Etre le loup Bettina Wegenast L'AUTEUR Bettina Wegenast est née en Suisse alémanique en 1963. D'abord journaliste, puis libraire, elle est aujourd'hui un auteur jeunesse reconnu. Etre le loup est son premier texte de théâtre. Elle est éditée en France à l'Ecole des loisirs. Son écriture aime convoquer l'univers des contes et des fables, mais pour les retourner, les transformer, les renouveler, et ce faisant nous donner l'occasion de les interroger. Dans Erwin et Grenouille elle fait ainsi allusion à La Belle au bois dormant, tandis qu'Être le loup rappelle à notre mémoire le Petit chaperon rouge, et plus globalement tous ces contes classiques dans lesquels la figure du loup est centrale. Dans quelle mesure avons-nous besoin de telles figures (repoussoir) pour nous construire ? La peur qu'elles nous inspirent n'est-elle pas l'autre nom du désir qu'elles suscitent ? LE TEXTE Quatre personnages, quatre lieux (pré, bureau, forêt, rivière), huit tableaux : et une figure - le loup. Figure centrale de la littérature enfantine, du conte traditionnel à l'album jeunesse contemporain, le « grand méchant loup » occupe une place de choix dans les imaginaires – incarnant et symbolisant tous les dangers, cristallisant nos peurs les plus essentielles. Dans Le Petit chaperon rouge, Les trois petits cochons, Le loup et les sept chevreaux, ou encore dans Pierre et le loup, il est le prédateur cruel, autour duquel la narration s'organise. La littérature jeunesse contemporaine s'empare volontiers de cette figure du loup, dans une perspective de réécriture ou de détournement du conte classique, ou d'invention plus radicale : citons par exemple le livre de Karin Serres Lou la brebis, qui met en scène la naissance d'une amitié entre une brebis et un loup, deux personnages vivant mal leur identité pour cause de prénoms mal choisis (Lou est une brebis, et Angel un loup) ; ou encore le très amusant Monsieur Loup a mal aux dents, de Alain Boyer (ed. Larousse, 2012) dans lequel comme dans Etre le loup est mis en lumière le désarroi créé par la disparition (ici momentanée) du loup, sa place soudain vacante obligeant tous les animaux de la forêt à se réorganiser et à repenser leur existence. Car s'ils sont d'abord soulagés, très vite l'ennui les gagne -que faire de son temps en effet si l'on n'a plus à se protéger du loup ? Dans Etre le loup, l'auteur revient avec humour sur nos représentations ordinaires, sur ces évidences que la figure du loup fait surgir dans nos esprits, celles que le conte classique a contribué à ancrer dans nos imaginaires : le loup est « Méchant, bien sûr ! », « méchant comme un loup », raison pour laquelle on l'appelle « le grand méchant loup » (p14). Physiquement effrayant (noir et hirsute), il se comporte de manière tout aussi effrayante, volant et tuant -puisque « c'est évident ça coule de source », un loup vole et tue. La pièce convoque également de manière plus précise le Petit chaperon rouge, à travers la figure du chasseur, et l’épisode du ventre du loup découpé et bourré de pierres, puis recousu. Figure paradigmatique de l'animal sauvage, pensé comme par nature dangereux, mystérieux, et imprévisible, le loup est cet être d'instinct dont il faut toujours se méfier. A travers la figure du loup, on touche à la question de la force des pulsions. Dans Malaise dans la civilisation, Freud définit la culture comme une vaste entreprise de répression des pulsions. Mais pouvons-nous toujours les dominer ? Les étouffer, en outre, ce n’est pas encore les faire disparaitre : aurions-nous tous en nous des pulsions agressives, cachées, que nous nous efforcerions tant bien que mal de contenir ? Au cœur de la transformation de Kalle en loup se trouve en tout cas cette tension entre pulsion et maîtrise de soi. « Je ne voulais pas…pas si fort… » avoue-t-il – montrant bien ici qu'il s'est trouvé « dépassé » par ses pulsions lorsqu'il a jadis mordu Renée. Présentes sans doute en chacun d'entre nous, et/ou craintes, les pulsions de domination et de destruction sont au centre de la plupart des contes traditionnels, raison pour laquelle peut-être ces derniers nous parlent si intimement. « Etre le loup », serait-ce « passer à l'acte » ? Et jouer le loup – se mettre à l'épreuve ? Aurions-nous besoin de transgresser (même symboliquement) des limites pour trouver notre place ? Construire notre identité ? PISTES DE TRAVAIL : INTERPRETATIONS ET QUESTIONNEMENTS LA QUESTION DE L'IDENTITE (INDIVIDU / COLLECTIVITE) La construction des identités est un phénomène complexe. Comment et pourquoi devient-on tel ou tel ? Subissons-nous des influences ? Sommes-nous modelés, déterminés par la société ? Dans quelle mesure ? Pouvons-nous échapper aux représentations dominantes? Avons-nous prise sur nous-mêmes, notre apparence, notre caractère ? Pouvons-nous facilement changer de costume ? de rôle ? Dans Etre le loup, on assiste à un renversement complet des rôles : le