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MAUROY 2018 Théorie du choix rationnel

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LA THÉORIE DU CHOIX RATIONNEL DANS SES DEUX GRANDES
VERSIONS : UNE REPRÉSENTATION FAUSSÉE DU FONCTIONNEMENT
PSYCHIQUE HUMAIN
Hervé Mauroy
Presses universitaires de Liège | « Les Cahiers Internationaux de Psychologie
Sociale »
2018/1 Numéro 117-118 | pages 97 à 117
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ISSN 0777-0707
ISBN 9782875621740
DOI 10.3917/cips.117.0097
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OPINIONS &
POINTS DE VUE
“ La théorie du choix rationnel
dans ses deux grandes versions :
une représentation faussée du
fonctionnement psychique humain
”
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Hervé MAUROY
Institut du Développement et de la Prospective, Université de
Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Valenciennes, France
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The Rational choice theory in its
two great versions:
A misrepresentation of human
psychic functioning
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La théorie du choix rationnel dans ses deux grandes versions : une représentation
faussée du fonctionnement psychique humain
Cet article vise à expliquer que la théorie du choix rationnel (TCR) représente de
manière partiale le fonctionnement psychique humain. Il part de la présentation de
la structure logique fort particulière de la TCR. Il procède aussi à l’examen de ses
deux grandes versions : la théorie économique (ou froide) du choix rationnel chère
aux économistes néo-classiques standards, la théorie générale du choix rationnel
chère par exemple à Ludwig Von Mises ou pour des raisons de convenance
méthodologique à Raymond Boudon. L’article préconise au final d’utiliser un
référentiel prenant acte des apports de la psychologie pour construire les modèles
explicatifs en économie et en sociologie. Mots-clefs : théorie du choix rationnel,
psychologie sociale, psychologie cognitive, psychologie générale, épistémologie.
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This article aims to explain that the rational choice theory (RCT) describes in a
deceptive way the human psychic functioning. It first presents the very specific
logical structure of the RCT. It also reviews its two great versions: the economic
(or cold) rational choice theory cherished by standard neoclassical economists,
the general rational choice theory advocated for example by Ludwig Von Mises
or for methodological reasons by Raymond Boudon. On this basis, this article
recommends using a repository derived from psychology to build explanatory
models in economics and sociology. Keywords: rational choice theory, social
psychology, cognitive psychology, general psychology, methodology.
La teoria della scelta razionale nelle sue due principali versioni : una rappresentazione
falsata del funzionamento psichico umano
Questo articolo mira a spiegare come la teoria della scelta razionale (TCR)
rappresenti il funzionamento pschico umano in modo erroneo e parziale. Inizia
con la presentazione della struttura logica molto particolare della TCR. In seguito,
si dedica all’esame delle sue due principali versioni: la teoria economica (o fredda)
della scelta razionale, cara agli economisti che accettano la visione neo-classica
standard, la teoria generale della scelta razionale cara ad esempio a Ludwig Von
Mises o, per motivi di convenienza metodologica, a Raymond Boudon. Infine,
l’articola consiglia di utilizzare una teoria di referenza che prenda atto degli apporti
della psicologia, che possa contribuire a costruire i modelli esplicativi da usare in
economia e sociologia.
La teoría de la elección racional en sus dos grandes versiones: una representación
falseada del funcionamiento psíquico humano
Este artículo busca explicar que la teoría de la elección racional (TCR) representa
de manera errónea y parcial el funcionamiento psíquico humano. Este parte de
la presentación de la estructura lógica fuerte particular de la TCR. Ella procede
también al examen de sus dos grandes versiones: la teoría económica (o fría) de la
elección racional apreciada por los economistas neo-clásicos, la teoría general de
la elección racional apreciada por ejemplo por Ludwig Von Mises o por razones de
conveniencia metodológica a Raymond Boudon. El articulo preconiza al final de
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The Rational choice theory in its two great versions: a misrepresentation of human
psychic functioning
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utilizar un referencial tomando acta de los aportes de la psicología para construir
los modelos explicativos en economía y sociología.
A teoria da escolha racional nas suas duas principais versões: uma representação
distorcida do funcionamento psíquico humano
Este artigo pretende explicar que a teoria da escolha racional (TCR) representa
errónea e parcialmente o funcionamento psíquico humano. Começa com a
apresentação da estrutura lógica muito particular da TCR. Examina também as suas
duas grandes versões: a teoria económica (ou fria) da escolha racional cara aos
economistas neoclássicos, a teoria geral da escolha racional cara, por exemplo, a
Ludwig Von Mises, ou por razões de conveniência metodológica Raymond Boudon.
Finalmente, o artigo recomenda o uso de um sistema de referência que tome
conhecimento das contribuições da psicologia para construir modelos explicativos
em economia e sociologia.
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Dieser Beitrag möchte eine Erklärung dafür anbieten, dass die Theorie der rationalen
Wahl (théorie du choix rationnel, TCR) eine irrtumsbehaftete und nur partiell
ausgestattete Version psychischer Funktionsweisen beim Menschen darstellt.
Der Beitrag beginnt mit der Präsentation der spezifischen Eigenart der logischen
Struktur der TCR. Er kommt dann zu einer Prüfung seiner beiden großen Varianten:
zur ökonomischen („kalten“) Theorie der rationalen Wahl, als „teure“ Variante in
den Augen neoklassischer Ökonomen eingestuft, z. B. bei Ludwig von Mises oder
aus Gründen methodologischer Konvention bei Raymond Boudon. Der Beitrag
empfiehlt schließlich die Verwendung eines Referenzrahmens, der die Beiträge
der Psychologie zur Konstruktion von Erklärungsmodellen in der Ökonomie und
Soziologie berücksichtigt.
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Die Theorie der rationalen Wahl in ihren beiden Formen : Verfälschende
Repräsentation des psychischen Funktionierens beim Menschen
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La correspondance pour cet article doit être adressée à Hervé Mauroy, Faculté de Droit-EconomieGestion (FDEG) , Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Les Tertiales, rue des Cent Têtes,
BP 311, 59304 Valenciennes cedex, France ou par courriel à <[email protected]>.
L
Opinions & Points de vue
103
La théorie du choix rationnel (TCR) n’est pas une représentation naturelle de la rationalité
des comportements, mais une figuration particulière du fonctionnement psychique humain
présentée habituellement comme s’étant cristallisée à la fin du XIXème siècle chez des
économistes relevant de l’Ecole de Lausanne (Léon Walras, Vilfredo Pareto), de l’Ecole
de Cambridge (William Stanley Jevons, Alfred Marshall...) et de l’Ecole de Vienne (Carl
Menger, Ludwig Von Mises…). La TCR est une approche relevant de l’individualisme
méthodologique supposant que la psychologie ne doit pas être utilisée pour expliquer la
formation des croyances et les comportements ou bien encore que les hommes doivent
être considérés (réellement ou pour des raisons de convenance méthodologique) comme
n’étant pas agis par des besoins psychiques ou psycho-sociaux plus ou moins inconscients.
La TCR comporte deux grandes versions elles-mêmes subdivisées en différentes approches
particulières, mais reposant toutes sur la même structure logique : d’une part la théorie
économique (ou froide) du choix rationnel (TECR), d’autre part la théorie générale du
choix rationnel (TGCR), version relâchée de la TECR conservant l’idée que les apports de la
psychologie ne doivent pas être utilisés dans l’analyse comportementale.
