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La grande transformation (K. Polanyi) Fiche de lecture

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« La grande transformation »
K. Polanyi, Edition Tel Gallimard,1983
Résumé :
Première partie : Le système international
1)
La paix de cent ans
L’auteur introduit son travail sur l’hypothèse que l’organisation économique et sociale du monde au
XIX siècle repose sur quatre grandes institutions : l’étalon or, le système de l’équilibre des puissances,
le marché autorégulateur et l’Etat libéral. Il précise qu’il est possible de classer ces institutions de deux
manières différentes puisque deux sont politiques et deux autres sont économiques, mais aussi, deux
concernent l’échelon national et deux autres l’échelon international. Il stipule par ailleurs que l’institution
centrale qui fait office de clé de voute à l’organisation du monde au XIXème est le marché autorégulateur.
Ainsi, ce dernier justifie l’organisation d’un Etat libéral au niveau national. Par ailleurs, l’instauration d’un
étalon or et d’un système d’équilibre des puissances au niveau international ne traduisent que la
transcription d’une organisation marchande libérale nationale vers l’international. K. Polanyi précise que
sur le plan méthodologique expliquer les transformations du monde sur la base d’une institution seule
présente par essence des limites théoriques dont il a conscience. De plus, il considère que l’idée d’un
marché autorégulateur est utopique et que chercher les conditions de sa réalisation débouche
nécessairement sur la désorganisation des structures sociales (dilemme auquel ont été confrontées les
économies de marché). Enfin, il précise que la grande transformation désigne la destruction de ce modèle,
à la suite des deux grands conflits mondiaux.
ème
L’auteur fait par ailleurs le constat que contrairement aux deux siècles précédents le XIXème siècle
est un siècle de paix relative. Il y eu quelques conflits entre les puissances européennes mais ces derniers
étaient de courte durée, du fait notamment pour la guerre franco-prussienne de 1870, de la capacité des
nations à payer des tributs conséquents sans que cela affecte pour autant l’économie nationale. Ceci
s’explique par l’équilibre des puissances entre Etats indépendants. Toutefois, il souligne que cet état
géopolitique tend habituellement à déboucher sur des stratégies d’alliances et de revers qui donnent
généralement lieu à de nombreux conflits armées, comme ce fut le cas pour les différentes cités de la
Grèce antique ou encore pour les républiques du nord de l’Italie au XVIème siècle. Or selon K. Polanyi, cet
état de paix est rendu possible du fait que les banquiers et les industriels préfèrent la paix à la liberté et
l’ensemble des conflits localisés à travers le globe sont courts car ils ne visent qu’à instaurer la paix propice
aux affaires. Il nomme ainsi cette période la « paix de cent ans ».
Puis, K. Polanyi constate qu’au cours des siècles précédents la stabilité politique et la paix étaient
rendus possible du fait de l’influence religieuse d’une part et assurée d’autre part par le soutien armé des
princes d’Europe organisés en dynasties. L‘organisation politique européenne de l’époque, la SainteAlliance, n’a toutefois pas réussi à entretenir la paix aussi efficacement que ne l’a fait le XVIIIème le
« Concert européen » et cela est d’autant plus surprenant que l’influence de l’église était bien moins
prégnante et que les rivalités étaient telles qu’elles donnaient lieu à des complots politiques ou des
trahisons diplomatiques. Le lien qui permit de préserver la paix fut la finance internationale. La banque
Rothschild illustre cette finance internationale, dont la fidélité de ses membres vient entièrement à la
firme, qui intervient à travers le monde entier et qui finance les guerres, les politiques publiques etc. des
différents Etats du monde. Ils illustrent ainsi la dimension cosmopolite et capitaliste de la finance
internationale. Ainsi la paix n’était pas assurée du fait de leurs bon vouloir mais elle l’était car, tout conflit
d’importance entre les grandes puissances aurait nuit à leurs affaires. Toutefois, chaque système financier
national constituait un « microcosme » dont l’organisation et les relations internes étaient pour autant
bien spécifiques. Ainsi, le pouvoir de la finance nationale, aussi cosmopolite soit-il, restait quoi qu’il en soit
quelque peu dépendant à ses attaches nationales. Dès lors le pouvoir politique l’emportait alors sur les
intérêts financiers, ce que K. Polanyi illustre à l’aide différents faits historiques concernant notamment les
relations franco-allemandes (à travers notamment le cas des investissements et transferts financiers après
la guerre de 1870 ou encore celui de la crise marocaine en 1905) et germano-britannique (affaire du
Bagdadbhan) précédents la grande guerre. La haute finance jouait donc un rôle de modérateur et
conditionnait la paix en influençant via le contrôle des investissements, l’accès aux crédits les différentes
forces européennes. La participation à l’ordre international reposait, par ailleurs, aussi deux éléments
décisifs à la puissance d’un Etat-nation : le constitutionalisme et la maîtrise de son budget qui passait par
la maitrise du change vis-à-vis de l’étalon-or. Or la city, haut lieu de la finance internationale, détenait ici,
via la surveillance du cours des monnaies nationales un moyen de pression certains sur la constitution des
budgets nationaux. En définitive, la paix réussit à être maintenue dès lors que l’équilibre des puissances le
permettait. Les rivalités coloniales et les jeux d’alliances qui donnèrent naissance à la triple entente
(Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie) d’une part et à la triple alliance d’autre part (France, Angleterre,
Russie) mirent fin à cet équilibre et mirent en face à face deux puissances belliqueuses qui débouche sur
la grande déflagration que fut la première guerre mondiale.
2)
Années vingt conservatrices, années trente révolutionnaires.
La dissolution du système économique mondiale et la chute de l’étalon-or qui commence au tout
début du XXème siècle sont à l’origine de la transformation radicale des sociétés. La première guerre
mondiale et l’ensemble des conflits et révolutions qui l’ont suivies sont des rémanences de l’organisation
économique et politique du XIXème siècle et n’ont fait que précipiter la chute du système et de ses
institutions. Après-guerre, le désarmement des pays de la triple alliance a empêché un retour à l’équilibre
des puissances, condition nécessaire, on l’a vu, avec l’interdépendance né du système économique
mondial, à la préservation de la paix en Europe. La seule solution selon K. Polanyi aurait été la mise en
place d’institutions supranationales ; solution anachronique toutefois selon lui.
La décennie qui suivit la grande guerre fut selon K. Polanyi conservatrice au sens où elle n’avait pour
seul objectif que de rétablir des systèmes économiques et politiques, semblables à ceux du XIXème et inspiré
des idéaux des révolutions anglaise, française et américaine. Selon lui, même la Russie de Lénine et Trotski
s’inscrivait dans cette dynamique. Le véritable basculement eu lieu au début des années lorsque
l’Angleterre abandonna l’étalon-or et que la Russie mis en place les premiers plans quinquennaux. La fin
de ces systèmes se concrétisa au niveau national par une grande instabilité monétaire ayant généralement
pour cause des facteurs extérieurs et qui fit, au niveau national, de la question monétaire, la question
politique centrale : « le bouleversement social qui ébranla la confiance dans la stabilité inhérente à l’agent
monétaire fit aussi voler en éclat, l’idée naïve que pouvait exister une souveraineté financière dans une
économie interdépendante. » En effet, la stabilité monétaire et la parité avec l’étalon or impliqua
rapidement pour les pays occidentaux de devoir mettre en œuvre des mesures protectionnistes. Ainsi,
alors que, par la préservation de l’étalon-or, les nations occidentales cherchaient à préserver un système
international capitaliste et libre-échangiste, ils en venaient finalement à mener une politique qui les
conduisaient vers l’autarcie. C’est avec le krach de 1929 que les Etats-Unis, qui malgré les pressions
inflationnistes sur son sol, cherchaient à soutenir (par proximité et sous influence britannique) la livre
sterling, que la fin du système financier international reposant sur l’étalon-or pris fin. Cet abandon de
l’étalon-or signa la fin des grandes institutions politiques qui veillait à la paix mondiale (notamment la SDN)
et à l’influence politique qu’exerçait les représentants de la finance international (Rothschild et Morgan).
La fin de ce système précipita une transformation des institutions ; transformations qui prirent des visages
différents selon les pays occidentaux (fascisme allemand ou italien, socialisme russe, New Deal américain).
Enfin, l’auteur stipule que ces institutions, l’Etat libéral, l’étalon-or et l’équilibre des puissances n’avait
pour seul objectif que l’instauration des conditions d’un marché autorégulateur. L’ensemble du système
repose donc sur un fondement économique dont la caractéristique est que celui-ci établit comme
motivation première des hommes : la réalisation du gain, du profit. Or, pour soutenir sa thèse, K. Polanyi
se propose de revenir aux origines institutionnelles du capitalisme libéral c’est-à-dire l’Angleterre de la
révolution industrielle au XIXème siècle.
Deuxième partie : Grandeur et décadence de l’économie de marché
I.
