule Ibérique et la Méditerranée orientale restent néanmoins quasi nuls, ces derniers n’ayant apparemment pas dépassé la péninsule Italienne. culturels pourraient êtres impliqués dans le phénomène : 1. des groupes de chasseurs-pêcheurs tévieciens, 2. des groupes mésolithiques rétziens, 3. des agriculteurs rattachés au Villeneuve-SaintGermain, ou à l’Augy-Ste-Pallaye, 4. enfin un Épicardial témoignant d’un mouvement avant tout maritime issu des côtes atlantiques de la péninsule Ibérique (qui pourrait être à l’origine de l’importation de la callaïs, autre bien de prestige en Bretagne). 279 De Méditerranée et d’ailleurs… Le programme acculturation reste donc aujourd’hui le seul domaine issu du paradigme populationniste encore actif et susceptible de développements. Comme souligné, il ne concerne pas la péninsule Ibérique. Un nouveau regard porté sur cette région devrait donc pouvoir enrichir ce type de réflexion. 3 - Le transformisme et l’évolutionnisme unilinéaire 3.1 - Paradigme L’histoire de l’homme s’organise selon la trajectoire unilinéaire du progrès. Le XIXe siècle va progressivement remettre en question le dogme religieux à partir des observations géologiques et paléontologiques. La préhistoire naissante se développe dans un premier temps dans le cadre du transformisme de Jean-Batiste Monet, chevalier de Lamarck (1809). Selon le paléontologiste français, l’histoire du vivant répond à une orthogenèse. Soumises aux mêmes lois, conduites vers les mêmes buts, les formes vivantes ont une histoire qui se déroule sur des chemins que les circonstances peuvent certes faire diverger, mais qui ne peuvent être que parallèles. Il y a continuité de la chaîne de vie et gradualisme dans la chaîne du progrès. Le paradigme du transformisme unilinéaire se retrouve dans toutes les premières tentatives de classement chronologique des temps préhistoriques (Lartet 1861, de Mortillet 1869). Le transformisme de Lamarck constitue l’un des fondements des premières tentatives de classement chronologique des industries préhistoriques, du moins jusqu’au début du XXe siècle, où cette conception d’une évolution unilinéaire ne résistera pas à l’accumulation des connaissances factuelles. L’ethnologie du XIXe siècle s’engage de son côté sur la voie transformiste indépendamment de la paléontologie et de la stratigraphie. En distinguant trois stades culturels – la sauvagerie, la barbarie et la civilisation industrielle –, elle s’inspire des moralistes écossais et de la philosophie des Lumières. Cet évolutionnisme unilinéaire trouvera son aboutissement dans La civilisation archaïque de Lewis Morgan (1877), dont on connaît l’impact sur Marx et Engels. L’influence des conceptions de ce transformisme social sur la jeune préhistoire reste faible dans un premier temps. Il faudra attendre le détour par le marxisme pour voir influencer la jeune préhistoire de l’Union so- 280 viétique. Il est intéressant de noter que l’impact du transformisme de Lamarck sur le développement de la préhistoire est totalement occulté chez un préhistorien comme Renfrew. Le schéma qu’il propose de l’impact de l’évolutionnisme sur le développement de la préhistoire ne mentionne en effet que Darwin et ignore le paléontologue français (Renfrew, Bahn 1991, p. 24-25). 3.2 - La flèche du progrès face à l’histoire des peuples Le paradigme transformisme dominant en arrière fond de la préhistoire française naissante ne jouera pratiquement pas de rôle dans les études mégalithiques alors dominées par le paradigme populationniste. Nous avons vu néanmoins comment Desor, évolutionniste convaincu, avait résolu la question mégalithique en conciliant les deux paradigmes antagonistes et ses préférences pour le transformisme. L’archéologie « lacustre », à laquelle le savant suisse s’est plus spécialement consacré, est en effet dominée à l’époque par deux idées contradictoires. Selon la position dominante, les Lacustres sont les ancêtres de la nation suisse (Kaeser 2004a). Desor va s’appliquer à montrer que le phénomène lacustre dépasse le cadre strictement suisse et correspond à un phénomène général. À l’occasion de ses études sur les oursins fossiles, le naturaliste récuse dès 1855 son ancienne adhésion au système des créations successives et adopte les idées transformistes qui vont avoir une influence considérable sur son activité archéologique. L’incohérence de la théorie mégalithique de Desor découle surtout du zèle qu’il met à prévenir la constitution dans l’archéologie suisse de cette « civilisation lacustre » homogène qui séduisait tant ses contemporains. Les présupposés théoriques et la présentation des matériaux découverts l’emportent alors largement sur les observations stratigraphiques comme c’est le cas chez les préhistoriens contemporains. Desor s’attache ainsi à démontrer le caractère incontestable de l’évolution culturelle des Lacustres. Agriculture, élevage et artisanat se sont développés sur place. L’évolution présente un caractère graduel. Sans intervention extérieure, le progrès ne peut faire de sauts. En inscrivant ses recherches sur l’axe évolutif et progressif du système des Trois Ages, Desor trouvait ainsi confirmation de ses idéaux politiques (Kaeser 2004b). Le système s’acheminait néanmoins vers une crise et n’allait pas résister à l’accumulation des De Méditerranée et d’ailleurs… connaissances et à l’identification progressive de cultures distinctes, tant en ethnologie qu’en préhistoire. L’approche de Desor témoigne, ici également, des tensions animant les divers paradigmes de l’époque. Ce dernier développe en effet un concept de culture proche de celui de faciès géologique et des enseignements des sciences naturelles. Une culture, qui s’inscrit d’abord dans une dynamique évolutive, ne peut strictement se rapporter à un groupe ethnique. Le paradigme transformiste du progrès se retrouve à propos des mégalithes chez l’ethnologue irlandais Hodder Westropp (1869). Pour ce dernier les mégalithes ne sont pas l’expression d’un peuple unique mais le fruit d’une tendance universelle à assurer le respect des sépultures. Ils n’en marquent pas moins un stade de développement culturel. Ces pratiques « détestables » se retrouvent en effet chez plusieurs peuples « primitifs et sauvages ». 