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Notions-de-philosophie

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Les Notions de philosophie
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Réussir l’épreuve du bac
ϕ
Les Philosophes.fr
1
Préface
Vous passez le bac dans quelques mois, et vous voulez réussir votre épreuve de
philosophie ?
Il vous semble que vous manquez de connaissances sur telle ou telle notion au programme ?
Vous pensez que cela peut vous pénaliser et que vous n’arriverez jamais à rédiger une
dissertation satisfaisante le jour du bac ?
Pas de panique, vous êtes au bon endroit !
Vous trouverez ici l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur chaque notion au programme de
philosophie du bac.
Cela vous permettra de rédiger une belle dissertation le jour du bac, quel que soit le sujet.
Il vous suffit de repérer la notion qui vous intéresse dans la table des matières : un cours
vous récapitulera tout ce qu’il y a à savoir sur le sujet, de manière claire et pédagogique.
Idéal pour vos révisions !
Cela vous donnera toutes les armes pour obtenir une bonne note au baccalauréat. Bon
travail !
Note : Vous remarquerez peut-être qu’un même texte est parfois utilisé pour plusieurs
notions. C’est normal : comme les notions se croisent, et ne sont pas indépendantes les unes
des autres, un même texte peut être utilisé pour des sujets différents.
C’est pratique, puisqu’il suffit de comprendre un texte pour pouvoir l’utiliser dans de
multiples occasions !
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Table des matières
L’art.......................................................................................................................................................4
Le devoir ...............................................................................................................................................9
La justice ............................................................................................................................................ 13
La science........................................................................................................................................... 19
Le travail ............................................................................................................................................ 23
Le bonheur ......................................................................................................................................... 28
L’Etat .................................................................................................................................................. 34
Le langage .......................................................................................................................................... 39
La raison ............................................................................................................................................. 44
La vérité ............................................................................................................................................. 49
La conscience ..................................................................................................................................... 54
L’inconscient ...................................................................................................................................... 60
La liberté ............................................................................................................................................ 66
La religion........................................................................................................................................... 72
Le temps ............................................................................................................................................ 77
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L’art
Sujet possible : L’art nous éloigne-t-il de la réalité ?
Lorsqu’on se trouve devant une œuvre d’art dans un musée, on rentre parfois dans une profonde
rêverie. Le monde réel autour de nous disparaît, et l’on se plonge dans le monde propre à l’œuvre
qui peut être angoissant, apaisant ou étrange.
Il semble donc que la contemplation esthétique nous éloigne de la réalité. Pourtant, on peut se
demander si au contraire, une œuvre d’art n’a pas pour fonction de nous révéler un aspect de la
réalité que nous n’aurions pas encore découvert.
La question se pose donc : une œuvre d’art nous fait-elle quitter, l’espace d’un instant le monde réel,
ou au contraire nous apprend-elle quelque chose de lui ?
L’art comme imitation de la nature – Aristote
On a tendance à considérer comme réussie une peinture qui ressemble au modèle original. Pline
l’Ancien relate avec admiration dans ses Histoires naturelles la prouesse de Zeuxis, un peintre grec
qui avait réussi à peindre des grappes de raisin si ressemblantes que des oiseaux se posaient dessus
pour les becqueter.
Zeuxis était lui-même fasciné par le modèle de l’imitation, puisque dans sa peinture, les raisins
étaient portés par un enfant, et il émit ce regret : « j’ai mieux peint les raisins que l’enfant; car si
j’eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur ».
Qui n’a pas été fasciné par une peinture en trompe-l’œil ? Il semble que ce soit là le point de
perfection de l’œuvre d’art, puisque si elle parvient à tromper l’œil humain, cela montre que l’œuvre
est aussi riche de nuances et aussi complexe que la réalité elle-même : l’artiste devient vis-à-vis de
l’œuvre l’égal de Dieu vis-à-vis de sa Création.
C’est ce qui amène Aristote à définir l’art comme imitation dans ce texte célèbre :
« À l’origine de l’art poétique dans son ensemble, il semble bien y avoir deux causes, toutes deux
naturelles. Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes, et ils se
différencient des autres animaux en ce qu’ils sont des êtres fort enclins à imiter et qu’ils
commencent à apprendre à travers l’imitation » (la Poétique).
La seconde cause est le plaisir pris aux images (Aristote note qu’on prend plaisir aux représentations
dont l’original déplairait, comme la peinture d’un cadavre).
L’image, là aussi, est comprise comme l’imitation d’un modèle ; et Aristote soutient même qu’on
prend plus de plaisir à la vue de l’imitation que du modèle.
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On voit donc qu’Aristote définit l’art comme imitation, et dans ce cas, l’art ne nous éloigne pas de la
réalité, mais au contraire vise celle-ci comme un idéal à atteindre. Le but de l’artiste n’est pas de
nous détourner du monde réel, mais de nous en rapprocher le plus possible.
Néanmoins, on peut remettre en question l’idée qu’imiter la nature serait nous rapprocher de la
réalité. L'imitation ne nous éloignerait-elle pas de la réalité ? Telle est la conception, surprenante,
défendue par Platon.
L’artiste nous éloigne de la réalité de trois degrés – Platon
On a jusqu’à présent retenu l’idée selon laquelle la « réalité » était le monde sensible, celui que nous
voyons. Dans ces conditions, il est logique de considérer que l’œuvre d’art qui imite le monde
sensible nous rapproche de la réalité.
Tout change si l’on considère, comme Platon, que la réalité n’est pas le monde sensible que nous
contemplons. Platon considère que le monde sensible n’est qu’une apparence, un simple reflet du
monde réel, le monde intelligible, ou monde des Idées.
Alors que les choses du monde sensible sont soumises au changement et sont donc caractérisées par
une forme dégradée d’être, les Idées du Monde intelligible sont éternelles : alors que les hommes
vieillissent et meurent, l’Idée de l’Homme en soi reste éternellement ce qu’elle est.
De plus les étants sensibles tirent leur être des Idées auxquelles ils participent : c’est en participant à
l’Idée d’Homme que Pierre est homme. Ou en participant à l’Idée de Bien qu’une action est bonne.
Les choses du monde sensible ne sont donc que des reflets, au sens où ils ne tirent pas leur être
d’eux-mêmes, mais de manière dérivée, en participant à ce qui est réellement : le monde intelligible.
Dans cette perspective, qu’est-ce qu’un artiste ?
En imitant le monde sensible, l’artiste imite un reflet, une apparence. En tant que reflet, le monde
sensible est en lui-même une copie, une imitation du vrai monde, intelligible. L’artiste imite… une
imitation ! Il nous éloigne donc de la vraie réalité de trois degrés, ainsi que l’explique Platon dans le
livre X de la République. Il distingue le Lit en soi, la vraie réalité, le menuisier qui imite le lit, et le
peintre qui imite l’imitation du lit :
« Et le menuisier ? Nous l'appellerons l'ouvrier du lit, n'est-ce pas ? G. - Oui.
S. - Et le peintre, le nommerons-nous l'ouvrier et le créateur de cet objet ? G. - Nullement.
S. - Qu'est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ?
G. - Il me semble que le nom qui lui conviendrait le mieux est celui d'imitateur de ce dont les deux
autres sont les ouvriers.
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S. - Soit. Tu appelles donc imitateur l'auteur d'une production éloignée de la nature de trois degrés.
[...] L'imitation est donc loin du vrai, et si elle façonne tous les objets, c'est, semble-t-il, parce qu'elle
ne touche qu'à une petite partie de chacun, laquelle n'est d'ailleurs qu'une ombre ».
On le voit : l’art nous éloigne de la réalité, et on comprend pourquoi Platon veut chasser le Poète de
la Cité idéale qu’il imagine dans la République. En tant que maître de l’apparence, il représente un
danger, à moins que ses œuvres d’art ne célèbrent les vertus morales (auquel cas il sera autorisé à
rester).
On peut pourtant interroger ce modèle de l’imitation qu’on trouve à la fois chez Aristote pour
célébrer l’œuvre d’art et chez Platon pour la condamner.
Cette conception de l’art n’a-t-elle en effet pas été relativisée et dépassée par des courants
modernes comme l’impressionnisme, ou la peinture abstraite, dont le but est tout autre que celui
d’imiter la réalité ? Il nous faut donc interroger à nouveau cette conception de l’art comme
imitation, et essayer de déterminer si l’art, entendu autrement nous éloigne ou nous rapproche de la
réalité.
Sortir du modèle de l’imitation
L’imitation constitue-t-elle réellement la finalité suprême de l’art ? Ou ne représente-t-elle qu’un but
parmi d’autres ? Pourquoi restreindre l’art à une seule fonction ? Celle-ci semble d’ailleurs inférieure.
Si l’idéal d’une peinture, c’est d’imiter parfaitement, alors la peinture a été détrônée par la
photographie et ne sert plus à rien.
Il semble que l’imitation ravale la peinture à une simple affaire d’habileté technique, ainsi que le
remarque Hegel dans son Esthétique :
« Quel but l'homme poursuit-il en imitant la nature ? Celui de s'éprouver lui-même, de montrer son
habileté et de se réjouir d'avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. [...] Mais
cette joie et cette admiration de soi-même ne tardent pas à tourner en ennui et mécontentement, et
cela d'autant plus vite et plus facilement que l'imitation reproduit plus fidèlement le modèle naturel.
[…]
En entrant en rivalité avec la Nature, on se livre à un artifice sans valeur. Un homme s'étant vanté de
pouvoir lancer des lentilles à travers un petit orifice, Alexandre, devant lequel il exécuta son tour de
force, lui fit offrir quelques boisseaux de lentilles ; et avec raison, car cet homme avait acquis une
adresse non seulement inutile, mais dépourvue de toute signification. On peut en dire autant de
toute adresse dont on fait preuve dans l'imitation de la nature ».
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Le modèle de l’imitation est précisément ce à quoi ont essayé d’échapper certaines formes d’art,
comme l’art abstrait, défini ainsi par Michel Seuphor : « J'appelle art abstrait tout art qui ne contient
aucun rappel, aucune évocation de la réalité observée, que cette réalité soit, ou ne soit pas le point
de départ de l'artiste ».
Lorsque Kandinsky peint une aquarelle dans laquelle toute mention au monde extérieur est
supprimée, il s’agit là d’un geste révolutionnaire, qui rompt avec le paradigme de l’imitation.
Avant lui, les impressionnistes avaient déjà mis en question ce modèle, puisque leur idéal était non
pas la représentation la plus objective possible du monde extérieur, mais plutôt de transcrire sur la
toile l’impression subjective qu’un paysage suscitait en eux.
Enfin, nous nous sommes jusqu’à présent intéressé plutôt à la peinture, mais nombreuses sont les
formes d’arts : qu’est-ce que la musique est censée imiter ? Ou l’architecture ?
On le voit, le modèle de l’imitation n’est qu’un paradigme parmi d’autres. Libéré de ce modèle, on
peut dire que l’art nous éloigne de la réalité, car il ne poursuit plus celle-ci comme un but.
Conclusion
L’art nous éloigne de la réalité ou nous en rapproche selon le but qu’on lui fixe. Mais même enfermé
dans le modèle de l’imitation, on a vu qu’on pouvait soutenir, avec Platon, qu’il nous éloigne de la
vraie réalité. On peut donc considérer que celui-ci, quelle que soit la finalité qu’on lui assigne, est par
définition un mouvement de l’esprit, pour fuir, dépasser, ou transcender la réalité.
Cours sur l’art – En savoir plus
1/ Jusqu’à la Renaissance, on ne distingue pas entre l’artisan et l’artiste. Le mot « art » englobe les
deux significations.
2/ Oscar Wilde développe une théorie quelque peu paradoxale selon laquelle c’est la Nature qui
imite l’Art :
"Qu'est-ce donc que la Nature? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est
dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que
nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une
chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l'on en voit la beauté.
Alors, et alors seulement, elle vient à l'existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce
qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces
effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose même dire qu'il y en eut.
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Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les
inventa. Maintenant, il faut l'avouer, nous en avons à l'excès… » (Intentions)
3/ Un autre sujet classique consiste à se demander si la notion de génie a un sens.
Platon défend cette conception, peut-être avec un peu d’ironie : « c’est chose légère que le poète,
ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n’avoir
plus sa raison » (Ion).
En revanche Nietzsche insiste sur le travail. Il n’y a pas de génie, seulement de grands travailleurs,
ainsi qu’il le soutient dans Humain, trop Humain :
"L'activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de
l'activité de l'inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique.
Toutes ces activités s'expliquent si l'on représente des hommes dont la pensée est active dans une
direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d'observer diligemment
leur vie intérieure et celle d'autrui qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens.
Le génie ne fait rien que d'apprendre d'abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher
toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l'homme est
compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n'est un « miracle ».
D'où vient donc cette croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur et le philosophe ?
qu'eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette
merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l'« être » !)
Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur
sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d'autre part éprouver d'envie. Nommer quelqu'un «
divin » c'est dire : « ici nous n'avons pas à rivaliser ».
En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement, tout ce qui est en train de se faire est
déprécié. Or personne ne peut voir dans l'œuvre de l'artiste comment elle s'est faite ; c'est son
avantage, car partout où l'on peut assister à la formation, on est un peu refroidi. L'art achevé de
l'expression écarte toute idée de devenir ; il s'impose tyranniquement comme une perfection
actuelle.
Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non les
hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu'un enfantillage de
la raison".
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Le devoir
Sujet possible : Qu’est-ce qu’un devoir ?
Pourquoi dit-on qu’il ne faut pas mentir, voler ou tricher ? En quoi est-ce un devoir de dire la vérité,
ou de respecter la loi ?
Pour répondre à cette question, il faut comprendre la signification du terme « devoir ».
I/ L’impératif catégorique kantien
Kant propose une définition intéressante de ce terme. Un devoir est selon lui un « impératif
catégorique », qu’il distingue des « impératifs hypothétiques ».
Un impératif hypothétique est de cette forme : si tu veux ceci, fais cela.
Il y a une condition à l’action : il faut faire telle ou telle action si l’on souhaite obtenir tel ou tel
résultat.
Par exemple : si tu veux réussir ce gâteau, rajoute un peu de sucre.
Ou : si tu veux te muscler, fais plus de sport.
Dans ces deux cas, l’action (faire du sport ou rajouter du sucre) n’est pas présentée comme un
devoir, bien que le verbe principal est à l’impératif (« rajoute », « fais »). Nous ne sommes pas dans
le champ de la morale, mais dans celui de l’habileté.
Grâce à ce type d’impératif, on indique un moyen pour atteindre un but.
La morale apparaît là où on rencontre un impératif catégorique.
Il s’agit d’un impératif sans conditions. Il est de la forme : « Fais ceci » ou « ne fais pas cela ».
Il ne s’agit pas de dire : « si tu veux agir moralement, fais ceci ». Agir moralement n’est en effet pas
présenté comme un choix parmi d’autres, que l’homme habile pourrait privilégier en fonction de
telle ou telle situation.
Il s’agit d’un devoir inconditionné. Pour distinguer ce type d’impératif, Kant lui donne un nom
spécifique : « impératif catégorique ».
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Nous ne sommes plus dans l’habileté mais dans la morale.
Il ne s’agit plus d’un moyen pour atteindre une fin, mais d’une fin en soi, qu’il faut viser pour ellemême.
Il ne faut pas, en effet, accomplir son devoir en vue d’un autre but (par exemple une récompense).
On agirait là de manière intéressée, c’est-à-dire égoïste. On n’agit moralement que lorsqu’on fait son
devoir sans aucun autre but que… faire son devoir. C’est uniquement dans ce cas qu’on agit de
manière désintéressée.
En agissant conformément à son devoir, on peut même agir contre son intérêt. On peut même
perdre la vie.
En voici quelques exemples : le soldat lorsqu’il obéit aux ordres se conforme à son devoir (même si
on pourrait soutenir le contraire). Il peut mourir sur le champ de bataille. Les kamikazes, ces pilotes
d’avion japonais qui se précipitaient sur les porte-avions américains en sont un exemple privilégié.
Lorsque Jean Moulin préfère se laisser torturer par la Gestapo plutôt que de donner le nom de ses
complices, il préfère agir par devoir plutôt que selon ses intérêts.
Tandis que les animaux agissent de manière intéressée, en variant les moyens mis en œuvre pour
atteindre leur but (par exemple une friandise), l’homme est le seul capable d’agir de manière
désintéressée.
C’est ce qui fait la dignité humaine, ce qui vient donner une valeur à l’homme et le place au-dessus
des animaux.
Ce pourquoi Kant célèbre l’impératif catégorique par ces mots célèbres :
« Devoir ! mot grand et sublime, toi qui n’as rien d’agréable ni de flatteur et commandes la
soumission, sans pourtant employer, pour ébranler la volonté, des menaces propres à exciter
naturellement l’aversion et la terreur, mais en te bornant à proposer une loi, qui d’elle-même
s’introduit dans l’âme et la force au respect (sinon toujours à l’obéissance), et devant laquelle se
taisent tous les penchants, quoiqu’ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est digne de
toi ? Où trouver la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants,
cette racine où il faut placer la condition indispensable de la valeur que les hommes peuvent se
donner à eux-mêmes ? »
On pourrait penser que le devoir nuit à la liberté de l’homme, le brime dans sa créativité, l’empêche
de réaliser certaines actions qui lui seraient profitables, et même le met en danger.
En fait, pour Kant, c’est tout le contraire. C’est ce qui constitue l’homme en tant qu’homme. C’est ce
qui vient donner à l’homme toute sa valeur, l’élevant au-dessus des autres créatures.
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Une idée que l’on trouve particulièrement bien exprimée dans ce second texte célèbre de Kant :
« Deux choses me remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et
toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de
moi et la loi morale en moi. […]
Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon
importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée
à la planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on
ne sait comment) douée de la force vitale.
Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma
personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même
de tout le monde sensible ».
Kant formule ainsi l’impératif catégorique : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux
vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Autrement dit : ce que je fais aux
autres, je dois pouvoir vouloir que les autres me le fassent. Sinon ce n’est pas une action morale.
Ainsi on voit que l’assassin ne peut vouloir que les autres le tuent, ou que le meurtre soit permis par
la loi.
L’exemple privilégié que Kant prend comme type de devoir est celui de la sincérité. Il ne faut pas
mentir, quelle que soit la situation. Au point que si un ami pourchassé par un tueur vient se réfugier
chez moi, et que l’assassin tape à ma porte en me demandant si j’ai vu passer quelqu’un, il faut que
je lui dise la vérité ! Un exemple dont se moqueront d’autres philosophes.
II/ Le devoir comme expression d’une décadence ? Nietzsche
Pour Nietzsche la morale n’est qu’un symptôme. On parle de symptômes d’une maladie, pour
désigner les signes extérieurs et visibles d’un problème du corps. Selon Nietzsche, la loi morale est le
signe visible d’un problème caché de celui qui la respecte : le nihilisme.
Le nihilisme est l’idée selon laquelle rien n’a de valeur et qu’il n’y a donc pas de raison de vivre. Il
s’agit pour Nietzsche d’une maladie, au sens physiologique du terme, et non d’une doctrine
philosophique qu’il faudrait prendre au sérieux.
Le sage, celui qui agit de manière morale et ne se laisse pas céder à la tentation du désir, est malade :
« de tout temps, les sages ont porté le même jugement sur la vie : elle ne vaut rien… Il faut qu’il y ait
quelque chose ici de malade » dit-il dans le Crépuscule des Idoles.
Ainsi en va-t-il de Socrate. Nietzsche remarque que celui-ci, au moment de mourir, demande qu’on
aille sacrifier un coq à Asclépios, le dieu de la médecine. Il en déduit que Socrate considérait la vie
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comme une maladie, et qu’il fallait remercier le Dieu de la médecine au moment où il allait être
délivré de cette maladie.
Socrate était conscient du nihilisme à l’œuvre en lui. Nietzsche rapporte l’anecdote d’un
physionomiste qui dit à Socrate qu’il était un monstre, cachant en lui tous les vices, suscitant l’hilarité
de son entourage, qui le tenait pour un modèle de vertu. Socrate répondit simplement : « Vous me
connaissez, monsieur ! ». Ce n’est pas là pour Nietzsche un exemple de la célèbre ironie socratique
mais un moment de sincérité dans lequel Socrate confessait le mal qui le ronge.