« Satanic Mill », ou la fabrique du diable
3)
« Habitation contre amélioration »
L’auteur cherche à montre que le capitalisme n’a jamais été efficace dans son appréciation du
changement et ce car le capitalisme ne tient compte que de la dimension économique. Il s’appuie sur
l’avènement des enclosures au XVème siècle en Angleterre. En effet, la confiscation souvent par la violence
des terres au paysan par les puissants a débouché, dans un premier temps, sur des révolutions. Puis, sur
la dépopulation d’une partie des campagnes anglaises d’une part, et sur la disparition de la culture au
profit de l’élevage d’autre part. Ces phénomènes poussèrent les autorités à des politiques visant à limiter
les enclosures et à dynamiser les milieux ruraux. Celles-ci furent largement contredites par les libéraux qui
considèrent alors que c’est une atteinte à l’allocation efficace du capital par la concurrence. Toutefois,
selon K. Polanyi l’appréhension du changement ne passe pas exclusivement par la direction qu’il prend
mais aussi par l’intensité à laquelle il s’effectue. Si ce changement était, en partie bénéfique sur le plan
économique, notamment car il permit un accroissement de la productivité, de la fertilité des terres et
accompagna le développement de l’industrie textile, ce changement (« progrès ») impliquait d’en réduire
la rapidité du processus via la mise en place de politiques qui adoucissent la transition. « La croyance dans
le progrès spontané nous rend nécessairement aveugle au rôle de l’Etat dans la vie économique. Ce rôle
consiste souvent à modifier le rythme du change du changement en l’accélérant ou en le ralentissant,
selon les cas. »
Ainsi, les ravages sociaux provoqués par les enclosures et l’avènement d’un système politique
constitutionnel ; qui n’est que la conséquence de la volonté du souverain d’altérer le rythme du
changement et qui conduirent à son discrédit politique ; constituèrent selon l’auteur un « avant-goût » du
délitement social qu’engendra la révolution industrielle au XIXème siècle qui se caractérisa par l’apparition
de taudis et le développement de la pauvreté ouvrière. Les auteurs classiques cherchèrent à expliquer ce
phénomène par la loi des salaires (allusion probable à D. Ricardo ou à J. B. Say) ou celle de la population
(allusion plus que probable à T. R Malthus), d’autres à l’exploitation d’une classe par une autre (allusion
plus que probable à K. Marx), mais selon K. Polanyi, celui-ci résulte avant tout de la mise en place
institutionnelle d’une économie de marché. Il est dès lors selon lui nécessaire de préciser à quel point
l’apparition de machines complexes a permis l’accélération et l’affirmation du processus
d’institutionnalisation marchande des sociétés. En effet, l’acquisition pour un capitaliste d’une machine
complexe est trop onéreuse pour que celui-ci prenne le risque de l’acquérir s’il ne dispose pas d’une part
des possibilités de produire et d’écouler de la marchandise à grande échelle pour rentabiliser son
investissement, et si le prix ainsi que le temps du travail nécessaire à son fonctionnement ne sont pas
librement négociables et modulables. Cela a donc pour conséquence principale de transformer les
ressources naturelles et l’homme en marchandise et donc le délitement progressif du lien social et la
destruction de l’environnement : « La conclusion, bien que singulière, est inévitable, car la fin recherchée
ne saurait être atteinte à moins ; il est évident que la dislocation provoquée par un pareil dispositif doit
briser les relations humaines et menacer d’anéantir l’habitat naturel de l’homme. »
4)
Sociétés et systèmes économiques
Dans un premier temps, K. Polanyi insiste sur le fait que le fonctionnement des économies
« civilisées » repose sur l’idéologie née, suite à la publication de la richesse des nations par A. Smith, d’un
marché autorégulateur. Celui-ci est considéré comme un antécédant à toute forme de société et est né
de la propension naturelle qu’ont les hommes à échanger. C’est cette hypothèse de départ que la grande
majorité des travaux en sciences humaines ont cherché à conforter tout au long du XIXème et au début du
XXème et que l’auteur souhaite alors discréditer. D’abord, la répartition des tâches et la division du travail
ne peut résulter de la seule quête du profit mais aussi du sexe, de la nature du territoire, des dispositions
de chacun etc. Par ailleurs, l’objectif économique n’est, sur le plan anthropologique, que secondaire ; c’est
avant tout la reconnaissance et le prestige social qui sont à l’origine des activités de production et de
distribution. L’échange a une dimension symbolique qui confère aux individus une place dans la
communauté. L’auteur, sur la base de travaux anthropologiques, explique ainsi que le fonctionnement de
certaines tribus repose sur un double principe : celui de la réciprocité et de la redistribution. La réciprocité
résulte d’une organisation institutionnelle, celui de la symétrie ; puisque les travaux anthropologiques
témoignent d’échanges symboliques entre deux individus appartenant à deux tribus distinctes l’une dans
les terres, l’autre sur la côte par exemple. Ce schéma régulier est appelé dualité. La redistribution repose
quant à elle, sur une autre organisation institutionnelle, celui de la centralité. Les sociétés primitives vivant
de la chasse, activités collectives et irrégulières, il a vite été nécessaire de centraliser les ressources auprès
de ce que les anthropologues nomment un « headman » qui redistribue les richesses afin d’assurer la
cohésion et la pérennité du groupe. Dans de telles communautés, la notion de profit n’existe pas,
l’organisation sociale est institutionnalisée et assure la division du travail et l’effort collectif, sans pour
autant que chacun ne cherche spécifiquement à maximiser ses gains individuels. Ce qui permet à l’auteur
d’affirmer que : « En fait, le système économique est une simple fonction de l’organisation sociale ». Le
marché ne précède donc pas la vie en société il n’est qu’une contingence. Le commerce a donc été rendu
possible dans les sociétés primitives sans que celui-ci ne soit à aucun moment guidé par la quête du profit
mais par le principe de réciprocité qui caractérise un échange symbolique, un potlatch. K. Polanyi s’attache
ensuite à montrer que le principe de la redistribution est au fondement même de toutes les organisations
sociales à travers l’histoire avant l’apparition des économies de marché. Ainsi, les sociétés primitives, tout
comme les systèmes féodaux dont les rapports sociaux s’organisent soit autour du principe de symétrie,
de centralité ou d’autarcie, fonctionnent économiquement via un système de redistribution des
ressources. A noter par ailleurs, que l’auteur stipule que l’idée d’un mode de vie autarcique ayant précédé
la vie en collectivité est erroné sur le plan anthropographique ; l’autarcie renvoie à un mode de
redistribution spécifique aux communautés ayant atteint un niveau d’agriculture relativement avancé. Le
modèle autarcique repose sur la conception d’un groupe clos qui peut être de taille différente (familiale,
domaine seigneurial etc.), de natures institutionnelles diverses (patriarcal, servage etc.) et de nature plus
ou moins despotique et oppressive. Dès lors, l’auteur revient sur la distinction effectuée par Aristote dans
« La politique » entre production d’usage, domestique, d’où vient le mot « œconomia » de la
chrématistique qui consiste à produire dans l’objectif de s’enrichir. Ce dernier avait ainsi parfaitement
anticipé l’émancipation d’un modèle économique déconnecté des relations sociales dans lequel il s’inscrit
et en avait pointé les limites : la dimension infinie du processus de production et l’aliénation qui en
découle. L’auteur se propose ensuite de retracer brièvement l’histoire des marchés en tant qu’institutions.
5)
L’évolution du modèle du marché
Contrairement à un modèle économique qui repose sur la symétrie, la redistribution ou l’autarcie,
l’instauration d’un système de trocs ou d’échanges nécessite la mise en place d’une institution : le marché.
En effet, si la redistribution nécessite de centraliser les ressources, elle ne nécessite pas d’institution
spécifique à l’allocation économique puisque cette institution peut aussi bien avoir des fonctions
politiques ou religieuses et donc revêtir des formes diverses d’une société à l’autre. Dès lors une économie
de marché ne peut exister qu’à partir du moment où la société s’organise pour assurer le bon
fonctionnement de cette institution : « une économie de marché ne [peut] fonctionner que dans une
société de marché. ». L’institution marchande se désencastre donc des institutions sociales. Toutefois,
l’existence de marché, de troc ou d’échange monnayé n’implique pas nécessairement son extension. Le
mythe de la théorie classique stipule que c’est la propension qu’ont les hommes à échanger qui pousse à
une division toujours plus grande du travail et à une extension toujours plus importante du marché.
Toutefois, l’auteur avance que c’est avant tout le goût de l’aventure et de la découverte qui a conduit dans
un premier temps à ce qui s’apparente davantage à du pillage ou de la piraterie, ou si échange il y a, alors
il doit s’institutionnaliser et se rapproche dans ce cas davantage de la réciprocité. En aucun cas, l’existence
des échanges marchands internationaux ne tiennent donc de la propension qu’auraient les hommes à
échanger et à étendre la division du travail. D’ailleurs, la nature des échanges sur le marché local, extérieur
et intérieur est différente ; en effet, le commerce extérieur, contrairement au commerce local, se
caractérise notamment par le transport de marchandises non périssables et dont la production est
spécifique à une région donnée, ce qui n’implique donc pas spécifiquement de concurrence. Le commerce
intérieur est, quant-à-lui, concurrentiel. La nature concurrentielle du marché naît donc de son extension.
Quelle est alors l’origine des marchés ? Le développement des échanges internationaux a nécessairement
donné naissance à des lieux physique d’échanges institutionalisés : foires, ports etc. Toutefois, certains ont
disparu avant d’avoir contribué à la création d’un vaste marché intérieur ; ce qui contredit la vision
évolutionniste d’une société qui serait par nature vouée à l’échange marchand. On pourrait par ailleurs
penser que l’existence d’échanges inter-individuels conduisent à la création d’un vaste marché intérieur,
toutefois, ceux-ci peuvent tout aussi bien rester des activités parfaitement annexes et dont la
généralisation est limitée par d’autres institutions dont les valeurs s’opposent aux comportement
marchands telles que le pouvoir politique ou spirituel. Pour appuyer cette idée, l’auteur précise que le rôle
des villes a ainsi été, aussi bien de protéger les marchés que de contenir leur généralisation. Enfin, cette
absence de généralisation que ce soit des marchés locaux ou internationaux vers un vaste marché
intérieur, est selon K. Polanyi, d’autant plus improbable que les deux ont longtemps fonctionner
séparément. La naissance d’un vaste marché intérieur ne peut dès lors résulter que de l’intervention
étatique. K. Polanyi reprend ainsi, à son compte l’analyse marxiste de la naissance des Ettas. C’est alors
des théories mercantilistes qu’est née un vaste marché intérieur réglementé avec pour objectif premier
de faciliter le commerce extérieur (de produits industriels notamment) et d’asseoir une hégémonie
économique et politique à l’international. L’auteur précise toutefois que celui-ci a fait l’objet de résistance
de la part des bourgeois en milieu urbain qui avait conscience que « la concurrence dût mener au
monopole » ; c’est pourquoi la naissance du marché intérieur s’est assortie de réglementations. Enfin, il
précise que ce marché intérieur constitue un modèle d’organisation économique qui cohabite alors avec
le modèle de production autarcique caractéristique de l’organisation économique des campagnes.
6)
Le marché autorégulateur et les marchandises fictives : travail, terre et monnaie
Ainsi, le marché autorégulateur n’a su s ‘imposer ni dans les sociétés tribales, ni dans les systèmes
féodaux ou mercantiles ; il restait subordonné aux institutions sociales et politiques et ne constituait pas
un mode de production, ni de distribution hégémonique des richesses. Au cours du XIXème siècle, l’idée
d’un marché autorégulateur, d’un marché où la production et la distribution des ressources reposent
entièrement sur le mécanisme des prix, où l’offre et la demande s’égalisent de telle sorte que l’ensemble
des marchandises produites génère les revenus suffisants pour les acquérir tous, où les individus sont
réduits à de simples êtres calculateurs et en quête perpétuelle d’une maximisation de ses gains, s’est
progressivement imposée. Plusieurs conditions étaient nécessaires au bon fonctionnement de ce marché
autorégulateur : la réglementation ne doit en aucun cas nuire à la formation des marchés ou porter
atteinte à la formation du prix sur ces derniers ; les ressources (la terre, le travail et la monnaie) qui
permettent d’alimenter la production doivent être disponibles en permanence. Ces ressources doivent
dès lors devenir des marchandises, et ce bien qu’elle ne le soit à l’évidence pas. Le travail n’est pas fourni
avec pour seul objectif d’être mis en vente sur un marché ; il est composé des hommes qui sont l’essence
même de ce qui fait société. La terre ou la nature, est l’environnement gratuit à disposition des hommes
et dans lequel ces derniers évoluent. La monnaie est l’instrument du pouvoir d’achat qui n’est absolument
pas une marchandise mais un instrument de la souveraineté qui résulte, soit de l’activité bancaires, soit
des finances de l’Etat.