Cet article vise à manifester sur la base d’une multitude de travaux psychologiques
que la TCR, dans sa version hard (TECR) comme soft (TGCR), représente faussement le
fonctionnement psychique humain. Il explique alors combien les outils théoriques proposés
en psychologie peuvent aider à expliquer la formation des croyances et les comportements
dans toutes les sciences sociales.
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La structure logique sous-jacente à la TCR peut être investie à partir d’un examen des différents
angles d’approche de la notion de rationalité. Les deux grandes variantes de la TCR reposent
sur cette structure logique. La TECR, qui renvoie à la notion d’homo-œconomicus, correspond
en quelque sorte à la version hard de la TCR. Malgré sa dimension purement théorique,
elle est utilisée encore par nombre d’économistes formés dans l’idée que seule compte la
pertinence des conclusions d’un modèle et non celle des prémisses du raisonnement sur
lequel il est censé reposer. La TGCR, version soft de la TCR, peut être vécue comme le
produit d’un relâchement des hypothèses sous-jacentes à la TECR. Elle rassemble toutes les
approches postulant que la rationalité est située, contextualisée et limitée en ajoutant de
manière réductrice que les hommes ne sont pas agis ou doivent être considérés pour des
raisons de convenance méthodologique comme n’étant pas agis par des besoins psychiques
ou psycho-sociaux plus ou moins inconscients.
1.1. Présentation de la structure logique de la TCR à partir de l’examen des trois angles
d’approche de la rationalité (rationalité instrumentale, rationalité cognitive, rationalité des
préférences)
Pour comprendre la structure logique sous-jacente à la TCR, il est nécessaire d’appréhender en
préalable les trois angles d’approches de la notion de rationalité : la rationalité instrumentale,
la rationalité cognitive, la rationalité des préférences.
Etre rationnel sur un plan instrumental consiste à mettre en œuvre le meilleur moyen pour
maximiser sa satisfaction étant donné ses croyances, sans considération sur la rationalité
des fins et sur celle relative à la formation des croyances, Avant de donner beaucoup
d’importance à la rationalité cognitive, les économistes, en particulier ceux qui aimaient
beaucoup formaliser leurs raisonnements, se sont souvent focalisés sur elle. Ils adoraient
en effet postuler que les individus disposaient d’un ensemble cohérent de préférences
(supposées complètes et transitives) et décrit par une fonction d’utilité ordinale qu’ils
cherchaient spontanément à maximiser. C’est à cette conception que Herbert Simon, le père
de la notion de rationalité limitée (rationalité instrumentalement limitée devrait-on dire) s’est
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1. Présentation de la théorie du choix rationnel (sa structure logique, ses deux grandes versions)
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CIPS n° 117-118 – 2018 – pp. 99-117
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Etre rationnel sur un plan cognitif cette fois consiste à former les croyances qui ont le plus
de chances d’être vraies étant donné les informations dont nous disposons. Elle renvoie à
la capacité de synthèse, au bon sens : les croyances doivent être construites de manière
adéquate par rapport aux données disponibles. L’hypothèse de rationalité cognitive
n’implique en rien que les croyances des individus soient forcément vraies car ils disposent
rarement d’une information complète. Elle postule qu’ils ne forment des croyances fausses
que par erreurs, non par dessein. Ils sont vus autrement dit comme dotés d’un instinct pur
de vérité, comme étant animés par le simple souci de rechercher la vérité. La notion de
rationalité cognitive comporte ainsi l’idée que les hommes ne sont en rien les jouets de
forces qui leur échapperaient d’une manière ou d’une autre et ne se dissimuleraient jamais
rien à eux-mêmes : la formation des croyances est supposée n’être pas être entachée par des
mécanismes de défense psychologiques ou soumises à l’action de forces sociales, culturelles
ou biologiques cachées. Les hommes préfèrent par exemple la vérité la plus blessante à se
duper eux-mêmes. Les moralistes (en particulier ceux d’inspiration janséniste) s’en étaient
déjà beaucoup pris en leur temps à cette hypothèse. Les théoriciens modernes du soupçon,
avec véhémence chez les adeptes de Nietzsche ou de Freud, l’ont critiqué ensuite de manière
corrosive. La rationalité cognitive induit par ailleurs l’idée d’une optimisation relative à
l’acquisition des données (les individus rationnels étant censés devoir investir dans l’obtention
de nouvelles informations tant que le gain attendu de cette opération dépasse son coût).
Définir ce qu’est la rationalité des préférences est enfin considéré habituellement comme
délicat au motif qu’il serait difficile de se donner des critères pour juger de la qualité de
la formation de celles-ci. Est-il par exemple réellement fondé de considérer comme moins
rationnel un individu manifestant une très forte préférence pour le présent ou encore un
goût marqué pour les activités risquées ? Dans la mesure où s’interroger sur la rationalité des
préférences n’aurait pas lieu d’être, cette thématique est appréhendée comme devant être
évacuée du champ de la TCR. Les adeptes de celle-ci ne s’intéressent pas pour cette raison
aux pathologies relatives à la formation des désirs. Cependant, nombre d’économistes
définissent ce qu’il est souhaitable de maximiser pour construire leurs théories. Pour ce
faire, quand ils mathématisent leurs raisonnements, ils se contentent souvent de préciser
le signe des dérivées partielles de la fonction à maximiser considérée pour chacun des
arguments possibles.
Connaissant les différentes approches de la notion de rationalité, il est possible de définir la
structure logique de la théorie du choix rationnel à partir de la manière dont celle-ci conçoit
les individus. Celle-ci suppose au fond que l’individu dit rationnel :
1) Choisit la ou les actions qui réalisent au mieux ses désirs étant donné ses croyances (rationalité
instrumentale)
2) Forme les croyances qui sont les plus susceptibles d’être vraies étant donné ses
informations (rationalité cognitive)
3) Exploite le plus judicieusement possible les informations
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attaqué à partir des années 1950. Simon considérait que les individus avaient des limites
informationnelles trop importantes et rencontraient des situations trop complexes pour
pouvoir appliquer en pratique l’objectif de maximisation mis en avant par les économistes
orthodoxes. Les personnes suivaient en effet moins les principes d’une « rationalité
substantielle » de recherche d’un optimum que ceux d’une « rationalité procédurale » de
recherche d’une solution satisfaisante. Par exemple, Simon suggérait que, confrontés à des
situations de choix complexes, nombre d’individus se contentaient de se fixer un niveau
de satisfaction à atteindre et de retenir la première solution égalisant ou dépassant ce seuil
(principe du satisfacing).
105
Opinions & Points de vue
En s’inspirant de Jon Elster, cette structure peut être représentée de la façon suivante :
Il est important d’apprécier que la rationalité des croyances constitue la variable cachée
de la TCR. Ceux pour qui les croyances ne se forment jamais à dessein occultent en effet la
présence de la question relative la rationalité des croyances « à l’intérieur de » celle relative
à la rationalité instrumentale. Pour eux, un homme formant des croyances visiblement
étranges est simplement incapable « en toute sincérité » de traiter l’information partielle à
disposition.
