Laboratoire Caribéen de Sciences Sociales Equipe RIGODEV Journées d’étude - 3 et 4 novembre 2021 Collectivité territoriale de Martinique : Les enjeux de la mandature Un environnement économique à maîtriser Christian Louis-Joseph En définissant, au sens le plus large, les institutions comme lieu de cristallisation des règles du jeu dans une société, on admettra la légitimité d’un débat récurrent sur leur forme, leurs fonctions et leur efficacité au regard du développement économique1. A cet égard, dans les outre-mer français, et, particulièrement, à la Martinique, l’aspiration au changement institutionnel portée par une partie de la classe politique présente la curieuse singularité de n’être accompagnée d’aucun projet économique explicite. Ainsi peut-on s’étonner que les controverses sur les avantages comparés des articles 73 et 74 de la constitution, tant au moment du référendum statutaire de 2010 que par la suite, n’aient jamais évoqué les performances des collectivités du Pacifique où l’espérance de vie est plus faible, le revenu nominal médian plus bas et les inégalités plus fortes que dans les collectivités de l’article 73. L’expérience protectionniste désastreuse de la Polynésie française après 1974 n’a pas davantage été mentionnée2. Cette mise à distance de l’économie dans un débat sur les institutions se retrouve dans le rapport à la réalité des politiques conçues et exécutées sous l’autorité des collectivités publiques locales. 1. Une stratégie de développement revendiquée : la politique de l’offre Celles-ci peuvent s’appuyer sur un éventail assez large de ressources, pour une part extérieures (Etat français et Union européenne) et susceptibles d’être mobilisées au service du développement économique et social : • aides à la production (allègement du coût du travail, défiscalisation des investissements, subventions d’exploitation, protection douanière) ; • soutien de la demande (prestations sociales, surrémunérations des agents de l’Etat, des collectivités locales, des organismes de sécurité sociale, des hôpitaux, des établissements publics, d’une partie des établissements financiers) ; • financement de l’investissement en infrastructures et en développement du capital humain (enseignement et formation professionnelle). 1 Tous les grands courants de la pensée économique reconnaissent aujourd’hui le rôle important des institutions dans le développement économique. La conversion à cette idée du courant néolibéral (le consensus de Washington) qui inspirait les programmes d’ajustement structurel imposés aux pays endettés par le FMI et la Banque Mondiale, date de la décennie 90 et s’exprime à travers le concept de bonne gouvernance 2 Voir le Tableau de bord des Outre-mer 2020, https://iom.fr. Voir Poirine B., Gay J.-F., Le coût du protectionnisme dans une petite économie insulaire : le cas extrême de la Polynésie française, Région et Développement, n° 42-2015. Page 1 sur 6 Tous ces ingrédients sont agencés dans des plans de développement dont l’architecture, systématisée depuis les lois du 13 décembre 2000 d’orientation pour l’outre-mer (LOOM) et du 21 juillet 2003 de programme pour l’outre-mer (LOPOM), présente deux traits essentiels : • ils n’intègrent aucune modélisation de l’économie, même, a minima, une représentation simplifiée des contraintes qui pèsent sur les comportements des agents et des risques de déséquilibre qui en résultent ; • ils sont construits autour d’une politique de l’offre. Le développement y est conçu comme une retombée du soutien au secteur productif. Le résumé, proposé par la collectivité territoriale de Martinique, de son Schéma territorial de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (STDEII) voté en 2017, l’énonce sans ambages dans sa conclusion : “Progressivement l’ancrage des filières dans des bassins économiques, alimentés par l’innovation et le numérique, permettront (sic) de tendre vers la diminution, voire la disparition de la fracture territoriale et de la fracture sociale.”3 2. L’échec de la politique de l'offre Cette stratégie peut être évaluée à l’aune de deux critères : son impact sur le tissu productif ; sa rentabilité sociale appréciée par sa capacité à répondre aux attentes en termes de croissance du PIB et de l’emploi. • Quant au premier des deux critères, l’Iedom publie chaque année, pour 9 groupes d’entreprises exerçant la même activité, une trentaine de ratios économiques et financiers. Les séries sont disponibles depuis 2013. L’Institut a, en outre, livré, en décembre 2020, une note traitant de la situation financière des entreprises martiniquaises en 20184. 