3.3 - Les états de civilisation En 1934, Gordon Childe visite l’Union soviétique. Les contacts qu’il prend alors avec la recherche soviétique vont avoir une influence certaine sur ses travaux dans le domaine des interprétations sociales, notamment à propos des mégalithes (cf. infra). Le livre de Morgan (1877) lance une classification évolutive unilinéaire des sociétés qui sera reprise par le marxisme et l’archéologie soviétique. On retrouve cette influence chez Childe dès 1936 dans ses notions de révolutions. What happened in history (1942) reconnaît encore un état sauvage (Paléolithique), un état barbare (Néolithique) et un état barbare évolué (Âge du cuivre). L’influence de la classification Morgan reste néanmoins secondaire par rapport aux autres paradigmes présents chez l’archéologue australien. Comme indiqué précédemment, les programmes issus du paradigme transformiste et de l’évolutionnisme unilinéaire ne résisteront pas à l’accumulation des découvertes. Il faudra attendre le renouvellement instauré par la « Nouvelle Archéologie » dans les années soixante pour voir se développer un néo-évolutionnisme plus directement issu des thèses fonctionnalistes de Charles Darwin. 4 - Les Lumières et l’archéologie des processus 4.1 - Paradigme Les besoins élémentaires de l’homme et le principe d’utilité déterminent une approche systémique de l’histoire. Le discours spéculatif des Lumières sur les origines retrouve au XVIIIe siècle les références antiques qui s’organisent en deux thèmes antagonistes : l’Âge d’or et l’état animal. Il se retrouve dans l’école dite des moralistes écossais. L’histoire humaine doit s’appuyer sur le développement des arts de subsistance dont les transformations successives, influencées par les conditions du milieu, entraînent l’évolution solidaire des autres domaines de la culture. Adam Fergusson (1767) et Athanase Walkenaer (1798) développent une vision du progrès linéaire, de la sauvagerie primitive à la civilisation, guidé par les changements des arts de subsistance. Ces spéculations spontanées d’ordre philosophique impliquent, selon Stoczkowski (1991, 1994, 1996), un certain nombre de présupposés, presque toujours passés sous silence : déterminisme du milieu, matérialisme (l’existence matérielle définit la conscience), utilitarisme (l’homme est l’expression de ses besoins matériels), individualisme (la culture s’explique par référence aux besoins individuels). Ce tableau évoque l’archéologie systémique et processuelle nord-américaine développée dans le cadre de l’étude des civilisations paléo-indiennes précolombiennes. Il est intéressant de noter que ce programme se développe aux Etats Unis au moment où l’on célèbre, lors du Congrès de Chicago de 1959, le centenaire de L’origine des espèces de Darwin, apogée de la Nouvelle synthèse, célébrant la prédominance absolue de l’adaptation comme unique mécanisme commandant l’évolution des espèces. L’anthropologue Robert McC Adams, qui assiste à la réunion, découvre alors qu’il est intéressant de regarder les sociétés humaines comme des mécanismes adaptatifs et d’attribuer ainsi un rôle adaptatif et évolutif à la culture (Gould et Blanc 2006, p. 796-797). 4.2 - Contexte démographique et mégalithisme Initié dans les années 60 par la Nouvelle Archéologie nord-américaine, l’archéologie des processus est un programme de type fonctionnaliste destiné à comprendre les paramètres de l’émergence d’un phénomène (agriculture, société étatique, ville, etc.) en proposant une analyse systémique de divers paramètres écologiques, culturels et sociaux. Les travaux de G. Childe sur le mégalithisme évoquent parfois des approches comparables notamment par l’importance accordée à la composante démographique du phénomène et anticipe ainsi 281 De Méditerranée et d’ailleurs… ponctuellement les analyses ultérieures, plus explicites et plus systématiques, sur cette question. Dès 1936, ce dernier se réfère à Marx, soulignant l’importance des conditions économiques, des forces sociales de production et des applications de la science en tant que facteur du changement historique. Le facteur démographique est déjà présent. Les monuments mégalithiques représentent un énorme déploiement d’énergie et une main d’œuvre importante. Il faut donc admettre un accroissement de la population dû à la fécondité des nouveaux arrivants associés aux chasseurs locaux. Le représentant le plus éminent de la Nouvelle Archéologie en Europe pour ce qui touche le mégalithisme reste néanmoins Colin Renfrew. On retrouve chez cet auteur l’ensemble des programmes liés à ce mouvement, analyse systémique et processuelle, cadre néo-évolutionniste, recours explicite à des sources ethnographiques. Dans Before civilisation (1973a, 1983), l’archéologue anglais insiste lui aussi sur l’importance de la croissance démographique comme variable fondamentale, sinon indépendante, en se référant à l’ouvrage fondateur de Boserup (1965). L’analyse du mégalithisme des îles Arran et Rousay dans les Orcades et des temples de Malte comporte une dimension démographique fondamentale. Dans son travail sur le mégalithisme des Orcades (Renfrew 1979), l’archéologue se livre à de nombreux calculs pour estimer le volume de travail nécessaire à l’édification de certains monuments et en déduire la nécessité éventuelle d’une collaboration entre communautés voisines : 19000 heures/ hommes pour le cairn de Quanterness, 100000 heures/hommes pour celui de Maes Howe, soit 250 jours de travail pour un groupe de 20 personnes comprenant une moyenne de 5 hommes travaillant 8 h par jour. Dans l’Ouest atlantique, l’accroissement de la population est un phénomène premier résultant de l’arrivée de nouvelles populations et de la conjonction de ce phénomène avec des ressources maritimes locales supportant un peuplement mésolithique important. De cette croissance démographique découle bon nombre de conséquences sociales, l’une d’elles étant l’apparition d’un phénomène de raréfaction des terres, accompagné d’un plus grand souci, pour la communauté, d’assurer et de définir ses territoires et ses frontières. Le développement du mégalithisme résulte donc de cette pression sur les terres, favorisant tout ce 282 qui peut renforcer la solidarité des communautés. Renfrew fait ici explicitement référence au travail de Binford (1968) sur l’origine de l’agriculture au Proche Orient, dans lequel la croissance démographique est érigée en variable indépendante et en cause de l’innovation économique. Dans leur article de 1998, Boujot et Cassen tiennent également certains raisonnements de type systémique. En Bretagne, l’accroissement des échanges économiques et matrimoniaux entre les chasseurs mésolithiques et les agriculteurs a déclenché un procès de compétition sociale permettant d’accéder aux biens prestigieux qu’étaient les lames de haches ou encore les céréales et les animaux domestiques. Nous avons développé ailleurs (Gallay 1986, p. 78-85) ce qui nous paraît être les limites de ce programme et le caractère réducteur de l’explication par la variable démographique. Les critiques adressées par Stoczkowski à propos des théories de l’hominisation, citées plus haut, vont exactement dans le même sens. À notre avis ces lacunes condamnent à terme ce programme à être remplacé par des approches dans lesquelles les liaisons entre faits matériels et expressions démographiques et sociales seront mieux assurées. 