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La TECR est souvent qualifiée de néo-classique car elle s’est développée sur la base
des travaux réalisés à partir des années 1870 par Walras, Jevons, etc. Elle présente le
fonctionnement idéal-typique de l’homo-economicus (de l’econ dans le langage des
psycho-économistes). La TECR est une approche du comportement humain qui met
volontairement hors champ tout recours à la psychologie. Elle considère que l’homme, pris
comme une entité purement optimisante, est froid (jamais perturbée par des émotions) et
que sa rationalité tant instrumentale que cognitive est totale. Il est important d’apprécier
ici que les économistes qui utilisaient dans le passé la TECR développaient en général un
discours sur la seule rationalité instrumentale quand ils cherchaient à la décrire. Cette
forme de réflexion réduite semble tenir au fait que nombre d’entre eux ne pouvaient même
pas imaginer qu’un homme puisse former à dessein ses croyances, en particulier se duper
lui-même1.
La manière la plus simple de représenter la TECR est d’imaginer l’existence d’un monde
glacé où des individus sans émotions :
1) Choisissent la ou les actions qui réalisent au mieux leurs désirs étant donné leurs croyances
quoi qu’il en soit de la difficulté intellectuelle ou pratique de l’opération (rationalité instrumentale
totale)
2) Forment, sans sources de biais (sans possibilité d’une duperie de soi en
particulier), les croyances qui sont les plus susceptibles d’être vraies étant donné
leurs informations (rationalité cognitive totale)
3) Exploitent le plus judicieusement possible les informations
a priori disponibles (investissent au mieux dans la recherche
d’informations pour prendre leurs décisions).
L’image d’un entrepreneur froidement compétent réalisant toujours les meilleurs choix
étant donné les informations potentiellement disponibles et ne cessant pas de procéder
à des calculs couts-avantages avant d’agir sert souvent d’exemple-type pour la présenter
simplement.
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1.2. La théorie économique (ou froide) du choix rationnel (TECR)
CIPS n° 117-118 – 2018 – pp. 99-117
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Pour appréhender l’importance donnée à la TECR par les néoclassiques, il est utile
d’examiner la position épistémologique de Pareto, l’un des plus célèbres d’entre eux. Dans
le Traité de sociologie générale [1916], Pareto affirmait que l’économie était la science
des actions logiques et la sociologie celle des actions non logiques. Dans son langage
particulier, il appelait actions logiques celles qui étaient censées être logiquement unies
à leur but, non seulement par rapport au sujet qui les accomplissait, mais encore pour
ceux qui avaient des connaissances plus étendues. Il postulait autrement dit qu’une
action était logique si la relation subjective moyen-fin (dans la conscience de l’intéressé)
correspondait à la relation objective moyen-fin (dans les faits). Pour illustrer ses propos,
Pareto a utilisé un exemple célèbre, celui de marins grecs s’ingéniant à faire avancer leur
bateau. Le fait pour eux de ramer était présenté par lui comme logique. Par contre, le
sacrifice à Poséidon auquel ils procédaient aussi était vécu comme non logique. Les actions
logiques parétiennes correspondaient de cette façon à celles relevant de la TECR. A ses
yeux, la science économique, qui avait vocation à analyser les tenants et aboutissants de
ces actions logiques, ne devaient en rien se tourner vers la psychologie. Par contre, en
ce qui concerne ce qui devait relever de l’analyse sociologique, Pareto expliquait que
les hommes étaient dotés d’une tendance à rationaliser au sens psychologique du terme,
à couvrir leur pensée d’un vernis logique et ainsi à se représenter comme logiques des
actions en fait non logiques. Ils ne cessaient selon lui d’utiliser, sous l’effet de sentiments
inobservables, des « dérivations », des constructions théoriques fallacieuses faites pour vivre
leurs raisonnements comme logiques alors qu’ils ne l’étaient pas. Nombre d’économistes
ont raisonné ensuite de la même façon duale en considérant l’économie comme devant
se faire sur la base de la seule TECR sans jamais recourir à la psychologie. Par la suite, à
l’instigation par exemple des adeptes de Gary Becker, ils ont cherché parfois à étendre le
champ d’usage de la TECR au-delà de la simple analyse des phénomènes économiques.
Par ailleurs, Max Weber a donné une grande importance à la TECR, tout en procédant avec
prudence. Pour Weber, les actions sont le plus souvent envahies par l’émotion et peu ou pas
réfléchies. Elles se déroulent habituellement dans la semi-conscience ou la méconnaissance
du sens visé, ce qui rend ce dernier peu transparent pour les observateurs. Weber a proposé
alors aux sociologues d’utiliser une méthode compréhensive pour tenter de saisir au mieux
les motivations des individus. Il devait s’agir de chercher à reconstruire les raisons de leurs
actions à partir des valeurs que l’on percevait chez eux et du contexte dans lequel l’activité
se déroulait. Pour ce faire, devant la difficulté extraordinaire d’une telle entreprise, Weber
préconisait de chercher à établir ce qu’il se serait produit si les individus considérés avaient
eu un comportement rationnel et d’observer quelles déviations se sont produites. Weber
a donné alors de l’importance au sujet théorique construit par les économistes (l’homoeconomicus), un individu froidement réfléchi, maitre du choix du moyen le plus approprié
à la réalisation de son but. L’homo economicus n’était en rien pour lui la reproduction
d’une réalité objective, mais une construction théorique utile pour appréhender le réel,
un idéaltype. Dans Economie et société (1921), son œuvre posthume, Weber a proposé
plus précisément d’utiliser pour comprendre les actions une distinction entre deux sources
d’inspirations réfléchies (la rationalité typique du sujet économique présentée comme
« rationalité en finalité », la « rationalité en valeur » où l’individu agit de façon consciente
au nom de valeurs telles que l’honneur) et deux sources d’inspiration irréfléchies (la
tradition où l’homme agit sous le poids des coutumes, des habitudes, etc., l’émotion telle
que l’homme agit sous la domination de la colère, de la haine, etc.). Conformément à sa
méthode générale, le sociologue devait toujours, faute de mieux, tenter de comprendre les
motivations réelles des actions en les comparant à ce qu’elles auraient été si elles avaient
été le résultat de chacun de ces grands déterminants idéaltypiques.
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Opinions & Points de vue
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1.3. La théorie générale du choix rationnel (TGCR)
La TGCR repose sur la même structure logique que la TECR. Cependant, la rationalité tant
instrumentale que cognitive est appréhendée comme limitée. En effet, chez les adeptes
de cette conception de la TCR, la question de la rationalité est posée du point de vue de
l’intéressé et non pas du point de vue des observateurs. Chaque personne fait le mieux
qu’elle peut étant donné ses informations et l’état dans lequel elle se trouve tant sur le plan
instrumental que cognitif. Ainsi, l’adepte de la TGCR postule que les croyances sont situées
et contextualisées parce que les connaissances dont les individus disposent sont différentes
les unes des autres. Si les croyances des hommes divergent les unes des autres, c’est qu’ils
ont été élevés et vivent dans des contextes variés. Ils envisagent donc les situations qu’ils
rencontrent en étant situés diversement vis-à-vis d’elles.