758 entreprises ou groupes, PME et ETI, représentant environ 70% du chiffre d’affaires de la population des entreprises, sont concernés. On découvre qu’en moyenne, leurs ratios de performance sont supérieurs aux moyennes nationales. Ratios de performance des entreprises en 2018 Martinique Taux moyen de marge France 32,3 % 23,5 % Capacité d’autofinancement/Chiffre d’affaires 5,4 % 3,5 % Rentabilité économique 6,6 % 4,4 % Rentabilité financière - PME (0 à 250 salariés) - ETI (Plus de 250 et moins de 5000salariés) 14,8% 12,6% 10,0% 7,2% Rentabilité économique = excédent net d'exploitation/capital d'exploitation ; Rentabilité financière = capacité nette d'autofinancement sur capitaux propres Une autre indication sur la santé des entreprises martiniquaises est donnée par l'évolution des actifs financiers (dépôts à vue et placements) de l'ensemble des sociétés dans les seuls établissements de crédit locaux : en 2018, ils avaient progressé de 75% depuis 20125. La sous-capitalisation traditionnelle des entreprises locales semble appartenir à 3 Collectivité Territoriale de Martinique, Schéma territorial de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (STDEII) — Résumé, sd (2017) 4 Iedom, La situation financière des entreprises martiniquaises en 2018, Etudes Thématiques, n° 644, décembre 2020. 5 Les actifs financiers des agents figurent en annexe des rapports annuels de l’Iedom. Page 2 sur 6 l’histoire : le rapport des capitaux propres au chiffre d’affaires n’est plus inférieur que de 3% au niveau national. • La rentabilité sociale de la politique de l’offre menée par l’Etat et la collectivité territoriale est beaucoup moins assurée. De 2015 à 2018, le PIB n’a augmenté en valeur que de 1,7% (moins de 0,6% par an) et de 0,1% en volume, une performance médiocre comparée à celle de la Guadeloupe et de La Réunion6. Entre les recensements de 2013 et 2018, l’emploi total a légèrement reculé (-1,4%). La forte diminution du chômage (-8,5%) est la conséquence de l’entrée massive en formation de chômeurs à la suite du plan Hollande de 2016 (plus de 7 000 en 2018) et, probablement, pour une part, de la diminution de la population active. Indices d'évolution du PIB des DOM insulaires (2015-2018) En volume - 2015 = 100 107,6 105,6 102,0 100 2015 99,2 99,6 100,1 2016 2017 2018 Martinique Guadeloupe + Réunion Population de 15 à 64 ans par type d'activité 103 100 100 98 96 95 96 93 89 86 2 008 Ensemble 2 013 Actifs 2 018 Actifs occupés Chômeurs • La conjonction de profits élevés et de la stagnation du PIB et de l’emploi évoque un rationnement de l’offre qui s’ajuste à la demande. Le taux d’investissement des entreprises est élevé (35,5% en 2017 et 40% en 2018), mais l’investissement s’oriente essentiellement vers le renouvellement des équipements, vers des actifs patrimoniaux (immobilier) et, en 2018, vers le secteur de l’énergie sous l’impulsion de la Programmation Pluriannuelle de l’Energie 2016-2023, dotée par l’Etat et la Collectivité Territoriale de moyens importants (100 M€). Il ne concerne qu’assez peu l’extension des capacités de production ou la 6 Toutes les données relatives au PIB, à la population, à l’emploi et aux revenus émanent de l’Insee. Les sources sont répertoriées en annexe. Page 3 sur 6 diversification des activités. L’explication la plus plausible est que l’espérance de profit attachée à ces options n’est pas satisfaisante. 3. Un problème de sous-consommation Le problème, s’il n’existe pas du côté de l’offre, se trouve nécessairement du côté de la demande. Considérons la structuration de la population martiniquaise au regard de la distribution des revenus par unité de consommation telle qu’elle ressort de l’enquête Budget des familles de 2017 Distribution du revenu disponible mensuel total en 2017 Catégorie et % de la population Revenu mensuel par UC % du niveau de vie total 20% les plus favorisés Plus de 2 329 € 40,8 % Classe moyenne (30%) Plus de 1 360 à 2 320 € 31,0 % Classe moyenne inférieure (16%) De 1 041 à 1 360 € 12 à 14% Pauvres (34%) De 0 à 1 041 € 14 à 16% Les unités de consommation sont calculées en attribuant 1 UC au premier adulte du ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans. Tous les membres d'un ménage ont le même niveau de vie. Les 20% des ménages les plus aisés disposent d'un revenu 5,7 fois plus élevé que celui des 20% les plus pauvres. La comparaison avec la France souligne l’ampleur des inégalités : au regard de la distribution des déciles, la différence en défaveur des martiniquais est supérieure à 20% pour une moitié de la population et à 30% pour les 3 premiers déciles. L'écart se réduit avec l'augmentation du revenu par unité de consommation jusqu'à s'inverser pour le 9ème décile. La différence des niveaux de prix n'est pas prise en compte. 3 500 Distribution et écarts (en %) des niveaux de vie mensuels entre Martinique et France 30 2 500 1 500 29 40 31 30 22 20 15 20 11 10 5 500 -3 -500 1er décile 2e décile 3e décile 4e décile Médiane 6e décile 7e décile 8e décile 9e décile Ecart en % ( axe de droite) Martinique Métropole 0 -10 Lecture : le 1er décile en Martinique est inférieur de 30% au 1er décile métropolitain et le neuvième supérieur de 3% • Quand on sait que la production finale est, en Martinique, essentiellement tournée vers la consommation des ménages, on comprend que la structure inégalitaire de la distribution des revenus constitue un frein puissant à la croissance : d’un côté, la consommation des titulaires de revenus élevés en biens de consommation locaux est saturée, de l’autre, pour les moins favorisés, la consommation est plafonnée par la faiblesse du pouvoir d’achat. D’un côté, 20% des ménages dont le taux d’épargne est élevé, probablement voisin ou supérieur à 50% du revenu, de l’autre, 38% des martiniquais en situation de privation (il leur manque 5 des 13 éléments qui Page 4 sur 6 caractérisent une vie décente) et 21% en situation de privation sévère (il leur manque au moins 7 de ces 13 éléments). L’évolution de la consommation totale confirme le rétrécissement du marché : malgré la reprise de la croissance du PIB en 2018 et 2019 (+1,2% et 1,4% en volume), elle continue à décroître. De 2015 à 2018, elle diminue de 10,2%, contre -4,4% pour la population, ce qui tendrait à confirmer le rôle des inégalités des revenus. Source:CEROM - Comptes économiques rapides. 