5 - L’évolutionnisme et le (néo)évolutionnisme 5.1 - Paradigme Les relations entre l’homme et son environnement déterminent une évolution multilinéaire des civilisations. L’évolutionnisme de Charles Robert Darwin (1859), est clairement une théorie fonctionnaliste. La marche du vivant est entièrement auto-fonctionnelle et n’implique pas de trajectoire déterminée du monde vivant. Aucune perfection, nul ordre préétabli, nul plan général de la nature ne sont inscrits au départ comme chez Lamarck. Au début du XXe siècle, préhistoriens et paléontologues découvrent la multiplicité des voies évolutives et le caractère inadéquat du développement unilinéaire défini par le transformisme. En intégrant pour la première fois le paradigme darwinien de l’influence de l’environnement, ils ouvrent la préhistoire aux conceptions modernes. Aux Etats Unis, des conceptions néo-évolutionnistes, prenant en compte l’influence du milieu et proches du darwinisme, se développeront à la suite de Morgan, en réaction contre l’approche très descriptive de l’école de Boas, cela sous l’influence de Leslie White (1959), Julian H. Steward De Méditerranée et d’ailleurs… 4 Schéma de l’organisation sociale des communautés mégalithiques de l’île Arran établi d’après les données de Colin Renfrew. Les triangles blancs figurent les lignages, les triangles noirs les hommes. (1955, 1956), Morton H. Fried (1967), Elman R. Service (1971) et, dans une moindre mesure, Marshall D. Sahlins (1972). Richard K. Beardsley et al. (1956) développent par exemple une classification des sociétés fondée sur leur degré de mobilité en fonction de la nature de l’environnement. L’archéologie de schémas néo-évolutionnistes concerne essentiellement le domaine des civilisations américaines précolombiennes. Elle n’aura que peu d’influence en Europe, mis à part sur Colin Renfrew. De nombreux travaux montrent néanmoins combien les concepts de ce programme ont influencé les quelques réflexions sociales consenties par certains chercheurs. Nous en voulons pour preuve notamment le succès du terme « chefferie » d’autant plus largement utilisé qu’il est plus superficiellement défini. 5.2 - Le mégalithisme face aux schémas néo-évolutionnistes Colin Renfrew reprend les schémas néo-évolutionnistes américains dans ses études du développement du Néolithique du Wessex (1973b), ainsi que dans celles des temples de Maltes (1973a), et du mégalithisme des îles Orkney (1973a, 1979). Bonnano approfondira le cas de Malte en 1990 (Bonnano et al. 1990). Les analyses de Renfrew s’organisent autour de la notion de « chefferie » héritée de Sahlins, Service et Fried. L’ancienne tripartition sociale, bande (sauvagerie), tribu (barbarie), état (civilisation) proposée par Morgan n’est en effet plus adéquate. Les définitions qu’il donne de ce concept sont les suivantes. Dans Before civilisation (1973a), une chefferie est une organisation fondée sur la naissance gouvernée par les hommes selon un principe de filiation (descent) déterminé et permettant l’intégration de plusieurs villages. La chefferie gère la centralisation et la redistribution de certains biens assurant une exploitation plus rentable des ressources écologiques. Une classe de prêtres peut apparaître. La définition s’enrichit dans Monuments, mobilization and social organization in neolithic Wessex (1973b) avec vingt critères retenus, dont tous ne sont pas présents dans le sud de l’Angleterre : 1. présence de rangs, 2. redistribution organisée par un chef, 3. plus grande densité de peuplement, 4. plus grand nombre d’individu dans la société, 5. accroissement de la taille des groupes de résidence, 6. plus grande productivité, 7. limites territoriales mieux marquées, 8. société mieux intégrée, plus grand nombre de statuts sociocentrés, 9. centres coordonnant l’activité économique, sociale et religieuse, 10. cérémonies rituelles à vocation sociale fréquentes, 11. apparition d’un clergé, 12. spécialisation de la production, 13. coopération dans des entreprise collectives, 14. travaux 283 De Méditerranée et d’ailleurs… 5 Schéma de l’organisation sociale des communautés mégalithiques de l’île Rousay établi d’après les données publiées par Colin Renfrew. Les triangles blancs figurent les lignages, les triangles noirs les hommes. publics (irrigation, monuments funéraires), 15. spécialisation artisanale, 16. expansionnisme territorial en relation avec la dynamique politique, 17. réduction des luttes internes, 18. inégalité de statut de personnes ou de groupes associée à des leaderships permanents dans d’autres domaines que l’économique, 19. vêtements et ornements distinctifs de hauts statuts, 20. absence d’un vrai gouvernement permettant d’imposer ses décisions avec une force légale. Sur cette base Renfrew reconnaît dans le développement du mégalithisme des îles britanniques au moins quatre phases. 1. Sociétés égalitaires. Les petites tombes des îles Arran et Rousay, déjà mentionnées par Childe (1942, 1958, 1962), signent la présence de sociétés tribales égalitaires comprenant 25 à 70 individus par territoire. L’île Arran comprend 18 tombes. Au Néolithique, l’île devait accueillir une population de 600 à 1200 personnes, soit entre 35 et 70 personnes par territoire, mais la terre ne devait pas être exploitée en totalité, ce qui donne des familles d’une dizaine de personnes par territoire (fig. 4). L’île Rousay comprend de son côté 13 tombes. On peut estimer ici la population d’un territoire entre 20 et 50 personnes (fig. 5). Dans les deux cas chaque territoire devait être occupé par une famille étendue ou un segment de lignage descendant d’un ancêtre commun et appartenant 284 à une tribu ou à un segment tribal. Les constructions des tombes révèlent des investissements de travail considérables ; ces dernières sont donc l’œuvre de plusieurs générations, ou expriment plus probablement des liens de coopération entre communautés voisines lors de certaines fêtes permettant l’édification des monuments funéraires marquant les territoires de chaque communauté. 