LES HYMNISTES VÉDIQUES SWAMI ABHAYANANDA En Inde, les traces écrites les plus anciennes qui transmettent la vision cosmique de l’unité se retrouvent dans le recueil de chants dévotionnels et de liturgie cérémonielle, appelé Védas (sagesse). Initialement, les Védas faisaient partie d’une tradition orale transmise par les Aryens (qui remonte vers 2000-1500 av J.-C.) et qui ne fut transmise par écrit que des siècles plus tard. Les Aryens pénétrèrent en Inde par le nord-ouest via la Perse et l’Afghanistan et provenaient de quelque part en Asie centrale. C’était une race à la peau claire qui conquit et qui absorba l’ancienne civilisation de la vallée de l’Indus des peuples dravidiens à la peau sombre, les bâtisseurs des grandes cités complexes d’Harappa et de Mohenjo-Daro. Ce qu’on appellerait plus tard la civilisation ‘’hindoue’’ (dérivé de Sindhu, le Sind, le nom du fleuve qui jadis servit de frontière nord à la nation) est un amalgame de ces deux cultures dont on peut encore retrouver des traces individuelles dans les traditions raciales et religieuses divergentes de l’Inde actuelle. Chez les premiers envahisseurs aryens, le Dieu unique de tout et de tous était désigné par une grande variété de noms, conformément aux qualités que l’on souhaitait louer. Ici, par exemple, dans les versets védiques qui suivent, on L’appelle Visvakarma (Celui qui a tout créé) : Ô Visvakarma, Tu es notre Père et Tu es notre Créateur, Tu connais chaque lieu, chaque créature. Toutes les créatures se tournent en prière Vers Toi par qui les noms des dieux furent donnés.1 On appelait Prithivi (la Nature) la divinité féminine et dans une prière qui lui est adressée, le Voyant s’écrie : Puisse la Terre nous prodiguer son lait, comme une mère pour son fils ! Ô Prithivi ! Magnifiques sont tes forêts, tes collines et tes montagnes enneigées !2 Dans un autre chant toujours tiré du Rig Veda, où le Dieu-Père est appelé Prajapati (le Seigneur de toutes les créatures), Son pouvoir féminin de manifestation s’appelle, non pas Prithivi, mais Vac (la parole, le langage ou le Verbe) : En vérité, Prajapati est le Père du monde. Avec Lui, il y avait Vac, cet autre aspect de Lui-même Et par Elle, Il a engendré la vie. Elle a conçu et s’étant propagée à partir de Lui, Elle a donné forme à toutes les créatures pour de nouveau être réabsorbée dans Prajapati.3 C’est une description de la Création quasiment identique aux descriptions égyptiennes et juives qui apparaissent à la même époque (vers 1500 av. J.-C.) et qui est étrangement semblable au début du quatrième Evangile de l’évangéliste chrétien, Jean. Ici encore, nous avons une représentation symbolique de la vision éternelle du mystique qui perçoit l’Absolu et Son pouvoir de manifestation comme une dualité ineffable dans l’unité et qui Le caractérise comme un Père et une Mère universel. Nous retrouvons dans les Vedas beaucoup de noms différents pour le Dieu-Père, chacun représentant un pouvoir ou une qualité particulière de l’Etre unique. Parfois, on L’appelle Dyaus, le Tout-Puissant, ou Varuna, le pouvoir du vent, et parfois Indra, dont les coups de tonnerre provoquaient la pluie. Mais au fur et à mesure que le temps passait, ces épithètes variées en vinrent à être reconnues comme des aspects multiples du même Seigneur unique : 1 Rig Veda, X.82 Rig Veda, V.84 3 Tandya Maha Brahmana, xx.14.2 2 Ils l’appellent Indra, Mitra, Varuna, Agni ou Garutmat, l’oiseau céleste. La Réalité est une et ceux qui sont instruits L’appellent par des noms divers, comme Agni, Yama ou Matarisvan.4 Trop souvent, les hommes prennent les Noms de Dieu qui s’accumulent au fil des siècles comme représentant des entités séparées et distinctes et les oppose les uns contre les autres ! Ce fut aussi le cas pour les premiers poètes et les premiers mythographes des Vedas. Dès qu’une tribu ou qu’une