Pour Nietzsche, derrière l’équation platonicienne bien=beau=vertu (qui n’est autre que le principe de
la morale) se dissimule un nihilisme réel, une envie de mourir
Le philosophe doit donc se placer « par-delà le bien et le mal », dépasser la morale, et comprendre
qu’« il n’y a pas du tout de faits moraux ».
Conclusion
Un devoir n’est donc autre chose qu’un symptôme. Loin de constituer ce qui fait la dignité humaine,
il représente plutôt une impuissance de l’homme, ce qui le rabaisse, et le pousse vers la mort.
Néanmoins, on peut se demander ce qu’entend Nietzsche par « agir au-delà du bien et du mal ».
Serait-ce là un nouveau commandement ? Un nouveau devoir ?
Cours sur le devoir : en savoir plus
1/ La notion de devoir est inséparable de celle de tentation et de honte : le sentiment du devoir
apparaît lorsqu’on est exposé à une tentation à laquelle on ne veut pas céder (par exemple, quand
on est amoureux de la copine d’un ami). Et l’on a honte lorsqu’on a enfreint son devoir.
2/ il ne s’agit pas de vouloir bien agir pour être moral. Il faut agir. Aristote dit qu’il n’y a de vertu
qu’en acte (c’est-à-dire exercée concrètement), et non seulement en puissance :
« Quant aux vertus, nous les acquérons d'abord par l'exercice, comme il arrive également dans les
arts et les métiers. Ce que nous devons exécuter après une étude préalable, nous l'apprenons par la
pratique ; par exemple, c'est en bâtissant que l'on devient architecte, en jouant de la cithare que l'on
devient citharède. De même, c'est à force de pratiquer la justice, la tempérance et le courage que
nous devenons justes, tempérants et courageux ».
3/ En agissant de manière conforme au devoir, on peut provoquer des catastrophes, et causer bien
plus de mal que si l’on s’était abstenu. De là cette célèbre phrase : « l’enfer est pavé de bonnes
intentions ».
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La justice
Sujet possible : peut-il être raisonnable de désobéir aux lois ?
La loi se présente sous la forme d’une obligation, une contrainte, un impératif, dont la violation
entraîne des sanctions. Il semble donc que le respect des lois soit le premier devoir exigé de nous par
la société.
De ce fait, il ne semble pas raisonnable de désobéir aux lois : la société, dont la puissance me dépasse
infiniment puisque je ne suis qu’une petite partie de ce Tout, me punira. Cela va donc contre mon
intérêt de désobéir, et j’en suis conscient. Ce serait donc chercher de manière délibérée mon propre
malheur que de refuser d’obéir aux lois, ce qui est un comportement déraisonnable.
Néanmoins, désobéir aux lois n’est-il pas lui-même un devoir dans certains cas ? N’y a-t-il pas des lois
injustes ? Si c’est le cas, alors le comportement le plus raisonnable n’est-il pas la désobéissance
civique ?
On peut donc se poser la question : dans certaines circonstances, le comportement le plus
raisonnable n’est-il pas de refuser de suivre la loi ?
La loi libère l’homme : Rousseau
Qu’est-ce qui finalement, vient fonder la légitimité de la loi ? Qu’est-ce qui fait que l’on doit la
respecter ?
Il ne s’agit pas de la simple force de contrainte que la société peut exercer sur nous, en cas de
désobéissance (prison, etc.). Sinon, la loi ne serait qu’une force parmi d’autres, analogue à celle
qu’un criminel peut exercer sur moi lorsqu’il me tient en son pouvoir.
Ce qui vient fonder la nécessité de mon obéissance, c’est que la loi est faite dans le souci de mon
propre intérêt. Loin de me contraindre et de m’asservir, la loi me libère et établit les conditions de
mon propre bonheur. En effet, je ne peux être heureux que si je coexiste pacifiquement avec les
autres membres de la société. La loi est ce qui vient organiser ces relations, les dépouille de toute
violence, de toute possibilité d’atteinte à ma personne, physique ou morale.
La loi me protège contre les agressions, le viol, le vol, le meurtre, le harcèlement moral, bref
l’ensemble des comportements de mes semblables qui peuvent me nuire.
Loin d’être la simple expression de la force d’un Tout qui me dépasse et m’écrase, la société, elle me
protège contre celle-ci et en premier lieu contre la force de celui qui se trouve à la tête de celle-ci, le
souverain. Grâce à la loi, plus d’arbitraire : fini le temps des lettres de cachet, où je pouvais être jeté
en prison sur une simple décision du roi, ne se fondant que sur son « bon plaisir ».
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La loi instaure un cadre rationnel où je ne peux être mis en prison qu’à certaines conditions, à la suite
de certains comportements, pendant un certain temps. La loi fixe l’ensemble de ces facteurs.
La loi libère l’homme, ce que Rousseau expose ainsi dans les Lettres écrites de la montagne :
« Il n'y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu'un est au-dessus des lois ; dans l'état même de
nature l'homme n'est libre qu'à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous.
Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais
il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes.
Toutes les barrières qu'on donne dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que
pour garantir de leurs atteintes l'enceinte sacrée des lois : ils en sont les ministres, non les arbitres,
ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu'ait son
gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme, mais l'organe de la loi.
En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de
plus certain ».
On le voit : la loi est libératrice. Agir de manière illégale revient toujours à faire courir un danger, à
nous ou à autrui. On viole la loi souvent par ignorance, parce qu’on en connaît pas quelles
conséquences auront nos actions. On voit donc qu’il serait déraisonnable de désobéir aux lois,
puisqu’un tel comportement relève souvent de l’ignorance.
Néanmoins, n’y a-t-il pas certains cas où la loi a été mal déterminée par le législateur ? N’y a-t-il pas
des lois injustes ? Auquel cas, on peut imaginer que la désobéissance aux lois relève d’une rationalité
supérieure. Telle est l’idée que nous devons à présent examiner.
Il y a des lois injustes : Antigone
Parce que le législateur n’est qu’un être humain, il est faillible et peut se tromper dans l’élaboration
de la loi. Certaines lois sont inadaptées à une situation, à l’état économique d’un pays, ou à l’esprit
du temps.
On connaît l’exemple de lois absurdes : ainsi par exemple, il est illégal de mourir dans les locaux du
gouvernement britannique ; il est obligatoire de pratiquer deux heures de tir à l’arc par jour
lorsqu’on a plus de 14 ans en Angleterre.
Ces lois d’un autre temps n’ont jamais été abrogées, et ne sont plus respectées par personne. Il ne
serait pas raisonnable de les suivre.
Certaines lois sont foncièrement injustes, parce qu’elles ont été prises par un gouvernement
tyrannique ou pour lequel la notion de morale n’a aucune signification. Ainsi les lois raciales prises
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par les nazis, interdisant aux juifs certains métiers ou de se marier à des non-juifs sont injustes. Dans
ce cas-là, c’est une obligation morale que d’y désobéir.
Confondre la justice et les lois constituant le droit positif (les lois en vigueur dans un pays donné, de
fait), revient à confondre le droit et le fait.
L’exemple le plus célèbre de loi injuste est donné dans Antigone, la pièce de Sophocle.
Créon, le roi de Thèbes, a fait mettre à mort Polynice, le frère d’Antigone, et interdit à quiconque
d’enterrer son cadavre, le laissant à l’air libre. Antigone désobéit à cet ordre, arguant qu’il y a des
« lois non écrites », dépassant le simple droit positif. On ne peut laisser son frère sans sépulture,
c’est là une loi qui transcende toute loi édictée par un gouvernement.
« CRÉON : Connaissais-tu la défense que j'avais fait proclamer ?
ANTIGONE : Oui, je la connaissais ; pouvais-je l’ignorer ? Elle était des plus claires. CRÉON : Ainsi tu as
osé passer outre à ma loi ?
ANTIGONE : Oui, car ce n'est pas Zeus qui l'avait proclamée ! Ce n'est pas la Justice, assise aux côtés
des dieux infernaux ; non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne
pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer
outre à d'autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux! Elles ne datent, celles-là, ni
d'aujourd'hui ni d'hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru.
Ces lois-là, pouvais-je donc, par crainte de qui que ce fût, m'exposer à leur vengeance chez les dieux
? Que je dusse mourir, ne le savais-je pas ? et cela, quand bien même tu n'aurais rien défendu. Mais
mourir avant l'heure, je le dis bien haut, pour moi, c'est tout profit : lorsqu'on vit comme moi, au
milieu des malheurs sans nombre, comment ne pas trouver de profit à mourir ?
Subir la mort, pour moi n'est pas une souffrance. C'en eût été une, au contraire, si j'avais toléré que
le corps d'un fils de ma mère n'eût pas, après sa mort, obtenu un tombeau. De cela, oui, j'eusse
souffert ; de ceci je ne souffre pas.
Je te parais sans doute agir comme une folle. Mais le fou pourrait bien être celui même qui me traite
de folle."
Antigone sera mise à mort.
On le voit : si la loi est libératrice, il peut arriver que certaines lois, absurdes ou injustes, soient
combattues. Mais si chacun remet en cause telle ou telle loi, ne court-on pas le risque
inévitablement, de parvenir à une guerre civile ?
15
Désobéir aux lois : le danger du chaos
Si l’on admet que la loi peut être contestée, on donne à la subjectivité de chacun un pouvoir
exorbitant. Chacun décidera, en son for intérieur, quelles lois il respectera, et celles qu’il enfreindra.
Or aucune société ne peut résister à ces conditions. La subjectivité individuelle ne peut fonder
aucune vie en collectivité harmonieuse, puisqu’il existe une si grande divergence d’opinions
politiques.
La loi est précisément ce qui prétend dépasser les différences individuelles pour fonder un socle
commun.
C’est ce que remarque Platon dans le Politique (même si c’est en apparence, pour le déplorer) :
"Jamais la loi ne pourra, en embrassant exactement ce qui est le meilleur et le plus juste pour tous,
ordonner ce qui est le plus parfait ; car les dissimilitudes et des hommes et des actes et le fait que
presque aucune chose humaine n'est jamais en repos ne permettent d'énoncer rien d'absolu valant
pour tous les cas et pour tous les temps, dans aucune matière et par aucune science […] Or, nous
voyons que c'est à cela même que la loi veut parvenir, comme un homme arrogant et ignare qui ne
permettrait à personne de rien faire contre ses ordres ni de lui poser des questions, ni même, si
quelque chose de nouveau survenait, de faire mieux en dehors des règles qu'il a prescrite."
Est-ce là le comportement d’un homme « arrogant et ignare », ou au contraire le signe d’une
profonde sagesse ? Quelle est la finalité de la loi, sinon mettre en œuvre les conditions de la
coexistence pacifique des hommes à l’intérieur d’une société ? Que serait une société en guerre
civile en permanence ?
Il faut donc éviter de donner à la subjectivité individuelle un tel pouvoir. On peut même utiliser pour
cela la ruse, comme le conseille Pascal, dans les Pensées :
"Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n'obéit qu'à cause qu'il les
croit justes. C'est pourquoi il lui faut dire en même temps qu'il y faut obéir aux supérieurs, non pas
parce qu'ils sont justes, mais parce qu'ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on
peut faire entendre cela et ce que c'est proprement que la définition de la justice."
Il ne faut pas laisser un pouvoir de désobéissance civile à chaque individu, parce que c’est dangereux,
mais aussi parce que c’est injuste. En effet, en démocratie, la loi n’est pas la décision arbitraire d’un
chef cruel, mais l’expression de la volonté du peuple souverain. Les représentants du peuple qui ont
voté la loi en question (les députés ou les sénateurs) ont été démocratiquement élus, et ont donc un
pouvoir légitime (ce qui n’est pas le cas de l’individu qui prétend désobéir).
C’est là une idée défendue par Hobbes dans le Léviathan :
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"Par bonne loi, je n'entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La loi est faite par la
puissance souveraine, et tout ce qui est fait par cette puissance l'est par un mandat de chaque
individu du peuple et lui appartient ; or, rien de ce que tout le monde obtient ainsi ne peut être dit
injuste. Il en est des lois de l'État comme des lois du jeu : ce sur quoi les joueurs agréent n'est injuste
pour aucun d'entre eux. Une bonne loi est celle qui est nécessaire au bien du peuple et claire."
Hobbes a vécu de près les horreurs de la guerre civile anglaise, et sait quels dangers menacent une
société quand l’Etat n’est pas assez fort, et qu’il est contesté de toute part.
Conclusion
On le voit : il n’est pas raisonnable de désobéir aux lois dans une société démocratique, parce que ce
serait à la fois injuste et dangereux. Néanmoins, c’est au contraire un devoir de désobéir dans un Etat
totalitaire ou despotique. Et dans une démocratie, on a tout loisir, si l’on veut que la loi soit plus
conforme à notre conception de la justice, d’aller voter.
Cours sur la justice et le droit – en savoir plus
1/ La justice fonde l’autorité ou la légitimité d’une loi, mais en elle-même elle est impuissante à
s’imposer. Il faut donc que la puissance de l’Etat soit mise à son service, ce que note Pascal dans ses
Pensées :
« Justice, force.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est
accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit
fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu
donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a
dit que c'était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fut juste ».
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2/ L’expression « droit du plus fort » n’a en réalité aucune signification. Ce serait confondre le droit
et le fait, comme le fait remarquer Rousseau dans le Contrat social :
« Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit
et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et
réellement établi en principe : mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une
puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est
un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce
être un devoir ? Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias
inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui
surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut
légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le
plus fort.
Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin
d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de
droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout. Obéissez aux puissances. Si cela veut dire,
cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute
puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu
d'appeler le médecin ? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par
force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner
? car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance. Convenons donc que force ne fait pas droit,
et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient
toujours ».
3/ Ce qui semble juste ici semble injuste ailleurs : c’est là le relativisme juridique.
Pascal le remarquait en ces termes dans les Pensées :
« Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque
particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, Il l’ignore.
Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles
qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité
aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette
justice constante, les fantaisies et les caprices des perses et allemands. On la verrait plantée par tous
les états du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne
change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la
jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales
changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime.
Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
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La science
Sujet possible : une théorie scientifique peut-elle être prouvée par une expérience ?
Le succès de la méthode expérimentale – Galilée
Lorsque Galilée monte au sommet de la Tour de Pise, c’est pour réaliser une expérience, afin de
vérifier l’une de ses théories. Intuitivement, on croit qu’un corps léger tombe moins vite qu’un corps
lourd. L’idée de Galilée, c’est qu’une bille légère tombera aussi vite qu’une boule beaucoup plus
lourde.
L’expérience vérifie sa théorie : les corps arrivent au sol en même temps, quel que soit leur poids.
Même si l’expérience de la Tour de Pise n’a probablement jamais été réalisée par Galilée, et relève
plutôt du mythe qui entoure ce grand homme, elle est significative d’un phénomène essentiel : la
science moderne commence lorsqu’on organise des expériences, pour vérifier les théories formulées
par le savant ou le laboratoire.
Auparavant, le modèle était tout autre : des disciplines telles que l’alchimie ou l’astrologie ne se
fondent sur aucune expérience.
La métaphysique, la « reine des sciences », et qui prend pour objet d’étude Dieu, l’âme, l’infini, etc.
fonde sa supériorité sur celle de ses objets, et non sur la certitude épistémologique de ses résultats.
En effet, aucune expérience ne peut prouver ses résultats, puisque ses objets d’étude dépassent
précisément toute expérience possible. On ne peut organiser aucune expérience sur l’âme ou sur
Dieu.
Avec Galilée commence donc une ère nouvelle, qui s’imposera peu à peu dans l’ensemble des
sciences : l’ère de la méthode expérimentale. On émet une hypothèse, et on organise des
expériences, afin de la confirmer ou de l’invalider.
C’est l’organisation d’expériences qui constitue une science en tant que telle. Une discipline qui se
contenterait d’affirmer des théories sans les vérifier expérimentalement ne serait pas une science, ne
constituerait pas une connaissance, mais relèverait de l’opinion ou de la croyance.
Tel est d’ailleurs selon Kant, le cas de la métaphysique, qui perd avec l’avènement de la science
moderne son statut de « reine des sciences », ainsi qu’il le constate dans la Critique de la Raison
pure.
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La difficulté d’organiser une expérience cruciale
Une expérience cruciale est une expérience qui permet à elle seule de vérifier ou d’invalider une
théorie. Elle est suffisante pour juger de la vérité ou de la fausseté de l’hypothèse examinée.
L’expérience de Galilée que nous venons de décrire, par exemple, est une expérience cruciale. Si la
boule plus lourde tombait plus vite que la bille légère, l’hypothèse de Galilée sur la gravité aurait
définitivement été éliminée.
Néanmoins, on peut se demander si une expérience cruciale est réellement possible. Ainsi que
Duhem l’a montré dans la Théorie physique, une hypothèse ne peut être testée isolément. Elle
repose sur un ensemble d’hypothèses, ensemble qui constitue la théorie scientifique, comprise
comme un tout global dont on ne peut isoler une partie pour la tester séparément.
De ce fait, lorsqu’une expérience invalide une hypothèse, celle-ci ne peut être rejetée car on ne sait
quelle hypothèse exacte est invalidée. Il peut s’agir d’une autre hypothèse liée à la première, et
incluse dans la théorie scientifique dans son ensemble, qui sous-tend l’hypothèse examinée.
De même on n’est jamais sûr qu’une hypothèse testée est confirmée par une expérience. Il se peut
que ce soit une hypothèse annexe et liée à la première qui soit confirmée.
De ce fait, une théorie scientifique ne peut jamais réellement être prouvée (ou infirmée) par une
expérience. Cela vient remettre en question l’utilité de l’expérience, en tant qu’outil
épistémologique.
L’expérience comme gage de scientificité - Popper
Si Popper admet qu’aucune expérience ne peut confirmer une théorie, il soutient tout de même
qu’elle peut réfuter une hypothèse.
C’est précisément cela qui fait le caractère scientifique d’une théorie : son caractère réfutable. Cet
apparent paradoxe peut être aisément compris, si on cherche ce qui distingue une théorie
scientifique d’une théorie non-scientifique, comme l’astrologie.
Les propositions d’un astrologue ne peuvent pas être réfutées. Elles sont si vagues qu’aucune
expérience ne peut être utilisée pour montrer leur fausseté. A l’inverse, une théorie scientifique
décrit elle-même les conditions exactes d’une expérience qui pourrait la réfuter. Un physicien,
lorsqu’il formule une hypothèse, précise : si l’on fait telle ou telle mesure, et que l’on trouve tel
nombre, alors mon hypothèse sera fausse.
Voici quelque chose que ne peut faire un astrologue, qui se targue au contraire d’avoir toujours
raison et qui ne peut imaginer une expérience qui le mettrait en défaut.
C’est ce que Popper appelle le critère de falsifiabilité.
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Un énoncé est falsifiable « si la logique autorise l’existence d’un énoncé ou d’une série d’énoncés
d’observation qui lui sont contradictoires, c’est-à-dire, qui la falsifieraient s’ils se révélaient vrais »
(Qu’est-ce que la science ?).
Ou encore : « Ceux parmi nous qui refusent d’exposer leurs idées au risque de la réfutation ne
prennent pas part au jeu scientifique » (la Logique de la découverte scientifique).
Popper vise explicitement la psychanalyse ou le marxisme. Ces deux doctrines court-circuitent toute
réfutation possible. Le marxiste traitera de « bourgeois » celui qui critique son système, tandis que le
psychanalyste dira que son adversaire a un problème de « déni » ou de « refoulement ».
Le scientifique doit au contraire essayer d’organiser le maximum d’expériences possibles pour
réfuter sa propre théorie. Voici l’état d’esprit authentique du chercheur.
On voit donc qu’aucune théorie ne peut être confirmée définitivement par une expérience. En
revanche, elle peut être réfutée, et c’est cela qui permet le progrès scientifique.
Le modèle de la démonstration : logique et mathématique
Si la méthode expérimentale est une approche épistémologique très efficace, il ne faut pas oublier
que certaines sciences se sont constituées en tant que telles sans recourir à celle-ci.
Les mathématiques, par exemple, ne recourent pas à l’expérience pour prouver la vérité d’un
théorème.