mouton « se déguise » en loup, et ce faisant semble « devenir » loup. Se pose alors la question délicate de la différence être /paraître : Locke ne cesse en effet de rappeler à Kalle qu'il est « un mouton », même s'il est « déguisé en loup » (p54-55). Mais les choses sont-elles aussi simples ? Ne sommes-nous pas ce que nous faisons, comme le pensait Sartre? Jouer au loup alors, et agir comme un loup, n'est-ce pas se transformer véritablement en loup ? La métamorphose est bien au cœur du texte de B. Wegenast : Kalle en effet ne se contente pas de « jouer » le loup, il l'« incarne » au sens strict du terme – passant à l’acte en mangeant de la « viande » de mouton... Cette transformation soulève des questions diverses : y a-t-il en chacun de nous une part de mouton / une part de loup ? Peut-on devenir un autre ? Échapper à sa condition ? (« Tu n’es pas un loup. Tu es un mouton ») Dans quelle mesure notre identité est-elle sociale ? Avec les autres ou contre les autres, c'est toujours par rapport à eux que nous nous définissons, que nous nous positionnons. Nous sommes certes des individus, mais par-delà notre identité individuelle nous avons un statut, une position, une fonction sociale. Le regard des autres ne peut pas nous être indifférent, il nous constitue même en partie. Chez Kalle le souci d'apparaître ou d' « avoir l'air » est très présent : « de quoi aurais-je l'air, moi le grand méchant loup, en faisant des emplettes, en achetant des ciseaux à laine... » (p21). Il a beau prétendre se moquer des autres et de ce qu'ils peuvent penser ou faire (« Les autres, je m'en fiche des autres ! », p19), reste qu'en vérité son désir de devenir loup est un désir social : être loup, c'est avoir le pouvoir, c'est dominer, c'est être craint. Pouvoir de diriger les autres : ainsi, sitôt transformé en loup, Kalle dit-il à Locke : « Tu feras ce que je veux ». DESTIN vs LIBERTE Si l'aventure de Kalle nous parle autant c'est sans doute (entre autres) parce qu'elle s'appuie sur le désir universel (ou le fantasme?) d'échapper à son destin, de sortir de sa condition, de décider de son existence en toute liberté et en toute autonomie. Lorsqu’il demande à Locke s'il veut « passer [sa] vie à bêler dans le pré ? Ruminer ? », Kalle interroge notre courage, notre capacité à décider par nous-mêmes, il bouscule notre éventuel goût du conformisme et réveille notre désir de liberté, cette liberté grisante de pouvoir inventer sa vie, au lieu de subir son Destin...Certes il est ici question de domination, d'agressivité, de goût du pouvoir ; mais par-delà cette tentation du Mal, il y a d'abord vertige de la liberté (« Sentir entre ses dents le goût de la liberté et de l'aventure... » p20), vertige de la transgression, du dépassement de sa « nature »....C'est bien cela qui fonde l'enthousiasme de Kalle – sortir de sa condition. « Je ne suis pas un mouton mouton », clame-t-il (p27) d'abord, avant de se réjouir de cette transformation réussie : « Je ne suis plus un mouton, je suis un loup. Je suis LE loup ! » (p30) (transformation pensée donc comme un accès à son « soi » véritable). On peut voir enfin, dans cette liberté de devenir « un autre », une image de ce qu’est par excellence le théâtre : « Ne soyez pas timide, lâchez-vous ! » lance d’ailleurs le Nain à Kalle – comme un metteur en scène qui s’adresserait à ses comédiens. Le désir (universel) d'être et de vivre libre pose aussi la question de la juste « place », de savoir si nous sommes bien « à notre place » là où nous sommes. Notre fonction sociale nous convient-elle ? Dans Etre le loup, il apparaît que la liberté de changer de voie / de voix soulève en retour le problème délicat de savoir pour quelle autre voie / ou voix changer. Le Nain s'interroge (« Peut-être je ferais mieux de retourner dans un secteur manuel. »), Kalle lui-même s’interroge (« Je ne sais tout simplement pas si je suis fait pour ce boulot ») : car il n’est guère aisé de savoir quelle forme prendre, quel costume endosser, quel type d’existence mener… Ces questions se posent ici sur un double plan (qui contribue à la force de la pièce) – celui du réel le plus contemporain (poste vacant, recrutement, problématique de l'emploi précaire) et celui, atemporel, des symboles : si on recrute un loup, en effet, c’est qu’il semble que la place de loup doive nécessairement être occupée ? Aurait-on « toujours besoin d’un grand méchant loup » autour duquel (re)distribuer les rôles ? Fera-t-il toujours « partie du jeu » ? CROIRE OU SAVOIR Dans la première scène de la pièce, le dialogue entre Locke et Kalle s’engage à partir de la « bonne nouvelle » de la mort du loup : il s’agit de faire le point sur ce que cette disparition entraîne, par conséquent de rappeler qui était véritablement le loup. Immédiatement les questions de Locke entraînent l’agacement de Kalle, dont les réponses sont précisément le signe d’un refus de s’interroger : « Quelle