Or, le marché autorégulateur implique, dans le cadre d’une société industrielle où le marchand
doit pour assurer une production sur le long terme et rentabiliser ses investissements pouvoir disposer de
ces ressources en temps et en quantités voulues, que ces ressources s’échangent au même titre que des
marchandises. L’auteur désigne ainsi ces ressources comme des marchandises fictives. Une telle
organisation sociale, nommée par l’auteur économie ou société de marché, se traduit dès lors par la
naissance d’institutions indépendantes des institutions politiques, dont l’objectif seul est le bon
fonctionnement des marchés.
7)
Speenhamland, 1795
Dans cette partie, l’auteur souhaite montrer comment l’Angleterre, et plus spécifiquement la
justice britannique, à chercher à s’opposer à l’institution d’un marché du travail autorégulé au cours du
XVIIIème siècle. La loi sur les pauvres puis la loi « Speenhamland » avait pour objectif de donner un « droit
à vivre » en dotant les travailleurs pauvres de compléments de revenus indexés sur l’évolution du prix du
pain. Toutefois, ces mesures eurent pour conséquence en dernier lieu de nuire à leurs principaux
bénéficiaires, puisqu’elles se traduisirent par une chute de la productivité et l’apparition de la misère
sociale. Il distingue, ainsi, 3 périodes : la période qui va de loi Speenhamland, en 1795, à 1834 qui se
caractérise par la volonté des pouvoirs publics de ralentir la prolétarisation du « petit peuple » mais qui se
traduisit par sa paupérisation massive. La période suivante, soit la décennie qui suivit 1834, se caractérise
par les violences faîtes aux plus démunis, suite à la réforme des lois sur les pauvres de 1834, qui choqua
beaucoup de contemporains à l’instar de T. R Malthus. La dernière période, qui débute en 1834 et s’achève
par la reconnaissance des syndicats en 1870, se caractérise, quant à elle, par l’instauration d’un marché
du travail autorégulé dont les conséquences ont été bien plus terribles pour les plus pauvres que lorsqu’il
conservait encore un peu de protection : « Si Speenhamland représentait l’avilissement d’une misère
protégée, le travailleur était désormais sans abris dans la société. » Enfin, K. Polanyi constate que c’est à
cette période que les contradictions propres aux sociétés de marché apparaissent et que naissent en
conséquence l’économie politique qui tentent de les rationaliser : augmentation de la pauvreté et
croissance infinie des richesses ; autorégulation et harmonie dans un cadre concurrentiel et conflictuel ;
émergence de sociétés de classe etc. Ainsi, on découvrit les défauts et les aberrations humaines des
économies de marché que certains concevaient comme les conséquences d’un idéal de marché qui reste
à atteindre alors que d’autres, à l’instar d’Owen, mettait en évidence l’idée de « société » et les rapports
sociaux qui la régissent.
8)
Antécédents et conséquences
Speenhamland a donc été une solution « paternaliste et réactionnaire » aux problèmes posées par
l’industrialisation et le développement du commerce international en Angleterre. En effet, le travail a été
pendant longtemps réglementé en Angleterre par ce que K. Polanyi nomme un code du travail et qui
repose sur le statut des artisans d’une part et les lois sur les pauvres d’autres part. Le statut des artisans
encadrait les professions artisanales et agricoles autour de trois piliers : l’obligation de travailler, une
phase d’apprentissage de 7 ans et une évaluation par des fonctionnaires. Les lois sur les pauvres,
comprendre les individus inemployés, mettait à charge de la paroisse de fournir une activité aux
« pauvres » ; ce système était financé par des impôts locaux payés uniformément par tous les propriétaires
terriens.
Pour éviter aux villes les plus riches de souffrir un afflux massif de démunis, fut mise en place la loi
du domicile qui contraint les individus à rester dans leur village de naissance sous peine d’être expulsés.
Dans ces conditions l’instauration d’un vaste marché du travail au niveau national était impossible. Le
développement de l’industrie et du commerce permis dans un premier temps une augmentation du salaire
pour les emplois manufacturiers si bien que la situation devint alors paradoxale puisque caractérisée par
de la paupérisation d’une part et une hausse des salaires d’autres parts. En effet, le manque de main
d’œuvre dans l’industrie, du fait de la loi sur le domicile, faisait pression à la hausse sur les salaires dans
l’industrie, d’un autre côté, le développement des enclosures (fin de la gestion commune et privatisation
des terres agricoles) tendait à appauvrir les paysans. Il advint donc rapidement nécessaire d’abroger la loi
sur le domicile. Ce qui se traduisit par des flux allant d’individus issus des milieux ruraux vers les milieux
urbains en quête d’une amélioration de leur niveau de vie et des flux inverses charriant des ouvriers
urbains désillusionnés, précarisés du fait des variations des activités industrielles et du commerce et usés
par le travail aliénant de la manufacture, vers leurs milieux ruraux d’origine. C’est dans ce contexte que
les propriétaires terriens pour éviter le départ massif de la main d’œuvre en milieu rural vers les milieux
urbains prirent la décision de donner à chacun le droit de vivre et qu’est né la loi de Speenhamland.
Toutefois, rares si ce n’est inexistants, sont les penseurs de l’époque à avoir décelé la nature des liens qui
unissaient le développement de la manufacture et du commerce et le développement de la pauvreté. La
croissance de l’activité empêchait de considérer le phénomène encore marginal des manufactures comme
responsable.
La gestion à l’échelle paroissiale de Speenhamland empêcha une gestion convenable du système
d’assistance sociale qui nécessitait à minima une distinction entre les non employés et les inaptes
(handicapés, vieillards, enfants). C’est pourquoi la loi Gilbert permis des rapprochements de paroisses pour
faciliter l’administration à plus grande échelle du système. Toutefois, ce système resta mal administré et
sujet à de nombreuses corruptions de telle sorte qu’il se traduisit par une baisse considérable de la
productivité des travailleurs bénéficiant de l’aide sociale (effet de désincitation) et à une dévalorisation
des travailleurs qui n’en bénéficiaient pas. En effet, les employeurs bénéficiaient de réductions d’impôts
et pouvaient embaucher pour des salaires dérisoires des travailleurs dont une partie du salaire était prise
en charge par la collectivité. Dès lors, la part des budgets consacrés à l’aide aux pauvres régressa
progressivement, selon les régions, à partir du début du XIXème siècle jusqu’à l’abrogation de loi
Speenhamland en 1834. A noter par ailleurs, que K. Polanyi, précise que ce système a eu pour principal
inconvénient de retarder l’apparition d’une classe consciente et vindicative de travailleurs (à l’évidence au
sens de K. Marx). « Le mécanisme du marché s’affirmait et réclamait à grands cris d’être parachevé : il
fallait que le travail des hommes devînt une marchandise. Le paternalisme réactionnaire avait en vain
cherché à résister à cette nécessité. Echappés aux horreurs de Speenhamland, les hommes se ruèrent
aveuglément vers le refuge d’une utopique économie de marché. »
9)
Paupérisme et utopie
L’auteur revient dans un premier temps sur l’idée selon laquelle la croissance du commerce, de la
production et l’industrialisation ont donné naissance à la misère et à un phénomène relativement nouveau
à la sortie du système féodal : le paupérisme. Ainsi, les questions de pauvreté sont typiques des sociétés
industrialisées qui se caractérisent par ce paradoxe déjà évoqué qu’est celui de la croissance infinie des
richesses qui côtoie une augmentation elle-même croissante de la pauvreté. Dès lors, si dans le cadre du
système féodal la pauvreté était cachée dans le cadre de la gestion du domaine, l’instauration du marché
du travail et des travailleurs libres a fait croître la visibilité de ceux qui sont sans emploi. La question d’une
gestion de la pauvreté est donc apparue d’ailleurs au même moment que l’économie politique. C’est ce
qui fait dire à K. Polanyi que paupérisme et économie politique sont deux sujets intimement liés et
caractérisent la naissance des sociétés (comprendre sociétés de classes).
Dès lors, la gestion politique de la pauvreté a donné lieu à différentes utopies dont toutes seraient
plus ou moins héritées selon l’auteur d’un quaker nommé John Bellers qui anticipa, selon lui, toutes les
utopies sociales de la seconde moitié du XIXème siècle : les villages d’industries de Robert Owen, les
phalanstères de Charles Fourier, les banques d’échange de Joseph Proudhon ou encore le panoptique de
Jeremy Bentham. Tous, imprégnés des progrès qu’ont généré l’industrie et de la logique capitaliste estime
que les chômeurs doivent être employés dans le cadre de structures gérées collectivement pour que ces
derniers produisent à minima ce qui leur est nécessaire pour vivre et mieux génèrent une plus-value qui
devra servir les actionnaires pour J. Bentham le libéral, les chômeurs eux-mêmes pour le socialiste R. Owen
ou être redistribués aux plus miséreux. L’échec de ses projets utopistes est parfaitement illustré selon K.
Polanyi par un pamphlet publié par Daniel Defoe où il explique que l’emploi public et l’« aumône » risquent
de produire une concurrence déloyale vis-à-vis du privé qui risque alors l’asphyxie : « Donner l’aumône,
ce n’est pas faire la charité – car en supprimant l’aiguillon de la faim, on entrave la production et on crée
purement et simplement la famine. » L’auteur conclut sur le constat que la part des impôts locaux n’ont
cessés de croître tout au long du XIXème siècle traduisant cette paupérisation dont personne alors ne
comprend encore véritablement la cause.
10)
L’économie politique et la découverte de la société.
Dans cette partie K. Polanyi traite de la délimitation qui sépare A. Smith de D. Ricardo et T. R.