2. Sociétés à chefferies émergentes. Les long barrows de la culture de Windmill Hill témoignent de chefferies émergentes. Les tombes occupent le centre de territoires estimés à environ 10 km2, exploités par des communautés de 20 à 100 personnes. Les monuments funéraires n’accueillent qu’une moyenne de six corps correspondant à des individus de statut social privilégié. Ces constructions impliquent des investissements de l’ordre de 5000 heures/ hommes qui peuvent être assumées par les communautés locales, avec ou sans collaboration des communautés voisines. On rencontre en outre 1 à 3 camps à fossés interrompus (causewayed enclosures) pour 20 à 60 long barrows. Chaque site, qui représente un investissement de 100000 heures/ hommes, est le résultat de la collaboration de plusieurs communautés qui, ici aussi, se mobilisent pour édifier les monuments. Les enceintes à fossés interrompus fonctionnent donc comme des « places centrales » représentant une population De Méditerranée et d’ailleurs… 6 Émergence des chefferies du Wessex. Schéma de l’organisation sociale des cinq tribus occupant le Wessex à l’époque de Windmill Hill d’après les données publiées par Colin Renfrew. Les triangles blancs figurent les lignages, les cercles noirs les camps à fossés interrompus. de 400 à 2000 personnes et témoignent donc d’un degré d’intégration plus élevé. À l’échelle du Wessex, on compte globalement environ 120 long barrows répartis entre cinq territoires « indépendants » comprenant une moyenne de 20 monuments funéraires, représentant des populations de 400 à 2000 personnes en relation avec1 à 3 camps à fossés interrompus. Un cinquième de la population d’un territoire engagée pendant trois mois suffit donc pour édifier ce type de monument à usage communautaire (fig. 6 et 7). 3. Sociétés à chefferies. Au Néolithique final, les henge monuments, centres de réunion des leaders des différentes chefferies (1 millions d’heures/ hommes, 10 millions pour certains cursus), confirment la pérennité et la croissance de ce type de structure dans une région probablement plus densément peuplée. Ces monuments représenteraient chacun une communauté de 5000 personnes. La même situation peut être observée au niveau des temples de Malte. 7 Émergence des chefferies du Wessex. Schéma de l’organisation territoriale de deux des cinq tribus occupant le Wessex à l’époque de Windmill Hill d’après les données publiées par Colin Renfrew. Les rectangles noirs figurent les long barrows, les cercles noirs les camps à fossés interrompus. 285 De Méditerranée et d’ailleurs… 8 Émergence des chefferies du Wessex. Ce schéma résumant le scénario proposé par Colin Renfrew met en évidence la notion clé d’intégration politique et spatiale progressive propre aux schémas néo-évolutionnistes et l’impact de la croissance démographique, phénomène auquel Gordon Childe était déjà sensible. 4. Sociétés à chefferies intégrées. Enfin, au Bronze ancien, Stonehenge, monument unique au Wessex par ses dimensions exceptionnelles (30 millions d’heures/hommes pour la phase III du monument), évoque la présence d’un paramount chief étendant sa juridiction à l’ensemble de la région sur une véritable confédération de tribus. On assiste donc à ce moment à la coalescence politique des cinq chefferies originelles du Wessex avec un potentiel de travail estimé à 7 millions d’heures/ hommes (fig. 8). D’une manière générale les phases 2 à 3 témoignent, à un niveau archéologique identifiable, de plusieurs des caractéristiques retenues pour définir une chefferie, soit de travaux publics (14), de la présence nécessaire d’une redistribution de nourriture lors des entreprises communautaires (2), de la présence d’un contrôle centralisé (9), d’une croissance de la population (3), d’une spécialisation artisanale (15), d’une spécialisation régionale de certaines production nécessitant une redistribution (12), de lieux où se développe une certaine coordination sociale (9), de religieux spécialistes des observations astronomiques (11). D’autres critères devraient pouvoir faire l’objet de nouvelles investigations archéologiques, ainsi l’ac- 286 croissement de la productivité (6), la délimitation des unités territoriales (7), la diversité écologique (12), la diversité des statuts fondé sur la diversité des ornements ou des possessions (18, 19). On retrouve une approche inspirée des modèles de la Nouvelle archéologie dans l’article que nous avions consacré à l’évolution des rites funéraires néolithiques européens, où l’apparition de la monumentalité et la collectivisation des tombes constituent des paramètres importants de cette question (Gallay 1991 ainsi que 2006 et 2007d pour une critique de cette conception). Les classements des sociétés proposés par les anthropologues nord-américains sont restés longtemps les seuls disponibles sur le marché, d’où leur succès auprès des archéologues. Depuis peu pourtant, Alain Testart (2005), a, en France, remis en cause ces conceptions. La première critique formulée porte sur le caractère ambigu des classements. Ces derniers confondent en effet principes de classement et modèles de l’évolution des sociétés. Comme dans les sciences du vivant, le classement devrait être, du moins dans un premier temps, indépendant de tout a priori sur la façon dont les sociétés (les De Méditerranée et d’ailleurs… espèces) évoluent réellement dans le temps, et fondé uniquement sur des caractéristiques structurelles internes, quelles qu’elles soient. Contrairement à ce qu’on peut penser, les communautés humaines ne se dirigent pas obligatoirement du simple vers le complexe et d’une intégration régionale de faible amplitude vers une intégration à la fois plus large et plus stricte. Les lignées évolutives sont d’autre part très diverses et présentent des trajectoires souvent inattendues. La seconde critique concerne les fondements mêmes des classements néo-évolutionnistes. Ces derniers sont en effet inadéquats dans la mesure où le seul critère de classement utilisé, qui n’est d’ailleurs jamais clairement défini, est celui de « complexité » et de niveau d’« intégration spatiale ». On se pose en effet la question : quelle complexité ? S’agit-il de complexité technique, économique ou sociale, ou de tout cela à la fois ? Comment mesure-t-on cette complexité ? Quelle est l’échelle territoriale de cette intégration ? Cette dernière est-elle, là aussi, technique, économique ou sociale ? On sait en effet que la complexité de certaines sociétés dites « simples » comme les aborigènes australiens, peut être particulièrement forte dans certains domaines ; on pense notamment aux structures sociales. Il est intéressant de noter que, comme les anthropologues de la Nouvelle archéologie, les biologistes du congrès de Chicago se font, à la fin des années 50, une opinion tout aussi floue de la notion de complexité, reconnaissant que la Nouvelle Synthèse se doit encore de définir ce qu’il faut entendre par « accroissement de l’organisation » au cours du temps (Gould 2006, p. 794). Comme Colin Renfrew avait dépassé le classement de Morgan, nous devons donc désormais dépasser le programme néo-évolutionniste, dont nous avions également souligné les limites (Gallay 1986, p. 73), afin de mieux rendre compte de la diversité des sociétés sur des bases anthropologiques plus précises. 