question ! », « Evidemment », « Bien sûr ! », « ça va de soi », « ça coule de source »... Le loup était le loup : et il n’y a pas lieu de discuter, là où les évidences remplacent les savoirs. Mais lorsque Locke pose des questions plus précises à Kalle (« est-ce que tu l’as connu ? », « tu l’as vu ? »), la fragilité de ce prétendu « savoir » apparaît – qui n’est en vérité fondé que sur des « on dit », des rumeurs, des représentations et/ou fantasmes, et non sur une quelconque expérience. « Une fois j’ai failli le voir », dit Kalle, ou encore « je connais quelqu’un qui l’a vu » : le loup serait-il d’autant plus craint que son existence demeure mystérieuse, lointaine (et les informations dont on dispose de « seconde main ») ? Kalle finit en tout cas par avouer, indirectement, que ses savoirs manquent de précision (« est-ce que je sais, moi ? Je n’y étais pas », « je ne sais pas. Aucune idée ») – ce qui ne l’empêche pas pourtant de continuer à s’accrocher à ces « évidences ». « Je m’en fiche », finit-il par admettre : et ces mots à eux disent la force de nos croyances, (auxquelles on a parfois bien du mal à renoncer), indéracinables parce qu’elles « tiennent lieu » de savoirs. On peut ici convoquer le livre « Une soupe au caillou » de A. Vaugelade (L’Ecole des loisirs, 2000), qui pose aussi cette question de la rumeur et des a priori. Dans cette histoire, tout un village s’inquiète à l’arrivée d’un vieux loup, lequel propose à une poule de préparer avec lui une soupe. Tous les animaux sont sur leurs gardes, méfiants (mais en même temps curieux). Or pour finir la soupe cuit, chacun y ajoute un ingrédient, et tous passent en compagnie d’un loup une très bonne soirée ! LE « PASSAGE A L'ACTE » Dominer, prendre le pouvoir sur les autres, tel est le rôle du Loup : qui ne peut pas ne pas évoquer, dans notre réel contemporain, la figure du « chef ». Chefs et patrons de tous ordres, chefs politique, chefs d’entreprise, la place de « dominant » est celle de tous ceux qui d’une manière ou d’une autre se trouvent en haut de l'échelle sociale. Dans Etre le loup, indirectement et avec humour, est souligné le paradoxe dans lequel ceux-ci se trouvent de n'avoir pas le temps, le plus souvent, de « jouir » de leur statut, de leur position et de leur salaire de chefs... Ainsi le Nain dit-il clairement au futur loup qu'il recevra un « unique paiement », ajoutant « De toute façon vous n'auriez pas beaucoup de temps pour jouir de tout cela ». La position de leader implique aussi le goût et la possibilité du risque (« Le risque fait partie du métier »). Le Nain convoque explicitement l’image de l’entreprise, en parlant de sa « philosophie d'entreprise », expression qui à elle seule pose question, tant la philosophie semble être la grande absente du monde de l'entreprise... Dans Etre le loup pourtant la philosophie s'invite (pour preuve le choix de nom de Locke ?), sous la forme des questions que le récit ne peut manquer de soulever. Ainsi, quand le problème du passage à l'acte (violent) est posé, de nombreuses interrogations surgissent. En postulant pour occuper la fonction de loup, Kalle s’engage à essayer de devenir loup ; la puissance symbolique qu’il incarne est une première étape, il faut se sentir capable de ce rôle, avoir en soi la « force mentale » requise ; mais il faut aussi, à terme, être capable d’asseoir sa réputation sur des faits concrets – il faudra donc manger du mouton. « Je dois faire mes preuves », dit Kalle : est-ce là un devoir ? Une nécessité ? L’expression brute d’une pulsion ? Se pose encore la question de la légitimité d’une telle violence : « Ca arrive tous les jours ! Partout dans le monde », affirme Kalle. Quelle peut être la valeur d'un tel argument ? Quel rapport établir entre ce qui est « normal » et ce qui est « légitime » ? Ce qui « se fait » mérite-t-il toujours d'être fait ? On pourra encore s’interroger sur la réaction de Locke quand il s'exclame : « Tu ne peux pas avoir fait ça ! C’est impossible ! C’est contre nature ! ». Une telle réflexion serait-elle pertinente, appliquée au monde des hommes ? Si l'animal suit la/sa nature, les hommes n’inventent-ils pas leurs comportements ? Peut-il alors y avoir des actes « contre nature » ? Seraient-ils forcément condamnables ? Ce récit pose enfin la question de ce qui est en nous irréductible au « rôle » que nous jouons : par delà ce que nos positions sociales peuvent exiger de nous (en termes de soumission à l'ordre, par exemple), n'avons-nous pas une conscience morale capable de résister ? Renée illustre parfaitement cette puissance de résistance lorsqu’elle s'exclame : « Je ne vais pas rester tranquillement ici et écouter quelqu'un qui se noie. Même si c'est le loup. ». Pour finir, Kalle luimême renoncera à être le loup, s'excusera, regrettera, dira ne pas comprendre ce qui lui a pris : abandon du fantasme ? Retour au réel ? A une condition plus modeste ? Scrupules moraux ?