Malthus qui base, suite travaux d’un certain Joseph Townsend, leur conception et le traitement de la
pauvreté sur la naturalisation des rapports économiques : « Le changement d’atmosphère, entre Adam
Smith et Townsend est vraiment frappant. Avec le premier se clôt une époque qui s’était ouverte avec les
inventeurs de l’Etat, Thomas More et Machiavel, Luther et Calvin ; le second appartient à ce XIXème siècle
au cours duquel Ricardo et Hegel ont découvert, à partir de points de vue opposés, l’existence d’une société
qui n’est pas soumise à aux lois de l’Etat, mais qui au contraire, soumet l’Etat à ses propres lois. » Alors
qu’A. Smith considère en effet les rapports économiques comme encrés dans un contexte non seulement
politique mais également géographique et géopolitique, qu’il prend un soin tout particulier au début de la
richesse des nations à ne pas considérer les ressources naturelles comme de la richesse et ce afin de
justement circonscrire la question de la richesse à des questions éminemment humaines, J. Townsend
dans son ouvrage « A dissertation on the Poor laws » à travers un paradigme naturalise l’équilibre social.
Il se base en effet sur une histoire dont les fondements empiriques sont douteux mais qui a
explicitement inspiré T. R. Malthus et C. Darwin. Il s’agirait d’un navigateur espagnol qui aurait introduit
un couple de chèvre sur une île déserte qui s’y seraient reproduites à une vitesse extraordinaire. Afin de
réguler leur population, il y aurait introduit par la suite un couple de chien. Les résultats sont : un équilibre
naturel qui résultent des mécanismes qui poussent chaque espèce à rester en vie et une régulation des
populations par le volume des moyens de subsistance qui préfigure la loi de population de T. R. Malthus.
Ainsi, selon Townsend il est nécessaire d’abolir les lois sur les pauvres car la faim est un « aiguillon » des
plus efficaces qui permettra aux plus démunis de travailler et de survivre. La question de la pauvreté n’est
plus une question sociale ou humaine, c’est une question de régulation, de sélection naturelle. Le
libéralisme est alors une solution politique appropriée au sens où elle ne va pas à l’encontre des lois de la
nature. E. Burke, homme politique irlandais, considère ainsi, que les aides aux pauvres sont dangereuses
au sens où elles peuvent permettre aux pauvres de prendre les armes contre les détenteurs du capital. De
plus, ce dernier préconise de laisser la question de la pauvreté et de la misère à la charité privée, les
pouvoirs publics peuvent ainsi se débarrasser d’une charge qui est d’autant plus inutile que les lois de la
nature pousseront les pauvres, réduit à l‘état de marchandise, sur un marché dérégulé, à gagner de quoi
subsister ; la misère les préparant ainsi aux horreurs de la guerre et aux rudesses de la navigation en mer.
J. Bentham est plus « sentimental », considérant que la société sera toujours préoccupée par le sort de ses
miséreux et que les « industry houses » d’initiatives privées restent alors nécessaires, et ce bien que cela
réduise les besoins et donc pénalise l’industrie. Ces considérations politiques ont ainsi éclipsé les résultats
en sciences naturelles, les débouchées sociales et la naissance de l’économie ont en effet bouleversé la
politique au sens où les résultats scientifiques trouvaient de toutes manières davantage de débouchées
pratiques dans ce domaine. Ainsi, les lois du marché sont des lois naturelles à l’encontre desquelles les
pouvoirs publics ne peuvent aller. D. Ricardo et T. R. Malthus, sur la base de ce postulat ont établi des lois,
des principes : le principe des rendements décroissants pour D. Ricardo et le principe de population pour
T. R. Malthus qui permettent de résoudre le paradoxe précédemment évoqué du développement
simultané des richesses et de la pauvreté. Toutes leurs analyses s’accordent, suite à la richesse des nations,
à expliquer la pauvreté sur la base, de ce K. Polanyi nomme la loi d’airain des salaires selon laquelle le
niveau des salaires tombe nécessairement au niveau du salaire de subsistance et il ne peut descendre en
dessous. Ce postulat est erroné selon l’auteur qui considère que c’est mal comprendre le capitalisme ; il
s’agit d’une observation déduite d’un système alliant une économie de marché sans marché du travail ;
c’est, en effet, selon les classiques, les lois sur les pauvres qui permettent aux salaires de tomber en
dessous du niveau de subsistance, les abroger permettrait dès lors une augmentation du niveau de
salaires. Dès lors, ils considèrent que les lois sur les pauvres ne font qu’entretenir une misère qui empêche
toute forme régulation naturelle et qui condamne à la pauvreté les plus miséreux ; ce système doit donc
être aboli. D’après l’auteur, seul R. Owen avait compris la dimension sociale de la pauvreté et œuvrait en
faveur d’une intervention publique visant à la combattre, il n’avait cependant pas perçu l’incompatibilité
qui existait entre cette prise en compte du social et du politique et la persistance du système économique
en place. En effet, c’est bel et bien d’un désencastrement de l’économie du corps social et politique qu’est
née l’économie de marché et la misère qui l’accompagne.
II.
L’autoprotection de la société
11)
L’homme, la nature et l’organisation de la production
Du début du XIXème siècle au début du XXème, une tendance double et contraire tiraille les sociétés
occidentales : la première est libérale et résulte des forces qui visent à l’instauration d’un marché
autorégulateur ; la seconde est protectrice et en réaction aux conséquences de la transformation de
l’homme, de la terre et de la monnaie en simple marchandises qu’implique le libéralisme économique.
Dans un premier temps, K. Polanyi insiste sur les effets délétères de la libéralisation puisque la quête du
seul profit fourvoie les activités humaines qui ne devraient pas en dépendre tel que l’art ou la politique.
Qui plus est, il tend à la destruction des institutions telles que la famille ou encore des valeurs et des
traditions qui façonnent les rapports entre les hommes ainsi que ceux qu’ils entretiennent avec leur
environnement. Par ailleurs, l’auteur s’attarde sur la vision classique de la monnaie, conçue comme une
marchandise comme les autres et qui, peu importe sa nature intrinsèque, doit être un bien ou annexée à
la valeur d’un bien et ce afin d’être régulée exclusivement par le marché sans aucune forme d’intervention
politique. Dès lors, une libéralisation excessive des institutions marchandises pourrait même conduire à
une augmentation substantielle de la masse monétaire, à même d’affecter les prix et par conséquent la
stabilité nécessaire au monde des affaires. Il conclut ce cours chapitre sur le constat que cette rivalité
institutionnelle s’est accompagnée et entremêlée avec une rivalité de classes qui a conduit à l’avènement
des fascismes et au chaos qui caractérise la première moitié du XXème siècle.
12)
Naissance du credo libéral
Le libéralisme, au sens du laisser-faire, ne remonte pas selon l’auteur au XIIIème, où en France
l’expression fit sa première apparition. Les physiocrates n’aspiraient, selon lui, à rien d’autres qu’à une
libre circulation du blé qui permettait de garantir aux véritables créateurs de richesses dont dépend la
prospérité d’une nation (les travailleurs de la terre), des conditions de revenus et F. Quesnay ne faisait
état dans ses principes que des moyens juridiques d’y parvenir. En Angleterre le libéralisme a été
longtemps contraire aux intérêts des commerçants qui craignait d’une part l’exposition à la concurrence
et qui s’accommodait du système de lois sur les pauvres qui leur fournissait une main d’œuvre flexible et
bon marché. Toutefois, c’est la croyance dans l’étalon-or qui impliquait non seulement l’instauration d’un
marché du travail (la baisse des prix doit pouvoir être compensée par une baisse du coût du travail) mais
également le libre-échange au niveau international (condition sine qua non du maintien d’une monnaie
forte dans l’idéologie mercantile). Ainsi, les 3 piliers du libéralisme économique (marché du travail, étalonor et libre-échange) sont indissociables pour garantir l’efficacité des marchés autorégulateurs. C’est
pourquoi, malgré les conséquences sociales annoncées de l’instauration de tels principes surtout de
manière brutale, l’idéologie dominante a poussé à l’instauration immédiates de ces piliers. Ce qui s’est
traduit en 1832 par l’abrogation de la loi sur les pauvres.
Paradoxalement l’instauration du laisser-faire qui est, pour les utilitaristes, un objectif politique
en soi permettant de garantir le bonheur du plus grand nombre, ne correspond pas nécessairement aux
besoins d’une société et l’Etat sera alors l’instrument bureaucratique et complexe de la mise en place et
du maintien du laisser-faire. Ainsi, l’instauration du libéralisme a renforcé le poids tant bureaucratique que
législatif de l’Etat et s’est même parfois traduit par une restriction des libertés individuelles en témoigne
la suspension des lois de l’Habeas Corpus (« Libel Act » et « Six Act ») en 1819 au Royaume Uni. « C’est
ainsi que même ceux qui souhaitaient le plus ardemment libérer l’Etat de toute tâche inutile, et dont la
philosophie toute entière exigeait la restriction des activités de l’Etat, n’ont pu qu’investir ce même Etat
des pouvoirs, organes et instruments nouveaux nécessaires à l’établissement du laisser-faire. » Un second
paradoxe caractérise la pensée et réside dans l’émergence de son opposition. En effet, il est, à priori,
contradictoire de considérer que le libéralisme est une transformation « naturelle » des sociétés contre
laquelle se dressent des obstacles sociaux et institutionnels. La réponse des libéraux est qu’il s’agit au
contraire de comportements cupides et irraisonnés qui ont freiné cet élan libéral « naturel ». L’auteur
insiste ainsi sur l’idée que la dernière ligne de défense des libéraux aujourd’hui est que le libéralisme n’a
jamais été véritablement mis en place et n’a donc jamais véritablement eu le temps d’être opérationnel.
Ces affirmations traduisent avant tout, selon K. Polanyi, que le crédo libéral est une utopie qui n’a rien de
naturel puisque les sociétés mettent mécaniquement en place des mécanismes de défenses pour contrer
son instauration. En effet, les faits contredisent, selon l’auteur, l’hypothèse d’une conspiration antilibérale
qui aurait empêché le mécanisme du marché autorégulateur de faire ses preuves. En témoigne, selon lui,
la diversité des sujets et des domaines dans lesquels des législations, entre 1870 et 1890, sont contrevenus
à l’idéal libéral ; la redondance, à des époques variées, des mesures antilibérales prises dans les différents
pays européens ; l’absence de quelque intention antilibérale des législateurs qui étaient, dans l’excessive
majorité des cas, des libéraux convaincus ; l’incohérence des décisions anti-libérales prises par les libéraux
eux-mêmes dès lors qu’il s’agit de défendre les conditions propres à l’autorégulation des marchés etc. Sur
la base de ce dernier argument K. Polanyi souligne l’incohérence du discours libéral qui selon les situations
n’hésite pas lui-même à revendiquer l’intervention législative ou coercitive de l’Etat (lois anti-trust ; loi
anti-associations syndicales etc.). Les faits laissent ainsi davantage penser que les mesures
« collectivistes » constituent des réponses pragmatiques aux déséquilibres, notamment sociaux,
provoqués par l’instauration du marché autorégulateur qu’à ne conspiration antilibérale qui aurait eu pour
objet de saboter l’évolution naturelle des sociétés vers davantage de laissez-faire.