La démonstration géométrique met en place un appareil argumentatif tout à fait différent, qui
repose sur l’utilisation de définitions, d’axiomes, et de propositions déduites les unes des autres.
Les mathématiques sont une science a priori (indépendante de l’expérience). Le géomètre n’utilise
éventuellement l’expérience (en traçant un cercle par exemple) qu’à des fins d’illustration. Il travaille
d’ailleurs sur des objets mathématiques qui ne se rencontrent dans aucune expérience (le cercle
parfait n’existe pas dans le monde réel).
Cette méthode a été pour la première fois conceptualisée par Euclide, dans ses Eléments :
Définitions
1. Un point est ce dont il n’y a aucune partie
2. Une ligne est une longueur sans largeur
3. Les limites d’une ligne sont des points […]
Demandes [ou postulats]
1. Qu’il soit demandé de mener une ligne droite de tout point à tout point
2. Et de prolonger continûment en ligne droite une ligne droite limitée.
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3. Et de décrire un cercle à partir de tout centre et au moyen de tout intervalle.
4. Et que tous les angles droits soient égaux entre eux. […]
Notions communes [ou axiomes]
1. Les choses égales à une même chose sont égales entre elles.
2. Et si, à des choses égales, des choses égales sont ajoutées, les touts sont égaux.
3. Et si, à partir de choses égales, des choses égales sont retranchées, les restes sont égaux.
4. Et si, à des choses inégales, des choses égales sont ajoutées, les touts sont inégaux.
8. Et le tout est plus grand que la partie. […]
Proposition 32
Dans tout triangle, un des côtés étant prolongé, l’angle extérieur est égal aux deux angles intérieurs
et opposés, et les trois angles intérieurs du triangle sont égaux à deux droits.
On le voit : la démonstration mathématique parvient, sans l’aide d’aucune expérience, à mettre au
jour des vérités nécessaires. Ces vérités sont obtenues de manière totalement a priori.
La logique est un autre exemple de science purement rationnelle, dans laquelle n’intervient aucune
expérience. En effet, la logique fait abstraction du contenu des propositions, pour ne se soucier que
de la validité de leur enchaînement : elle ne s’intéresse qu’à la vérité formelle (voir cours sur la
démonstration).
Ainsi, un raisonnement comme celui-ci est tout à fait conforme du point de vue logique :
Un homme est un chat
Or un chat est un chien
Donc un chien est un homme
On remarque donc que plusieurs disciplines se sont constituées sans aucun rapport à l’expérience, et
la certitude de leurs résultats est beaucoup plus assurée que celle qu’on rencontre dans les sciences
empiriques.
Pourquoi ? Parce que l’expérience ne peut fonder aucune loi nécessaire, ainsi que l’a montré Hume
dans le Traité de la nature humaine. Une expérience montre qu’un phénomène s’est produit ici et
maintenant, mais ne peut nous assurer qu’il se reproduira demain. Chaque matin, j’ai vu le soleil se
lever, mais je ne peux en déduire qu’il se lèvera demain, ou pour l’éternité. Jusqu’à présent, tous les
cygnes que j’ai vu étaient blancs, mais je ne peux en déduire la loi nécessaire : tous les cygnes sont
blancs. Je suis toujours à la merci d’une expérience qui me montrerait le contraire. On a d’ailleurs
découvert une variété de cygnes noirs.
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Le travail
Sujet possible : l’homme se libère-t-il en travaillant ?
C’est par le travail que l’homme s’est peu à peu libéré des contraintes naturelles, modifiant son
milieu, arrêtant de subir les lois d’une nature hostile pour créer les siennes propres : celle d’une
culture dans lequel il s’épanouit.
Néanmoins, on peut se demander si le travail n’a pas remplacé une oppression par une autre :
chacun a ressenti la fatigue physique liée aux études ou à l’exercice d’un métier, pour s’insérer dans
le jeu complexe de la société. Certains sont même brisés par leur travail, et la somme d’efforts qu’il
demande.
Peut-on donc dire que le travail a amélioré la condition de l’homme, ou est-il l’outil d’un
asservissement d’un genre nouveau ?
Le travail libère l’homme : Voltaire
« Rome ne s’est pas faite en un jour » dit-on. C’est là une ode au travail : toutes les grandes
réalisations de l’esprit humain, qu’il s’agisse des splendeurs architecturales ou artistiques, des
découvertes scientifiques, ou encore de la prospérité économique d’une société (agriculture, grandes
entreprises, etc) sont le fruit d’un long travail, solitaire ou collectif.
Un symbole particulièrement significatif est celui des pyramides. Du haut de ces pyramides, ce ne
sont pas seulement « quarante siècles qui nous contemplent », pour reprendre le célèbre mot de
Napoléon. Ces montagnes colossales de pierre représentent aussi le travail de dizaines de milliers
d’hommes, taillant, tirant et mettant en place ces lourds blocs de pierre. C’est peut-être cela qui
nous saisit lorsqu’on contemple les pyramides : on devine la somme de travail qu’il a fallu accomplir
pour les édifier.
Le travail est donc ce par quoi l’homme a édifié tout ce qui a quelque valeur. Il a donc
nécessairement par lui-même une grande valeur, puisqu’il est créateur de valeur.
Il confère même sa valeur au travailleur, en l’améliorant d’un point de vue moral. C’est ce qu’a
remarqué Voltaire, dans son ouvrage Candide. Le héros rencontre un turc qui lui montre sa
propriété, et précise qu’il cultive ses terres avec ses enfants, puisque « le travail éloigne de nous trois
grands maux : l’ennui, le vice et le besoin ».
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On le voit, d’un point de vue moral, le travail exerce un effet salutaire. Chacun connaît la « saine
fatigue du travail accompli ». C’est lorsqu’on est désœuvré qu’on est tenté de mal agir, de nuire à
autrui.
Cette idée, qui apparaît un peu comme la morale du conte philosophique de Candide, éveille l’intérêt
du héros, qui achète une petite propriété, et confie à Pangloss :
« Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin ».
Ici, Voltaire montre que l’on a tous un potentiel, un don, un talent (un « jardin » à cultiver), et qu’il
est dommage de ne pas en profiter, en travaillant sur celui-ci, pour en faire pleinement usage.
Cultiver notre jardin, cela signifie : travailler pour nous déployer complètement dans ce que nous
sommes, nous construire en tant qu’homme, et mettre au jour la valeur qui se cache au fond de
nous.
Enfin, le travail permet d’échapper au nihilisme : les questions philosophiques dangereuses, de type
« à quoi bon ? » n’effleurent pas le travailleur, parce qu’il a un cadre de vie réglé, des repères, et sait
pourquoi il se lève le matin.
C’est pourquoi Martin, un des personnages de Candide conclue : « Travaillons sans raisonner, dit
Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable ».
Néanmoins, on peut se demander si le travail, tel qu’il est décrit par Voltaire correspond à la réalité
du travail de la société contemporaine. « Cultiver un jardin » semble un travail bien idyllique, par
rapport au travail à la chaîne ou au travail de nuit que l’on peut rencontrer dans certains secteurs, ou
dans certains pays.
Ce type de travail ne correspond plus au modèle voltairien, semble-t-il : au lieu de nous aider à
profiter de notre potentiel, et à nous construire en tant qu’homme, il semble que ce travail d’un
genre nouveau n’ait d’autre effet que de briser l’homme qui l’effectue. Est-ce le cas ?
Le travail représente un nouveau genre d’asservissement – Adam Smith
Une certaine organisation du travail s’est en effet mise en place dans nos sociétés modernes, que
Voltaire ne pouvait donc connaître : la division du travail. Celle-ci change radicalement la nature du
travail, à tel point qu’il nous faut repenser la nature libératrice du travail.
Celle-ci est conceptualisée dès le 18ème siècle par Adam Smith dans les Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations. Il remarque que le travail est plus efficace et les ouvriers plus
productifs lorsqu’on répartit les tâches de manière à ce que chaque travailleur n’ait qu’une chose à
faire (au lieu de lui confier toute la chaîne de la fabrication sur un seul produit).
« Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du
travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles.
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Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier
particulier [...] quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa
journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine.
Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier
forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches,
dont la plupart constituent autant de métiers particuliers.
Un ouvrier lire le fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième
empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est ellemême l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir
les épingles en est une autre ; [...] enfin l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit
opérations distinctes.
[…] Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une
journée.
[…] La division du travail, aussi loin qu'elle peut y être portée, donne lieu à un accroissement
proportionnel dans la puissance productive du travail »
Si cette organisation du travail le rend plus efficace, l’existence concrète de l’ouvrier est radicalement
transformée. Il ne fait plus qu’une seule opération dans toute sa vie : le travail devient abrutissant,
mécanique : l’ouvrier ressemble à une machine, ainsi que Charlie Chaplin l’a montré dans son film
les Temps modernes.
Dans ces conditions, le travail ne libère pas : quoi de moins libre qu’une machine, ou qu’un robot ?
Pourtant, la modernité n’a-t-elle pas créé son propre antidote à cette situation ? Le progrès
technique n’a-t-il pas libéré le travailleur des tâches les plus abrutissantes, en les confiant à des
machines ? La technique n’est-elle pas la clé de la liberté du travailleur ? Telle est l’hypothèse que
nous allons maintenant examiner.
La technique libératrice
Lorsqu’on exécute une tâche répétitive et laborieuse, on se prend parfois à rêver qu’une machine ou
un logiciel soit conçu pour nous remplacer, afin de nous permettre de nous livrer à des activités plus
intéressantes.
C’est là un rêve que fait déjà Aristote dans les Politiques :
« S'il était possible à chaque instrument parce qu'il en aurait reçu l'ordre ou par simple
pressentiment de mener à bien son œuvre propre, comme on le dit des statues de Dédale ou des
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trépieds d'Héphaïstos qui, selon le poète, entraient d'eux-mêmes dans l'assemblée des dieux, si, de
même, les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare, alors les
ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants ni les maîtres d'esclaves »
Le rôle de la technique nous apparaît donc : il s’agit de libérer l’homme, en l’assistant dans les
travaux les plus ingrats. Un bras mécanique, convenablement programmé, sera toujours plus rapide
que les bras de cent hommes.
Ce caractère libérateur apparaît dès l’origine, dès la première invention, à savoir dès la découverte
du feu. Le feu est la première technique que met l’homme en œuvre, pour se réchauffer, cuire la
viande, ou fondre les métaux. Elle ouvre la voie à toutes les autres techniques.
Dans le célèbre mythe de Prométhée, Platon raconte comment cette technique a été volée aux
Dieux :
"C'était au temps où les Dieux existaient, mais où n'existaient pas les races mortelles. Or, quand est
arrivé pour celles-ci le temps où la destinée les appelait aussi à l'existence, à ce moment les Dieux les
modèlent en dedans de la terre, en faisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui encore peut
se combiner avec le feu et la terre. Puis, quand ils voulurent les produire à la lumière, ils prescrivirent
à Prométhée et à Epiméthée de les doter de qualités, en distribuant ces qualités à chacune de la
façon convenable. Mais Epiméthée demande alors à Prométhée de lui laisser faire tout seul cette
distribution : "Une fois la distribution faite par moi, dit-il, à toi de contrôler !" Là-dessus, ayant
convaincu l'autre, le distributeur se met à l'œuvre.
En distribuant les qualités, il donnait à certaines races la force sans la vélocité ; d'autres, étant plus
faibles étaient par lui dotées de vélocité ; il armait les unes, et, pour celles auxquelles il donnait une
nature désarmée, il imaginait en vue de leur sauvegarde quelque autre qualité : aux races, en effet,
qu'il habillait en petite taille, c'était une fuite ailée ou un habitat souterrain qu'il distribuait ; celles
dont il avait grandi la taille, c'était par cela même aussi qu'il les sauvegardait. De même, en tout, la
distribution consistait de sa part à égaliser les chances, et, dans tout ce qu'il imaginait, il prenait ses
précautions pour éviter qu'aucune race ne s'éteignit. […]
Mais, comme (chacun sait cela) Epiméthée n'était pas extrêmement avisé, il ne se rendit pas
compte que, après avoir ainsi gaspillé le trésor des qualités au profit des êtres privés de raison, il lui
restait encore la race humaine qui n'était point dotée ; et il était embarrassé de savoir qu'en faire.
Or, tandis qu'il est dans cet embarras, arrive Prométhée pour contrôler la distribution ; il voit les
autres animaux convenablement pourvus sous tous les rapports, tandis que l'homme est tout nu, pas
chaussé, dénué de couvertures, désarmé. Déjà, était même arrivé cependant le jour où ce devait être
le destin de l'homme, de sortir à son tour de la terre pour s'élever à la lumière. Alors Prométhée, en
proie à l'embarras de savoir quel moyen il trouverait pour sauvegarder l'homme, dérobe à
Héphaïstos et à Athéna le génie créateur des arts, en dérobant le feu (car, sans le feu, il n'y aurait
moyen pour personne d'acquérir ce génie ou de l'utiliser) ; et c'est en procédant ainsi qu'il fait à
l'homme son cadeau. Voilà donc comment l'homme acquit l'intelligence qui s'applique aux besoins
de la vie » (Protagoras).
Si cette technique a été volée aux Dieux par les hommes, c’est qu’elle a une origine divine, et qu’il
s’agit d’un véritable trésor. Le responsable, Prométhée, sera d’ailleurs châtié par les Dieux,
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condamné aux pires souffrances. Tout cela montre la valeur du feu, et plus généralement, de la
technique en général. C’est par celle-ci que l’homme se hisse peu à peu au rang de Dieu, et devient
comme le dit Descartes « maître et possesseur de la Nature ».
Conclusion
On peut dire que l’homme en travaillant est soumis à un double phénomène : le travail le brise, le
fatigue, l’abrutit, surtout lorsqu’il est organisé d’une certaine manière, selon les principes de la
division du travail, dans une recherche de la rentabilité maximum. De l’autre, il se libère peu à peu
grâce au progrès technique, qui lui permet de confier les tâches les plus répétitives aux machines.
Est-ce là un jeu à somme nulle ? L’homme se libèrera-t-il un jour définitivement des travaux les plus
pénibles ? C’est là tout l’enjeu du progrès technique.
Cours sur le travail – en savoir plus
1/ Dans la Bible, le travail est vu comme une malédiction divine. En effet, pour punir Adam, coupable
d’avoir goûté au fruit défendu, Dieu le chasse du jardin d’Eden, le paradis perdu, et lui ordonne : « tu
gagneras ton pain à la sueur de ton front ».
2/ Pour les Anciens, le travail est une activité dégradante. Ce sont les esclaves qui travaillent,
l’homme libre se consacre aux activités intellectuelles et à la vie politique.
3/ « Travail » vient de « tripalium », un instrument de torture, ou servant à immobiliser les bœufs.
4/ Le travail est le propre de l’homme pour Marx. Ainsi qu’il le dit dans le Capital, c’est en travaillant
que l’homme devient homme. Les animaux n’agissent que par instinct, tandis que le travail humain
est le fruit de la pensée et de la volonté :
"Notre point de départ c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une
araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la
structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte.
Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a
construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail
aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur.
Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise
du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et
auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L'œuvre exige
pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne
peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté"
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Le bonheur
Sujet possible : Dépend-il de nous d’être heureux ?
On pense souvent à ce qu’il se passerait si l’on gagnait au loto et que l’on devenait millionnaire : on
s’imagine heureux, voyageant aux quatre coins du monde et se prélassant au bord d’une belle piscine
en toute saison.
Malheureusement, gagner au loto ne dépend pas de nous. C’est le hasard qui décide de mon sort
futur. Et comme mes chances sont infinitésimales (je n’ai qu’une chance sur dix millions de gagner),
ce beau scénario dans lequel je suis heureux (du moins en apparence) est quasiment impossible.
Est-il donc raisonnable de confier mon bonheur au hasard, surtout lorsque mes chances sont si
minces ? Ne dois-je pas plutôt chercher à mettre en place moi-même les conditions de mon
bonheur ? Le bonheur ne vient-il pas, plutôt que de circonstances extérieures sur lesquelles je n’ai
aucune prise, d’un état d’esprit, d’une attitude générale, d’une somme de comportements qu’il
dépend de moi d’adopter ou non ?
Autrement dit : est-ce ma volonté qui est au fondement de mon bonheur, ou n’a-t-elle aucune prise
sur celui-ci ?
Le désir nous empêche d’être heureux - Schopenhauer
Pour savoir s’il dépend de nous d’être heureux, il faut savoir ce qu’est ce « nous ». Qu’est l’homme ?
C’est uniquement en ayant un meilleur aperçu de ce qu’est la nature humaine que l’on saura si le
bonheur est accessible à l’homme.
Or l’homme est fondamentalement un être de désir. C’est le désir qui me pousse à accomplir telle ou
telle action. Si le désir venait à s’éteindre, nous resterions inertes, privés de toute raison d’agir. Je
désire ce gâteau dans la vitrine qui est si appétissant ; je désire embrasser cette jolie fille qui me fait
de l’œil, je désire travailler pour avoir un métier intéressant, etc.
Malheureusement, ce dynamisme, cette force en nous qu’est le désir ne dépend pas de nous d’une
part, et d’autre part nous mène inévitablement au malheur.
Le désir ne dépend pas de nous, puisqu’il se porte sur des objets ou des personnes que nous savons
pertinemment être néfastes pour nous : je sais qu’il n’est pas bon pour moi d’avaler cette plaque de
chocolat, pourtant je le ferai, aiguillonné par mon désir.
Le désir mène inévitablement au malheur, puisqu’il n’est rarement satisfait : il nous plonge donc
dans un état de frustration permanente. Et quand il est satisfait, il nous mène à l’ennui. Dans tous les
cas, il nous mène donc au malheur.
C’est ce que soutient Schopenhauer, dans le Monde comme volonté et comme représentation :
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“Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance.
La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le
désir est long et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte et elle est
parcimonieusement mesurée.
Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un
nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore
reconnue.
La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est
comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa
misère jusqu’à demain.
[…] Tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles
qu’il fait naître […] il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. [...] sans repos le véritable
bonheur est impossible.
Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes
qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré”
Le désir nous plonge donc dans une douleur infinie, qui ne cessera qu’à notre mort. Ce pourquoi
Schopenhauer compare notre condition à celle des héros grecs condamnés à des tourments sans fin
dans l’Hadès, l’enfer grec.
On le voit, le bonheur ne dépend pas de nous. En tant que nous sommes des hommes, c’est-à-dire
des êtres désirants, nous ne pouvons pas connaître le bonheur, et d’autre part, cette tendance qui
nous mène au malheur, le désir, ne dépend pas de nous. Nous sommes victimes de notre condition,
de notre nature humaine.
Pourtant, on peut se demander si le désir n’est pas qu’une tendance de l’homme, qui peut être
contrebalancée, par exemple, par la volonté. N’avons-nous pas sous-estimé la force de la volonté ?
Celle-ci ne peut-elle pas donner à l’homme un contrôle absolu sur ses passions ? Et le mener, de ce
fait, au bonheur ?
Le bonheur dépend de notre volonté : le stoïcisme
Notre volonté est ce qui par essence dépend de nous. Certes, les circonstances extérieures sont
indépendantes de notre volonté : je n’ai pas choisi de naître dans ce pays, à cette époque, dans cette
famille. Le tremblement de terre qui s’est produit tel jour et qui a changé ma vie n’a pas été le fruit
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de ma décision. La plupart des événements qui se sont déroulés dans ma vie ne sont pas le fruit de
ma volonté.
Pourtant, ma volonté a un rôle crucial à jouer, qui ne dépend que de moi : c’est moi qui décide quel
sens donner à ces événements. Ainsi que le remarque Epictète dans son Manuel :
« Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur ces
choses. Ainsi, la mort n’est rien de redoutable, puisque, même à Socrate, elle n’a point paru telle.
Mais le jugement que nous portons sur la mort en la déclarant redoutable, c’est là ce qui est
redoutable ».
Nos jugements ne dépendent que d’une chose : de notre volonté : ils sont en mon pouvoir absolu.
Un coup de couteau peut atteindre mon corps, il ne peut atteindre mon âme. Ce qui affectera mon
âme, c’est uniquement le jugement que je porterai sur ce coup de couteau. Si je considère que la
mort n’est pas un mal, je ne serai pas malheureux.