civilisation en absorbait une autre, celle-ci établissait son propre Nom de Dieu comme étant supérieur et reléguait dans une position inférieure le Nom de Dieu du peuple soumis et c’est ainsi qu’une mythologie polythéiste s’est accumulée en très peu de temps, peuplée de toutes sortes de dieux anthropomorphisés. Toutefois, ceci est l’œuvre des prêtres et des mythographes, et non des Voyants. Comme un mystique védique le dit : Avec les mots, les prêtres et les poètes rendent multiple la Réalité cachée qui est seulement Une.5 Les Vedas sont une collection, un amalgame de nombreux chants composés par des prêtres, des sages, des légalistes, des gouvernants et des poètes aryens couvrant tout le spectre de la dévotion lyrique à la doctrine du rituel et de la superstition primitive à la haute philosophie. Ils représentent non seulement une vaste période – peut-être mille ans de développements – mais aussi une grande diversité d’intellects. Ce furent des poètes et des prêtres, contributeurs des Vedas, qui modelèrent les traditions liturgiques et légales des générations subséquentes, mais c’est un mystique anonyme ou ce sont des mystiques anonymes qui exprimèrent leur vision exaltée de l’Unité qui est la pierre angulaire des Vedas et la fondation sur laquelle repose la grande tradition non-duelle du Vedanta. Les autres pourront tenter de parler de ces choses, mais il n’y a que les mystiques dont les paroles sont en mesure de communiquer la certitude et l’autorité issues de l’expérience authentique. Ici, dans l’Hymne de la Création (X.129) tiré du Rig Veda, nous avons une description de la Réalité primordiale qui précéda la manifestation du monde donnée par un sage qui l’avait ‘’vue’’ par lui-même. Dans l’une des déclarations existantes les plus anciennes faites par un authentique mystique, le lieu unique du commencement de toutes choses est ainsi décrit : 1. Alors, ni le non-réel, ni le réel n’existaient. Il n’y avait ni ciel, ni paradis au-delà. Qu’est-ce qui était contenu par quoi et où et qui l’abritait ? Quelles profondeurs insondables et quel océan cosmique existait-il alors ? 2. Alors, ni la mort, ni l’immortalité n’existaient. Il n’y avait encore aucune distinction entre le jour et la nuit Et par son propre pouvoir, cet Un respirait sans respirer.6 4 Rig Veda, i.164.46 Ibid., x.114 6 Ibid., x.129.1 5 Comprenons d’abord que le Réel fait référence à l’Absolu, la pure Conscience, l’unique Origine et Père de tout ce qui est et que l’irréel fait allusion à cet univers illusoire de la forme et de la matière apparente qui n’est au fond vraiment que l’énergie créatrice du Réel. Ailleurs, nous rencontrerons ce même couple sous les noms de Brahman et Maya, Purusha et Prakriti ou Shiva et Shakti. Ces termes divisent conceptuellement les deux aspects de la Réalité unique qui est perçue dans ‘’l’expérience mystique’’ dont parle notre Voyant. Il ne s’agit que d’une division conceptuelle, et pas d’une division réelle de la Réalité ultime. Ensuite, l’hymniste continue en tentant d’expliquer comment l’impulsion créatrice jaillit au sein de l’existence non-duelle en provoquant la manifestation de l’univers : 3. Au commencement, les ténèbres étaient enveloppées par les ténèbres, Tout n’était qu’un unique océan indifférencié ; Puis, au sein de cette Existence unique indifférenciée Quelque chose jaillit de la chaleur de l’énergie concentrée. 