6 - L’actualisme et l’ethnoarchéologie 6.1 - Paradigme La recherche des causes actuelles permet de comprendre le passé Dans ses Principes de géologie (1830-33), Charles Lyell propose d’expliquer les modifications passées de la surface de la Terre par des causes agissant actuellement. Selon ce dernier, les causes des changements géologiques ne sont pas distinctes des causes actuelles ; elles ne présentent pas d’intensité plus grande. Regarder le monde contemporain permet d’expliquer le monde passé (Gohau 1987, 1990 ; Gallay 1980, 1995a). À sa suite, William Whewell (1794-1866) crée le terme d’uniformitarisme pour désigner ce cadre théorique. L’extension du concept uniformitariste au domaine culturel sera essentiellement le fait de préhistoriens. L’ethnologie, à part quelques exceptions notables, reste en effet fondamentalement réfractaire à toute tentative de généralisation. La recherche actualiste prendra un essor considérable dans la recherche anglophone en se conformant à des bases théoriques très diverses (David, Kramer, 2001). En France, les études actualistes se développent à peu près à la même époque. Les recherche de Pierre et Anne-Marie Pétrequin (1984) sur les palafittes du Bénin et sur les haches en Irian Jaya (1993), celles de Valentine Roux sur la céramique tournée du Rajasthan (Roux et Corbettaz, 1990) marquent à notre avis un tournant décisif dans ce type de démarche. Les recherches comparatives d’Alain Testart (1986, 2004a et b) ouvrent de leur côté des perspectives particulièrement stimulantes dans l’étude des relations entre des contraintes qui pourraient être le propre de l’espèce et leurs modulations culturelles dues notamment aux facteurs environnementaux. Elles montrent en effet le caractère élémentaire et caricatural des notions sociologiques utilisées par le néo-évolutionnisme nord-américain et milite en faveur de concepts anthropologiques plus strictement définis, seuls aptes à fournir la base d’une interprétation socio-politique des sociétés du passé. 6.2 - L’apport des connaissances ethnologiques Au XIXe siècle les références à l’ethnographie dans le domaine des études mégalithiques restent anecdotiques, tant la question est dominée par le programme populationniste. Pour Westropp (1869) l’analogie ne peut fonctionner que comme marqueur d’un stade de développement culturel identique. Il faut que les populations prises en compte soient suffisamment « primitives » pour posséder une part d’instinct encore importante et être soumises à un déterminisme biologique prépondérant. En 1873, Broca considère que la similitude des dolmens de l’Inde et de l’Europe, comme celle des dolmens de l’Europe et de l’Amérique ne prouve 287 De Méditerranée et d’ailleurs… qu’une chose : la similitude des facultés et des aspirations de l’homme qui les a construits. Du Chatellier restera l’un des rares chercheurs de ce temps (1878) osant rapprocher les architectures de terre du bassin du Missisipi des constructions préhistoriques qu’il fouillait en Bretagne. L’argument ethnographique se trouve également chez Emile Cartailhac (1889, p. 200), où il est utilisé pour contrer les arguments d’une archéologie des peuples alors dominante. L’ethnographie fournit en effet un modèle interprétatif en montrant que des peuplades qui n’ont en réalité aucun lien commun, construisent aujourd’hui encore des monuments analogues à ceux de l’Europe préhistorique. Dans les années 30, Gordon Childe préfère trouver ses modèles dans l’histoire européenne et parler de missionnaires ou de croisés. Il faudra attendre le renouvellement opéré par la Nouvelle Archéologie pour voir se développer une argumentation plus précise sur les conditions dans lesquelles il est possible d’utiliser l’analogie ethnographique. Nous y voyons deux conditions. La première concerne l’élaboration d’un cadre classificatoire permettant de circonscrire les sociétés au sein desquelles les comparaisons sont possibles. La seconde, la seule contraignante, concerne l’isolements de paramètres particuliers dont le transfert sera d’autant plus judicieux que les mécanismes fondant les modèles proposés (les régularités dans notre terminologie) seront mieux assurés (Gallay 1990b). Colin Renfrew (1973a et b, 1979) développe cette problématique pour les mégalithes dès le début des années soixante-dix. Son cadre classificatoire est celui, désormais critiqué, du Néo-évolutionnisme (cf. supra). Les Kélabites du nord de Bornéo et d’autres sociétés de cet archipel, ainsi que les Kyakas des hautes terres de Nouvelle Guinée servent de référence pour les sociétés égalitaires des îles Rousay et Arran. L’île de Pâque est utilisée dans l’analyse des chefferies des temples de Maltes et les maisons de réunion des Creek et des Cherokee permettent d’aborder l’interprétation des henge monuments. À travers ces exemples ponctuels, Renfrew cherche essentiellement à définir les mécanismes de coopération et d’intégration politique permettant l’érection de monuments demandant une main d’œuvre importante et les conditions sociales de cette coopération. Les tombes d’Arran et de Rousay révèlent ainsi des sociétés où la coopération entre lignages ou 288 clans voisins s’effectuait à l’occasion d’échanges à la fois sociaux et cérémoniels et incluait certains éléments de compétition. Les idées concernant la part des pressions démographiques dans l’apparition de territoires mieux délimité et « marqués » par l’érection de grands monuments puisent également, plus indirectement, leurs sources dans des documents ethnographiques. Du côté français, l’ethnologie est mobilisée pour ouvrir de nouvelles pistes de recherches, l’analyse interne des matériaux européens restant primordiale face à la théorie anthropologique et aux transferts issus de sociétés exotiques. De façon pragmatique, Pierre Pétrequin, qui a travaillé en Irian Jaya sur les haches de pierre (A.