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– La première approche revient à postuler que la TGCR décrit réellement le fonctionnement
humain. Cette conception a été développée par exemple sous le terme de praxéologie
par Ludwig Von Mises. Chez ce dernier, tout ce qui relève de la TGCR était présenté
dans un vocabulaire daté avec une sorte d’évidence : rationalité devant être considérée
du point de vue de l’intéressé et non pas des observateurs, rationalité contextualisée
et située, rationalité limitée du point de vue l’observateur…, tandis qu’il s’en prenait
beaucoup à ceux qui proposaient de recourir à la psychologie. Pour Mises, même les
individus les plus fous étaient régis par la TGCR au nom du principe : tous les hommes
font systématiquement le mieux qu’ils peuvent étant donné l’état dans lequel ils se
trouvent et leurs croyances. Mises proposait alors d’utiliser une méthode compréhensive
sur la base de la praxéologie pour progresser dans les disciplines telles que l’histoire,
la science politique, l’économie (Mises appelant catallactique l’usage de la praxéologie
pour l’analyse des mécanismes de marché).
– La seconde approche consiste à utiliser la TGCR comme démarche scientifique dans
le domaine de la sociologie, de l’histoire, du politique, de l’économie, etc… sans
postuler qu’elle décrit véritablement le comportement humain, mais pour des raisons
de convenance méthodologique. En France, Raymond Boudon peut être considéré comme
le représentant-type de cette approche. Tout ce qui relève de la TGCR était précisé chez
lui avec soin (rationalité située, contextualisée, limitée tant sur un plan instrumental que
cognitif…). Comme Mises, Boudon proposait de recourir à une approche compréhensive
en utilisant la TGCR comme méthodologie générale. Pour lui, le théoricien devait
toujours chercher à saisir le sens d’une action pour un individu en considérant que la
cause de l’action était réellement le sens qu’il lui donnait. Comme Mises, Boudon retenait
l’influence de nombre d’émotions dans les comportements en cherchant à les comprendre
rapidement compte tenu de l’état et de la situation dans lesquelles les individus se
trouvaient. A la différence de Mises, Boudon admettait cependant que la TGCR ne
décrivait pas parfaitement le fonctionnement psychique humain du fait de l’existence
d’éléments relevant dans son vocabulaire de l’irrationalisme ou du psychologisme.
Boudon proposait de les rejeter alors dans un souci méthodologique : il convenait selon
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Mais l’adepte de la TGCR conserve l’idée que les hommes sont maitres en leur propre
demeure. L’existence de besoins psychiques plus ou moins inconscients devant être
satisfaits est repoussée. La présence en soi de mécanismes de défense psychologiques,
en particulier ceux relatifs à la nécessité de satisfaire l’estime de soi et/ou des autres, est
omise. L’existence de mécanismes tels que la rationalisation (au sens de la psychologie),
la projection, l’idéalisation, la duperie de soi, la transmutation de l’envie en indignation,
etc. est occultée. Adhérer aux principes de la TGCR, c’est autrement dit adhérer au postulat
logiciste que les pensées et les actions des hommes s’expliquent en partie par la psychologie
en refusant d’utiliser la psychologie pour les expliquer. Deux types d’approches relevant de
la TGCR sont toutefois à distinguer :
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CIPS n° 117-118 – 2018 – pp. 99-117
lui de chercher toujours à comprendre le fonctionnement d’individus qui ne seraient régis
que par la TGCR. Boudon repoussait en particulier avec fermeté toute prise en compte des
conceptions développées par les théoriciens qualifiés par lui de holistes, en particulier
ceux influencés par Nietzsche, Marx, Freud, Adler, etc. Ils auraient eu selon lui le tort de
considérer les hommes comme poussés par des forces psychiques ou psycho-sociales leur
échappant en grande partie. De même, Boudon appréhendait comme particulièrement
non scientifique la notion d’habitus, système de schèmes de perception, d’appréciation et
d’action produits de l’incorporation du social.
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La TGCR renvoie à la définition qui est souvent donnée à l’individualisme méthodologique.
Dans la conception courante de ce dernier, le sens donné par les hommes à leurs actions et
à leurs croyances est en effet leur cause. L’individu est appréhendé comme véridique comme
s’il ne pouvait pas se duper lui-même. Mais tous les théoriciens n’utilisent pas le terme
d’individualisme méthodologique en ce sens. Par exemple, Elster définit sa démarche comme
relevant de celui-ci alors même qu’il considère les individus comme agis en partie par des
forces psychiques plus ou moins inconscientes. Il se justifie en affirmant que les individus
doivent être appréhendés comme disposant d’une part d’autonomie et pouvant délibérer sur
eux-mêmes relativement aux fondements de leur comportement2. Pour ce motif, il semble
profitable de présenter la TGCR comme représentation d’un individualisme méthodologique
« simple ». De façon polaire, le holisme méthodologique « simple » voit les hommes comme
les jouets passifs de forces psychiques ou psycho-sociales totalement cachées : les causes
des actions et des croyances ne sont pas celles que les intéressés leur prêtent. Il repousse
autrement dit l’idée même d’une certaine part d’autonomie chez les individus.
2. La théorie du choix rationnel dans ses deux grandes versions : une représentation
partiale du fonctionnement psychique humain
La critique de la TCR dans ses deux grandes versions comme représentation correcte du
fonctionnement psychique humain peut être réalisée sous la forme de deux exposés. Le
premier, qui relève des critiques sages, consiste en la description des apports historiques du
programme « heuristiques et biais ». Le second, plus caustique, rend compte de la nécessité
de retenir la présence de besoins psychiques plus ou moins inconscients, en particulier du
besoin d’estime de soi et des autres, pour expliquer la formation des croyances et les actions.
2.1. L’apport du programme « heuristiques et biais »
Kahneman et Tversky ont marqué les esprits en soulignant combien la TECR ne représentait
pas correctement le fonctionnement psychique des hommes. Ils ont rendu en effet
célèbres dès les années 1970 des travaux présentant les []heuristiques,[][ raccourcis
mentaux permettant la réaction rapide aux situations rencontrées, comme des sources de
corruption de la pensée qui ne passaient pas forcément par l’émotion, mais provenaient
de la structuration même de la machinerie cognitive humaine. Leurs travaux parurent
révolutionnaires à nombre de théoriciens postulant jusque-là que seule l’émotion (peur,
passion amoureuse…) pouvait entraver la rationalité des gens normaux. Kahneman et
Tversky ont donné une grande notoriété à trois heuristiques en particulier, toujours mis
en avant depuis : les heuristiques de disponibilité, de représentativité et enfin d’ancrage et
d’ajustement.
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La TGCR repose au total sur une position de principe simple : des raisons théoriques (des
motifs qui ne seraient pas entachés par des besoins psychiques ou psycho-sociaux plus ou
moins inconscients que nous chercherions à satisfaire par derrière, en sous-main) sont les
causes réelles des actions. Les hommes y sont postulés comme n’étant jamais manipulés
à leur insu par des forces échappant plus ou moins inconsciemment à leur contrôle. Leurs
croyances ne sont jamais déterminées par des causes agissant de biais.
Opinions & Points de vue
109
L’heuristique de disponibilité est le raccourci poussant à apprécier la probabilité de
survenue d’un événement en fonction de la facilité avec laquelle des exemples de celuici nous viennent à l’esprit. Les gens auraient ainsi tendance à surpondérer les chances
d’apparition des occurrences dont ils se souviennent le mieux. Par exemple, celui qui a
entendu parler récemment de plusieurs accidents d’avion pourra être amené à choisir de
prendre le train car il évaluera la situation à partir d’informations davantage disponibles car
fraichement mises en tête.