Ainsi que Marc-Aurèle le souligne dans les Pensées pour moi-même : « les choses n’atteignent point
l’âme, mais restent confinées au dehors, et les troubles ne naissent que de la seule opinion qu’elle
s’en fait ».
Il suffit donc que je suspende mon jugement, ou que je ne fasse que des jugements positifs, qui
préservent ma sérénité, et je serai toujours heureux : « supprime donc ton opinion, et, comme un
vaisseau qui a doublé le cap, tu trouveras mer apaisée, calme parfait, golfe sans vagues ».
D’autre part ma volonté peut discipliner le désir, de manière à ce que je ne m’intéresse plus qu’à des
choses qui dépendent de moi. Ainsi je ne serai plus rendu malheureux par des circonstances
extérieures qui ne sont pas conformes à ce que j’attendais, mais sur lesquelles je n’ai aucun pouvoir.
C’est là le secret du bonheur, ainsi présenté par Epictète :
« Des choses les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de
nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est
opération de notre âme ; ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la fortune, les témoignages de
considération, les charges publiques, en un mot tout ce qui n’est pas opération de notre âme.
Ce qui dépend de nous est, de sa nature, libre, sans empêchement, sans contrariété ; ce qui ne
dépend pas de nous est inconsistant, esclave, sujet à empêchement, étranger.
Souviens-toi donc que si tu regardes comme libre ce qui de sa nature est esclave, et comme étant à
toi ce qui est à autrui, tu seras contrarié, tu seras dans le deuil, tu seras troublé, tu t’en prendras et
aux dieux et aux hommes ; mais si tu ne regardes comme étant à toi que ce qui est à toi, et si tu
regardes comme étant à autrui ce qui, en effet, est à autrui, personne ne te contraindra jamais,
personne ne t’empêchera, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras
absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, car tu ne souffriras
rien de nuisible » (Manuel).
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L’homme est responsable de ses jugements, ce qui fait qu’il est libre. Mais ne peut-on étendre cette
responsabilité et cette liberté ?
L’homme est liberté donc est pleinement responsable
On sait que la tentation de fuir ses responsabilités est grande. C’est possible si nous sommes pris
dans un déterminisme absolu (voir cours sur la liberté), puisque dans ce cas, rien de ce qui m’arrive
ne m’est imputable. Tout événement n’est que l’effet d’une chaîne de cause, sur lequel je n’avais
aucune prise. Je n’ai aucune responsabilité.
Mais si l’on part de l’idée que nous sommes libres, alors le déterminisme n’apparaît que comme une
théorie de mauvaise foi, faite pour fuir nos responsabilités.
C’est là l’idée de Sartre. Pour l’existentialisme, ce qui vient fonder la liberté humaine, c’est qu’il s’agit
du seul être qui existe. L’existence est le privilège de l’homme. Les objets ont une essence définie :
une fonction, un aspect, une matière. Ils ne peuvent en sortir. L’homme est liberté, c’est-à-dire qu’il
n’est à l’origine rien, et peut décider de ce qu’il va devenir. Il peut choisir son métier, le pays où il va
vivre, etc.
Ce pourquoi Sartre, dans l’Existentialisme est un humanisme dit que « l’existence précède
l’essence ».
« Le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a
une utilité définie; et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir
â quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire
l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède
l’existence. […]
Si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe
avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme [...] Qu’est-ce que
signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre,
surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est
pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est
seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après
l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il
se fait ».
Dans ce cas, nous sommes responsable de tout ce qui nous arrive, y compris de notre bonheur. Il ne
dépend que nous d’être heureux. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a critiqué la dureté de
l’existentialisme :
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« Nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car
souvent ils n'ont qu'une seule manière de supporter leur misère, c'est de penser : “Les circonstances
ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j'ai été ; bien sûr, je n'ai pas eu de grand
amour, ou de grande amitié, mais c'est parce que je n'ai pas rencontré un homme ou une femme qui
en fussent dignes, je n'ai pas écrit de très bons livres, c'est parce que je n'ai pas eu de loisirs pour le
faire ; je n'ai pas eu d'enfants à qui me dévouer, c'est parce que je n'ai pas trouvé l'homme avec
lequel j'aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une
foule de dispositions, d'inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de
mes actes ne permet pas d'inférer.”
Or, en réalité, pour l'existentialiste, il n'y a pas d'amour autre que celui qui se construit, il n'y a pas de
possibilité d'amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n'y a pas de génie autre que
celui qui s'exprime dans des œuvres d'art : le génie de Proust c'est la totalité des œuvres de Proust
[…] Un homme s'engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n'y a rien.
Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu'un qui n'a pas réussi sa vie ».
Conclusion
On voit donc qu’il ne dépend que nous d’être heureux. C’est ce que l’on reconnaîtra si l’on cesse de
se réfugier derrière notre mauvaise foi, en niant la liberté humaine, qui est un fait premier et
évident. Celle-ci nous confère à son tour une responsabilité totale sur notre existence, et par là
même, sur le bonheur qui nous attend en cette vie.
Cours sur le bonheur – pour aller plus loin
1/ agir moralement, est-ce agir conformément à son devoir, comme le pense Kant, ou agir de telle
manière à choisir les solutions qui assurent le plus grand bonheur possible, comme le pense les
utilitaristes ?
Pour Kant, c’est le devoir qui doit être visé dans une action morale, car celle-ci est désintéressée (voir
cours sur le devoir). Agir par devoir peut nous rendre malheureux (par exemple, mourir pour sa
patrie au champ d’honneur).
Pour les utilitaristes, c’est le bonheur qui est visé dans l’action morale.
Ainsi que l’affirme John Stuart Mill dans l’Utilitarisme :
"La doctrine qui donne comme fondement à la morale l'utilité ou le principe du plus grand bonheur,
affirme que les actions sont bonnes (right) ou sont mauvaises (wrong) dans la mesure où elles
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tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par bonheur on entend le
plaisir et l'absence de douleur; par malheur, (unhapiness), la douleur et la privation de plaisir... le
plaisir et l'absence de douleur sont les seules choses désirables comme fins, et que toutes les choses
désirables... sont désirables, soit pour le plaisir qu'elles donnent elles-mêmes, soit comme des
moyens de procurer le plaisir et d'éviter la douleur...
Pour les auteurs utilitaristes en général, si les plaisirs de l'esprit l'emportent sur ceux du corps,
c'est surtout parce que les premiers sont plus stables, plus sûrs, moins coûteux etc. Ce serait donc en
raison de leurs avantages extrinsèques plutôt que de leur nature essentielle.
L'idéal utilitariste, c'est le bonheur général et non le bonheur personnel...".
2/ Le bonheur est la fin suprême, celle que tout le monde recherche. Il y a un consensus sur ce sujet,
par contre, personne n’est d’accord sur les moyens d’y parvenir, ainsi que le remarque Aristote dans
l’Ethique à Nicomaque :
« Puisque toute connaissance, tout choix délibéré aspire à quelque bien, voyons quel est, selon nous,
le bien que vise la politique, autrement dit quel est de tous les biens réalisables celui qui est le Bien
suprême.
Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur au
dire des gens du peuple aussi bien que des gens cultivés. Tous assimilent le fait de bien vivre et de
réussir au fait d’être heureux.
En revanche, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s’entend plus, et les réponses de la
foule ne ressemblent pas à celles des sages. Les uns, en effet, identifient le bonheur à quelque chose
d’apparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou l’honneur. Pour les uns, c’est une chose, et
pour les autres une autre chose. Souvent le même homme change d’avis à son sujet : malade, il place
le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse. A d’autres moments, quand on a conscience de
sa propre ignorance, on admire ceux qui tiennent des discours élevés et hors de notre portée ».
3/ L’eudémonisme est la doctrine qui fait du bonheur le souverain bien.
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L’Etat
Sujet possible : l’Etat est-il l’ennemi de la liberté ?
Dans 1984, Georges Orwell décrit un Etat totalitaire, dans lequel les libertés ont disparu. Toutes les
méthodes de propagande sont utilisées, et dans chaque rue est placardée une affiche avec le portrait
du chef de l’Etat, Big Brother, avec ces mots : « Big Brother is watching you ».
Il ne s’agit là que d’un ouvrage de science-fiction, mais on peut se demander si cet ouvrage ne jette
pas une lumière éclairante sur notre propre société, celle dans laquelle on vit. Celle-ci est régie par
un Etat, or ne retrouve-t-on pas un peu de ce Big Brother dans tout Etat ? Celui-ci en effet, par la
puissance dont il dispose, et le caractère froid et désincarné de la bureaucratie ne ressemble-t-il pas
« au plus froid des monstres froids » dont parle Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra ?
Pourtant, on peut se demander si l’Etat n’est pas plutôt garant de notre liberté et de notre sécurité.
Le vrai danger ne vient-il pas des autres hommes, et l’Etat n’est-il pas un rempart nécessaire entre
eux et moi ? Qui viendrait garantir ma sécurité ?
On peut donc se poser la question : l’Etat représente-t-il plutôt la condition de la liberté du citoyen,
ou un danger pour celle-ci ?
L’Etat ennemi des libertés : Proudhon
L’Etat apparaît d’abord comme celui qui me contraint, qui fait peser sur moi des centaines
d’obligations ou d’interdictions.
Celles-ci sont relayées par la bureaucratie qui m’oblige par exemple à remplir tel ou tel formulaire
lorsque je souhaite faire ou telle chose, mais aussi par d’autres moyens, des panneaux du code de la
route (sens interdit, etc.) aux campagnes de sensibilisation (contre le tabac, etc).
Ces ordres sont si nombreux qu’ils finissent par peser sur moi, mettent des obstacles à la réalisation
de mes projets personnels, et finissent par nuire à ma liberté.
Voici comment Proudhon, célèbre anarchiste, présente la situation, dans son ouvrage Idée générale
de la révolution au XIXème siècle :
« Être gouverné c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué,
endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni titre ni
la science, ni la vertu...
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Être gouverné, c'est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté,
enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé,
admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est, sous prétexte d'utilité publique, et au nom
de l'intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné,
pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé,
vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé,
condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le
gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale !
Et qu'il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des
socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des
prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ! Hypocrisie ! »
On le voit : pour Proudhon, l’Etat n’a de cesse de briser les initiatives individuelles et brime la liberté
de ceux qu’il régit. Pourquoi ? Car la liberté individuelle est source de danger pour lui.
Il ne faudrait pas que l’homme s’aperçoive qu’une société est possible sans Etat (ce qui est l’un des
piliers de la théorie anarchiste). Tout est donc fait pour que l’individu, dans chacune de ses actions
fondamentales (se marier, monter un commerce, etc.) reçoive le sceau de l’Etat.
Peut-on se satisfaire pour autant de cette explication ? Si l’Etat entoure le citoyen de tant de
contrôles et d’interdiction, n’est-ce pas pour que la vie en collectivité soit possible ? Ne faut-il pas
limiter la liberté de chacun pour qu’elle n’empiète pas sur celle de l’autre ? Et cela n’est-il pas le rôle
de l’Etat ?
L’Etat protège le citoyen des autres individus : Spinoza
Autrui représente avant tout pour moi un danger : il peut s’en prendre à moi, à mes biens, me mettre
en danger, psychologiquement ou moralement.
La loi a d’abord et avant tout cette utilité : nous protéger. Nous mettre à l’abri des agissements
malveillants d’autrui. La sécurité est l’un des premiers droits de l’homme.
La complexité des rapports sociaux (nous rencontrons les autres au travail, dans nos loisirs, dans la
rue, etc.) fait que nous avons besoin d’une multitude de lois pour nous protéger. Voilà qui explique la
grande quantité des interventions de l’Etat dénoncée par Proudhon.
On le voit : la fin de l’Etat n’est pas la suppression de la liberté. Il s’agit au contraire d’assurer la
liberté de chacun, en la contrôlant de manière à ce qu’elle ne soit jamais utilisée contre celle
d’autrui.
C’est ce que remarque Spinoza, dans son Traité théologico-politique :
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« Ce n'est pas pour tenir l'homme par la crainte et faire qu'il appartienne à un autre que l'État est
institué; au contraire c'est pour libérer l'individu de la crainte, pour qu'il vive autant que possible en
sécurité, c'est-à-dire conserve, aussi bien qu'il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit
naturel d'exister et d'agir.
Non, je le répète, la fin de l'Etat n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres
raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur
âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une
Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent
sans malveillance les uns les autres.
La fin de l'État est donc en réalité la liberté ».
L’Etat, bien loin d’être une force extérieure s’abattant d’en haut sur les hommes, a été institué par
les hommes eux-mêmes. Ce n’est là qu’un outil mis en place par les hommes qui ont voulu rentrer en
société, dans l’intérêt bien compris de chacun.
Pourtant, n’est-ce pas là une vision un peu idyllique de l’Etat ? Ne peut-on admettre que dans
certaines situations, l’Etat intervient trop et prend trop de place, étouffant la liberté individuelle ?
Tout n’est-il pas une question de proportion ? Auquel cas, quelle est la limite à ne pas dépasser ?
L’Etat ne doit pas chercher notre bonheur
On peut imaginer un Etat minimal, chargé d’assurer les fonctions que le citoyen seul ne peut
accomplir : la fonction éducative, avec l’école, défensive, avec l’armée, la redistribution des
richesses, etc.
Mais on peut imaginer aussi que l’Etat cherche à aller beaucoup plus loin, et se fixe l’objectif de
rendre les citoyens heureux.
Voilà une perspective qui a l’air réjouissante, pourtant, elle n’est pas sans conséquences négatives.
La liberté individuelle, la spontanéité qui amène l’homme à se lancer dans toutes sortes de projets,
l’esprit d’initiative, tout cela va peu à peu s’émousser et disparaître, si le citoyen s’habitue à ce que
l’Etat s’occupe de tout.
Finalement, il s’agit là d’un despotisme d’un genre nouveau, ainsi que le montre Tocqueville dans son
ouvrage De la Démocratie en Amérique :
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je
vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes
pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à
l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […]
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Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur
jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il
ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à
l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que
les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur
bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et
assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie,
règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de
penser et la peine de vivre ? »
On a peut-être donc identifié ici les limites étroites dans lesquelles l’Etat doit se cantonner pour
respecter la liberté des citoyens : il doit à la fois avoir pour finalité la sécurité des citoyens, tout en
veillant à ne pas mettre en danger leur indépendance. « L’Etat providence » ressemble à celui que
décrit Tocqueville.
Conclusion
L’Etat n’est pas par essence ennemi de la liberté, ou ami de celle-ci. Tout dépend du type de lois qui
vont être mises en place. Un Etat despotique sera naturellement ennemi des libertés. Un Etat
« providence » les mettra en danger, au nom de l’égalité (mais peut-être faut-il privilégier l’égalité à
la liberté ?).
En définitive, il est de la responsabilité de chaque citoyen de veiller à ce que l’Etat respecte les
limites étroites que nous avons fixées : par le vote, l’implication politique, nous avons un pouvoir à
exercer pour influencer le cours des choses.
Cours sur l’Etat – En savoir plus
1/ Si pour Bossuet, le fondement de l’autorité du Souverain est le droit divin (c’est Dieu qui a donné
au roi le pouvoir, puisque « il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu » selon Saint Paul), pour
les théories du contrat, le peuple se donne un souverain en contractant avec lui. Si le Souverain viole
ce contrat, le contrat est caduc : la rébellion est légitime.
Un exemple de théorie du contrat célèbre est celle de Rousseau (le Contrat social) :
« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans
l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer
pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain
périrait s'il ne changeait sa manière d'être.
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Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger
celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen pour se conserver que de former par agrégation une
somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et
de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs: mais la force et la liberté de
chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se
nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s'énoncer en
ces termes :
"Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et
les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à luimême et reste aussi libre qu'auparavant." Tel est le problème fondamental dont le contrat social
donne la solution.
Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte que la moindre
modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais
été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues
; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne
sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça ».
2/ Le marxisme est une doctrine politique qui confère tout d’abord tous les pouvoirs à l’Etat (la
propriété privée n’existe plus, tout appartient à l’Etat), mais il ne s’agit là que d’une période
transitoire pour parvenir à une société sans Etat, sans classes.
3/ Le totalitarisme est un terme qui désigne les régimes ayant mis en place un Etat absolu. Devant
celui-ci, les citoyens n’ont plus aucun pouvoir : il s’agit du nazisme et du communisme, du moins
dans sa version stalinienne. Les éléments essentiels sont identiques : importance de la propagande,
culte du chef, etc.
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Le langage
Sujet possible : le langage trahit-il la pensée ?
Le langage est un système de signes qui a pour fonction de transmettre nos pensées à nos
interlocuteurs. Le mot est signe de l’idée.
Le langage parvient-il à remplir sa fonction ? Est-il un signifiant efficace ? Ou trahit-il les significations
qu’il est censé véhiculer, à savoir nos idées ?
Le langage signe de la pensée : Descartes
On sait que Descartes définit l’homme par la pensée : si « je pense donc je suis », comme il l’établit
au terme de l’expérience du cogito, on peut définir l’homme comme « une chose qui pense » (res
cogitans).
C’est là un privilège que Descartes réserve à l’homme : seul l’homme pense. Dans sa célèbre théorie
des animaux-machines, Descartes montre que l’animal lorsqu’il émet des sons ne fait que réagir
mécaniquement à un stimulus. Il réagit par instinct, sans penser, de la même manière qu’une
machine réagit automatiquement quand on presse un bouton.
L’animal ne pense pas, et ne parle pas : il émet des sons certes, mais ceux-ci ne représentent aucune
pensée, seulement des passions. Celles-ci ne relèvent pas pour Descartes de la liberté de l’esprit,
mais d’un instinct mécanique du corps.
Pour Descartes, le corps humain est lui aussi une sorte de machine qui agit de lui-même : on digère,
éternue, frissonne… mécaniquement, sans y penser ou sans le décider. Ces actions ne sont donc pas
le fruit d’une volonté libre, mais seulement des réflexes d’une machine privée de pensée.
Mais l’homme est autre chose qu’un corps-machine, il est aussi esprit : il pense, et c’est le langage
qui révèle cela :
« Il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examine, que notre corps
n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a
des pensées, exceptées les paroles ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans
se rapporter à aucune passion ».
On comprend alors pourquoi le langage est un critère déterminant à partir duquel Descartes
distingue radicalement l’homme et l’animal :
« Il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme
seul. Car, [...] il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque
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signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eut point de rapport à ses
passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et
muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées.
Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point
comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leurs manquent »
(Lettre au marquis de Newcastle).
On le voit : non seulement le langage ne trahit pas la pensée, mais il est le milieu dans lequel se
déploie la pensée : nous ne penserions pas si nous ne parlions pas. Le langage est à la fois signe de la
pensée et condition de celle-ci.
Néanmoins si l’on admet que les mots transmettent notre pensée de manière globalement
satisfaisante, on peut se demander si parfois ils ne trahissent pas celle-ci, ainsi que le soutient
Bergson.
Les limites du langage : l’ineffable – Bergson
Le mot transmet-il la pensée qu’il a pour fonction de véhiculer dans son intégralité ou l’appauvrit-il ?
Nous devons conserver à l’esprit que le mot a une fonction sociale : il sert à faciliter la vie en société.
Il est utile. Cela a une conséquence : l’utilité favorise la simplicité, l’efficacité du langage. La
complexité, ou la beauté, ne sont pas essentielles à la vie en collectivité.
Nos idées sont donc simplifiées par le langage. Ce faisant, elles sont irrémédiablement modifiées,
dégradées, appauvries. Pour penser plus vite, nos idées sont modifiées de manière à laisser tomber
ce qu’elles ont de singulier, d’original et d’unique, pour ne conserver que la signification
impersonnelle du concept.
Le concept désigne en effet un genre, et non un individu singulier : lorsque je dis « homme », je ne
pense plus à ce qu’est tel ou tel homme dans la richesse de sa singularité, mais j’ai en tête le genre
« homme », une sorte de concept abstrait et vide composé de quelques points communs qui se
rencontrent chez les hommes : deux bras, deux jambes, un visage.
C’est ce que soutient Bergson dans le Rire :
« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes
collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage.
Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose
que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous […].
Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se
dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu.
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Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce
bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les
mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous
romanciers, tous poètes, tous musiciens.
Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous
ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois
pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes ».
On le voit donc : le langage trahit la pensée. Néanmoins, il reste un espoir : un usage enrichi du
langage, tel que la poésie, permet de retrouver la singularité et la richesse de la pensée, et de la
réalité.
Ce n’est donc pas le langage en tant que tel que Bergson condamne, mais un certain usage de celuici : son utilisation quotidienne et non réfléchie, asservie aux impératifs utilitaires.
On peut se demander aussi si le langage ne trahit pas la pensée, au deuxième sens de « trahir » :
révéler quelque chose de caché, comme dans l’expression : une grimace a trahi mon intention.
C’est, ainsi que le montre Freud, le cas du lapsus, comme nous allons le voir.
Le langage trahit les pensées inconscientes : Freud
On sait que pour Freud le Moi n’est pas parfaitement rationnel, mais qu’il existe un grand nombre de
représentations inconscientes qu’il refoule pour ne pas que celles-ci viennent perturber la conscience
de par leur caractère scandaleux (voir cours sur l’inconscient).
Or ces représentations inconscientes vont tromper la censure et parvenir à la conscience en se
modifiant. De cette manière, leur sens profond reste dissimulé. Mais on ne comprend pas bien alors
leur sens : c’est le cas des rêves mais aussi des symptômes névrotiques (les tics, etc.). Le lapsus en est
encore un exemple.
Lorsqu’on commet un lapsus, c’est-à-dire qu’on emploie un mot à la place d’un autre, cela ne vient
pas simplement du fait que l’on a confondu deux mots à sonorité voisine. Cela trahit des pensées
inconscientes, ainsi que Freud l’affirme dans Psychopathologie de la vie quotidienne :
« Meringer fait ressortir la signification pratique que possèdent dans certains cas les substitutions de
mots, celles notamment où un mot est remplacé par un autre, d'un sens opposé. On se rappelle
encore la manière dont le président de la Chambre des Députés autrichienne a, un jour, ouvert la
séance : "Messieurs, dit-il, je constate la présence de tant de députés et déclare, par conséquent, la
séance close".
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L'hilarité générale que provoqua cette déclaration fit qu'il s'aperçut aussitôt de son erreur et qu'il la
corrigea. L'explication la plus plausible dans ce cas serait la suivante dans son for intérieur, le
président souhaitait pouvoir enfin clore cette séance dont il n'attendait rien de bon ; aussi l'idée
correspondant à ce souhait a-t-elle trouvé, cela arrive fréquemment, une expression tout au moins
partielle dans sa déclaration, en lui faisant dire " close " , au lieu de " ouverte ", c'est-à-dire
exactement le contraire de ce qui était dans ses intentions. […]
J'analyse une autre malade. A un moment donné, je suis obligé de lui dire que les données de
l'analyse me permettent de soupçonner qu'à l'époque dont nous nous occupons elle devait avoir
honte de sa famille et reprocher à son père des choses que nous ignorons encore. Elle dit ne pas se
souvenir de tout cela, mais considère mes soupçons comme injustifiés. Mais elle ne tarde pas à
introduire dans la conversation des observations sur sa famille " Il faut leur rendre justice : ce sont
des gens comme on n'en voit pas beaucoup, ils sont tous avares (sie haben alle Geiz; littéralement :
ils ont tous de l'avarice)... je veux dire ; ils ont tous de l'esprit (Geist). " Tel était en effet le reproche
qu'elle avait refoulé de sa mémoire. […]
Or, il arrive souvent que l'idée qui s'exprime dans le lapsus est précisément celle qu'on veut refouler
(cf. le cas de Meringer : " zum Vorschwein gekommen "). La seule différence qui existe entre mon cas
et celui de Meringer est que dans ce dernier la personne veut refouler quelque chose dont elle est
consciente, tandis que ma malade n'a aucune conscience de ce qui est refoulé ou, peut-on dire
encore, qu'elle ignore aussi bien le fait du refoulement que la chose refoulée. […]
Dans le procédé psychothérapeutique dont j'use pour défaire et supprimer les symptômes
névrotiques, je me trouve très souvent amené à rechercher dans les discours et les idées, en
apparence accidentels, exprimés par le malade, un contenu qui, tout en cherchant à se dissimuler, ne
s'en trahit pas moins, à l'insu du patient, sous les formes les plus diverses.
Le lapsus rend souvent, à ce point de vue, les services les plus précieux, ainsi que j'ai pu m'en
convaincre par des exemples très instructifs et, à beaucoup d'égards, très bizarres ».
D’après ce qu’il apparaît ici, le langage trahit la pensée, non au sens où il l’appauvrirait, mais au sens
où il serait porteur en lui-même de significations supplémentaires et inconscientes. Ce surcroît de
significations pose le problème inverse : le langage enrichirait la pensée, la rendrait plus riche qu’elle
n’apparaît tout d’abord.
Conclusion
Comme on le voit, il existe un fossé entre le mot et l’idée, qui fait que celui-ci ne représente pas
d’une façon parfaite l’idée qu’il a pour fonction de transmettre. Il peut dégrader celle-ci, ou au
contraire être porteur de significations supplémentaires. Mais c’est toute l’ambition de la pensée que
de retrouver, derrière les mots, l’idée originelle.
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Cours sur le langage – En savoir plus
1/ Le mot est un signifiant, et l’idée qu’il véhicule le signifié.
2/ Hegel critique la notion d’« ineffable » : ce qui ne peut se dire ne représente pas ce qui dépasse et
transcende la pensée, mais au contraire le degré le plus bas de la pensée :
« C'est dans le mot que nous pensons. [...]
Nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons de pensées déterminées et réelles que
lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que
par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de
l'activité la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et
l'interne sont intimement unis.
Par conséquent, vouloir penser sans les mots est une tentative insensée. Mesmer en fit l'essai et, de
son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un
désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot.
On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une
opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée
à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la
pensée son existence la plus haute et la plus vraie ». (Encyclopédie des sciences philosophiques)
3/ Le langage ne sert pas seulement à constater un fait, ou décrire le monde. On trouve aussi les
énoncés performatifs, dans lesquels le langage réalise lui-même une action. Ainsi par
exemple lorsque le maire dit lors d’un mariage : « je vous déclare mari et femme », cette phrase
accomplit une action (un engagement civil).
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La raison
Sujet possible : Peut-on tout démontrer ?
Qu’est-ce qu’une démonstration ?
Une démonstration consiste à déduire de prémisses admises une conclusion nécessaire.
Le modèle de la démonstration est, depuis Aristote, le syllogisme.
Prenons un exemple :
Les hommes sont mortels
Or Socrate est un homme
Donc Socrate est mortel
On voit que la dernière proposition se déduit nécessairement des deux autres : on ne peut imaginer
une autre conclusion.
La logique fait abstraction du contenu d’une démonstration, afin de s’intéresser à sa seule forme.
C’est ce que l’on appelle la logique formelle.
Ainsi si l’on formalise le raisonnement précédent :
A est B
Or C est A
Donc C est B
La logique formelle vérifie qu’un raisonnement est exécuté de manière logique, qu’une
démonstration respecte les lois formelles d’un raisonnement logique. Elle fait abstraction du contenu
des démonstrations.
Ainsi, un raisonnement au contenu faux de ce type est pourtant valide d’un point de vue formel :
Un homme est un chat
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Or un chien est un homme
Donc un chien est un chat
En revanche, un raisonnement valide du point de vue du contenu peut être faux d’un point de vue
formel. Par exemple :
Les hommes sont mortels
Or un chat est mortel
Donc un homme n’est pas un chat.
On comprend là la différence entre vérité matérielle et vérité formelle.
On voit alors la limitation essentielle de toute démonstration : puisqu’on peut, dans une
démonstration, faire abstraction du contenu de celle-ci, on peut, sous réserve de respecter les lois
formelles de la logique, parvenir à n’importe quelle conclusion
N’importe quel contenu, même le plus absurde, peut être la conclusion d’une démonstration : tout
est démontrable. Ce n’est pas là le signe d’une supériorité de ce mode de connaissance, qui la
révèlerait comme outil universel par exemple, mais plutôt une faiblesse de celle-ci.
Pour s’assurer de la vérité matérielle d’une démonstration, il faut utiliser d’autres méthodes, comme
l’expérience par exemple (qui nous apprend que l’homme est mortel).
On voit donc qu’on peut tout démontrer, mais que cela est le signe d’une limite essentielle de la
démonstration en tant que méthode de connaissance.
La démonstration inutile – les sceptiques
C’est là quelque chose que les sceptiques ont pressenti dès l’Antiquité.
Le scepticisme est la doctrine qui soutient qu’on ne peut atteindre aucune vérité certaine. Il s’oppose
au dogmatisme, à savoir le fait d’émettre un jugement sans chercher à fonder celui-ci par un
argument ou une démonstration.
Un dogme ne peut être admis, puisqu’il n’est pas fondé ; on peut donc affirmer le contraire de celuici sans prendre non plus la peine de démontrer la vérité de ce qu’on avance.
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On dirait à première vue que les sceptiques accordent de ce fait une valeur essentielle à la
démonstration. Il n’en est rien. Lorsqu’on leur propose des arguments pour fonder la vérité d’une
idée, les sceptiques s’ingénient à montrer qu’on peut démontrer l’idée contraire.
L’idée, formulée par Sextus Empiricus dans les Esquisses Pyrrhoniennes, est qu’ « à tout argument
s’oppose un argument égal ». Lorsqu’on comprend cela, on relativise l’intérêt de la démonstration :
tout est démontrable, donc il ne sert plus à rien de démontrer quoi que ce soit.
Un autre sceptique Carnéade a d’ailleurs montré concrètement cela, en se rendant à Rome et en
faisant une conférence sur la justice dans lequel il soutenait une certaine position. Le lendemain, il fit
une conférence dans lequel il défendait l’idée contraire, avec la même puissance de conviction, ce
qui ne manqua pas d’impressionner l’auditoire.
Les sceptiques démontrent de différentes manières qu’on ne peut atteindre la vérité. Ce sont les
fameux tropes sceptiques, ainsi résumés par Sextus Empiricus :
« Le premier [mode] se fait d'après la variété des animaux, le deuxième d'après la différence entre
les humains, le troisième d'après les différentes constitutions des organes des sens, le quatrième
d'après les circonstances extérieures, le cinquième d'après les positions, les distances et les lieux, le
sixième d'après les mélanges, le septième d'après la quantité et la constitution des objets, le
huitième d'après le relatif, le neuvième d'après le caractère continu ou rare des rencontres, le
dixième d'après les modes de vie, les coutumes, les lois, les croyances aux mythes et les suppositions
dogmatiques ».
Ainsi par exemple, les différences entre les humains font que ce qui paraît vrai à l’un paraîtra faux à
l’autre, etc.
De ce fait, la démonstration, loin d’être un outil qui nous permet de saisir des vérités, se saborde
elle-même et nous amène à la fin de la recherche de la vérité. Puisqu’on ne peut rien prouver, inutile
de chercher la vérité : c’est la fameuse suspension du jugement sceptique.
Dans cette perspective, on peut tout démontrer, y compris l’inutilité de la démonstration elle-même.
La démonstration mathématique – Euclide
Néanmoins ce qui précède ne vient remettre en cause que l’intérêt d’un certain type de
démonstration.
Si la démonstration logique, basée sur le modèle du syllogisme aristotélicien, est effectivement la
cible des attaques sceptiques, un autre genre de démonstration reste à examiner. Il s’agit de la
démonstration mathématique.
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Ce type de démonstration est en effet ce qui a permis aux mathématiques de se constituer comme
science. C’est Euclide, qui dans ses Eléments, a le premier conceptualisé la méthode :
-les définitions, précisant le sens des termes employés par la suite
-les axiomes, des énoncés reconnus comme évidents par chacun
-les théorèmes, présentant le résultat obtenu par la démonstration
-des propositions se déduisant les unes des autres, qui constituent la démonstration proprement dite
Ainsi, voici un extrait des Eléments d’Euclide :
Définitions
1. Un point est ce dont il n’y a aucune partie
2. Une ligne est une longueur sans largeur
3. Les limites d’une ligne sont des points […]
Demandes [ou postulats]
1. Qu’il soit demandé de mener une ligne droite de tout point à tout point
2. Et de prolonger continûment en ligne droite une ligne droite limitée.
3. Et de décrire un cercle à partir de tout centre et au moyen de tout intervalle.
4. Et que tous les angles droits soient égaux entre eux. […]
Notions communes [ou axiomes]
1. Les choses égales à une même chose sont égales entre elles.
2. Et si, à des choses égales, des choses égales sont ajoutées, les touts sont égaux.
3. Et si, à partir de choses égales, des choses égales sont retranchées, les restes sont égaux.
4. Et si, à des choses inégales, des choses égales sont ajoutées, les touts sont inégaux.
8. Et le tout est plus grand que la partie. […]
Proposition 32
Dans tout triangle, un des côtés étant prolongé, l’angle extérieur est égal aux deux angles intérieurs
et opposés, et les trois angles intérieurs du triangle sont égaux à deux droits.
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C’est grâce à ce modèle épistémologique, basé sur la démonstration, que la géométrie s’est
constituée comme discipline.
C’est par une démonstration que le mathématicien peut prouver l’idée que « dans un triangle
rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés ». Et non par
une expérience (en mesurant par exemple avec une règle les côtés du triangle qu’il vient de tracer).
Sinon, la géométrie ne serait qu’une simple discipline empirique.
Ses résultats ne seraient pas universels, puisque l’expérience ne peut fonder des vérités nécessaires,
ainsi que l’a montré Hume dans le Traité de la nature humaine. Une expérience montre qu’un
phénomène s’est produit ici et maintenant, mais ne peut nous assurer qu’il se reproduira demain.
Chaque matin, j’ai vu le soleil se lever, mais je ne peux en déduire qu’il se lèvera demain, ou pour
l’éternité. Jusqu’à présent, tous les cygnes que j’ai vu étaient blancs, mais je ne peux en déduire la loi
nécessaire : tous les cygnes sont blancs. Je suis toujours à la merci d’une expérience qui me
montrerait le contraire. On a d’ailleurs découvert une variété de cygnes noirs.
Une science qui repose sur la seule démonstration est donc une science purement rationnelle qui
parvient à mettre au jour des vérités universelles et nécessaires. Mathématique et logique en sont
deux exemples.
On ne peut pourtant tout démontrer : la démonstration géométrique ne peut prouver l’idée, par
exemple, que le théorème de Pythagore est faux, ou que la somme des angles d’un triangle n’est pas
de 180°. On ne peut démontrer le contraire des grands théorèmes de mathématiques : c’est en cela
que ce sont des vérités universelles et nécessaires.
Conclusion
On le voit : si la démonstration est un outil si puissant qu’elle permet de tout démontrer dans le
champ logique ou philosophique, elle est, encadrée par des règles et une méthodologie précise, un
outil très efficace dans le champ mathématique. Dans ce cas précis on ne peut tout démontrer, mais
on parvient à la déduction de vérités nécessaires et universelles.
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La vérité
Sujet possible : Peut-on atteindre une vérité certaine ?
Il semble que nous formulions fréquemment des vérités incontestables : « il fait beau aujourd’hui »,
quand le soleil brille et qu’aucun nuage n’est visible à l’horizon ; « 3 X 3 = 9 » quand nous récitons
nos tables de multiplication, ou encore quand nous nous bornons à constater un fait : « j’ai rencontré
Jean hier », etc.
Pourtant, est-ce réellement le cas ? Pouvons-nous réellement formuler des jugements dont la vérité
ne fait aucun doute ?
Le scepticisme est précisément une doctrine qui nie cela.
Le Scepticisme : la vérité est inatteignable
Cette doctrine repose sur l’idée que l’ensemble de nos idées et concepts sont faux. Il devient alors
inutile de les utiliser, et par conséquent de penser.
Pyrrhon, le premier sceptique, résumait cela ainsi : « aucune chose n’est plus ceci que cela ».
Lorsqu’on comprend cela, on arrête de formuler des opinions sur les choses : c’est la fameuse
suspension de jugement sceptique (épochè).
Etonnamment, on atteint alors une forme de bonheur : on devient impassible, serein, puisque ce qui
nous trouble et nous rend malheureux, ce sont certains jugements. Si l’on juge que la mort est un
mal par exemple, on est angoissé à l’idée de mourir. Mais si l’on ne fait plus aucun jugement, plus
aucune cause de trouble ne vient nous affecter.
Pourquoi les sceptiques doutent-ils que l’on puisse atteindre une vérité certaine ?
Ils se basent sur un ensemble d’arguments appelés tropes sceptiques. Voici certains d’entre eux.
-le désaccord des sages : aucune vérité n’est admise comme certaine par l’ensemble des systèmes
philosophiques. Aristote contredit Platon, le stoïcisme contredit l’épicurisme, et aucune idée ne fait
l’objet d’un consensus.
-la relativité des moeurs : les peuples adoptent différentes règles de vie et aucune règle ne fait
l’objet d’un consensus universel. Ce qui semble cruel et interdit dans un pays sera toléré, voire
encouragé dans un autre. Une idée que Pascal (qui n’est pas un sceptique) résume des dizaines de
siècles plus tard ainsi : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
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-les erreurs des sens : nos organes des sens n’ont pas exactement la même constitution donc chacun
voit et entend différemment des autres. Surtout nos sens nous trompent : un bâton plongé dans
l’eau paraît brisé, une tour carrée paraît ronde de loin, etc.
-l’inutilité de la démonstration : si l’on propose un argument pour fonder une idée, il faudra prouver
cet argument par un autre argument, qui lui-même devra être prouvé, etc. On est donc confronté à
une régression à l’infini, puisqu’il faudra toujours une démonstration pour fonder la démonstration
antérieure, ce qui rend inutile toute argumentation.
Pyrrhon, le premier sceptique, menait une vie en accord avec ses principes. Il partait au hasard
(puisque rien ne lui prouve qu’il vaut mieux être ici que là), marchait au-devant des précipices
(puisque rien ne lui prouve que la mort est un mal), heureusement retenu par ses disciples.
Un jour il s’enfuit devant un chien, et moqué par ses disciples, répondit qu’ « il est difficile de
dépouiller l’homme de fond en comble » (de ses jugements).
On le voit : les arguments sceptiques pour montrer qu’on ne peut atteindre une vérité certaine sont
nombreux.
Néanmoins, n’est-il pas possible de trouver une vérité certaine, qui résiste aux arguments
sceptiques ?
C’est là le pari que relève Descartes.
Le cogito comme vérité indubitable : Descartes
Descartes dans ses Méditations métaphysiques cherche une vérité certaine. Remettant en cause
l’enseignement qu’il a reçu, il concède aux sceptiques que l’on peut remettre en question la plupart
des idées considérées à tort comme certaines par le sens commun.
On ne peut par exemple se fier au témoignage des sens. Reprenant les exemples du bâton brisé et de
la tour, il remarque qu’« il est de la prudence de ne se jamais fier entièrement à ceux qui nous ont
une fois trompé ».
Les vérités mathématiques sont-elles certaines ? Peut-on douter que 2+3=5 ou que deux droites
parallèles ne se coupent jamais ?
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Descartes fait observer que Dieu, dans sa toute-puissance, est en mesure de nous tromper sur ces
points.
Ou plutôt, puisque Dieu dans son infinie bonté ne peut être suspect d’un tel comportement : on peut
imaginer qu’un malin génie a assez de puissance pour nous faire croire à de telles idées, alors
qu’elles sont fausses.
Il faut donc partir de la pire des hypothèses, celle selon laquelle un malin génie, « un je ne sais quel
trompeur très puissant et très rusé […] emploie toute son industrie à me tromper toujours », et voir
si même ainsi, il existe une vérité qui peut résister et être considérée comme certaine.
C’est le cas. Si on part de l’idée sceptique que tout est douteux, alors il est certain que je doute (de
tout). Si je doute, je pense. Si je pense, je suis : « Je pense donc je suis » est la vérité certaine que
nous cherchons, et que Descartes a trouvée au terme de l’expérience du cogito.