-M. et P. Pétrequin 1993) apporte ainsi des éléments de compréhension indispensables sur les composantes économiques et sociales du phénomène mégalithique européen, en démontrant l’importance des échanges de lames de pierre polie issues des carrières alpines, notamment pour la Bretagne (Pétrequin, Jeunesse 1995 ; Pétrequin et al. 2002). Serge Cassen, tout comme Pierre Pétrequin, ne se préoccupe guère d’un cadre classificatoire et développe un comparatisme ethnographique tous azimuts qu’il qualifie lui-même de « décomplexé ». L’ethnographie est mobilisée pour démontrer que des sociétés encore prédatrices peuvent néanmoins construire de grands monuments. Des groupes observés par l’ethnoarchéologie nord et sud-américaine, tributaires de récoltes de graminées sauvages, de collectes sélectives et d’espèces protégées, possédant des formes de stockage de produits de la mer ou de la rivière, au sein de vastes réseaux d’acquisition de produits rares et désirés, démontrent ainsi à quel point l’agriculture idéale des peuples sédentaires n’est pas la condition sine qua non à l’invention de la monumentalité funéraire fixant le territoire (Boujot et Cassen 2000, p. 206). On retrouve des références ethnographiques et les travaux de Pétrequin à l’origine de son hypothèse sur le rôle de l’exploitation du sel dans le développement des sociétés de Bretagne. Dans les sociétés traditionnelles, cette denrée est en effet un bien de consommation cérémoniel et un moyen d’échange indispensable à la reproduction des rapports sociaux (id. p. 255). Sans être exhaustif, mentionnons également trois exemples d’un intérêt renouvelé pour la monumentalité de certaines populations exotiques. Kirch (1990) présente une étude comparative De Méditerranée et d’ailleurs… des monuments de Tonga et Hawai en les mettant en relation avec les structures de chefferies. Nous avions nous-même esquissé une première description des sociétés mégalithiques à l’occasion d’une bande dessinée consacrée au site du Petit-Chasseur à Sion (Gallay 1995b). Dans un ouvrage récent, Roger Joussaume (2007) analyse les stèles et les menhirs des populations oromo du Rift éthiopien, notamment des Konso et des Arsi. La question des sociétés dites mégalithiques a été reprise dans le cadre d’un nouveau classement des sociétés proposé par Alain Testart (2005), classement que nous avons tenté d’appliquer aux sociétés mégalithiques européennes en distinguant deux étapes dans le développement du mégalithisme, celle des sociétés à richesses ostentatoires du Ve et du IVe millénaire et celle des sociétés lignagères du IIIe millénaire (Gallay 2006). Nous reprendrons ici la conclusion de cet ouvrage. En proposant des scénarios mettant en scène certains changements historiques fondamentaux, nous avons montré comment concilier connaissance anthropologique de l’homme et métier d’historien. L’approche évolutionniste des sociétés humaines s’en trouve considérablement enrichie au sein de ce que l’on peut désormais considérer comme un nouveau programme de recherches. Le classement fin des sociétés permet en effet d’approfondir notre sujet dans deux directions complémentaires, mais distinctes. Le premier enjeu, qui relève de l’anthropologie, se situe au niveau du repérage des mécanismes généraux qui justifient l’existence de comportements socio-politiques identiques dans des sociétés ne possédant aucun liens historiques entre elles. Le second, qui relève de l’histoire et de l’archéologie, devrait rendre compte des trajectoires historiques toujours originales des sociétés. Le programme ethnoarchéologie reste donc aujourd’hui ouvert et a peu de chance de se refermer tant il est vrai que les vestiges archéologiques ne parlent pas d’eux-mêmes et que leur interprétation dépend d’un savoir anthropologique général dont il est impossible de se passer dès qu’on aborde des interprétations fonctionnelles. 7 - Le structuralisme et l’archéologie contextuelle 7.1 - Paradigme L’analyse interne des documents permet d’accéder à l’idéologie inconsciente et irréductible caractérisant chaque société. Dans son cours de linguistique générale (1916), Ferdinand de Saussure démontre la possibilité de dégager les sons pertinents (phonèmes), arbitrairement construits, propres à chaque langue, et ceci par une analyse interne des discours, éminemment variables, des locuteurs. Claude Lévi-Strauss (1958, 1962) reprendra cette hypothèse dans le cadre de l’étude des idéologies de la « pensée sauvage » en y ajoutant une hypothèse idéaliste : les structures dégagées sont celles de l’inconscient, un inconscient qui se manifeste dans les différentes formes à travers lesquelles se manifeste la pensée des sociétés : systèmes de parenté, esthétique figurative, mythologie, etc. On retrouve ce paradigme chez un certain nombre de préhistoriens. Sans se référer explicitement au structuralisme, André Leroi-Gourhan (1956, 1965) propose une analyse qu’il veut strictement interne de l’art préhistorique. Celle-ci lui permet effectivement de dégager un schéma idéologique commun à tout le Paléolithique supérieur européen dans lequel l’opposition de deux espèces animales, le cheval et le bison, incarne les principes mâle et femelle, et révèle ainsi une métaphysique de la mort et de la fécondité. Il est intéressant de mentionner que le programme symbolique est déjà présent dans l’école nordaméricaine des années soixante avec l’insistance portée sur la notion de culture. Selon Marshall Sahlins (interview au Nouvel Observateur, n° 2229, 26 juillet-1er août 2007), un aspect essentiel et contradictoire de l’enseignement de Leslie White consistait à définir la culture comme un ordre qui se constitue symboliquement. Le paradoxe théorique, insoluble, de White, qui est l’un des rares anthropologues américains à citer de Saussure, est de considérer que l’infrastructure matérielle déterminante est elle-même un ordre doté d’une signification culturelle. L’archéologie anglo-saxonne s’est réapproprié le structuralisme français dans les années quatrevingt au sein du programme dit « contextuel ». Dans son article Sequence of structural change in the Dutch Neolithic (1982), Ian Hodder se propose ainsi de prolonger le structuralisme par une théorie de l’action en surmontant l’opposition entre l’approche idéaliste du structuralisme (une démarche éminemment continentale), et l’approche matérialiste du fonctionnalisme (plus spécifiquement britannique). La structure compliquée du décor des gobelets en entonnoirs traduit la compétition animant divers lignages pour l’établisse- 289 De Méditerranée et d’ailleurs… ment de droits territoriaux signalés par les tombes mégalithiques et témoigne donc des conflits sociaux de l’époque. Ces conflits paraissent résolus lors de la phase suivante correspondant à la civilisation des Gobelets à pied proéminent, où s’élabore une nouvelle stratégie fondée sur l’ouverture. La possession du sol n’est plus alors liée aux droits établis par les ancêtres, droits signalés par l’érection de grandes tombes collectives marquant la prépondérance des lignages fondateurs. 