4. Trappe à transferts, équilibre de sous-emploi et menace de récession Le mécanisme qui se trouve au fondement de l’économie de la Martinique pourrait être qualifié de trappe à transferts. Des fonds publics irriguent chaque année le circuit économique et en ressortent sous la forme de profits d’entreprise ou d’épargne des ménages qui ne sont que pour une faible part réinjectés dans le circuit, ce qui freine l’accumulation de capital productif et se traduit par un équilibre de sous-emploi. Il y a tout lieu de penser, en outre, que la Martinique est engagée dans un processus récessif dicté par la baisse de la population et l’augmentation de la proportion qu’y prennent des séniors en voie de paupérisation, deux phénomènes qui affecteront la demande (en volume comme en composition) adressée aux entreprises locales et donc l’activité de celles-ci. Les projections de l’Insee donnent à attendre, à l’horizon 2030, une baisse de la population de l’ordre de 14%, une diminution qui recouvre deux mouvements inverses : la population de 65 ans et plus aura augmenté de 38% pendant que la population en âge de travailler (les 15-64 ans) aura perdu 30% de ses effectifs. 5. L’enjeu : équilibrer l’expertise économique et la responsabilité politique Si les projections démographiques de l’Insee se vérifient, à taux d’emploi et de productivité inchangés7, en 2030, le PIB aura reculé de 26% et le PIB par habitant de 15%. Un taux d’emploi qui serait porté de 55% (en 2018) à 60%, combiné à un taux de croissance annuel de la productivité de 0,5% (c’est le taux moyen de 2015 à 2018), permettrait de maintenir le niveau du PIB par habitant. Un objectif (minimal) qui n’est pas hors d’atteinte mais qui exige de préserver ou de créer une dizaine de milliers d’emplois, dans un contexte où la baisse de la demande pèsera sur les anticipations des entreprises. Ne pas s’interroger aujourd’hui, en s’appuyant sur les ressources de l’expertise économique, sur les orientations nécessaires ; ne pas admettre qu’il faut s’affranchir des vieilles recettes 7 Le taux d’emploi est le rapport entre le nombre d’actifs occupés et la population en âge de travailler. La productivité est mesurée par le rapport du PIB au nombre d’emplois. Page 5 sur 6 dictées par une vision superficielle de la réalité ; ne pas en finir avec la non moins vieille lune du changement institutionnel qui serait la clé du développement économique, équivaudrait à accepter un dangereux engrenage. La responsabilité de la Collectivité territoriale est considérable. Il lui appartient de décider des expertises, de les missionner, d’arrêter des orientations, de négocier avec ses partenaires institutionnels, de mobiliser les acteurs locaux. Qui peut dire si elle en prend le chemin ? Références Insee • Produits intérieurs bruts régionaux et valeurs ajoutées régionales de 2015 à 2018, Bases de Données, 22/09/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5020211 • 2018 : une année favorable pour les entreprises martiniquaises, Insee Analyses Martinique, n°45, 26/03/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5347930 • Dossier complet. Département de la Martinique, Chiffres Détaillés, 29/09/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2011101?geo=DEP-972#chiffre-cle-8 • La privation matérielle et sociale affecte deux martiniquais sur cinq. Conditions de vie en 2018, Insee Analyses Martinique, n° 43, 16/12/2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4996570 • La consommation des ménages dans les DOM en 2017, Chiffres Détaillés, 30/01/2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4257970?sommaire=4257987 • Une pauvreté marquée dans les DOM, Insee première, n° 1804, 01/07/2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4622377 • Revenus, pauvreté et niveau de vie en 2017, Chiffres Détaillés, 09/11/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4478075 • Emploi - Activité en 2018 : Recensement de la population, Bases de Données, 30/06/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5395838 • Revenu disponible brut des ménages par région, Chiffres Détaillés, 26/07/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/5404038 • Estimation de la population par région, département, sexe et âge (1975-2021), Chiffres Détaillés, 30/03/2021, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1893198 Page 6 sur 6