4. Ce qui jaillit en Cela au départ, c’est le désir, Qui est la semence primordiale du mental. Les sages qui ont fouillé profondément au fond de leur propre cœur Ont perçu le lien entre le Réel et l’irréel. Les mystiques des générations successives qui ont vu Cela par eux-mêmes dans les profondeurs de la contemplation ont reconnu l’auteur de cet hymne comme quelqu’un connaissant la vision mystique. Il était lui-même un de ces sages qu’il décrit et qui en cherchant profondément à l’intérieur d’eux-mêmes ont perçu ‘’le lien entre le Réel et l’irréel’’. Il avait vu Cela d’où toute la Création jaillit, car dans cette expérience mystique de l’unité, on retourne – non pas temporellement, mais causalement – au commencement des choses, à la Conscience éternelle et immuable à partir de laquelle jaillit le monde manifesté. Là, dans cette immobilité parfaite, le jour et la nuit et la vie et la mort n’existent pas ; ceux-ci sont indifférenciables dans cet état qui précède la venue à l’existence de tels opposés. Tous ces opposés complémentaires dépendent pour leur existence d’une différenciation préalable au sein de l’Un qui crée ce qui perçoit et ce qui est perçu. La source subtile de cette différenciation est le désir, dit notre mystique, c’est-à-dire l’impulsion au sein de l’Un de créer en Lui-même un ‘’objet’’, un ‘’autre’’ dans l’optique de se réjouir et de se divertir. N’est-ce pas la même chose en ce qui nous concerne ? Le même processus subtil n’intervient-il pas dans toutes nos constructions mentales particulières et personnelles ? Un désir apparaît, d’abord, bientôt suivi par la formation d’une pensée ou d’un scénario pour satisfaire, assouvir le désir, et puis la délectation. C’est ce mouvement subtil du désir qui en vient à s’exprimer par l’entremise du mental ou de la mentalisation, et par la production de toute cette imagerie mentale, nous créons au sein de notre Conscience intégrale une dualité qui est artificielle : un ‘’voyant’’ (le sujet témoin) et un ‘’vu’’ (l’objet de la vision intérieure). Et c’est ainsi qu’à l’intérieur de nous-mêmes, nous faisons l’expérience d’une reproduction microcosmique du processus qui opère en tant que Création universelle au sein de l’Esprit unique. La dissolution universelle se reflète similairement dans la dissolution d’une pensée à l’intérieur de l’Esprit, quand nous en revenons à la conscience du Soi. 5. Ils (les sages) ont élargi le fil de leur vision (pour englober la vérité) Et ils ont déterminé ce qui était supérieur et inférieur : Ainsi, les forces puissantes (de la Nature) sont-elles fertilisées Par l’Un qui est leur Source : ‘’En bas’’ (secondaire), il y a l’Energie créatrice ; ‘’En haut’’ (primaire), il y a la Volonté divine. Il nous est rappelé que c’est l’unique Conscience divine qui est la Réalité primaire et que la pensée/création n’est qu’une illusion. La Volonté divine est ‘’supérieure’’ et l’énergie créative, créatrice de la pensée/imagerie est subordonnée ou ‘’inférieure’’. Tous les mystiques de chaque époque l’ont vu par la contemplation. 6. (Mais après tout), qui sait et qui peut dire D’où tout est venu et comment cette création est apparue ? Les dieux eux-mêmes sont arrivés après la création du monde, Alors qui sait réellement d’où il a jailli ? 7. D’où toute la création tire son origine, Lui seul, Qui l’a façonnée ou non, Lui qui supervise tout depuis les cieux les plus hauts – le sait – Ou peut-être ne le sait-Il pas Lui-même !7 Pourquoi diable, devons-nous tous nous demander à un moment ou l’autre, Dieu aurait-Il créé ce royaume illusoire où des âmes individualisées luttent pour acquérir la sagesse et la paix tout en étant continuellement ballottées par les passions, aveuglées par l’ignorance, affectées par la douleur et menacées par la mort ? Quelle aurait pu être Sa motivation ? Puisqu’il n’y avait pas de témoins au commencement de la Création, personne ne peut le dire. Mais qu’en est-il du mystique ? Lorsqu’il se perd dans les profondeurs de l’Eternel, il est certainement dans une position unique pour expliquer le pourquoi de la Création. Malheureusement, même le mystique ne perçoit pas de pourquoi, car dans cette vision unitaire, Lui seul est. L’expression ludique du théâtre universel émane de Lui-même, l’Esprit unique. Lui seul est l’unique Cause. Il n’y a nulle part ailleurs où chercher la causation, parce que tout ce qui apparaît de Lui et devant Lui est Son propre rayonnement bienheureux le plus naturel et le plus indiscutable. Une autre manière d’exprimer cette vérité, c’est de dire que l’apparition du monde manifesté dans la Conscience unique est simplement la nature de Cela. Toutes les questions qui concernent le comment et le pourquoi n’ont par conséquent rien à voir avec la logique. C’est comme demander : ‘’Pourquoi la lumière brille-t-elle ?’’ ou ‘’Pourquoi un esprit pense-t-il ?’’ Qui sait pourquoi un désir surgit ? Qui sait 7 Ibid., x.129.2-7 comment une pensée se forme ? Nous sommes conscients que la conceptualisation se distingue de la Conscience de fond qui n’est qu’un témoin de l’activité mentale. Nous sommes conscients que l’aspect générateur de pensées de notre esprit se superpose à notre conscience, mais nous ignorons comment et pourquoi. Cela arrive, tout simplement. Nous disons que c’est simplement la nature de la Conscience de se manifester sous forme de pensées et de même, la nature de Cela, la Conscience unique, c’est de manifester le monde phénoménal. Et peut-être qu’Elle ne sait même pas comment ni pourquoi, dit notre auteur védique. Voici un autre passage tiré du Rig Veda (X : 90 :1-5) qui souligne la difficulté d’expliquer le rapport entre les deux aspects complémentaires de la Réalité : Tout ceci, c’est Lui – ce qui a été et ce qui sera. C’est le Seigneur de l’immortalité. Même s’Il est devenu tout ceci, en réalité, Il n’est pas tout ceci, car Il se situe vraiment au-delà du monde. Toute la multitude des univers – passés, présents et à venir – manifestent Sa gloire et Sa puissance, mais Il transcende Sa propre gloire. Pour ainsi dire, tous les êtres de l’univers ne forment qu’une partie de Son Etre et la plus grande partie est invisible et immuable. Celui qui est au-delà de tous les attributs se manifeste en apparences sous la forme de l’univers relatif ; Il se manifeste en apparences sous la forme de tous les êtres sensibles et insensibles. Dans cet hymne, on nous enseigne l’éternel paradoxe de la dualité dans l’Unité : ‘’Même s’Il est devenu tout ceci, en réalité, Il n’est pas tout ceci.’’ Il est le Transcendant, l’Immuable, l’Eternel ; néanmoins, connectif au vide absolu et non qualifié de cette Conscience unique, il y a le rayonnement de Sa gloire. Ce rayonnement sous la forme de l’univers des formes n’est pas Lui et est Lui, néanmoins. Sa gloire se situe en relation avec l’Absolu, de la même façon que la lumière rayonnante du soleil se situe par rapport au soleil. Ils sont différents et un, cependant. Les rayons solaires n’ont aucune existence indépendante et n’existent qu’en raison du soleil ; la gloire de Dieu, qui se manifeste sous la forme de l’univers phénoménal n’a pas non plus de réalité indépendante, mais n’existe que sous la forme d’un rayonnement ou d’une émanation du pur soleil de la Conscience. ‘’Il transcende Sa propre gloire’’, dit le Voyant. Toujours un, immuable et pur, Il apparaît sous la forme de l’univers aux formes multiples. Une telle compréhension ne provient pas du mental du philosophe qui spécule, mais de la vision du mystique. Ce n’est que celui qui a sondé les profondeurs de son propre esprit, qui est allé au-delà du mental jusqu’à la source de toute mentalisation et de toute la manifestation qui peut connaître la vérité de cette unité dans la dualité, de cette dualité dans l’unité. C’est la connaissance du Voyant védique qui, comme nous le verrons, est tout au long des siècles la connaissance commune de tous ceux qui sont allés au-delà de la ‘’gloire’’ de Dieu et qui ont vu le commencement et la fin unique de toutes choses dans les profondeurs de la contemplation intérieure… partage-pdf.webnode.fr (Référence : Swami Abhayananda, History of Mysticism)