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L’heuristique d’ancrage et d’ajustement est le raccourci poussant à estimer une valeur
donnée en se servant d’une valeur de référence et en ajustant dans la direction que nous
pensons appropriée, ce qui est source de biais (du fait de l’insuffisance en général de
l’ajustement). Les personnes habiles qui ont conscience de l’existence de cette heuristique
s’en servent souvent pour grossir leurs gains à l’instar des avocats qui proposent une somme
importante comme base de discussion pour le dédommagement d’un client.
Jonathan Evans a souligné de son côté combien nos connaissances générales sur le monde
court-circuitaient la logique et étaient la source d’erreurs de déduction. Outre l’heuristique
d’appariement perceptif avec la règle énoncée (qui pousse à prendre en considération
rapidement les éléments d’une consigne au lieu de chercher une réelle compréhension du
problème), Evans a permis la médiatisation de l’heuristique de croyance, raccourci poussant
à privilégier la crédibilité plutôt que la validité quand il y a une déduction à effectuer.
Cette source de biais est présentée habituellement en soumettant expérimentalement3 des
individus à des syllogismes, formes de raisonnement déductif pouvant être présentées sous
la forme « Si tous les… et si…, alors… ». Kahneman a soumis par exemple à des étudiants
du MIT le syllogisme : (a) toutes les roses sont des fleurs, (b) certaines fleurs fanent vite,
donc (c) certaines roses fanent vite. Ils ont estimé majoritairement que ce syllogisme était
valide alors qu’il ne l’était pas : il peut n’y avoir aucune rose parmi les fleurs qui fanent
vite. Les hommes seraient conduits du fait de cette heuristique de croyance à accepter sans
beaucoup d’examen une conclusion leur paraissant crédible.
En présentant souvent les «heuristiques comme[][ provenant de la structuration même de
la machinerie cognitive humaine, Kahneman, Tversky ou encore Evans ont ébranlé les
tenants de la TECR. Ils ont fait en particulier des hommes de piètres logiciens ayant les plus
grandes difficultés à réviser correctement leurs croyances quand de nouvelles informations
venaient à leur disposition (ayant par exemple grand mal à appliquer la loi de Bayes).
Mais ils n’en sont pas restés là. Ils ont manifesté aussi l’importance des émotions dans
la prise de décision. Ainsi, Kahneman et Tversky ont donné beaucoup d’importance aux
travaux de Paul Slovic, celui qui a souligné expérimentalement combien les émotions
court-circuitaient le raisonnement logique. Slovic a développé en particulier la notion
d’heuristique de l’affect, raccourci poussant à juger et à agir en consultant ses émotions,
à former sa pensée à partir de ses sentiments. Les équipes de Slovic ont manifesté par
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L’heuristique de représentativité est le raccourci amenant à mesurer la probabilité qu’un
objet appartienne à une catégorie en fonction de sa similarité avec cette catégorie selon
notre idée (de son stéréotype en mémoire associative). L’expérience sur « Linda » permettait
d’appréhender aisément combien celle-ci pouvait être source de biais. Les personnes
interrogées considéraient que Linda avait plus de chances d’être « caissière dans une banque
activement impliquée dans le féminisme » que seulement « caissière dans une banque » si
elle était décrite de la manière suivante : « Linda a 31 ans, est célibataire, brillante et dit ce
qu’elle pense. Elle a fait des études de philosophie. Elle était préoccupée par les questions
de discrimination raciale, de justice sociale et a participé aux manifestations contre le
nucléaire… ». Or la co-occurrence de deux événements est plus rare que l’occurrence d’un
seul. Des stéréotypes automatiques plus ou moins inconscients viendraient court-circuiter
ici le raisonnement en train de s’opérer.
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Nombre d’autres sources de biais ont été repérées dans cette école de pensée au point
qu’il devient difficile d’être exhaustif. Par exemple, en construisant leur théorie des
perspectives pour mettre à mal la théorie de l’espérance d’utilité, Kahneman et Tversky ont
souligné l’existence d’une tendance à l’aversion aux pertes : les hommes considéreraient
les menaces comme plus importantes que les opportunités et seraient ainsi plus sensibles
aux perspectives de pertes que de gains. Considérée sous la forme de paris, l’aversion
aux pertes implique que les gens préfèrent d’une part un gain sûr à un gain aléatoire,
d’autre part une perte aléatoire à une perte sûre. Ce trait favoriserait l’inertie : en voulant ne
rien perdre de nos possessions, nous serions souvent enclins à repousser des opportunités
pourtant favorables. William Samuelson et Richard Zeckhauser ont suggéré de leur
côté comme autre source possible d’inertie l’existence d’un biais de statu quo, d’une
tendance à ne pas modifier facilement sa situation actuelle (ce qui nous fait conserver
par exemple des abonnements inutiles souscrits durant leur période initiale de gratuité).
Par ailleurs, Kahneman et Tversky ont manifesté l’importance dans la prise de décision
de l’effet de cadrage, de la manière dont les informations sont présentées. Par exemple,
les gens réagiraient bien mieux à l’information « 90% des patients sont en vie après cette
opération » qu’à « 10% des patients meurent pendant l’opération ». Le vocabulaire utilisé
serait ici porteur d’émotions influençant le raisonnement.
Dans Système 1 système 2 : les deux vitesses de la pensée (2011), Kahneman a fini par
réaliser une synthèse de ses travaux sur la base de la représentation métaphorique du
schéma de production de la pensée sous la forme d’une relation entre deux systèmes : le
système l rapide, instinctif et plus ou moins inconscient (heuristique), le système 2 plus
lent, attentionnel et nécessitant un effort (algorithmique pourrait-on dire). Il renouait de
cette façon avec un mode de présentation déjà présent au moins semble-t-il depuis Blaise
Pascal : ce dernier distinguait en son temps esprit de finesse et esprit de géométrie. La mise
en avant d’une telle distinction4 par Kahneman rappelait de plus les dichotomies proposées
par nombre de psychologues relevant de diverses écoles de pensée depuis les années 197080 (par exemple, pour les travaux français relevés par Olivier Houdé, Maurice Reuchlin - la
réalisation et la formalisation -, Pierre Oléron - les circuits directs et les circuits longs -,
Pierre Gréco - le sens et le calcul -, etc.). Kahneman [2011] présentait en outre le système 1
comme le siège, outre les activités mentales telles la perception et le recours à la mémoire,
d’une pensée heuristique, mais aussi susceptible d’être experte. Le système 1 était en effet
porteur selon lui de biais de raisonnement, mais permettait aussi d’appréhender avec
efficacité par l’intuition certaines situations nécessitant une réaction rapide. Par exemple,
le pompier bien entrainé peut apprécier qu’un parquet va s’écrouler en entendant quelques
bruits de craquement et réagir dans l’instant pour sauver sa vie et celle de ses équipiers.