Dans les Méditations métaphysiques, Descartes la formule ainsi : « Je suis, j’existe est
nécessairement vraie toutes les fois que la prononce ou que je la conçois en mon esprit ».
Quel est ce « Je » dont Descartes a prouvé l’existence ? Ce n’est pas une âme, ni un corps, (la
signification de ces termes est douteuse), mais simplement une « chose qui pense ». Voici la seule
chose certaine qu’on peut dire concernant la nature du sujet pensant.
Or de cette première vérité indubitable, Descartes va déduire d’autres vérités, concernant le monde,
ou Dieu. Par exemple, il va déduire l’existence de Dieu de la présence en nous de l’idée de Dieu. J’ai
en moi l’idée de Dieu, donc il existe car ce n’est pas moi, être fini qui ai pu créer cette idée d’un être
infini (l’effet ne peut pas être supérieur à la cause).
On le voit donc : il existe des vérités certaines qui résistent au doute sceptique.
Néanmoins on peut se demander s’il existe des vérités absolues, et si toute vérité n’est pas relative.
La vérité relative : Protagoras
On a jusqu’à présent entendu par « vérité » des propositions universelles, valant pour tous les temps
et tous les pays, de type : « la somme des angles d’un triangle est de 180° ». Ne peut-on imaginer
plutôt que chacun a sa vérité, et que celle-ci n’est valable que pour celui qui l’énonce ?
C’est là l’idée de Protagoras : « l’homme est la mesure de toute chose ». Cela signifie que chacun
porte en soi sa vérité, et il n’en est pas qui soit moins estimable que d’autres. Si l’on trouve qu’un
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tableau n’est pas beau, ce sera là pour nous une vérité. Si notre voisin trouve qu’il s’agit là d’une
œuvre magnifique, ce sera pour lui une vérité : on ne peut hiérarchiser ces deux positions en
montrant pourquoi l’une est meilleure que l’autre.
On peut généraliser cela à l’ensemble des idées que nous adoptons. Ainsi par exemple, les normes
morales : si un peuple a décidé d’admettre le cannibalisme, on ne peut le condamner : ce sont là les
normes qu’il a décidé d’adopter, et qui ne sont pas moins vraies que les normes judéo-chrétiennes
qui interdisent le cannibalisme.
Voici comment Platon résume la pensée de Protagoras, dans le Théétète :
SOCRATE : « Il semble bien que ce que tu dis de la science n’est pas chose banale [152a] ; c’est ce
qu’en disait Protagoras lui-même. Il la définissait comme toi, mais en termes différents. Il dit en effet,
n’est-ce pas, que l’homme est la mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de
la non-existence de celles qui n’existent pas. Tu as lu cela, je suppose ?
THÉÉTÈTE : Oui, et plus d’une fois.
SOCRATE : Ne veut-il pas dire à peu près ceci, que telle une chose m’apparaît, telle elle est pour moi
et que telle elle t’apparaît à toi, telle elle est aussi pour toi ? Car toi et moi, nous sommes des
hommes.
THÉÉTÈTE : C’est bien ce qu’il veut dire.
SOCRATE : Il est à présumer qu’un homme sage ne parle pas en l’air. Suivons-le donc. N’arrive-t-il pas
quelquefois qu’exposés au même vent, l’un de nous a froid, et l’autre, non ; celui-ci légèrement,
celui-là violemment ?
THÉÉTÈTE : C’est bien certain.
SOCRATE : En ce cas, que dirons-nous qu’est le vent pris en lui-même, froid ou non froid ? ou bien en
croirons-nous Protagoras et dirons-nous qu’il est froid pour celui qui a froid, et qu’il n’est pas froid
pour celui qui n’a pas froid ?
THÉÉTÈTE : Il semble bien que oui.
SOCRATE : N’apparaît-il pas tel à l’un et à l’autre ?
THÉÉTÈTE : Si »
On le voit : le relativisme déconstruit la notion de vérité, et on ne sait ce qu’il en reste, après une
telle opération. Néanmoins, si l’on admet le concept de vérité relative, alors on atteint une forme de
certitude : il est certain que pour moi, il fait froid, ou que le tableau n’est pas beau. Il suffit d’être à
l’écoute de ce que je ressens pour atteindre une vérité certaine.
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Conclusion
On voit qu’il existe des vérités certaines. Si l’on n’est pas convaincu par la vérité absolue telle que
Descartes pense l’avoir mise au jour dans l’expérience du cogito, rien ne nous empêche de
restreindre nos ambitions et d’admettre qu’il existe au moins, des vérités relatives certaines.
Cours sur la vérité – en savoir plus
1/ pour Descartes, mieux vaut ne pas chercher la vérité que la chercher sans méthode. Sinon, nous
ressemblons à un chercheur d’or qui creuse au hasard en espérant tomber de cette manière sur un
trésor.
2/ la vérité se distingue de la réalité : c’est un discours sur la réalité, un jugement. La vérité consiste
dans l’accord de notre jugement avec la réalité. C’est la conception de la « vérité-correspondance ».
3/ On peut distinguer « vérité formelle » et « vérité matérielle » (voir cours sur la démonstration).
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La conscience
Sujet possible : La conscience est-elle source de liberté ou de contrainte ?
Grâce à la conscience, je n’agis pas par simple réflexe, par instinct, comme on peut penser que c’est
le cas chez les animaux. Le principe de mes actions se trouve dans ma volonté. J’agis de telle manière
parce que je l’ai voulu. N’est-ce pas cela la liberté ?
Pourtant, on peut se demander s’il ne faut pas plutôt voir là une contrainte. Si j’agis de manière
consciente, je deviens responsable de tous mes actes. Or avec la responsabilité commence la
contrainte : les interdits, les impératifs, la loi morale, pèsent sur moi, et sur chacun de mes actes.
La question se pose donc : la conscience nous libère-t-elle, ou nous asservit-elle ?
La conscience nous libère du monde – Pascal
La conscience est ce pouvoir qu’a l’homme de se mettre à distance de lui-même, et de se prendre
lui-même pour objet de réflexion : que suis-je ? Que dois-je faire ? Quel est le sens de la vie ?
On ne se contente plus d’ « être », simplement, comme cette pierre au bord du chemin « est », mais
on sait qu’on existe. Nous ne sommes plus simplement « dans le monde » comme un simple objet
posé çà ou là, mais nous nous connaissons comme inséré dans un monde, en tant que sujet pensant.
Cela constitue le privilège de l’homme : les autres êtres vivants tels que les animaux existent et
agissent, mais sans en être conscients. Leurs actions sont déterminées par l’instinct. On ne trouvera
jamais par exemple un chien ou un cheval qui médite sur son existence, et qui se pose la question du
sens de la vie. Les animaux vivent, sans avoir conscience d’eux-mêmes comme êtres vivants.
De ce fait, la conscience est ce qui vient fonder la dignité humaine, ce par quoi il surpasse les autres
êtres vivants, et même l’univers lui-même s’il faut en croire Pascal, dans les Pensées :
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant.
Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le
tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il
sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace
et de la durée, que nous ne saurions remplir.
Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.
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Roseau pensant. — Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du
règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers
me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends ».
On le voit : par la conscience, l’homme dépasse l’univers. Si du point de vue matériel, l’homme est
écrasé par celui-ci, puisqu’il n’est qu’un point infiniment petit, du point de vue spirituel, l’homme
prend sa revanche, et apparaît comme le sommet de la Création.
La conscience apparaît donc comme ce qui nous libère de notre condition finie et misérable ;
comme ce qui nous libère du pouvoir néantisant de l’univers, que ce dernier exerce sur moi d’un
point de vue matériel.
La conscience est donc bien une source de liberté, par le pouvoir qu’elle nous donne sur le reste du
monde.
Néanmoins, avec la conscience apparaît la loi morale, et de multiples interdits vont peser sur mes
actions : si j’agis consciemment, je deviens responsable de ce que je fais, et l’on peut me punir si
j’agis mal.
La conscience n’apparaît-elle pas de ce fait comme un prétexte pour une lente entreprise de
domestication morale, qui me fait perdre ma liberté première ?
La conscience comme ruse théologique asservissante - Nietzsche
Si j’agis de manière inconsciente, par exemple pris d’un accès de folie furieuse dans laquelle je ne
m’appartiens plus, je ne suis pas responsable de mes actes. Avec la conscience apparaît la
responsabilité. C’est pourquoi d’un point de vue judiciaire, un crime passionnel est moins
sévèrement puni qu’une action commise de manière délibérée, calculée longtemps à l’avance.
Une action consciente est considérée comme effet d’une volonté libre, d’un choix rationnel. Aucun
déterminisme ne vient s’y glisser. La notion de libre arbitre vient condenser ces trois idées liées :
volonté, liberté et responsabilité. J’ « ai un libre arbitre » signifie : mon action est le fruit de ma
volonté en tant qu’elle est libre (déterminée par rien d’autre qu’elle-même), et de ce fait je suis
responsable des conséquences de celle-ci.
La notion de conscience devient donc le cheval de Troie par lesquels les théologiens et les partisans
de la morale judéo-chrétienne viennent condamner la plupart de nos actions, étouffant notre
spontanéité dans des dizaines de commandements et d’impératifs moraux. Ceux-ci n’ont aucun
fondement : la loi morale n’a pas d’autre but que de donner le droit à ces bourreaux un prétexte
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pour punir, c’est-à-dire exercer leur violence en toute légalité, ainsi que l’affirme Nietzsche dans le
Crépuscule des Idoles :
« Il ne nous reste aujourd'hui plus aucune espèce de compassion avec l'idée du « libre arbitre » :
nous savons trop bien ce que c'est - le tour de force théologique le plus mal famé qu'il y ait, pour
rendre l'humanité « responsable » à la façon des théologiens, ce qui veut dire : pour rendre
l'humanité dépendante des théologiens...
Je ne fais que donner ici la psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable.
Partout où l'on cherche des responsabilités, c'est généralement l'instinct de punir et de juger qui est
à l'oeuvre. On a dégagé le devenir de son innocence lorsque l'on ramène un état de fait quelconque à
la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été
principalement inventée à fin de punir, c'est-à-dire avec l'intention de trouver coupable. Toute
l'ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n'existe que par le fait que ses inventeurs, les
prêtres, chefs de communautés anciennes, voulurent se créer le droit d'infliger une peine - ou plutôt
qu'ils voulurent créer ce droit pour Dieu...
Les hommes ont été considérés comme « libres », pour pouvoir être jugés et punis, - pour pouvoir
être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l'origine de toute
action comme se trouvant dans la conscience ».
On voit qu’apparaît ici une toute autre conception de la liberté, qui repose plutôt sur l’idée de
spontanéité : la conscience (et par-delà le libre arbitre) ne fait que brider cette spontanéité, la briser,
sous des impératifs moraux. Pour Nietzsche, nous agissons, comme les animaux, par instinct. Il est
donc injuste de responsabiliser l’homme par la notion de conscience, et cela n’est que le symptôme
d’une volonté de punir, toute aussi animale, de la part des religieux.
Muni de cette nouvelle définition de la liberté, nous pouvons le dire : la conscience est plus une
source de contrainte que de liberté. Elle est même au fondement de la loi morale, destructrice de
toute spontanéité, donc de toute liberté.
Mais refuser la notion de libre arbitre, c’est-à-dire notre liberté et notre responsabilité, n’est-ce pas
là une conduite de mauvaise foi ? Telle est l’idée que nous allons à présent examiner.
Contre la mauvaise foi, la conscience de notre liberté – Sartre
Pour l’existentialisme, l’homme est libre parce qu’il s’agit du seul être qui existe. L’existence est le
privilège de l’homme. Les objets ont une essence définie : une fonction, un aspect, une matière. Ils
ne peuvent en sortir. L’homme est liberté, c’est-à-dire qu’il n’est à l’origine rien, et peut décider de
ce qu’il va devenir. Il peut choisir son métier, le pays où il va vivre, etc.
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Ce pourquoi Sartre, dans l’Existentialisme est un humanisme dit que « l’existence précède
l’essence ».
« Le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a
une utilité définie; et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir
â quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire
l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède
l’existence. […]
Si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe
avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme [...] Qu’est-ce que
signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre,
surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est
pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est
seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après
l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il
se fait ».
Dans ce cas, nous sommes responsable de tout ce qui nous arrive.
Mais comme on aime fuir nos responsabilités, on peut nier notre liberté. C’est là une conduite de
mauvaise foi (voir cours sur l’inconscient) : on est parfaitement conscient qu’on est libre, mais on
essaie de se le dissimuler.
La critique nietzschéenne apparaît alors comme un exemple de mauvaise foi.
On ne démontre pas notre liberté : on en est immédiatement, parfaitement conscient, et on sait bien
qu’aucun argument ne pourra nous convaincre du contraire.
La conscience est donc libératrice, tout simplement parce qu’elle me révèle cette liberté première
en nous.
Conclusion
On voit donc que la conscience libère l’homme, parce qu’elle le constitue en tant qu’homme, et lui
révèle sa liberté. Certes, cela fait peser sur l’homme une responsabilité écrasante : c’est lui qui est
responsable de ce qu’il sera. Mais cela n’est pas une contrainte. Il s’agit plutôt d’un passionnant défi,
lancé à l’homme.
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Cours sur la conscience – En savoir plus
1/ Qu’est-ce que le Moi ? Hume note dans le Traité de la nature humaine que je ne peux jamais saisir
en moi quelque chose qui serait le Moi, mais seulement des sensations qui l’affectent : le chaud, le
froid, etc. Le moi reste donc un mystère, et on ne peut finalement dire s’il y a réellement un Moi :
« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce
que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa continuité d'existence ; et que
nous sommes certains, plus que par l'évidence d'une démonstration, de son identité et de sa
simplicité parfaites.
Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi, je bute toujours sur
une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour
ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une
perception et je ne peux rien observer que la perception.
Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi
longtemps, je n'ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n'existe pas. Si toutes mes
perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni
haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu'il
faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant.
Si quelqu'un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu'il a, de lui-même, une connaissance
différente, il me faut l'avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui ».
2/ Pour Rousseau, c’est la conscience morale au fond de chaque homme qui lui indique ce qui est
bien et mal, et non quelque argument ou théorie philosophique. C’est là une faculté étonnante de
l’homme, par laquelle il se distingue des animaux :
« Je ne tire point ces règles de principes d’une haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon
coeur écrites par la nature en caractères ineffaçables.
Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que
je sens être mal est mal: le meilleur de tous les casuistes est la conscience; et ce n’est que quand on
marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement.
Le premier de tous les soins est celui de soi-même : cependant combien de fois la voix intérieure
nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons mal ! Nous croyons suivre
l’impulsion de la nature, et nous lui résistons ; en écoutant ce qu’elle dit à nos sens, nous méprisons
ce qu’elle dit à nos cœurs ; l’être actif obéit, l’être passif commande. La conscience est la voix de
l’âme, les passions sont la voix du corps.
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Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent ? et alors lequel faut-il écouter ? Trop
souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser; mais la
conscience ne nous trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que
l’instinct est au corps; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer. » (L’Emile)
3/ Freud nie que la conscience soit transparente à elle-même (voir cours sur l’inconscient).
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L’inconscient
L’inconscient contredit-il la liberté ?
On agit librement si c’est notre volonté qui est au fondement de notre action, si aucun autre élément
extérieur (par exemple un pistolet braqué sur moi) ne vient déterminer mon choix. Sinon, c’est que
j’agis par contrainte.
Mais comment être sûr qu’aucun autre motif ne vient interférer dans ma décision ? S’il s’agit d’un
motif aussi explicite qu’un pistolet braqué, la question ne se pose pas. Mais supposons qu’un
élément vienne déterminer secrètement ma volonté, sans que j’en aie conscience ?
L’hypothèse de l’inconscient semble donc remettre en cause la notion même de liberté. Si ce sont
des mobiles inconscients qui me font agir de telle ou telle manière, comment dire que je suis libre ?
Pourtant on peut se demander si l’hypothèse même d’un inconscient n’est pas à remettre en cause.
De ce fait, notre liberté ne demeure-t-elle pas intacte ?
On doit donc se demander : notre liberté est-elle remise en cause par les motifs inconscients qui
viendraient interférer dans notre action ?
L’inconscient réfute l’idée d’un moi rationnel maître de ses actions – Freud
L’idée d’inconscient renvoie à l’idée selon laquelle le moi ne serait pas parfaitement transparent à
lui-même, qu’il y aurait un ensemble de représentations, d’images, d’idées, qui ne pourraient pas en
raison de leur caractère perturbant parvenir à la conscience, systématiquement refoulées par celleci.
Mais Freud soutient aussi l’idée que ces représentations parviendraient de temps en temps à franchir
la barrière de la censure, pour venir de manière déguisée, affecter celui-ci : cela se produit dans les
rêves, les lapsus, ou certains comportements névrotiques.
C’est là le schéma général que présente Freud, dans l’ensemble de ses travaux. Dans la seconde
topique, il résume cela en dressant la cartographie suivante : le « ça » représente l’ensemble des
représentations perturbantes, dangereuses pour la santé mentale, en raison de leur caractère
angoissant ou amoral. Le « surmoi » représente l’ensemble des règles morales, à l’origine de la
censure des représentations du « ça », les empêchant d’accéder au « moi ».
Puisque ces désirs et représentations du ça sont refoulés, ils ne parviennent pas à la conscience. Ils
sont inconscients. Pourtant, ils franchissent parfois la barrière de la censure, en se modifiant de
manière à tromper la barrière que constitue le surmoi.
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Ils déterminent alors sans qu’on s’en doute certaines de nos actions. Les névroses en sont des
exemples.
On voit alors en quoi cela remet en cause notre liberté : certaines actions du moi rationnel ne sont
pas l’expression de sa volonté, mais sont déterminées secrètement et sans qu’on s’en doute par des
éléments inconscients. Freud résume cela en disant que « le moi n’est pas maître dans sa propre
maison » :
« Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions [...] le moi se
sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées
surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les
chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...]
C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle
nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en
nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles
et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le
moi n'est pas maître dans sa propre maison. (Essais de psychanalyse appliquée)
C’est pourquoi la psychanalyse représente, après les humiliations infligées par Copernic (la terre n’est
pas le centre de l’univers) ou Darwin (l’homme descend de l’animal) une troisième blessure
narcissique :
« Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de
nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison,
qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en
dehors de sa conscience, dans sa vie psychique ». (Introduction à la psychanalyse)
On le voit : l’hypothèse de l’inconscient remet en cause l’idée même de liberté. Si le principe des
actions n’est plus la seule volonté rationnelle du Moi, mais des motifs inconscients qui nous
déterminent secrètement, alors nos actions ne sont plus effectuées librement.
Pourtant, l’inconscient est-il une réalité ? N’est-ce pas plutôt un mythe, un prétexte pour fuir notre
liberté, et notre responsabilité ?
L’inconscient n’est qu’un mythe qui ne vient donc pas remettre en cause
notre liberté – Sartre
Notre liberté peut nous faire peur. Difficile en effet d’affronter l’infini des possibilités qui s’offrent à
nous, et de faire un choix. Il est beaucoup plus simple de suivre des ordres, ou un chemin tout tracé,
que de prendre sa vie en main et décider à quoi elle va ressembler.
Etre libre, c’est devenir aussi responsable de nos différentes actions. Il est beaucoup plus simple de
fuir ses responsabilités, et de s’inventer des excuses : j’ai fait ça parce que X me l’a demandé, etc.
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C’est là le point de départ de l’existentialisme de Sartre : la liberté. L’homme est absolument libre du
fait qu’il n’y a pas d’essence de l’homme, qui l’emprisonnerait parce qu’il devrait s’y conformer.
L’homme est bien plutôt existence, et il construit peu à peu, par ses actes, et l’ensemble de sa vie, ce
qu’il est. Ce que Sartre présente ainsi, dans l'Existentialisme est un humanisme :
« Dostoïevski avait écrit : “Si Dieu n'existait pas, tout serait permis.” C'est là le point de départ de
l'existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n'existe pas, et par conséquent l'homme est
délaissé, parce qu'il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s'accrocher. Il ne trouve
d'abord pas d'excuses.