7.2 - Le symbolisme de l’art mégalithique L’intérêt pour les composantes symboliques de la société se retrouve dans les tentatives de déchiffrement de l’art mégalithique. Dès l’origine, cet intérêt se concrétise autour de quelques stéréotypes relevant plus d’une sémantique naïve et de stéréotypes appliqués sans critique aux productions artistiques néolithiques les plus diverses, ainsi la notion de déesse de la fécondité. Serge Cassen fait dans ce contexte figure d’exception en prenant le contre-pied des interprétations habituelles. Son analyse des motifs de la grande stèle de Locmariaquer (Cassen 2000, Cassen, Vaquero 2000, Cassen 2007) mobilise à la fois un corpus ethnographique tous azimuts et propose une analyse structurale digne de LéviStrauss, dans la même ligne que Ian Hodder. La stèle, où s’opposent des symboles de chasseurscueilleurs – crosse de jet, aurochs des forêts – et des symboles d’agriculteurs – hache polie et bélier – est surmontée par la figure d’un cachalot bondissant (qui a remplacé l’ancienne « hachecharrue »), figure emblématique de la prégnance de la mer. « Tous les aspects de la représentation plaident pour l’exagération des principes masculins en tant qu’ils affichent une réaction au processus dynamique dans lequel s’engage la culture de chasseurs-cueilleurs sous l’influence des normes religieuses et techniques du monde des agriculteurs, la vie réglée aux champs cultivés » (Cassen 2000, p. 750). Nous avons présenté ailleurs (Gallay 1986, p. 9597) les limites inhérentes à ce type de programme ; nous n’y reviendrons donc pas. L’exercice, aussi brillant et convaincant soit-il, relève plus de l’interprétation littéraire que de la démarche scientifique. Serge Cassen ne s’y est du reste pas trompé en affirmant que « ces principe généraux ne sont pas réfutables et ne constituent donc pas une théorie » (Cassen 2000, p. 751). Le programme contextuel se situe donc en dehors de la cumulativité 290 exigée par les disciplines scientifiques et pose un problème spécifique que l’on retrouve à propos de l’art paléolithique, problème que les récentes polémiques sur l’art « chamanique » sont loin d’avoir éclairci. 8. La place de V. Gordon Childe dans le développement des études mégalithiques Le tour d’horizon proposé permet de déceler dans l’histoire des études mégalithiques deux ruptures essentielles. 1. La première, d’ordre épistémologique, sépare les approches descriptives des interprétations plus ambitieuses, dites de « haut rang », dont nous avons dit à plusieurs reprises qu’elles étaient séparées des bases compilatoires par un véritable fossé épistémologique (Gallay 2007a). Les programmes descriptifs se développent de façon cumulative dès les origines de la discipline. Les premières observations architecturales sont progressivement enrichies par des expertises de plus en plus fines qui se placent dans un cadre chrono-culturel de plus en plus élaboré. Un nouvel intérêt pour les structures architecturales périphériques et les sols d’occupations épargnés par les recherches anciennes polarisées sur les chambres sépulcrales se développe à notre époque, parallèlement aux impératifs de la taphonomie des inhumations. À l’opposé, les programmes interprétatifs ont tendance à se relayer, les nouvelles conceptions chassant les anciennes jugées caduques selon les modes intellectuelles de l’époque, sans que l’on puisse déceler un véritable processus cumulatif. Les anciennes conceptions peuvent néanmoins parfois faire l’objet de véritables rejets selon des argumentaires parfaitement scientifiques, du moins pour certains programmes. 2. La seconde rupture est d’ordre technique et concerne la révolution opérée par les possibilités de datations absolues par le Carbone 14 (1949), puis par la calibration des dates (1966). Elle sépare les anciennes interprétations des conceptions actuelles qui peuvent désormais s’appuyer sur un cadre chronologique fiable. On notera également que les programmes interprétatifs actuellement en vigueur n’ont pas tous le même statut. L’analyse des relations entre émergence du mégalithisme et acculturation des chasseurs est aujourd’hui un programme dynamique qui demande à être étendu au delà des régions atlantiques et septentrionales. La question du rôle des pressions démographiques demande De Méditerranée et d’ailleurs… à être abordée sur de nouvelles bases portant à la fois sur une meilleure évaluation des densités de peuplements et sur les modalités d’insertion de la variable démographique dans l’évolution des sociétés, un sujet éminemment anthropologique (cf. Gallay 2007b). Le cadre classificatoire néo-évolutionniste fait aujourd’hui l’objet de critiques qui demandent ici aussi un approfondissement des critères anthropologiques utilisés. Le développement des approches transculturelles de l’ethnoarchéologie reste donc aujourd’hui l’une des voies essentielles pour faire progresser les études mégalithiques et c’est encore à ce niveau qu’il faut travailler si l’on veut faire passer l’interprétation de l’art mégalithique (comme de tout art dépourvu de commentaires écrits) du commentaire littéraire à un début de compréhension scientifique. Ce rapide résumé du développement des recherches mégalithiques permet de saisir la place cruciale de Gordon Childe dans ce processus. Pour ce faire nous pouvons reprendre les divers programmes isolés. Programme descriptif. Gordon Childe a été peu actif dans la constitution des archives de base. Son intérêt réside essentiellement dans ses vues synthétiques et dans les interprétations de « haut rangs » proposées. Il a néanmoins