Le point essentiel est que Kahneman présentait alors le système 2 comme ayant toujours
tendance à être rationalisateur au sens psychologique du terme par réaction aux émotions
ressenties, comme étant poussé à formaliser des positions et des sentiments engendrés par
le système 1. Kahneman ne considérait pas autrement dit le système 2 comme une source
pleinement efficace de correction du système 1 : ce dernier dominerait le système 2. Ce
n’était pas ainsi seulement à la TECR que Kahneman s’attaquait, mais aussi à la TGCR. Il
s’en prenait à ceux qui cherchaient continuellement la présence de raisons théoriques bien
motivées aux actions humaines, même quand celles-ci semblaient étranges. La forme de
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exemple que les gens tendaient à sous-estimer les risques liés aux technologies (pesticides,
OGM, nucléaire…) dont ils avaient une image positive et à surestimer ceux dont ils avaient
une image négative. Pour lui, les individus forment leurs convictions et agissent à partir
d’images mentales auxquelles sont associés des sentiments négatifs ou positifs. Les gens
seraient poussés plus ou moins inconsciemment à répondre à « qu’est-ce que j’en pense ? »
par le recours à « qu’est-ce je ressens à ce sujet ? ».
Opinions & Points de vue
111
pensée mise en avant par Kahneman a été médiatisée ensuite par les tenants de l’approche
Nudge comme Richard Thaler.
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Par ailleurs, il parait possible d’intégrer à la présentation du programme « heuristiques et
biais » les idées sous-jacentes à la théorie de l’escompte psychologique du futur développée
par exemple par George Ainslie. Une action vécue comme peu couteuse vue de loin aurait
tendance selon celle-ci à devenir plus couteuse vue de près. Un individu désireux de faire
un régime alimentaire dans un futur proche serait porté par exemple à surestimer sa volonté
future d’agir en ce sens quand le moment d’agir sera venu. Il pourrait dans ces conditions
ne jamais mettre en action son régime. L’existence d’une multitude d’autres sources de biais
a été soulignée par nombre de psychologues : pensée magique (croire en la possibilité de
modifier la probabilité de survenue d’évènements aléatoires en adoptant un comportement
souvent bizarre), biais de confirmation (tendance à chercher obsessionnellement des
informations ex post visant à confirmer que l’on a fait le bon choix, par exemple concernant
un achat couteux), tendance à la cohérence dans l’action (tendance à se sentir obliger de
finaliser une action que l’on a commencé, alors même que celle-ci nous apparait comme
problématique au cours de sa mise en œuvre), etc. Les conséquences de la présence en
nous d’une obligation d’accepter les dons et de les rendre (don contre don) peuvent être
intégrées à cet ensemble. Des vendeurs de rue dans le centre historique de Milan font par
exemple cadeau par surprise d’un bracelet sans grande valeur à l’un ou l’autre des enfants
qui vous accompagnent. Il vous est presque impossible de le refuser tant cette sorte de
rejet provoque en soi une gêne. Ces vendeurs vous demandent ensuite de leur acheter
une babiole en certifiant que vous ne leur devez rien. Il est difficile de résister à moins de
mesurer immédiatement qu’il y a manipulation. Le plus drôle est que si vous conservez leur
bracelet sans rien leur acheter ensuite, ceux-ci semblent parfois réellement outrés comme
s’ils se dupaient eux-mêmes sur la nature de leurs comportements.
2.2. Les apports des théoriciens du soupçon (la nécessité de prendre en compte l’existence
de besoins psychiques plus ou moins inconscients)
Bien antérieurement aux psychologues relevant du programme « heuristiques et biais »,
des théoriciens du soupçon ont signalé l’importance d’un fait dont l’adepte de la TCR ne
saurait admettre la portée : des mécanismes de refoulement excluent de la conscience
des éléments sources d’une tension psychologique, d’une blessure d’amour-propre par
exemple. Cette prise en compte pousse à reconnaitre que les hommes d’une part sont
dotés d’une instance délibérative, d’autre part sont animés par des besoins psychiques plus
ou moins inconscients, besoins qui ne peuvent être appréhendés (parfois fort mal) que par
leurs effets.
Les moralistes d’inspiration janséniste du XVIIe siècle mesuraient déjà en leur temps
l’importance des mécanismes de refoulement dans la formation des croyances et la genèse
des comportements. Nicole, le collaborateur de Pascal à Port-Royal, expliquait par exemple
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Les réflexions de Kahneman et de ses collègues ont stimulé les réflexions dans le champ de la
psychologie cognitive. Par exemple, Olivier Houdé, qui reproche à Kahneman et Evans leur
pessimisme, s’interroge sur l’existence d’un système 3 exécutif en se plaçant pour ce faire
dans la lignée des travaux d’Antonio Damasio. Ce système 3, dit de résistance cognitive,
viserait à inhiber le système 1 intuitif pour mieux faire appel au système 2 logique. Il
permettrait de ressentir la nécessité d’exploiter les ressources du système 2 quand surgirait
un doute. Houdé insiste alors sur l’incapacité qu’auraient nombre d’hommes à recourir
efficacement à ce système 3, autrement dit à débiaiser leur raisonnement, à savoir penser
contre soi. Pour Houdé, des philosophes comme Kant, qui insistait sur l’importance de
savoir apprécier et tolérer l’ambiguïté en soi, auraient déjà été porteurs de cette vision du
fonctionnement psychique.
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Les moralistes tels que La Rochefoucauld ajoutaient que les hommes étaient enclins à
vouloir tirer avantage des autres sans bien le mesurer. Selon lui, il semblait en effet y
avoir de manière larvée derrière l’accusation le souci potentiel de tirer avantage d’autrui
par imposition de son charisme et donc par intimidation. Il y avait dans le même temps
derrière la sentimentalité le souci caché d’inspirer la sympathie, voire la pitié pour mieux
exploiter les autres. Les moralistes d’inspiration janséniste ont développé de cette façon
une vision des rapports de domination basée sur l’ambivalence. Il y avait selon eux en
chacun une tendance à vouloir profiter des autres d’un côté en les dominant, d’un autre
coté en exploitant le désir larvé des autres de les dominer :
Vanité coupable
(Rapport au monde
intérieur)
Accusation sentimentale
(Rapport au monde
extérieur)
Sentiment de
supériorité
Vanité (surcompensation,
surdéveloppement fictif
de la vertu apparente
en soi)
Accusation (idéalisation
de soi, dépréciation des
autres)
Sentiment
d’infériorité
Culpabilité (sentiment de
ne pas être à la hauteur
de ses espérances)
Sentimentalité
(idéalisation des autres,
dépréciation de soi)
Domination exploiteuse
Domination (désir
caché d’exploiter autrui
par imposition de son
charisme)
Exploitation (désir caché
d’inspirer la sympathie,
voire la pitié et d’affaiblir
ses adversaires)
Cette vision du fonctionnement psychique se perpétua ensuite chez des moralistes du
XVIIIe siècle tels que Vauvenargues ou même apparemment chez Kant du moins quand
il présentait les hommes comme dotés d’une insociable sociabilité. Elle s’est retrouvée
aussi, mais sous une forme différente, chez les penseurs supposant que la formation de
l’esprit suivait un processus dialectique. En effet, chez Hegel, l’homme, qui portait une
tension-opposition entre deux logiques opposées, ne cessait pas de se créer à travers ses
contradictions. Il possédait en lui une puissance de négation qui l’amenait à se déchirer,
ce déchirement l’obligeant à se dépasser. La marche de l’esprit se faisait autrement dit
par contradictions surmontées, la thèse et l’antithèse se dépassant toujours sous la forme
d’une synthèse à la manière peut-être de la trinité. Mais il est difficile de suivre ici Hegel
en supposant avec lui que l’homme est guidé à son insu vers les plus hautes conditions
spirituelles à l’échelle de sa vie ou de l’histoire de l’humanité. La contradiction ne se résout
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que les hommes refoulaient ce qui blessait leur amour-propre. Pour lui, la vertu, en premier
lieu la véracité et le courage moral, pouvait en effet avoir différentes sources : l’hypothétique
vertu véritable, l’intérêt, le besoin d’estime de soi et des autres. Et les hommes blessés dans
leur amour-propre avaient tendance selon lui à développer la vertu présente en eux non
pas réellement par vertu comme ils le croyaient, mais du fait d’un besoin psychique larvé :
occulter en eux le sentiment de ne pas être à la hauteur. Pour Nicole, les hommes, dotés
d’un sentiment d’infériorité dirions-nous aujourd’hui, pouvaient même dans ce processus
n’être pas suffisamment comblés par le développement d’une vertu apparente axée sur la
véracité et le courage moral. Il se mettaient alors à prendre en pitié le reste du monde. Ils
tendaient de façon sous-jacente à se duper eux-mêmes en refoulant la source du mécanisme
psychologique en jeu. Ils croyaient fonder leurs pensées et leurs comportements sur la
vertu véritable, alors qu’ils répondaient seulement au désir d’être pris eux-mêmes en pitié
par le reste du monde devant les injustices qui leur étaient soi-disant faites. Les hommes
avaient ainsi tendance autrement dit à surcompenser pour refouler le sentiment de ne pas
être à la hauteur. Nicole appréhendait dans le même esprit l’existence des mécanismes
de projection. Pour lui, les personnes se sentant insuffisantes étaient poussées en effet à
développer leur sentimentalité, précisément à idéaliser autrui et à se déprécier. Dans le
même temps, de manière ambivalente, elles tendaient aussi à les accuser.