Si, en effet, l'existence précède l'essence, on ne pourra jamais expliquer par référence à une nature
humaine donnée et figée ; autrement dit, il n'y a pas de déterminisme, l'homme est libre, l'homme
est liberté. Si, d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou
des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, nous n'avons ni derrière nous, ni devant nous, dans
le domaine numineux des valeurs, des justifications ou des excuses. Nous sommes seuls, sans
excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre ».
Le déterminisme apparaît alors comme un acte de mauvaise foi : l’homme, pour fuir sa liberté, se
ment à lui-même en imaginant que d’autres mobiles que sa volonté sont à l’origine de ses actions.
C’est une forme de lâcheté :
« Nous avons défini la situation de l'homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout
homme qui se réfugie derrière l'excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme
est un homme de mauvaise foi. [...]
Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale,
je les appellerai lâches ».
L’hypothèse de l’inconscient, qui est une sorte de déterminisme (puisque des éléments inconscients
provoquent mes actions) n’est autre qu’une forme de mauvaise foi : l’homme se cherche des excuses
avec la notion d’inconscient.
On le voit : la notion d’inconscient ne vient pas remettre en cause ma liberté, puisqu’il ne s’agit là
que d’un mythe, sans aucune réalité, uniquement conçu pour dédouaner l’homme de ses
responsabilités.
Pourtant, on peut imaginer qu’une grande part de nos idées ou de nos perceptions n’accèdent jamais
à la conscience sans pour autant remettre en cause notre liberté.
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Les petites perceptions inconscientes – Leibniz
Certaines perceptions sont infinitésimales, et sont donc inconscientes. Nous ne sommes conscients
que de l’ensemble. Ainsi en va-t-il par exemple, du bruit de la mer : nous ne sommes pas conscients
du bruit de chaque goutte d’eau prise isolément. En revanche, nous entendons le bruit global, ainsi
que le montre Leibniz dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain :
« D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en
nous, mais sans aperception [conscience] et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme
même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop
grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à
d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans
l’assemblage. [...]
Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai
coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand
on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui
composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se
fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce
mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on
soit affecté un peu par le mouvement de cette vague, et qu’on ait quelque perception de chacun de
ces bruits, quelque petits qu’ils soient ; autrement, on n’aurait pas celle de cent mille vagues,
puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose ».
En quoi ces perceptions qui n’accèdent pas à notre conscience restreignent-elles notre liberté ? On
voit donc que l’inconscient, pris en ce sens-là, (c’est-à-dire lorsqu’il désigne l’ensemble des idées qui
ne sont pas actuellement à la conscience, ou des perceptions infinitésimales), ne remet pas en cause
fondamentalement notre liberté.
Conclusion
On voit donc que l’inconscient ne remet pas forcément en cause notre liberté. C’est le cas si on
l’entend au sens freudien, mais on peut penser avec Sartre qu’il ne s’agit là que d’un mythe. D’autre
part, les nombreuses opérations qui se déroulent en notre esprit sans que l’on en ait conscience ne
menacent pas notre liberté, mais ne font que concourir au fonctionnement normal de l’esprit.
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Cours sur l’inconscient – en savoir plus :
1/ Voici le texte dans lequel Freud présente le fonctionnement général de la censure et du
refoulement, utilisant une métaphore célèbre :
« Nous assimilons donc le système de l'inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les
tendances psychiques se pressent, tels des êtres vivants.
A cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel
séjourne la conscience. Mais à l'entrée de l'antichambre, dans le salon veille un gardien qui inspecte
chaque tendance psychique, lui impose la censure et l'empêche d'entrer au salon si elle lui déplaît.
Que le gardien renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu'il lui fasse repasser le seuil après
qu'elle a pénétré dans le salon, la différence n'est pas bien grande et le résultat est à peu près le
même. Tout dépend du degré de sa vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous cet
avantage qu'elle nous permet de développer notre nomenclature. Les tendances qui se trouvent
dans l'antichambre réservée à l'inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la
pièce voisine.
Elles sont donc tout d'abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu'au seuil, elles sont
renvoyées par le gardien, c'est qu'elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors
qu'elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont
pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à
attirer sur elles le regard de la conscience.
Nous appellerons donc cette deuxième pièce système de la préconscience (le préconscient). Le fait
pour un processus de devenir conscient garde ainsi son sens purement descriptif. L'essence du
refoulement consiste en ce qu'une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de
l'inconscient dans le préconscient.
Et c'est ce gardien qui nous apparaît sous la forme d'une résistance, lorsque nous essayons, par le
traitement analytique, de mettre fin au refoulement ». (Introduction à la Psychanalyse)
2/ Voici le texte présentant le célèbre complexe d’Œdipe :
« Vous êtes sans doute impatients d’apprendre en quoi consiste ce terrible complexe d’Œdipe. Son
nom seul vous permet déjà de le deviner.
Vous connaissez tous la légende grecque du roi Œdipe qui a été voué par le destin à tuer son père et
à épouser sa mère, qui fait tout ce qu’il peut pour échapper à la prédiction de l’oracle et qui, n’y
ayant pas réussi, se punit en se crevant les yeux, dès qu’il a appris qu’il a, sans le savoir, commis les
deux crimes qui lui ont été prédits.
Je suppose que beaucoup d’entre vous ont été secoués par une violente émotion à la lecture de la
tragédie dans laquelle Sophocle a traité ce sujet. [...] L’ouvrage du poète attique nous expose
comment le crime commis par Œdipe a été peu à peu dévoilé, à la suite d’une enquête
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artificiellement retardée et sans cesse ranimée à la faveur de nouveaux indices. Sous ce rapport, son
exposé présente une certaine ressemblance avec les démarches d’une psychanalyse.
[...] Ce n’est pas à cette morale que l’auditeur réagit, mais au sens et au contenu mystérieux de la
légende. Il réagit comme s’il retrouvait en lui-même, par l’auto-analyse, le complexe d’Œdipe;
comme s’il apercevait, dans la volonté des dieux et dans l’oracle, des travestissements idéalisés de
son propre inconscient; comme s’il se souvenait avec horreur d’avoir éprouvé lui-même le désir
d’écarter son père et d’épouser sa mère.
La voix du poète semble lui dire : « Tu te raidis en vain contre ta responsabilité, et c’est en vain que
tu invoques tout ce que tu as fait pour réprimer ces intentions criminelles. Ta faute n’en persiste pas
moins puisque, ces intentions, tu n’as pas su les supprimer : elles restent intactes dans ton
inconscient. Et il y a là une vérité psychologique. Alors même qu’ayant refoulé ses mauvaises
tendances dans l’inconscient, l’homme croit pouvoir dire qu’il n’en est pas responsable, il n’en
éprouve pas moins cette responsabilité comme un sentiment de péché dont il ignore les motifs”.
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La liberté
Problème principal : sommes-nous libres ?
Voici les éléments de connaissance à avoir absolument sur le sujet :
Libre arbitre, déterminisme, nécessité, inconscient, âne de Buridan
Le Libre Arbitre
Faisons une expérience banale : je souhaite me mettre debout. Ma volonté intervient, donne un
ordre à mon corps, je me lève.
J’ai fait là l’expérience de ma liberté : je suis libre parce que c’est moi qui décide d’agir.
Je suis libre si c’est ma volonté qui est au fondement de mon action. J’effectue alors un choix en
toute liberté.
Ma volonté est la clé de voûte de ma liberté. C’est en cela que j’ai un libre arbitre. Ce terme désigne
ma volonté, en tant qu’elle est libre, c’est-à-dire rien d’autre ne la détermine qu’elle-même à agir. Je
fais ceci parce que je le veux, je fais cela parce que je l’ai choisi.
Aucun autre motif caché ne vient me déterminer à agir que moi-même. Si je me suis levé parce
qu’une abeille m’a attaqué, ou parce qu’un courant d’air m’a donné froid, et que je fuis ces
désagréments, ce n’est pas moi qui ai décidé de me lever, ce n’est pas ma volonté qui est au
fondement de mon action, mais un motif extérieur : l’abeille, ou le courant d’air.
Ce n’est pas moi qui ai « décidé » de mon action, mais l’abeille : je n’ai donc pas agi librement, mais
par contrainte.
Voici donc une reformulation de notre problème. « Sommes-nous libre ? » devient : « notre volonté
est-elle au fondement de toutes nos actions ? »
Il semble intuitivement que c’est le cas, même si certaines de nos actions sont de toute évidence
effectuées par contrainte.
Néanmoins, une doctrine philosophique le nie : le déterminisme.
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Le déterminisme comme négation de la liberté
Le déterminisme est une doctrine philosophique qui nie notre liberté, et refuse l’idée de libre arbitre.
Pour un déterministe, quand nous agissons, ce n’est jamais parce que nous l’avons décidé, mais
parce qu’un motif extérieur nous y contraint.
Notre action n’est jamais que l’effet d’une cause extérieure à nous, et même d’une chaîne de causes.
Il n’y a pas non plus de hasard. Il n’y a que des chaînes de causes et d’effet qui découlent
logiquement et nécessairement les unes des autres. De ce fait, tout événement qui se produit était
nécessaire et ne pouvait être évité.
Prenons un exemple : je décide de sortir de chez moi, une brique poussée par le vent me tombe
dessus et me tue.
On a l’impression ici qu’on a affaire à un phénomène où se mêlent ma volonté (c’est moi qui décide
de sortir) et le hasard.
Pour un déterministe, c’est le contraire : il n’y a là ni libre arbitre, ni hasard, mais simplement une
chaîne de causes, une succession de causes et d’effets qui s’enchaînent avec une nécessité
implacable.
Ainsi je ne suis pas sorti sans raison : je devais aller rembourser un ami. Cette action est donc
expliquée par une cause (et non par mon libre-arbitre). Celle-ci a elle-même une cause : je dois le
rembourser car je lui avais emprunté de l’argent pour m’acheter un livre. Et ainsi, on remonte la
chaîne des causes à l’infini :
Effet :
Cause :
je voulais m’acheter ce livre
car un ami m’en avait parlé,
il m’en a parlé
car on est allé boire un verre la semaine dernière
on a bu un verre
car il m’a fixé un rendez-vous par téléphone
etc.
D’un autre côté, la brique n’est pas tombée par hasard du toit. Elle est tombée parce qu’un ouvrier
l’avait laissée là. Cette cause a elle-même une cause (des travaux sont en train d’être faits pour isoler
le toit), qui a elle-même une cause (une précédente tempête a détérioré le toit), etc.
Elle est tombée aussi parce qu’il y a eu un coup de vent, événement qui a une cause (dépression au
large de l’Irlande) qui a lui-même une cause (mouvement des masses d’air dans telle région du
monde), etc.
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Bref, on le voit, à partir de cet exemple : pour le déterminisme, il n’y a pas de libre-arbitre, donc pas
de liberté. Nous ne sommes pas libres, mais nous sommes simplement le jouet d’une chaîne de
causes, et nous ne pouvons empêcher aucun événement.
Ce qui est au fondement de notre action, pour un déterministe, ce n’est jamais notre volonté, mais
une cause, qui nous détermine secrètement à agir.
Voici comment Marc-Aurèle, un stoïcien déterministe résume cela :
« Quoi que ce soit qui t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité, et l’enchaînement des causes
avait filé ensemble pour toujours et ta substance et cet accident ».
« Il faut aimer ce qui t’arrive […] parce que cela était fait pour toi, te correspondait et survenait en
quelque sorte à toi, d’en haut, de la chaîne des plus antiques causes ».
Ou encore : « quoi que ce soit qui t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité, et l’enchaînement
des causes avait filé ensemble pour toujours et ta substance et cet accident ».
On peut penser comme le déterministe que des causes extérieures sont au fondement de nos
actions. Mais il est possible également que ces causes soient intérieures, dans l’esprit même de
l’homme.
L’homme a-t-il sur ses pensées un pouvoir absolu ? Pense-t-il ce qu’il veut penser ? Ou ses pensées
sont-elles influencées par des éléments inconscients, sur lesquels par définition, il n’a pas de
pouvoir ? L’inconscient ne vient-il pas remettre en question la liberté de l’homme ?
C’est ce que pense Freud, comme nous allons le voir.
Freud et l’inconscient
On sait que pour Freud, l’homme n’est pas un être purement rationnel. Les pensées de l’homme ne
procèdent pas de sa seule Raison. Il porte en lui une part d’irrationnel : l’inconscient.
Certaines représentations sont en effet trop choquantes (parce qu’immorales) pour qu’elles lui
parviennent à la conscience. Freud prend l’exemple du complexe d’Œdipe, qui amène le petit enfant
à vouloir s’unir avec sa mère et souhaiter la disparition du père. De telles images sont trop
perturbantes pour que l’esprit les laisse accéder à la conscience. Le surmoi exerce une censure, en
refoulant ces images choquantes, afin de préserver l’esprit.
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Mais Freud soutient aussi l’idée que ces représentations parviendraient de temps en temps à franchir
la barrière de la censure, pour venir de manière déguisée, affecter celui-ci : cela se produit dans les
rêves, les lapsus, ou certains comportements névrotiques.
C’est là le schéma général que présente Freud, dans l’ensemble de ses travaux. Dans la seconde
topique, il résume cela en dressant la cartographie suivante : le « ça » représente l’ensemble des
représentations perturbantes, dangereuses pour la santé mentale, en raison de leur caractère
angoissant ou amoral. Le « surmoi » représente l’ensemble des règles morales, à l’origine de la
censure des représentations du « ça », les empêchant d’accéder au « moi ».
Puisque ces désirs et représentations du ça sont refoulés, ils ne parviennent pas à la conscience. Ils
sont inconscients. Pourtant, ils franchissent parfois la barrière de la censure, en se modifiant de
manière à tromper la barrière que constitue le surmoi.
Ils déterminent alors sans qu’on s’en doute certaines de nos actions. Les névroses en sont des
exemples.
On voit alors en quoi cela remet en cause notre liberté : certaines actions du moi rationnel ne sont
pas l’expression de sa volonté, mais sont déterminées secrètement et sans qu’on s’en doute par des
éléments inconscients. Freud résume cela en disant que « le moi n’est pas maître dans sa propre
maison » :
« Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions [...] le moi se
sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées
surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les
chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...]
C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle
nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en
nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles
et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le
moi n'est pas maître dans sa propre maison. (Essais de psychanalyse appliquée)
C’est pourquoi la psychanalyse représente, après les humiliations infligées par Copernic (la terre n’est
pas le centre de l’univers) ou Darwin (l’homme descend de l’animal) une troisième blessure
narcissique :
« Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de
nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison,
qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en
dehors de sa conscience, dans sa vie psychique ». (Introduction à la psychanalyse)
On le voit : l’hypothèse de l’inconscient remet en cause l’idée même de liberté. Si le principe des
actions n’est plus la seule volonté rationnelle du Moi, mais des motifs inconscients qui nous
déterminent secrètement, alors nos actions ne sont plus effectuées librement.
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Conclusion
On voit donc que la liberté humaine n’est qu’une illusion car l’action de l’homme est déterminée par
une chaîne de causes et d’effets extérieurs qui sont au fondement de son action. D’autre part,
l’homme est déterminé depuis l’intérieur même de son esprit par des éléments inconscients. On
peut pourtant imaginer que l’homme reste libre d’un point de vue moral, d’accepter son sort (auquel
cas il sera heureux) ou de résister contre celui-ci (ce qui le rendra malheureux puisque ce sera
inutile).
Cours sur la liberté – en savoir plus
1/ l’âne de Buridan : un âne placé à égale distance d’un seau d’eau et d’avoine, et ayant également
faim et soif, se laissera-t-il mourir de faim ? Pour un déterministe oui, pour un partisan du libre
arbitre, non : pour ce dernier, la volonté parviendra à trancher entre ces deux chaines de causes et
d’effets d’une valeur égale.
2/ Voici comment Spinoza, déterministe célèbre, nie la liberté de l’homme dans l’Ethique :
"Ainsi croit le bébé aspirer librement au lait, et l'enfant en colère vouloir la vengeance, et le peureux
la fuite. L'homme ivre, ensuite, croit que c'est par un libre décret de l'esprit qu'il dit ce que, redevenu
sobre, il voudrait avoir tu : ainsi le délirant, la bavarde, l'enfant, et bien d'autres de cette farine,
croient que c'est par un libre décret de l'esprit qu'ils parlent, alors pourtant qu'ils ne peuvent
contenir l'impulsion qu'ils ont à parler ; si bien que l'expérience elle-même montre, non moins
clairement que la raison, que les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients
de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées ; et en outre, que les
décrets de l'esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en
fonction de l'état du corps ».
3/ En revanche, pour Sartre, l’homme est fondamentalement, liberté. Pour l’existentialisme, ce qui
vient fonder la liberté humaine, c’est qu’il s’agit du seul être qui existe. L’existence est le privilège de
l’homme. Les objets ont une essence définie : une fonction, un aspect, une matière. Ils ne peuvent en
sortir. L’homme est liberté, c’est-à-dire qu’il n’est à l’origine rien, et peut décider de ce qu’il va
devenir. Il peut choisir son métier, le pays où il va vivre, etc.
Ce pourquoi Sartre, dans l’Existentialisme est un humanisme dit que « l’existence précède
l’essence ».
« Le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a
une utilité définie; et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir
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à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire
l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède
l’existence. […]
Si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe
avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme [...] Qu’est-ce que
signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre,
surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est
pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est
seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après
l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il
se fait ».
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La religion
Sujet possible : La religion n’est-elle qu’une illusion ?
La religion nous demande d’adhérer sans preuves à l’idée d’un être supérieur, infiniment bon. Il
semble qu’on sorte d’emblée par là du champ de la raison, puisqu’un jugement n’est rationnel que
s’il se fonde sur une démonstration ou une expérience.
Mais est-il si irrationnel de croire en un Dieu transcendant et supérieur à nous ? Ne s’agit-il là que
d’une illusion ?
La religion comme illusion – Marx et Freud
Lorsque Marx affirme « la religion est l’opium du peuple », il compare la religion à une illusion, visant
spécifiquement une certaine classe sociale : le peuple.
Qu’est-ce que l’opium ? Il s’agit d’une drogue, dont l’effet immédiat est d’endormir celui qui
l’absorbe, le plongeant dans un sommeil profond peuplé de rêves étranges et effrayants.
Comparer la religion à l’opium, ce serait donc affirmer que la religion a pour but d’endormir le
peuple, l’empêchant de se révolter face à une situation sociale injuste. Il s’agirait d’une ruse des
classes dirigeantes, la classe bourgeoise, pour prévenir toute révolte de la part des prolétaires.
Autrement dit : pour empêcher que ceux qui ne possèdent que la force de travail de leurs bras ne
s’approprient les moyens de production (machines, ateliers) possédés par les bourgeois, qui leur
louent.
En quoi la religion aurait-elle ce pouvoir anesthésiant ?
La religion incite à ne pas chercher le bonheur dans cette vie, ici et maintenant, dans notre réalité
quotidienne, mais dans une autre réalité, accessible uniquement après la mort. Le bonheur n’est pas
à chercher au présent, il ne se conjugue qu’au futur.
Pour atteindre ce bonheur promis, il faut respecter certaines valeurs, adopter certains
comportements : l’humilité, le pardon, la pauvreté, la non-violence... Comme on le voit, ces valeurs
sont tout à fait favorables aux classes dirigeantes, et empêchent toute révolte pour modifier l’état
social existant, même s’il est injuste. Si le christianisme incite à la charité les dirigeants des classes
supérieures, il ne vise pas l’instauration d’un ordre social différent dans lequel la charité serait
inutile.
Une illusion n’est pas simplement une erreur, il s’agit d’une erreur à laquelle on a tout intérêt de
croire. On désire croire en une illusion ; ce qui n’est pas le cas d’une simple erreur. C’est ce qu’a
relevé Freud, qui dans l’Avenir d’une Illusion note : « Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée
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des désirs humains ». 2+2=5 est une erreur, tandis que Christophe Colomb qui croit découvrir
l’Amérique est dans l’illusion : il a envie que sa croyance (fausse) soit juste.
Si la religion est une erreur qui sert les intérêts des classes dirigeantes, en quoi peut-elle
correspondre à un désir des classes inférieures ? En quoi le peuple peut-il désirer être trompé ainsi ?