13)
Naissance du crédo libéral (suite) : intérêt de classe et changement social
Pour comprendre l’instauration des mesures protectionnistes qui caractérisent la seconde moitié
du XIX siècle, il faut, selon K. Polanyi, déconstruire le mythe libéral d’une conspiration collectiviste tout
comme il est nécessaire de déconstruire le matérialisme historique de K. Marx. En effet, l’analyse en
termes de classes est à relativiser d’une part car la constitution et l’existence des classes est fonction de
l’environnement social dans sa globalité et d’autre part car les intérêts de classes ne peuvent dicter à eux
seuls les orientations et les changements politiques d’une société. Les changements sociaux résultent de
facteurs, bien souvent extérieurs, les différents groupes sociaux en présence ne font qu’apporter des
réponses relatives qui assurent l’adaptabilité de ces derniers ; c’est ainsi par les classes sociales que
s’expriment la transformation des sociétés et non à cause d’elles. L’auteur illustre cette idée de la façon
suivante : si la classe commerçante et capitaliste avait intérêt à l’instauration institutionnelle d’une
économie de marché, la résistance s’incarnait à la fois dans la classe des propriétaires terriens, partisans
d’un retour à une forme de féodalisme paternaliste, et dans la classe ouvrière partisan d’une « république
coopérative du travail ». Dès lors, les conflits de classes ne présagent en rien de l’orientation de la
ème
transformation des sociétés : « Le sort des classes est bien plus souvent déterminé par les besoins de la
société que celui de la société par le besoin des classes. » Ensuite, K. Polanyi remet en cause l’idée d’une
transformation des sociétés qui ne reposerait que sur l’accès aux seules conditions matérielles d’existence.
Les intérêts économiques seraient généralement secondaires par rapport aux enjeux sociaux. Ainsi, la
protection d’un statut, d’une reconnaissance sociale sont des motifs bien plus à mêmes de rendre compte
des orientations politiques. En effet, les barrières protectionnistes visant notamment à prévenir le
chômage ou la réallocation des travailleurs sont, selon l‘auteur, davantage motivées par la protection des
statuts sociaux et la peur du déclassement que par une amélioration des conditions matérielles
d’existence. Ainsi l’analyse en termes de classe entretient le mythe libéral d’une conspiration collectiviste
entravant la marche naturelle des sociétés vers le libéralisme et tend à simplifier à l’excès des rapports
sociaux complexes.
Le renouveau libéral s’appuie sur deux données empiriques pour relativiser la violence que
constitua la révolution industrielle sur les classes laborieuses : l’accroissement démographique d’une part
et la hausse des revenus. Selon K. Polanyi, ces deux données ne sont absolument pas des indicateurs
pertinents de mesure de la violence et de la misère qui toucha les classes laborieuses au cours du XIX ème
siècle. En effet, analyser les conséquences de la révolution industrielle à travers les seuls outils de mesure
économique ne permet pas de rendre compte de l’origine véritable de la violence sociale qui la caractérise
et qui réside dans un choc culturel. Ce serait, dès lors, la destruction des institutions résultant de
l’instauration d’une économie de marché qui expliquerait, mieux que des rapports d’exploitation, la misère
sociale des classes laborieuses. L’auteur, pour appuyer ses propos, compare le rapport de classe qui
caractérise les débuts du capitalisme au chocs culturels nés du colonialisme. En effet, selon M. Mead, les
hommes, en société, ne travaille que parce que ce dernier s’inscrit dans une logique institutionnelle et
culturelle. En Inde, le système de marché a remplacé les anciennes organisations féodales qui
permettaient de lutter contre les famines qui ravagèrent alors une bonne partie des populations rurales
locales. Les indigènes d’Amérique n’ont pas bénéficier des allocations individuelles de terres dans le cadre
d’une économie marchande ; toutefois le retour aux territoires tribaux à quant-à-lui permis le renouveau
des institutions indigènes et donc une baisse de la misère. L’accroissement démographique peut aussi bien
être un indicateur de vitalité que de dégradation culturelle et la hausse des revenus où l’amélioration des
conditions matérielles d’existence relève de ce que K. Polanyi appelle le préjugé économiste or ce dernier
occulte la dimension culturelle pourtant au fondement de toute vie en société. La transformation des
sociétés traditionnelles en sociétés de marché et les résistances qui en découlèrent, notamment via
l’instauration de barrières protectionnistes, relèvent ainsi, non pas de rapports d’exploitations (bien sûr, il
n’est en aucun cas question de questionner leur existence), mais de réactions collectives de protection,
qui bien qu’elle affecte davantage certaines classes, n’en reste pas moins un mécanisme de défense socioculturel global. La suite de l’ouvrage se propose de détailler les répercussions culturelles de l’instauration
d’un marché pour l’ensemble des marchandises fictives et ce bien que leurs répercussions s’entrecroisent.
14)
Le marché et l’homme
L’instauration d’un marché du travail a entraîné la disparition des formes organiques en lieu et
place de relations individualistes et atomisées. Le marché du travail est rendu possible par l’affirmation de
la relation contractuelle comme garante des libertés individuelles mais qui place dès lors toutes formes de
relations non contractuelles comme des relations d’ingérence. Dans les faits, K. Polanyi a de nouveau
recours à l’anthropologie et à l’expérience coloniale pour montrer la destruction des relations
« organiques » reposant sur les institutions sociales et politiques qui structurent les sociétés primitives. Il
montre ainsi, que le travail volontaire, s’il a été en partie contraint dans un premier temps comme dans le
cadre des lois sur les pauvres en Angleterre, est rendu possible dans les sociétés de marché du fait de la
« sanction naturelle » que constitue la faim. Il précise d’ailleurs que les famines ne concernent pas les
sociétés primitives où il existe un interdit moral à laisser un membre de la communauté mourir de faim.
Le travail volontaire a par conséquent impliqué la levée de cet interdit moral dans les sociétés occidentales
également.
Les premiers à pouvoir agir pour protéger le social sont les dirigeants. Or, si les partisans su
libéralisme accordent davantage de vertu aux dirigeants économiques et tendent à discréditer les
dirigeants politiques, ce sont bien les propriétaires terriens qui furent les premiers à défendre, « par
intérêts ou par inclination », les classes laborieuses de l’expansion du capitalisme industriel qui mettait en
péril les modes de vie ruraux. Cela témoigne de l’incapacité d’une classe naissante à prendre elle-même
conscience de ses intérêts et à les défendre et caractérise l’histoire atypique de la classe ouvrière en
Grande Bretagne. Deux réformes sont décisives pour expliquer l’émergence de cette dernière, la première
date de 1832 et exclue la classe laborieuse du pouvoir politique (vote censitaire), la seconde date de 1834
qui l’exclue des mécansimes de protection sociale (suppression de Speenhamland). La naissance de la
classe ouvrière s’est accompagnée dès lors d’une phase de transition qui a contribué à sa prise de
conscience progressive et qui s’est incarné dans les mouvements sociaux owéniens et chartistes.
L’auteur décrit, notamment le mouvement owénien, comme une initiative politique qui reconnaît
les transformations qu’induisent la machinisation (contrairement aux propriétaires terriens qui
s’inscrivaient davantage dans une logique réactionnaire) visant à contourner le capitalisme par la
formation de coopératives et dont la portée politique n’a pas été valorisée. Il s’agit selon l’auteur un des
plus grands mouvements sociaux, pacifique de surcroît, qu’est connu la Grande-Bretagne et qui a dans sa
forme esquissé l’ancêtre des syndicats. La nécessité de protection du sociale véhiculée par l’initiative
pacifique et alternative owénienne constitue dès lors une perte considérable pour la société britannique.
L’apogée capitaliste ne sera, ainsi, atteinte qu’une fois ces initiatives expirées qui avaient pourtant
merveilleusement bien anticipé les transformations socio-politiques que nécessitaient la révolution
industrielle. La vision d’Owen, héritée des mouvements corporatistes féodaux, reposait sur une
conception rurale et collectiviste du social. Son mérite est double aux yeux de l’auteur. D’une part, il a
compris les changements sociaux profonds qu’induisait la machine et a su l’intégrer dans la construction
de son idéal de société (Cf. New Lanarck). Qui plus est, il a bien compris que de nombreux facteurs
contribuaient, au-delà du salaire, à l’adaptation et à l’insertion des travailleurs dans le monde industriel
nouveau : la stabilité de l’emploi, l’environnement, l’éducation, la santé etc.
Dès lors, à New Lanarck, dans le cadre de son projet socialiste, si les salaires sont relativement
faibles, il garantit aux travailleurs des conditions de vie et de travail décentes qui garantiront son succès
non seulement vis-à-vis de la classe ouvrière, mais aussi sur le plan économique puisque ses usines se
distinguaient alors par le niveau de leur productivité. R. Owen, s’oppose à tout désencastrement du
politique, du social et de l’économique, c’est sur la base de ce constat qu’il forge le concept d’homme total
dont les besoins en société ne peuvent se résumer à l’ampleur de son salaire. L’auteur souligne que, par
opposition à Hannah More, il se détache de ses convictions religieuses qui tenaient alors à promouvoir le
capitalisme économique et qui œuvraient auprès des travailleurs pauvres pour les convaincre que leur
salut passerait par le soin qu’ils accorderaient à leur vertu ; la récompense du ciel pour les justes et la
reconnaissance sociale de la dévotion et de la magnanimité. Si ces mouvements reconnaissent
l’importance de la reconnaissance sociale, ils ne permettent pas l’émancipation des travailleurs, ne les
préviennent pas de la misère et sonnent ainsi très creux.
Le chartisme avait pour sa part vocation à donner le droit de vote aux ouvriers, il ne sera jamais
accordé du temps du mouvement, mais bien plus tard. Cela témoigne, selon l’auteur, de la conception
démocratique des élites bourgeoises britanniques au milieu du XIXème siècle, qui s’opposaient par tous les
moyens à l’émergence d’une démocratie populaire.