Opinions & Points de vue
113
pas toujours de façon à transformer les luttes passionnées entre individus en de simples
luttes d’intérêt. L’idée d’un rapport dialogique et non pas dialectique entre les tenants de
nos sentiments d’infériorité et de supériorité parait plus puissante.
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Il est impératif d’apprécier que nombre de lecteurs de Nietzsche ne cessent pas de
l’interpréter à l’envers de sa pensée : ils croient que la maitrise renvoie chez lui au désir
de domination. Au contraire, pour Nietzsche, le besoin de dominer l’autre était un désir
d’esclave, le contre-pôle d’un sentiment d’infériorité. Par ailleurs, beaucoup d’amateurs
de Nietzsche s’imaginent que, pour lui, les gens agis par leur ressentiment étaient d’abord
ceux qui ne se réalisaient pas socialement et qui ne cessaient pour cette raison de dénigrer
les valeurs de leurs adversaires victorieux. En fait, pour Nietzsche, tous les hommes vivaient
des blessures d’amour-propre et étaient poussés à se recomposer de manière illusoire pour
se supporter au mieux. Celui qui avait réussi socialement n’était pas différent des autres. Il
était lui aussi a priori pleins de ressentiments envers ceux qui avaient du ressentiment pour
lui. A partir d’un sentiment négatif provenant des autres et donc d’un jugement négatif porté
sur eux, un jugement positif inversé tendait aussi par réaction à être généré chez lui. Ainsi,
les hommes se mettaient souvent à soutenir les situations qui leur étaient favorables et à
repousser celles qui ne leur étaient pas. Mais ils possédaient en eux la capacité de résister
à l’action de leurs multiples ressentiments s’ils disposaient d’une maitrise d’eux-mêmes.
À partir de là, Nietzsche a développé ses thèses sur la transmutation de l’envie en indignation
et de l’intérêt en désintéressement. Pour lui, quand ils vivaient une blessure d’amour-propre,
les hommes sans maitrise ressentaient toujours de l’envie sans pouvoir le supporter car il
s’agissait là d’une preuve de leur médiocrité. Par un mécanisme de surcompensation, ils
tendaient alors à développer en général un sentiment d’indignation envers ceux qu’ils
vivaient comme au fondement de leurs douleurs en accentuant les fautes de ces derniers,
en se les représentant comme particulièrement corrompus, et en se dédouanant de toutes
leurs propres responsabilités. De façon liée, ils étaient poussés à occulter la sensation
insupportable qu’ils étaient intéressés en accentuant en eux l’impression qu’ils étaient plus
véridiques, méritants, désintéressés que les autres. Ils s’auto-empoisonnaient de cette façon
l’esprit car aucun homme ne pouvait être réellement heureux en se fourvoyant sur lui-même.
Nietzsche a associé à cette représentation du fonctionnement psychique l’idée que les
hommes sans maitrise se croyaient toujours cognitivement rationnels comme s’il s’agissait là
d’un mécanisme au fondement de la tendance à occulter son sentiment de médiocrité.
Les Freud père et fille reprirent ensuite à leur manière ce type de thématique quand ils
manifestèrent l’importance des mécanismes de défense psychologiques. Il semble en
effet possible de rattacher leurs réflexions à la tradition des grands moralistes de l’amour-
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Nietzsche reprit ensuite les réflexions des moralistes sur la psychologie, cette fois sur un
mode antichrétien. Pour lui aussi, la vertu contenait, au sens d’avoir en soi, le vice. Mais
elle ne devait plus le contenir au sens cette fois de lui faire obstacle. Nietzsche a développé
ainsi l’idée que les hommes blessés dans leur amour-propre culpabilisaient tant de leur
sensation de médiocrité qu’ils étaient poussés à l’occulter. Pour ce faire, ils développaient
en eux les signes apparents de la vertu (sentiment d’être véridique, courageux moralement
et amour de l’humanité). Par un phénomène de surcompensation, ils tiraient vanité de leur
soi-disant grandeur vertueuse en projetant leurs fautes sur les autres, en les rabaissant. Pour
Nietzsche aussi, les hommes manquant de maitrise, les esclaves dans son vocabulaire,
étaient dotés ainsi d’une manière ambivalente d’un sentiment d’infériorité et d’un sentiment
de supériorité. Quand ils se mésestimaient fortement, ils étaient portés à reconstruire
leur façon de voir, de juger le monde et de s’y comporter, de façon à tenter de se sentir
supérieurs aux autres. Ils se racontaient pour ce faire des histoires, rationalisaient au sens
psychologique du terme. Ce besoin de supériorité n’avait rien à voir avec la maitrise
véritable car l’individu maitre de lui n’avait que faire de vouloir dominer les autres.
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Les grands noms de la psychologie sociale reprirent aussi de leur côté nombre des critiques
relatives à la rationalité cognitive. Par exemple, Leon Festinger développa l’idée que les
hommes étaient dotés d’un besoin de consonance cognitive les poussant, quand survenaient
des tensions mentales insupportables, soit à aligner leurs désirs sur leurs croyances, soit à
aligner leurs croyances sur leurs désirs. La question de la présence de nombre d’hommes
ayant tendance à produire en eux toujours davantage de dissonance cognitive n’était pas
certes traitée dans cette théorie. Néanmoins, celle-ci portait elle aussi l’idée que l’esprit
était enclin à nous faire croire qu’il y avait en nous un instinct honnête de vérité nous
poussant à préférer au mensonge la vérité la plus blessante.