Cela vient de ce que la religion lui ôte la responsabilité angoissante de prendre son destin en main et
de lutter pour changer l’ordre des choses. La religion le délivre de l’angoisse de la liberté.
C’est là un gain à court terme qui correspond à un désir réel et fait de la religion une illusion. Il est
difficile de secouer ses chaînes et de se libérer, ainsi que Marx le remarque dans la Critique de la
Philosophie du droit de Hegel :
« L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence de son bonheur
réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a
besoin d’illusions.
La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes dont la religion est
l’auréole. La critique a dépouillé les chaînes des fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que
l’homme continue à porter des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette ces
chaînes et cueille les fleurs vivantes.
La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité
comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de la raison ».
Néanmoins, on peut remettre en cause l’idée selon laquelle le concept d’un Dieu, à savoir d’un être
infini et parfait, serait dépourvu de toute rationalité.
En fait nombreux sont les arguments rationnels qui peuvent prouver l’existence d’un Dieu. En ce
sens, raison et foi seraient conciliables, et la religion ne serait pas l’illusion que dénonce Marx.
Les arguments rationnels pour prouver l’existence d’un Dieu - Kant
La métaphysique est la discipline qui prend pour objet ce qui dépasse l’expérience du monde
sensible, ce qui est « au-delà (meta) du physique ». Dieu, l’âme, l’infini, en font partie.
Les métaphysiciens ont essayé de prouver l’existence de Dieu, en utilisant plusieurs types
d’arguments.
Kant en identifie trois sortes dans la Critique de la Raison pure :
-l’argument physico-théologique : la beauté du monde, l’ordre qu’on trouve en celui-ci, prouvent
l’existence de Dieu. La matière seule, assistée du simple hasard, ne peut parvenir à créer l’univers
dans la Beauté et les lois harmonieuses et constantes que nous lui connaissons.
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-l’argument cosmologique : tout a une cause. Mais si tel effet a une cause qui elle-même a une
cause, qui elle-même a une cause, etc., alors pour éviter une régression à l’infini, il faut bien parvenir
à une cause première : Dieu.
-l’argument ontologique : repris par Descartes de Saint Anselme, il peut se résumer ainsi : Dieu
désigne le concept d’un être parfait. Or ce qui existe est plus parfait que ce qui n’existe pas. Donc
Dieu existe. Son existence se déduit de sa perfection même.
Comme on le voit, il existe plusieurs arguments rationnels pour fonder l’existence de Dieu. Ce qui
montre que la religion n’est pas une illusion. Ce n’est pas simplement notre désir ou nos intérêts qui
nous amènent à croire en l’existence d’un Dieu suprême, mais notre raison elle-même.
Cependant, Kant a montré que la métaphysique ne constituait pas une authentique connaissance,
mais relevait de la simple croyance. En effet, une connaissance nécessite l’union d’un concept et
d’une intuition, or la métaphysique est une science qui repose sur le simple concept : aucune
intuition ou expérience ne peut venir remplir ou fonder ces concepts.
La religion retomberait-elle, avec la métaphysique, au rang de simple illusion ?
Non : on peut imaginer un certain type de rationalité, le calcul, qui nous amène à croire en Dieu. Telle
est le sens du célèbre pari de Pascal.
Le pari de Pascal
Comment convaincre les athées de se tourner vers Dieu ? Pascal essaie de se placer sur leur terrain. Il
se fie à une sorte de « portrait général » de l’incrédule. En général, ceux-ci ont plus confiance en leur
raison qu’en leur foi. D’autre part, les sceptiques pensent à leur propre intérêt égoïste. Enfin, ils
aiment se divertir, par exemple jouer aux cartes.
Partant de ce portrait psychologique de l’athée, Pascal tente de montrer, en un seule et même
argument que la raison et foi sont compatibles, ou mieux, que la raison donne toutes les raisons de
croire ; que c’est là l’intérêt même du sceptique ; et enfin qu’on peut montrer cela en se plaçant sur
le terrain de l’incrédule, celui du jeu.
Il ne s’agit pas de démontrer que Dieu existe, mais que l’on tout à gagner à parier que Dieu existe.
En effet, le gain est infini s’il existe, car cela signifie qu’il y aura une vie après la mort, et non le néant.
Et d’autre part, il n’y a rien à perdre. Supposons qu’il n’existe pas, nous n’aurions perdu si nous avons
parié, car notre sort après la mort sera le même que celui qui n’a pas parié (le néant).
Or il est absurde de ne pas parier dans un jeu si le gain est infini, et s’il n’y a rien à perdre. Donc
parions que Dieu existe et vivons en conséquence.
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Voici comment Pascal expose cela dans ses Pensées :
Examinons donc ce point, et disons : "Dieu est, ou il n’est pas." Mais de quel côté pencherons-nous ?
La raison n’y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à
l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ?
Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’en savez rien.
- "Non ; mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend
croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier."
- Oui ; mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ?
Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre
: le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et
votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l’erreur et la misère.
Votre raison n’est pas plus blessée, en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement
choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que
Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez
rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter.
- "Cela est admirable. Oui, il faut gager ; mais je gage peut-être trop."
- Voyons. puisqu’il y a pareil hasard de gain et de perte, si vous n’aviez qu’à gagner deux vies pour
une, vous pourriez encore gagner ; mais s’il y en avait trois à gagner, il faudrait encore jouer (puisque
vous êtes dans la nécessité de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous êtes forcé de jouer, de
ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois, à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain.
Mais il y a une éternité de vie et de bonheur. [...]
Il y a ici une infinité de vie infiniment heureuse à gagner, un hasard de gain contre un nombre fini de
hasards de perte, et ce que vous jouez est fini. Cela ôte tout parti : partout où est l’infini, et où il n’y a
pas infinité de hasards de perte contre celui du gain, il n’y a point à balancer, il faut tout donner. [...]
Et ainsi, notre proposition est dans une force infinie, quand il y a le fini à hasarder à un jeu où il y a
pareils hasards de gain que de perte, et l’infini à gagner. Cela est démonstratif ; et si les hommes sont
capables de quelque vérité, celle-là l’est ».
On voit qu’il existe donc un type de rationalité bien spécifique qui amène à se tourner vers Dieu. Il ne
s’agit pas d’une raison purement logique, démontrant l’existence de Dieu, mais une rationalité
utilitaire, calculant les moyens pour arriver au bonheur. Il faut croire en Dieu non pas parce qu’il
existe, mais parce que c’est s’exposer à un bonheur infini s’il existe.
75
Conclusion
La religion n’apparaît par conséquent pas comme une simple illusion. Certes, elle peut être mise au
service des classes dirigeantes comme le relève Marx. Mais, si tout argument métaphysique prouvant
l’existence de Dieu est à rejeter, nous avons de fortes raisons de croire en l’existence de Dieu : notre
bonheur futur en dépend.
Cours sur la religion – en savoir plus
1/ Etymologiquement, « foi » vient du latin « fides », qui signifie « confiance ». La foi repose donc
sur un acte de confiance, ne se fondant sur aucun argument rationnel. Si l’existence de Dieu était
prouvée, nous n’aurions plus la foi, nous saurions.
2/ Il faut distinguer la religion de la superstition (par exemple : les chats noirs portent malheur). Si
certains philosophes seulement critiquent la religion, tous critiquent la superstition, fondée sur des
préjugés, la peur, et n’ayant aucun fondement rationnel. Le problème étant que certains hommes
vivent la religion comme une superstition.
Voici par exemple un exemple de texte dans lequel Spinoza critique la superstition :
"Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté, ou encore si la
fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition.
Mais souvent réduits à une extrémité telle qu'ils ne savent que résoudre, et condamnés, par leur
désir sans mesure de biens incertains, à flotter presque sans répit, entre l'espérance et la crainte, ils
ont l'âme encline à la plus extrême crédulité.(...)
En effet, si, pendant qu'ils sont dans un état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un
bien ou un mal passés, ils pensent que c'est l'annonce d'une issue heureuse ou malheureuse et pour
cette raison, bien que cent fois trompés, l'appellent un présage favorable ou funeste.(...)
De la sorte, ils forgent d'innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature y découvrent
partout le miracle, comme si elle délirait avec eux." (Traité Théologico-politique)
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Le temps
Sujet possible : Est-il possible de vivre au présent ?
On connaît l’injonction du sage : « Carpe Diem », autrement dit : « cueille la rose du jour », ou
« profite du moment présent ».
Si cette maxime se présente sous forme d’ordre, cela doit signifier qu’il est possible de réaliser cela.
Autrement, cela n’aurait aucun sens, d’utiliser ainsi l’impératif.
Pourtant, on peut en douter, car le présent n’est-il pas ce qui glisse en permanence entre mes doigts
sans que je puisse le retenir ? Ne se définit-il pas comme un flux perpétuel, qui m’échappe par
conséquent continuellement ? Quel sens cela a-t-il alors de vivre au présent, si ce temps n’a aucune
consistance ?
Le présent relève du néant plutôt que de l’être – Aristote
Vivre au présent est une expression qui présuppose que le présent existe, ou qu’il s’agit d’une notion
dotée d’une signification.
Or rien n’est moins sûr. Le caractère évanescent du présent, la nature fugace de chaque instant, qui
disparaît, à peine apparu, pour laisser place à l’instant suivant, amène à douter de la réalité même du
présent. Un doute qu’on peut étendre à l’ensemble du temps, puisque chacune de ses parties
semble relever plus du néant que de l’être.
C’est là un paradoxe que n’a pas manqué de relever Aristote dans la Physique :
« Voici quelques raisons qu'on pourrait alléguer pour prouver que le temps n'existe pas du tout, ou
que s'il existe c'est d'une façon à peine sensible et très obscure.
Ainsi, l'une des deux parties du temps a été et n'est plus ; l'autre partie doit être et n'est pas encore.
C'est pourtant de ces éléments que se composent et le temps infini et le temps qu'on doit compter
dans une succession perpétuelle.
Or, ce qui est composé d'éléments qui ne sont pas, semble ne jamais pouvoir être regardé comme
possédant une existence véritable.
Ajoutez que, pour tout objet divisible, il faut de toute nécessité, puisqu'il est divisible, que, quand cet
objet existe, quelques-unes de ses parties ou même toutes ses parties existent aussi. Or, pour le
temps, bien qu'il soit divisible, certaines parties ont été, d'autres seront, mais aucune n'est
réellement ».
77
Supposons même que le présent soit une réalité, que l’idée d’ « instant présent » soit une notion qui
ait un sens. Cela ne change rien : il est impossible de profiter de cette réalité évanescente.
Essayer de saisir l’instant présent, c’est comme essayer de figer le temps. C’est impossible. Certes, le
poète Lamartine exhorte : « O Temps, suspends ton vol ! », pour savourer le moment passé dans une
barque avec sa bien-aimée. Mais voici le philosophe qui demande : « combien de temps le temps vat-il suspendre son vol ? » (Alain, Eléments de philosophie).
On le voit : les difficultés sont nombreuses, pour « cueillir la rose du jour ». Le sage en avait-il
conscience, lorsqu’il nous a délivré son précepte de sagesse ?
Pourtant, ne peut-on supposer que dans des circonstances exceptionnelles, ou à la suite d’un travail
intérieur particulier, on puisse accomplir l’impensable, à savoir vivre le moment présent ?
Vivre le moment présent : une expérience rare – Pascal et Rousseau
Dans le premier moment de notre analyse, nous avons parlé du temps objectif, celui qui est mesuré
par les chronomètres. Le présent en ce sens-là, est un moment du temps infinitésimal, sans cesse
évanescent, qui ne peut être vécu conformément au conseil du sage.
Mais si l’on prend le temps au sens de la durée vécue, le temps subjectif tel qu’il apparaît à chaque
homme, alors le présent prend tout son sens. En effet la durée vécue, subjectivement est différente
pour chaque homme. Pour les uns, qui s’amusent, un intervalle de temps paraîtra se dérouler très
vite. Pour d’autres, qui s’ennuient, cela paraîtra passer lentement.
En ce sens-là, le présent est infiniment extensible : il peut durer des heures. Le moment présent n’est
pas cette seconde, qui s’enfuit déjà, mais une période beaucoup plus longue qui peut s’étirer sur
plusieurs heures, tant qu’elle est vécue au présent par la conscience.
Et la conscience vit au présent une longue période de temps quand elle est heureuse.
Vivre au présent serait de ce fait profiter de ces périodes où le temps semble s’arrêter, où l’on n’a
plus conscience du temps qui passe.
Cette expérience, très rare, ne surgirait que dans des circonstances privilégiées : celles où l’on se sent
bien, où l’on n’a plus besoin de rien, où l’on n’est plus tenaillé par les souvenirs du passé ou
l’angoisse de ce qui nous attend dans l’avenir.
C’est en effet la crainte du passé ou de l’avenir qui nous empêche de vivre au moment présent. C’est
le constat que dresse Pascal dans ses Pensées :
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« Nous ne nous tenons jamais au moment présent.
Nous rappelons le passé; nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son
cours, ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons
dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient […].
C'est que le présent d'ordinaire nous blesse. [...]
Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne
pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour
disposer de l'avenir. Le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne
vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable
que nous ne le soyons jamais ».
Devenir sage et cueillir la rose du jour, ce serait faire un travail sur soi pour échapper à l’agitation de
la vie quotidienne, cesser ainsi de se laisser happer par le passé et l’avenir, et profiter du moment
présent.
De ce fait, cette expérience serait rare, et ne serait accessible qu’au sage, à la suite d’un long travail
de méditation intérieure.
Telle est l’expérience que nous décrit Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire :
« Mais s'il est un état où l'âme trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entière et
rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d'enjamber sur l'avenir ; où le
temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans
aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de
peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la
remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un
bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un
bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'âme aucun vide qu'elle sente le besoin de
remplir.
Tel est l'état où je me suis trouvé souvent à l'île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit
couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l'eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit
ailleurs au bord d'une belle rivière ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier ».
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Conclusion
On le voit : dans des circonstances privilégiées, le sage peut vivre au présent. Il s’agit pour lui d’éviter
deux écueils : penser qu’il s’agit là du temps objectif, quand il s’agit plutôt de modifier son rapport au
temps subjectif, celui que nous vivons intimement, et se laisser happer par les regrets, du passé, ou
la crainte, de l’avenir.
Parvenir à vivre l’instant présent, c’est se rassembler en soi, dispersé que nous sommes entre passé,
présent et futur, et c’est vivre, pleinement, puisque la réalité concrète de l’existence ne consiste que
dans le moment présent : le passé et le futur ne relevant finalement que du rêve.
Vivre l’instant présent, c’est donc à la fois retrouver son Moi et la Vie elle-même. Un privilège qui
n’est accessible qu’au Sage.
Cours sur le temps : en savoir plus
1/ On pense communément être dans un monde fixe, stable. En fait, tout est pris dans le flux du
temps, et ne cesse de changer. C’est ce que remarque Héraclite lorsqu’il dit qu’ « on ne se baigne
jamais deux fois dans le même fleuve ».
On croit qu’il y a là un fleuve, c’est-à-dire une chose permanente. Or en fait il n’y a là que des gouttes
d’eau en perpétuel mouvement, aussitôt remplacées par d’autres. L’eau qui nous entoure quand on
se baigne ne sera jamais la même que celle dans laquelle on se baignera une seconde fois. On prend
donc à tort un « flux » pour une « chose » : telle est pour Héraclite l’erreur commune des hommes,
et qui ne concerne pas seulement les fleuves mais l’ensemble du réel.
La phrase d’Héraclite signifie finalement qu’il n’y a pas d’ « être », seulement du « changement ».
D’un point de vue ontologique, le « tissu » qui constitue le monde, la vraie réalité, n’est pas l’être
mais le devenir.
2/ Platon distingue deux réalités : la réalité sensible, qui désigne le monde dans lequel nous vivons,
tel qu’il apparaît à nos sens, soumis au devenir, et au changement, comme le remarque Héraclite.
Mais il affirme l’existence d’une autre réalité, le monde intelligible, ou monde des Idées.
Notre monde sensible n’est qu’un reflet de celui-ci. C’est par exemple en participant à l’Idée
d’Homme en soi que Socrate est homme. Une bonne action (dans ce monde sensible) l’est parce
qu’elle participe à l’Idée de Bien (dans le monde intelligible).
Les Idées du monde Intelligible sont éternelles, et ne sont pas soumises au changement, à la
différence des choses du monde sensible : si Socrate vieillit et finit par mourir, l’Idée d’’Homme en
soi garde toujours la même signification.
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On le voit : pour Platon, une certaine réalité échappe au temps, tout en ayant un degré d’existence
plus élevé : le Monde Intelligible. C’est le rôle du sage que de dépasser les apparences du monde
sensible, pour prendre conscience de l’existence de cette seconde réalité. Le célèbre mythe de la
caverne de la République raconte cette ascension vers la sagesse, lorsque l’un des prisonniers est
libéré et ose sortir de la caverne, découvrant le vrai monde.
3/ Le temps est considéré par les Modernes comme un progrès, c’est-à-dire comme une ligne. Tel
n’était pas le cas des Anciens, qui le considéraient comme un cycle (un cercle). La notion de progrès
leur était étrangère. L’histoire n’était autre chose que l’éternel retour du même.
Voici une idée exprimée par le roi Salomon dans l’Ancien Testament : « rien de nouveau sous le
soleil » :
« Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera, il n'y a rien de nouveau sous le
soleil. S'il est une chose dont on dise: « Vois ceci, c'est nouveau! » cette chose existait déjà dans les
siècles qui nous ont précédés. On ne se souvient pas de ce qui est ancien; et ce qui arrivera dans la
suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard ».
Nietzsche fait de cette doctrine la source d’une injonction éthique : celle de vivre la vie la plus belle
possible, qui ne nous laissera aucun regret. Supposons en effet, selon la célèbre théorie de l’éternel
retour, que le temps soit cyclique et que nous soyons amené à revivre un nombre incalculable de fois
notre vie actuelle. Il importe alors de faire de notre vie un perpétuel enchantement, pour ne pas
avoir à revivre à l’infini d’éventuelles souffrances.
C’est l’idée que Nietzsche expose dans le Gai savoir en ces termes :
“Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait:
« Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore
d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque
plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit
pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette
araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel
sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! »
– Ne te jetterais-tu pas par terre en grinçant des dents et en maudissant le démon qui parla ainsi ?
Ou bien as-tu vécu une fois un instant formidable où tu lui répondrais : « Tu es un dieu et jamais je
n’entendis rien de plus divin ! » Si cette pensée s’emparait de toi, elle te métamorphoserait, toi, tel
que tu es, et, peut-être, t’écraserait ; la question, posée à propos de tout et de chaque chose, « veuxtu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois ? » ferait peser sur ton agir le poids le plus
lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à
donner cette approbation et apposer ce sceau ultime et éternel ?”
4/ Les paradoxes de Zénon d’Elée :
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Zénon montre les paradoxes qui entourent la notion d’instant, ce moment du temps qu’on isole des
autres. Par exemple celui-ci :
- la flèche tirée par l’archer n’atteindra jamais la cible, puisqu’avant d’atteindre la cible, elle devra
atteindre la moitié de la distance qui la sépare de celle-ci. Une fois la moitié de cette distance
atteinte, il restera toujours une distance dont il faudra parcourir la moitié. Et ce à l’infini, donc la
flèche n’atteindra jamais la cible.
Cela amène Zénon à nier l’existence du temps et de l’espace et à les dénoncer comme des illusions
d’optique, car portant trop de contradictions logiques.
5/ Pour Sartre, l’homme est le seul être qui existe. L’existence est le privilège de l’homme. Les objets
ont une essence définie : une fonction, un aspect, une matière. Ils ne peuvent en sortir. L’homme est
liberté, c’est-à-dire qu’il n’est à l’origine rien, et peut décider de ce qu’il va devenir. Il peut choisir son
métier, le pays où il va vivre, etc.
Ce pourquoi Sartre, dans l’Existentialisme est un humanisme dit que « l’existence précède
l’essence ».
« Le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a
une utilité définie; et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir
â quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire
l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède
l’existence. […]
Si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe
avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme [...] Qu’est-ce que
signifie ici que l’existence précède l’essence? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre,
surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est
pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait.
Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est
seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après
l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il
se fait ».
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