La révolution industrielle anglaise se caractérise, enfin, par les enclosures et le système de
Speenhamland qui a engendré un déclassement et un choc culturel considérable pour les paysans anglais
qui ont dû apprendre à se mobiliser pour défendre leurs intérêts, via notamment la constitution de
syndicats à même de « monopoliser la force de travail » pour contraindre le capital. Dans le reste de
l’Europe, la paysannerie n’a pas été contrainte à l’exode et au déclassement mais voyait au contraire dans
la révolution industrielle des perspectives d’ascension sociale. Les systèmes politiques des pays européens
sur le continent, encore ancrés dans des schémas féodaux ont favorisé les rapprochements politiques
entre la classe ouvrière naissante et la petite bourgeoisie ; les élites sociales étant, notamment du fait des
coutumes de primogéniture, une infime minorité issue de l’ancienne noblesse. Dès lors, si en Angleterre
la réglementation et la protection sociale du travail naît de l’action syndicale, dans les pays du continent
c’est l’inverse, ce sont les règlements qui donnent naissance aux syndicats et à la protection sociale.
Cependant, les systèmes de protection ont eu pour résultat commun d’empêcher l’institution d’un marché
où le travailleur est réduit à l’état de marchandise, mobile à souhaite et au salaire élastique.
15)
Le marché et la nature
La construction des économies de marché implique la subordination de la terre au marché
autorégulateur. Ce processus de subordination, qui s’est étalé sur plusieurs siècles dans les pays d’Europe
et de manière accélérée dans les colonies, peut être divisé en 3 étapes : la commercialisation de la terre,
la croissance forcée de la production agricole pour répondre au développement de la population
industrielle et enfin l’extension de ce système aux territoires colonisés.
La commercialisation a débuté en Angleterre, sous le régime des Tudors au XVIème siècle avec les
enclosures ; elle s’est particulièrement accélérée au XIXème sous l’influence d’auteurs libéraux à l’instar de
J. Bentham et connue un coup d’arrêt vers 1870 qui marque l’émergence des idées collectivistes. En
France, la révolution de 1789 met un terme définitif au droit féodal et constitue ainsi un tournant jusqu’à
l’adoption du code civil napoléonien qui instaure définitivement la terre comme une marchandise et
légalise les contrats hypothécaires. Ainsi, la destruction du droit féodal ainsi que la sécularisation des
terres religieuses sont indissociables de ce processus de commercialisation de la terre, considérée comme
une étape indispensable à la conquête des libertés individuelles. La deuxième étape, implique que le
transport des marchandises permette de compenser les freins à la mobilité géographique des facteurs de
production. Dès lors, des moyens de transports accessibles, rapides et peu coûteux (naissance du chemin
de fer et du bateau à vapeur) ainsi qu’une législation favorable à la mobilité des marchandises étaient les
deux prérequis au développement des sociétés industrielles et à l’agriculture « intensive ». Ainsi, se sont
accrues la distinction et l’interdépendance entre agriculture et industrie, entre ville et campagne. Le libreéchange n’eut dès lors pour seul objectif que de servir ce processus et l’interdépendance s’est
progressivement étendue du niveau régional, au niveau national puis mondial, lorsque les pays colonisés
ont été, de force, intégrés au processus.
Le droit d’Etat et le droit coutumier ont soit accompagné, soit ralenti le processus. Dans le cadre
de la marchandisation du travail, le droit d’Etat avait ralenti le processus (loi sur les pauvres et
Speenhamland) et le droit coutumier l’avait quant-à-lui renforcé (droit d’association) ; au contraire, en ce
qui concerne la marchandisation des terres, les rôles s’inversent, le droit coutumier chercha en effet à
protéger au maximum les droits des propriétaires et ce au détriment d’objectifs politiques plus globaux
comme la lutte contre la famine ou le chômage. En effet, l’un des conséquences du libre-échange au niveau
international est la baisse du nombre d’agriculteurs ; les pays occidentaux ont dû dès lors mettre en place
des protections. Toutefois, les pays colonisés en l’absence de gouvernement politique ont été dans
l’incapacité de se protéger des conséquences du libre-échange. L’auteur souligne par ailleurs, que la loi de
population des terres les plus fertiles et la conception d’un état stationnaire de l’économie à long terme
anticipées par D. Ricardo vole en éclat avec le développement des nouveaux moyens de transport et
notamment du chemin de fer.
En pleine expansion du libre-échange en Europe occidentale, comment expliquer la persistance
des systèmes fonciers féodaux en Europe continentale ? Les propriétaires terriens se sont accommodés
du libéralisme économique et les bourgeois ont concédés à la survivance des institutions féodales dès lors
qu’elles assuraient, non seulement, l’indépendance nationale mais, également, l’ordre social. En effet :
« A ce moment-là, les libre-échangistes avaient oublié que la terre faisait partie du territoire national, et
que le caractère territorial de la souveraineté n’était pas simplement la conséquence d’associations
sentimentales, mais celle de faits de taille, comprenant les faits économiques. A la différence des
populations nomades, le cultivateur s’engage dans les améliorations fixées à un endroit particulier […] D’où
le caractère territorial de la souveraineté, qui imprègne notre conception de la politique. » Par ailleurs, ils
assuraient, en effet, l’ordre social puisqu’accommodés, en contrepartie de barrières protectionnisme, aux
institutions marchandes ils constituaient un contre-poids aux mouvements ouvriers qui peuvent par les
révoltes, les insurrections qu’ils mènent déstabiliser le fonctionnement autorégulateur du marché. Ils
constituaient ainsi, pour la bourgeoisie, un allié nécessaire contre l’avènement fantasmé du bolchévisme,
ce qui contribua, de manière tragique, après la grande guerre, à la montée des fascismes qui se prévalaient
en effet d’avoir contenu la menace bolchéviste. K. Polanyi considère que les mérites que se sont attribués
A. Hitler et B. Mussolini sont en réalité les résultats de transformations qui ne sont pas de leur fait. Iil n’a
jamais véritablement existé de péril bolchévique puisque les ouvriers étaient généralement organisés en
partis ou en syndicats ouvertement hostiles au communisme. De plus, en Italie, les grèves et mouvements
ouvriers semblaient au point mort un an avant la marche sur Rome de B. Mussolini ; en Allemagne, la
baisse du chômage serait antérieure avant la nomination d’A. Hitler en tant que Chancelier.
16)
Le marché et l’organisation de la production
L’auteur précise par ailleurs que l’instauration d’un marché autorégulé menaçait aussi le monde
des affaires. En effet, le niveau des prix dépendant de la masse monétaire, une absence de régulation des
quantités de monnaie en circulation peut avoir des conséquences désastreuses sur l’économie. Dans le
cas de la seule circulation des monnaies marchandises comme l’or et l’argent, il existe des risques de
déflation importants dû à l’insuffisance de métaux rares à disposition dans le monde des affaires. En effet,
le volume de ces métaux est très difficilement ajustable à court terme ; seule une faible quantité de
métaux supplémentaire peut être amenée au marché et cette quantité est bien souvent insuffisamment
proportionnée au volume croissant des échanges. La création de la monnaie fiduciaire ou monnaie crédit
a permis de pallier en partie cette difficulté. Toutefois l’ouverture au commerce extérieur et la nécessité
de taux de change stables a imposé une valeur étalon : l’étalon-or. C’est ainsi que naît le système financier
international. La création des banques centrales, a alors permis la centralisation de l’offre de crédit et a
ainsi atténué les conséquences d’une dépréciation monétaire sur l’activité intérieure. Par des opérations
d’ « open market » et l’ajustement de son taux d’intérêt directeur que l’auteur nomme ici « taux
d’escompte », elle permet de répartir le poids de cette dépréciation en fonction de la capacité de chacun
des établissements bancaires à supporter ce choc. Ainsi en son absence, en cas d’un transfert de monnaie
marchandise entre deux pays, la compensation s’effectue par de la déflation à l’intérieur du pays
exportateur. L’auteur distingue ainsi, le transfert transactionnel qui résulte de la diminution du nombre
de transactions, s’effectuant de firme à firme à la suite de la dépréciation monétaire, du transfert véritable
qui est le transfert de monnaie marchandise vers un pays tiers. Le rôle de la banque centrale est donc de
répartir au mieux les transferts transactionnels afin d’éviter des conséquences trop importantes sur
l’emploi et le volume de la production nationale.
L’idée libérale et idéaliste, au milieu du XXème siècle, d’une monnaie, dépossédée de sa dimension
politique et réduite à sa dimension de marchandise devant faire l’objet d’une régulation marchande à
l’instaure de n’importe quelle autre marchandise, s’est ainsi rapidement confrontée à l’impossibilité de
concilier une monnaie fiduciaire ou monnaie crédit stable et un taux de change stable sur la base de
l’étalon-or. La variation des prix, dès lors qu’elle devenait trop importante, constituait un danger certain
pour le commerce et le monde des affaires. Ainsi, des protections ont été mises en place, notamment une
gestion politique de la monnaie par des banques centrales indépendantes. K. Polanyi rappelle que cette
réduction des fonctions de la monnaie à son rôle d’intermédiaire des échanges est initiée par D. Ricardo
et que sur la base de cette idée L. Von Mises préconisait l’abandon par tous les pays du monde de leur
politique monétaire, ce qui on l’a vu aurait eu des conséquences désastreuses sur les affaires et par
conséquent sur l’emploi. La croyance dans un marché autorégulé de la monnaie et des échanges
internationaux basé sur l’étalon-or s’est donc petit à petit nuancée et ce malgré le paradoxe idéologique
que cela faisait naître dans les théories libérales. Les économies tendent à se protéger davantage et mène
une politique intérieure libérale et une politique extérieure impérialiste.
Par ailleurs, le rôle du banquier, en tant que leader économique des classes commerçantes, s’est
affirmé et s’est axé autour de deux objectifs : des finances saines et une parité du taux de change avec
l’étalon-or. La croyance en l’étalon or volera définitivement en éclat avec le Krach de 1929 et les
répercussions sur la question monétaire auront été bien plus radicales que celles relatives aux autres
marchandises fictives que sont la terre et le travail. Ainsi, en 1931, l’Angleterre abandonne l’étalon-or suivi
de près par les Etats-Unis en 1933. L’abandon de l’étalon-or marque un coup d’arrêt décisif à la promotion
du marché autorégulé et le rôle des banquiers internationaux est bien moindre dans le courant des années
30. Ces années marqueront un virage idéologique majeur puisqu’apparaîtront alors les des postes
charismatiques prônant un isolationnisme autarcique.