Les hommes ne cessent pas d’opérer de cette façon une distinction entre ce qui est noble
et ce qui est vil sous la forme d’une opposition première entre ce qui mérite d’être estimé
ou aimé par soi et les autres et ce qui ne le mérite pas. Ils voient toujours d’abord dans le
noble ce qui est véridique, mais se battent tous ensuite pour définir de manière plus précise
ce qui est noble. Quand ils sont blessés dans leur amour-propre, ils sont poussés alors à se
vivre comme des nobles (ou encore des maitres, des héros…) qui se sont fait bafoués par
des vils (ou encore des esclaves, des vilains…) ayant réussi à prendre le dessus sur eux et
qui sont devenus les nouveaux maitres sans le mériter. En se racontant des histoires, ils se
battent dans cet esprit pour récupérer la position qu’ils sont censés mériter. Face à celui qui
en fait trop pour tenter de l’écraser, l’individu blessé pourra être conduit à surenchérir sur le
mode de la rivalité mimétique. Il pourra aussi tenter de le rendre impuissant en faisant de
ce qui est spécifiquement noble pour son adversaire ce qui est vil en vérité. L’important est
à chaque fois de présenter ses propres caractéristiques comme plus rares, plus recherchées
que celles des autres, et de tenter de les modifier, souvent de manière illusoire, si l’on n’y
parvient pas. Mais chacun peut aussi délibérer sur lui-même et essayer de modifier ses
relations à autrui à partir d’un questionnement sur soi.
3. Conclusion
La TCR, dans sa version hard (TECR) comme soft (TGCR), présente ainsi de manière
erronée, mais aussi partiale le fonctionnement psychique humain. Elle ignore en particulier
la présence en chacun d’entre nous de besoins psychiques ou psycho-sociaux plus ou
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propre en décrivant les mécanismes de défense (le refoulement, la projection, l’idéalisation
de soi, etc…) comme visant avant tout à protéger de manière illusoire l’estime de soi et
des autres par un remaniement ou l’évitement de réalités non assumées. L’émergence du
surmoi pourrait même être appréhendée dans cette conception comme le mécanisme de
défense princeps en le vivant comme la réponse au fond à un grand besoin d’amour et
d’estime. Les réflexions des Freud sur la genèse des pensées et des comportements ont été
en outre à l’origine d’une foule de travaux utiles relatifs aux mécanismes de défense. Par
exemple, la notion d’identification projective peut être investie pour expliquer certains
conflits. Des individus s’ingénient en effet à attribuer leurs propres sentiments d’hostilité
aux autres et vivent alors leur propre hostilité comme une réaction légitime à l’action des
autres. Les travaux des contradicteurs historiques de Sigmund Freud ont été aussi de leur
côté d’une grande importance, par exemple ceux de Alfred Adler à l’origine des notions de
complexe d’infériorité et de complexe de supériorité et de nombreuses réflexions sur la
surcompensation. Il faut repérer dans cet ensemble l’apport sous-estimé d’un psychologue
de formation philosophique trop mal connu : Paul Diel. Celui a su manifester combien
les hommes manquant particulièrement de maîtrise développaient toujours des rêveries
diurnes de réussite matérielle. Cette exaltation des désirs matériels renforçait en eux leur
sentiment de culpabilité car elle venait heurter les pensées soi-disant vertueuses qui s’étaient
déployées. Cette contradiction créait une tendance à toujours davantage de culpabilité,
ainsi que de désirs de réussite et d’écrasement d’autrui, chacune de ces deux dimensions
poussant à l’enflure de l’autre.
Opinions & Points de vue
115
moins refoulés et se représente l’homme comme fondamentalement véridique comme s’il
ne pouvait pas se duper lui-même. Elle n’a pas pour ce motif les qualités pour servir de
prémisse universelle aux explications :
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-2) Les tenants de la TGCR, qui ont su comprendre les limites de la TECR comme sousbassement aux modèles explicatifs, analysent les comportements en expliquant cette
fois que la rationalité est située, contextualisée, limitée. Mais ils ne s’arrêtent pas à ces
considérations en ajoutant de façon réductrice que le sens donné par les individus aux
actions qu’ils effectuent est ou doit être considéré comme leur cause (en dehors des cas
de folie rajoutent-ils parfois). Dans ce type d’explication, l’homme est vu encore comme
véridique comme s’il n’avait pas de besoins psychiques à satisfaire, ne pouvait pas se duper
lui-même. La préservation de ce postulat perpétue l’idée vaniteuse que les hommes ne
refoulent pas ce qui les blesse, sont dotés plus généralement d’un pur instinct de vérité. En
fait, chacun d’entre nous agit et construit ses croyances en réaction à des causes échappant
en partie à son entendement (par exemple par nécessité de satisfaire son amour-propre). Il
est toujours nécessaire de s’interroger sur le nature et l’expression de ces causes.
Nombre de théoriciens relevant des sciences sociales semblent désormais vouloir utiliser
pleinement les apports de la psychologie pour dépasser les limites de la TCR. Il convient
de rappeler ici aux détracteurs d’une telle option qu’elle n’oblige en rien à considérer
les hommes comme des jouets passifs agis entièrement par des forces cachées. Retenir
l’existence de besoins psychiques plus ou moins inconscients n’empêche pas d’apprécier
que les gens mènent souvent des délibérations internes sur eux-mêmes comme s’ils étaient
à la recherche de leur propre vérité.
Notes
1. Il ne faut pas généraliser : des théoriciens comme Vilfredo Pareto et Max Weber questionnaient déjà
la rationalité cognitive.
2. La démarche de Elster pourrait être présentée comme relevant d’un individualisme méthodologique
complexe (car tenant compte aussi des besoins psychiques larvées) ou encore d’un holisme
méthodologique complexe (car donnant une part d’autonomie aux individus). Elle relève pour ma
part d’une démarche puissante : l’analyse du fonctionnement psychique comme système complexe.
3. Pour convaincre de l’existence des heuristiques, les psychologues aiment aussi soumettre des
questionnements de la sorte : « Une raquette et une balle coûtent au total 1,1 dollar. La raquette coûte
un dollar de plus que la balle. Combien coûte la balle ? ». La réponse donnée est souvent à tort : 10
cents. L’algorithme adaptée, dont la mise en œuvre (1,05 – 0,05 = 5 cents) nécessite un effort, n’est
pas aisément activée.
4. Le système 2 est présenté souvent comme ce que décrit la TECR. Il est parfois considéré comme
représentatif du stade des opérations formelles de Jean Piaget.
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-1) Nombre d’économistes utilisent néanmoins encore la TECR non pas comme outil
comparatif purement idéaltypique à la manière de Max Weber ou comme cadre de
référence intellectuellement utile pour l’appréhension du fonctionnement psychique
humain à l’instar de Jon Elster, mais comme sous-bassement à des modèles explicatifs.
Ceux-là présentent en général leurs modèles comme des sortes de fables qui n’ont pas le
moins du monde à être réalistes sur le plan de la psychologie des acteurs, mais seulement
riches d’enseignement. Il convient peut-être de suivre Elster quand il affirme que la
fonction de prémisse encore souvent donnée à la TECR par les économistes lors de la
construction de leurs modèles explicatifs constitue une anomalie. Ils gagneraient à suivre
et à approfondir les voies ouvertes par les grands représentants de la psychoéconomie tels
que Simon, Kahneman, Tversky… et même à s’ouvrir d’un point de vue général aux apports
de la psychologie.
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CIPS n° 117-118 – 2018 – pp. 99-117
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