pris part marginalement à la création d’un meilleur cadre chronoculturel en étudiant les relations entre les types céramiques britanniques et continentaux et était très sensible à la variabilité des composantes culturelles associées au mégalithisme. Programme populationniste. Childe se trouve à l’articulation d’une archéologie des Peuples, monolithique, de plus en plus dépassée face à l’accumulation de preuves en faveur d’une grande diversité culturelle et d’une compréhension plus fine des phénomènes en termes de dynamiques des populations. Son programme diffusionniste reste extrêmement nuancé mêlant diffusion culturelle, déplacements de populations et déplacements de personnes isolées. Son insistance à souligner la variabilité culturelle des populations mégalithiques est l’un des grands paradoxes de ses vues diffusionnistes. Nous trouvons en effet déjà chez l’archéologue australien les deux arguments qui seront utilisés par la suite par Colin Renfrew pour rejeter les thèses diffusionnistes : disparité des mobiliers funéraires, absence de transferts concrets et d’objets provenant du Proche Orient. Les données fournies par les datations 14C rendront définitivement caduques les scénarios proposés par Childe. Les seules relations de crossdating qui survivent aujourd’hui sont celles établies entre le Bronze ancien égéen et les cultures de l’Enéolithique italien (Branigan 1966). L’interprétation du changement culturel en termes de populations et/ou d’individus peu nombreux reste néanmoins une alternative souvent mobilisée. Nous en voulons pour preuve les discussions concernant l’impact du Campaniforme sur les cultures mégalithiques. Les vues de Childe concernant le rôle des sociétés de chasseurs dans l’émergence des premières architectures funéraires monumentales est probablement l’argumentaire qui a le mieux résisté au temps puisqu’il s’agit d’un sujet encore parfaitement d’actualité. Programme transformiste. Childe se montre sensible à l’idée de progrès. Le concept d’états de civilisation reste néanmoins totalement marginal dans ses réflexions sur le mégalithisme puisque nous nous situons à l’intérieur même du stade dit de la barbarie, sans nécessité de comparaison avec les autres stades. Programme processuel. La variable démographique n’a pas échappé à Childe qui insiste sur l’énorme dépense d’énergie que requiert l’érection des tombes mégalithiques. Cet intérêt se retrouvera, de façon plus détaillée, dans les estimations chiffrées de Colin Renfrew. Programme ethnoarchéologique. Curieusement Childe ignore pratiquement totalement les références ethnologiques exotiques. Cette absence est pour le moins curieuse quand on sait la place que le comparatisme ethnographique tient dans les recherches préhistoriques depuis les origines. L’archéologue préfère trouver source d’inspiration dans l’histoire européenne que chez les Papous ou les Amérindiens en faisant appel aux « missionnaires » ou aux « croisés » pour découvrir des modèles de comportement culturels expansifs. Programme symbolique. À ce niveau, Childe ne fait guère figure d’originalité et se conforme à des standards interprétatifs largement partagés à l’époque en parlant de déesses de la fertilité ou de la mort. Nous le voyons, Gordon Childe se situe à l’articulation de deux mondes. Les données compilatoires sont, dès les années trente, désormais trop 291 De Méditerranée et d’ailleurs… nombreuses et trop diversifiées pour que l’on puisse encore retenir l’idée d’un Peuple mégalithique unique. Le cadre chronologique reste néanmoins encore trop incertain pour que l’on puisse apprécier l’originalité et l’indépendance du phénomène mégalithique à sa juste valeur. La lecture des textes de Childe laisse en effet l’impression d’une certaine tension entre une première compréhension de la diversité culturelle du phénomène et la nécessité de trouver une explication unique pour rendre compte de ces architectures particulières. Le cadre de référence sociologique reste élémentaire, sinon caricatural. La révolution du Carbone 14C et les interprétations, quelquefois hâtives et souvent superficielles de la Nouvelle archéologie feront entrer les études mégalithiques dans une ère nouvelle que les actuelles recherches ethnoarchéologiques et la nécessité de définir une assise anthropologique plus stable pour ce phénomène sont déjà en train d’ébranler. Bibliographie Bailloud G., Boujot C., Cassen S., Le Roux C.-T. 1995. Carnac : les premières architectures de pierre. 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The evolution of culture : the development of civilization to the fall of Rome. MacGraw-Hill paperbacks. McGrawhill, New York, 378 p. 298 ISBN : 978-2-35842-001-3 Achevé d’imprimer en octobre 2009 sur les presses de l’imprimerie LUSSAUD 85200 Fontenay-le-Comte Dépôt légal n° 5058 - 2e semestre 2009 Imprimé en France P rincipalement axées sur la Préhistoire et la Protohistoire méditerranéennes et toujours replacées dans des perspectives historiques, les recherches menées depuis près de cinquante ans par le professeur Jean Guilaine ont pu être transmises au plus grand nombre grâce à la chaire « Civilisations de l’Europe au Néolithique et à l’Âge du bronze » qu’il a animée entre 1995 et 2007 au sein du Collège de France. Plus d’une centaine de chercheurs de nationalités diverses ont souhaité, à travers cet ouvrage, rendre hommage à la richesse de ses travaux mais également à l’homme, passionné et toujours désireux de faire partager son savoir. La diversité des aires géographiques et la variété des thématiques abordées dans les articles ici rassemblés soulignent l’envergure de recherches qui contribuent à jalonner les routes de l’histoire européenne. F ocusing mainly on mediterranean Prehistory and Protohistory and invariably placing it in a historical context, the research conducted by Professor Jean Guilaine for almost fifty years has been communicated to a larger audience thanks to the chair “Civilisations de l’Europe au Néolithique et à l’Âge du bronze” which he held at the College of France between 1995 and 2007. More than one hundred international researchers have provided their contribution to this publication in order to honour not only the variety of his work but also the person, passionate and always seeking to share his knowledge. The diversity of the geographical areas and the various subjects treated in the present papers underline the importance of his research, highlighting themes throughout European History. 9 782358 420013