17)
L’autorégulation compromise
L’instauration d’un marché autorégulé implique nécessairement l’émergence de protections. Si
les marchés sont en effet autorégulés au sens où ils conduisent systématiquement à la formation d’un prix
qui permet d’écouler l’ensemble des ressources qui y sont échangés, une société de marché implique,
comme cela a déjà été évoqué, l’institution de marchés pour les marchandises fictives que sont : le travail,
la terre et la monnaie. Or, ces 3 marchandises fictives sont au fondement du contrat social, de ce qui
permet aux hommes de faire société. Ainsi, dès lors que l’instauration du marché porte atteinte au corps
social, il se défend, et entraîne nécessairement la naissance de protections.
Les libéraux ont longtemps mobilisé l’exemple des Etats-Unis d’Amérique à leurs prémices pour
montrer que des marchés autorégulés pouvaient parfaitement fonctionner. Toutefois, l’auteur précise que
si ces marchés fonctionnaient c’était lié à l’absence précise de délimitation territoriale. Les terres étaient
« neuves », une main d’œuvre immigrée et bon marché était toujours disponible. Aucune protection du
travail n’était nécessaire puisque cette main d’œuvre n’était que temporaire, elle aspirait en effet, elle
aussi, à s’approprier à son tour une partie du nouveau monde. Enfin, l’absence d’unité territoriale et la
quête toujours renouvelée de nouvelles terres à acquérir ne nécessitaient pas d’ajustement de la masse
monétaire à l’étalon-or. L’économie américaine alors autarcique n’avait nul besoin d’un système
monétaire central qui assure la parité de la monnaie nationale avec l’étalon-or pour prévenir des chocs
que peut générer le commerce international. Selon K. Polanyi, le cas de Etats-Unis ne fait que confirmer
son analyse puisque dès que ces derniers ont connu une certaine stabilité territoriale, des mécanismes de
protection ont vu le jour. La réserve fédérale est née pour assurer la gestion monétaire, dès lors que les
Etats-Unis se sont ouverts au commerce extérieur. La décennie de prospérité des années 20 s’est achevée
par le plus grand Krach boursier des économies contemporaines, et ce, avec pour effet immédiat la mise
en place, dans le cadre du New Deal, de protections du travail et de la terre (syndicats, assurance sociale
etc.).
Ainsi, dans l’esprit libéral, la gestion nationale de la monnaie restait un anachronisme puisque
cette dernière est constamment réduite à sa seule fonction d’intermédiaire des échanges. Toutefois, il
s’agit d’une protection indispensable dans le cadre du système financier international. De la même
manière, l’exploitation de la terre dès lors qu’elle est libéralisée impliquera rapidement l’instauration de
protections, sous peine de voir progressivement disparaître l’agriculture nationale. Dans la foulée des
protections sur les produits agricoles, l’augmentation des prix qui en résulte pousse les ouvriers à exiger
des augmentations de salaires et les patrons à exiger des protections pour défendre leur industrie au
niveau national. Ainsi, tout le propos de K. Polanyi vise à montrer que ce n’est pas la montée du
protectionnisme qui met en péril l’autorégulation du marché, « c’est confondre l’effet et la cause », mais
c’est bien l’instauration des marchés auto-régulés qui pousse à l’émergences de protections.
Pour compenser les restrictions imposées aux mouvements de marchandises, le système
monétaire international s’est libéralisé. Ainsi, les paiements internationaux se sont multipliés et ont
gagnés en fluidité. Progressivement les normes qui encadraient les transactions internationales se sont
généralisées à la quasi-totalité des pays du monde et le respect des engagements financiers internationaux
est rapidement devenu indispensable à l’ensemble des pays participant au commerce mondial et au
système financier international. Toutefois, l’asymétrie des systèmes de production entre les grandes
puissances économiques et les pays pauvres générait, de fait, des déséquilibres commerciaux et des
défauts de paiement qui conduisit à la multiplication des interventions militaires vouées à faire respecter
les engagements financiers. Ainsi, la crise de 29 marque la fin des ajustements comptables possibles pour
compenser le manque de fluidité du commerce international des marchandises. Celle-ci naît, selon K.
Polanyi, de la contradiction qui existait entre les protectionnismes nationaux sur la circulation des
marchandises, conséquences logiques de la libéralisation, et de la libéralisation du système financier
international. La crise de 1929 est généralement considérée comme une crise de surproduction, les freins
à la circulation des marchandises peuvent donc expliquer l’absence d’ajustement entre l’offre et la
demande sur le marché des biens et services.
18)
Tensions de rupture
L’auteur commence par distinguer 4 types de tensions : la tension économique intérieure, soit une
baisse de la production, des revenus et des prix qu’il réduit au « fléau » du chômage ; la tension politique
intérieure qui désigne les rapports de force sociaux et qu’il nomme les tensions sociales ; les tensions
économiques extérieures qui caractérises les échanges internationaux et qu’il nomme « la pression sur les
échanges » ; enfin, les tensions politiques extérieures qu’ils nomment les tensions impérialistes. L’objectif
de cette partie est de montrer comment ces différentes tensions, bien qu’institutionnellement isolées les
unes des autres, se règlent par des basculements entre la sphère économique et la sphère politique.
Ainsi, les tensions économiques intérieures impliquent des politiques conjoncturelles de relance,
soit monétaires soit budgétaires, qui conduiront, soit par le canal inflationniste, soit par le canal de
l’endettement public, à une mise en danger de la stabilité du change extérieur avec l’étalon-or. L’étalon
or est donc un carcan qui contraint la mise en place de politiques économiques au niveau national. Dès
lors si les pays, coloniaux ou semi-coloniaux subissaient de plein fouets la violence des lois du marché sans
pouvoir mettre en place de mesures protectionnistes (législation sociale, tarifs douaniers) qui auraient
permis d’en atténuer la violence politique et sociale ; les pays occidentaux, quant-à-eux, compensaient les
défaillances économiques intérieures par des politiques impérialistes. Toutefois le capitalisme n’a pas
toujours été, selon K. Polanyi, synonyme d’un Etat nécessairement impérialiste ; c’est justement les
pressions qu’imposaient l’étalon-or sur la gestion des tensions économiques intérieures qui poussèrent
les Etats à des politiques impérialistes. Une fois encore, K. Polanyi dénonce le fait que les libéraux inversent
l’effet et la cause.
Ainsi, tant que le capitalisme n’était pas ouvert au commerce international et que la pression de
l’étalon-or ne se faisait pas sentir sur la gestion des affaires intérieures, l’impérialisme était considéré par
les milieux bourgeois comme des pratiques d’anciens régimes, qu’ils regardaient, sous influence des
théories libérales notamment celle d’A. Smith, avec dédain puisqu’ils condamnaient toute forme
d’intervention des pouvoirs publics dans la gestion du commerce et des affaires. C’est donc bien les
tensions économiques qui poussèrent les nations, pris en étaux entre la nécessité de maintenir la valeur
du taux de change sur l’étalon-or et l’ouverture au commerce international, à mettre en œuvre des
politiques impérialistes et ainsi se mettre à l’abri du sort jusque-là réservé aux seuls pays colonisés ou
semi-coloniaux. Le cas de l’Allemagne d’après-guerre, illustre le cas inverse soit celui ou les pressions
extérieures se répercutant sur l’économie et la politique intérieure. En effet, la pression extérieure qui
résulte des dettes liées à la prise en charge des réparations de la guerre impliqua la répartition de ces
pressions à la fois sur la sphère économique et politique intérieure. Les plans Dawes (ajustement du niveau
des dettes sur le niveau de croissance) et Young (réajustement des échéances dans le temps) témoignent
ainsi du contrepoids politique que nécessitait pour l’Allemagne le respect des lois du marché.
Troisième partie : La transformation en marche
19)
Gouvernement populaire et économie de marché
Les difficultés rencontrées par le système international des échanges, basé sur l’étalon-or, posa,
d’après K. Polanyi, à nouveau les questions propres à l’émergence de la société de marché : quelle est la
place de l’interventionnisme ? Les fluctuations monétaires mettent, selon les libéraux, en péril le
fonctionnement du marché autorégulateur qui feront tout pour empêcher les masses ouvrières d’accéder
alors au droit de vote. Il est alors intéressant de noter que K. Polanyi souligne l’écart politique qui se creuse
alors entre les représentants et les représentés. La question est ainsi toujours la même et repose sur le
prisme idéologique faussé de la monnaie et du travail marchandise. Il est en effet impossible de concilier
stabilité monétaire et protection sociale sans creuser le déficit budgétaire. C’est une réalité à laquelle s’est
confrontée bon nombre de gouvernements socialistes au début du XXème siècle. Ainsi, s’explique l’échec
des partis socialistes au pouvoir en Europe occidentale à cette période, qui engagés à protéger l’étalon-or
ont été alors contraints à faire pression sur les salaires et à désengager l’Etat de la protection des
travailleurs. Selon K. Polanyi cette défiance des Etats d’Europe occidentale quant à leur stabilité monétaire
s’explique par cette considération libérale que la stabilité monétaire est garante des débouchés
économiques à l’international et donc de la stabilité des activités économiques nationales. Il précise, par
ailleurs, que seule l’Angleterre qui entretient un volume considérable d’échanges avec le reste du monde,
subirait dans une moindre mesure les répercussions d’une dévaluation monétaire.
Enfin, une réflexion intéressante menée par l’auteur est la contradiction qui existe dans l’idéologie
libérale quant au travail marchandise : « Le travail est censé trouvé son trouver son prix sur le marché, tout
prix qui n’est pas établi de cette façon étant considéré comme non-économique. Tant que le travail peut
assurer cette responsabilité, il se comportera comme un élément dans l’offre de ce qu’il est, la
« marchandise-travail », et refusera de se vendre au-dessous du prix que l’acheteur peut encore se
permettre de payer. Conduite à son terme, cette idée signifie que la principale obligation du travail est
d’être presque constamment en grève. » Il montre ainsi, que l’existence des syndicats et les droits de grève
sont indispensables dans une société de marché où les travailleurs ne disposent d’aucune protection et
toute forme de régulation du marché du travail par les pouvoirs publics est incompatible avec l’idée d’un
marché régulateur.
Après, la seconde guerre mondiale, le système international des échanges est donc complètement
dérégulé ; les différentes nations ayant dû abandonner la stabilité monétaire pour assurer l’effort de
guerre. Les accords de Gênes en 1922, à l’initiative de la Grande Bretagne, avait pour objectif premier de
rétablir le système international de l’étalon-or. Lors de ces accords les pays signataires conviennent qu’il
faut réévaluer la valeur de l’or ce qui se traduisit nécessairement au niveau national par de la déflation
(rareté monétaire). Ce qui permis au système de perdurer, selon l’auteur, c’est l’octroi de crédits des pays
en capacité de financement vers les pays en besoin de financement. Ces crédits sont, selon lui, en grande
partie motivés, par des raisons politiques (réparations de guerre notamment) et sont réalisés dans la
croyance d’un rétablissement, d’un rééquilibrage prochain du système international de l’étalon-or. Au
niveau national, les règles du jeu démocratique font émerger les pouvoirs socialistes qui ont pour objectif
idéologique de concilier l’économie de marché et l’interventionnisme protecteur. Engagés, toutefois au
respect des accords de Gênes, ils font passer l’objectif économique de stabilité monétaire avant les
objectifs politiques de protection des populations contre les effets anti-sociaux du marché autorégulateur.
Cette contradiction entre la réalisation des objectifs politiques et économiques va conduire les deux
sphères à la paralysie totale. Dès lors les peuples en attente de réponse et de solution sont disposés à se
laisser convaincre par les idéologies fascistes alors naissantes.
20)
L’histoire dans l’engrenage du changement social
K. Polanyi s’attache ici à reconsidérer deux idées selon lui préconçu sur les raisons de l’arrivée des
fascistes au pouvoir dans certains pays d’Europe. La première serait que l’arrivée des partis fascistes au
pouvoir relèverait de situations spécifiques aux pays concernés. L’auteur considère, en effet, que
l’émergence des partis fascistes caractérisent tous les pays pris dans le jeu du système économique
international. Ainsi, la naissance des partis fascistes n’ont fait qu’accompagner les mouvements
révolutionnaires nés de l’imposition d’un système de marchés « autorégulés ». Ainsi, en réponse à ses
mouvements révolutionnaires sont nés des contre-révolutions qui s’incarnaient principalement dans les
partis conservateurs (composés principalement des anciens ecclésiastiques et de l’ancienne noblesse) et
les partis fascistes. Leur apparition coïncide, selon l’auteur aux difficultés, rencontrés par le système
économique international ; la crise de 29 a fini par consolider leurs positions politiques, acquises avec le
consentement des pouvoirs politiques en place. Ainsi, si les conservateurs ont su tenir à distance les
fascistes tant que les institutions marchandes étaient encore viable à minima.
La deuxième idée reçue serait que les partis fascistes avaient les enjeux nationaux dans leur
idéologie politique. Si le discours nationaliste a permis aux partis fascistes d’accéder au pouvoir politique,
il n’est pas au fondement de leur identité politique qui tendit davantage à l’impérialisme une fois leur
position politique confortée. D’ailleurs, K. Polanyi considère que si certains partis fascistes n’ont pas su
s’imposer, notamment en France et en Angleterre, s’est notamment du fait de leur antipatriotisme. Ces
partis se sont donc imposés progressivement comme une solution aux dérégulations socio-politiques
provoquées par l’auto-régulation marchande. Leur consécration politique s’est faîte au détriment des
institutions démocratiques tout au long des années 20. « L’impasse du système de marché était évidente
[…] L’histoire était prise dans l’engrenage du changement social. »
Karl Polanyi insiste donc pour montrer que l’autarcie relative des pays d’Europe et plus
particulièrement en Allemagne et en Russie résulte avant tout de l’effondrement su système monétaire
international et de l’échec de l’étalon-or. L’abandon de l’étalon-or par la Grande Bretagne (1931) et les
Etats-Unis (1933) après la crise de 1929 et la sortie de l’Allemagne de la société des nations (1933) qui
annonce le réarmement allemand témoigne symboliquement de la chute du système financier d’une part
et de l’équilibre des puissances d’autre part.
La politique économique allemande témoigne alors de la volonté de dissoudre l’ordre économique
international, elle assume son insolvabilité et abandonne toute forme de parité vis-à-vis de l’étalon-or en
dilapidant ses ressources en or pour financer son réarmement massif. La plupart des pays européens
n’envisageait pas un seul instant, selon l’auteur, que H. Schacht, alors ministre de l’économie du troisième
Reich, avait pour objectif l’anéantissement des institutions financières internationales. L’autarcie
économique de l’Allemagne fut alors un moyen de regagner une indépendance politique et économique
vis-à-vis des institutions financières internationales. L’Allemagne, contrairement à la Grande Bretagne
notamment, en se soustrayant avant tous d’un système institutionnel qui était, quoi qu’il en soit
condamné à disparaître, pu échapper aux contraintes imposées par le système international pour
réaffirmer sa puissance nationale et ce notamment sur le plan militaire.
L’avènement du socialisme en Russie est également davantage le résultat des conditions
internationales que d’une véritable volonté idéologique. Exception faite du « communisme de guerre », la
Russie s’est vue contrainte au socialisme du fait de l’effondrement du système financier international. Elle
restaura, en effet, un marché libre du grain dès 1924, avec pour objectif d’exporter ses matières premières
et dégager des excédents commerciaux. Toutefois l’effondrement du système empêcha la Russie de
dégager des excédents ce qui poussa à la création des Kolkhoses. Les bolcheviks, d’après K. Polanyi, avaient
tout-à-fait conscience de l’inconsistance pratique d’une économie socialiste isolée au niveau mondial et
n’aspirait donc pas à l’instauration du socialisme en Russie, ils y ont été contraints : « Ce qui amena le
socialisme dans un seul pays, ce fut l’incapacité de l’économie de marché à fournir un lien entre tous les
pays ; ce qui est apparu comme l’autarcie Russe n’était que la disparition de l’internationalisme
capitaliste. »
21)
La liberté dans une société complexe
Ce dernier chapitre prend la forme du caste conclusion dans laquelle l’auteur commence par
expliquer que la grande transformation des sociétés au XXème siècle n’est ni la conséquence, comme la
prévu K. Marx des contradictions internes au capitalisme (baisse tendancielle du taux de profit, crises de
surproduction etc.), ni la conséquences des grands conflits mondiaux, ni de l’avènement politique de
quelques minorités fascistes ou socialistes mais résulte d’une ensemble complexe de facteurs qui résultent
de la nécessité qu’ont eu les peuples à s’émanciper de l’instauration d’une société de marché.
L’instauration du marché autorégulateur et notamment en ce qui concerne la terre, le travail et la
monnaie, considérés comme des marchandises fictives, ont donné naissances à des mécanismes de
défenses naturelles des sociétés qui expliquent les grands bouleversements qu’elles connaissent
aujourd’hui. Le présupposé idéologique de rationalité et donc de la maximisation de la satisfaction des
intérêts individuels est contraire ; en témoignent les études anthropologiques et ethnologiques du XXème
siècle ; à la réalité empirique de ce qui fonde la nature des échanges et des rapports sociaux. Ainsi, le
marché ne peut être appréhendé comme un mécanisme naturel d’allocation des ressources mais bien
comme une institution imposée de force par l’Etat et les pouvoirs publics. Ainsi, la grande transformation
découle de l’abandon de ces présupposés idéologiques et aujourd’hui bon nombre d’Etats du monde, sans
pour autant que cela implique la disparition de toute forme d’échanges marchands, encadrent la relation
salariale, la gestion des sols et des ressources qui y sont associés ou encore la création monétaire.
La question est : la fin d’un tel modèle idéologique implique-t-elle la disparition des libertés ? K.
Polanyi considère que c’est le strict contraire qui est vrai. La nécessité des nations de se soumettre aux
institutions uniformisées qu’impliquaient le système financier international étaient source de tensions, de
suspicion entre des Etats qui craignent des risques d’ingérence et qui expliquent bon nombre
d’intervention militaires extérieures. Au contraire, l’abandon de l’étalon or et de l’idéologie libérale de
marché permet une richesse des institutions et une liberté nationale qui facilite les coopérations
internationales.
K. Polanyi considère qu’au niveau d’une société, il convient de distinguer la liberté institutionnelle
et la liberté morale ou religieuse. La liberté institutionnelle est le vise à parvenir à un compromis entre
restriction et accroissement libertés individuelles. Ainsi, la réglementation tend à restreindre les libertés
individuelles tant sur le plan juridique que dans réelles. K. Polanyi fait remarquer que les réglementations
relatives à un meilleur partage des richesses tendent à être décriées par les privilégiées qui y voient une
restriction à leur liberté (celle de jouir pleinement de leurs loisirs en sécurité) et ce bien que ces
réglementations soient nécessaires à assurer la liberté des plus défavorisés à pouvoir jouir des mêmes
loisirs en sécurité. Il existe, donc des libertés qu’il convient de reconsidérer. Toutefois il en existe
également qui doivent être préservées à l’instar de la sécurité que procura la paix des sociétés libérales de
marché. La liberté de l’économie libérale de marché s’est cependant faite au détriment des idéaux de
justice et de sécurité au sens où ses objectifs institutionnels n’étaient ni la paix, ni la liberté mais la
maximisation du profit. La garantie de la paix au niveau international est alors fonction de l’établissement
d’un ordre international. Au niveau personnel, K. Polanyi préconise que les institutions garantissent le
droit à la non-conformité et ce afin de prévenir toute forme de pouvoir exclusivement centralisé. L’auteur
s’appuie ainsi sur quelques exemples historiques pour montrer qu’une telle marge de liberté « arbitraire »
a souvent permis de faire valoir la justice en cas d’abus de pouvoir. Ainsi la fin de l’économie de marché
ne doit pas être considéré comme la fin des libertés individuelles mais comme une opportunité d’étendre
les libertés : « La fin de l’économie de marché peut devenir le début d’une ère de liberté sans précédent.
[…] Non pas la liberté comme un accessoire du privilège, viciée à la source, mais la liberté comme un droit
prescriptif s’étendant loin au-delà des limites étroites de la sphère politique, dans l’organisation intime de
la société elle-même. […] Cette société peut se permettre d’être à la fois juste et libre. »
Toutefois, il existe selon K. Polanyi un obstacle moral. L’exercice du pouvoir et la réglementation
constitue des obstacles à la liberté. Le libéral se complaît à croire que la liberté est un idéal atteint mais
se voile la réalité sociale. Le fasciste reconnait que la liberté est incompatible dans le cadre d’une société
complexe et en tire la conclusion qu’il faut y renoncer. Le socialiste reconnaît également cette impossibilité
mais cherche à concilier les deux au mieux. Une citation de R. Owen illustre bien cette nécessité : « Si l’une
quelconque des causes du mal ne peut être supprimée par les pouvoirs nouveaux que les hommes sont sur
le point d’acquérir, ceux-ci sauront que ce sont des maux nécessaires et inévitables ; et ils cesseront de se
plaindre inutilement comme des enfants. » Ainsi, K. Polanyi considère que vivre dans une société complexe
implique la résignation mais que cette dernière constitue en réalité un vivier duquel sort les plus grandes
réalisation de l’homme.
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