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L'entrepreneur

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Notice biographique
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Joseph Aloïs Schumpeter est né en 1883 en Moravie et mort en 1950 aux États-Unis.
Il est très certainement l’un des principaux économistes du XXe siècle. Il dispute ce titre
avec Keynes (1883-1946). Mais, il mena une existence plus discrète, et prit peu fait et
cause pour des questions d’actualités économiques, telles que le traité de Versailles en
1919 ou la crise de 1929 et les moyens d’y mettre un terme (sauf pendant la crise de
1924 en Autriche). D’un autre côté, Keynes s’est relativement peu intéressé à des questions macro-historiques (hormis dans Les perspectives économiques pour nos petitsenfants, publié en 1930) (Keynes, 2002). Les travaux de Schumpeter s’inscrivent en
revanche dans une réflexion sur le long terme, celle de la croissance économique, du
progrès technique et de la transformation institutionnelle du capitalisme, ou bien
encore d’une Histoire de l’analyse économique, qui est la somme (en trois épais volumes)
d’un travail très documenté et minutieux. Schumpeter, en dépit d’une courte expérience de banquier et de ministre des Finances, mena la majeure partie de sa vie professionnelle à l’université en tant que chercheur et professeur, d’abord en Europe (en
Ukraine et en Allemagne), puis aux États-Unis. À partir de 1932, il s’installe aux ÉtatsUnis en tant que professeur d’économie à Harvard.
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À quel courant de pensée appartenait Schumpeter ? Était-il libéral ou hétérodoxe ? Ces
questions restent sans réponse, tant il est difficile de le classer. Autant dire que
Schumpeter était schumpétérien, sans cependant minorer les influences dont il a fait
l’objet parmi les économistes (Walras, Marx, Veblen, etc.), mais aussi les sociologues
(Durkheim, Sombart, Weber, etc.) et les historiens (l’École historique allemande). La
pensée de Schumpeter est en fait fondamentalement ancrée dans la théorie évolutionniste. Schumpeter a largement contribué à l’enrichir, sans toutefois adhérer aux métaphores biologiques pour expliquer l’économie, mais parce que toute son œuvre est
orientée sur la question du changement : pourquoi le capitalisme passe-t-il d’un état
d’équilibre à un état de déséquilibre ?
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Schumpeter est l’économiste de trois concepts fondamentaux : l’entrepreneur, l’innovation
et le cycle économique ; trois concepts qui sont étroitement liés l’un à l’autre. Doué
d’une grande capacité de synthèse entre l’économie, la sociologie et l’histoire, son apport
majeur à la théorie économique dans son ensemble et à la théorie de l’entrepreneur en
particulier se situe précisément dans cette grande capacité de synthèse.
Pour présenter l’apport de Schumpeter à la théorie de l’entrepreneur
nous procéderons en quatre temps : 1/ présentation du contexte historique
et intellectuel dans lequel prend forme la théorie schumpétérienne de
l’entrepreneur, 2/ l’entrepreneur, moteur de l’évolution économique, 3/ de
la disparition de l’entrepreneur à celle du capitalisme et 4/ héritage de la
théorie schumpétérienne de l’entrepreneur et débats actuels.
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Joseph Aloïs Schumpeter
1.
CONTEXTE HISTORIQUE ET INTELLECTUEL ET
FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHUMPETERIENNE
DE L’ENTREPRENEUR
1.1. Le contexte historique et intellectuel
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La pensée de Schumpeter s’inscrit d’abord dans un contexte historique
et intellectuel bien particulier au début du XXe siècle dans l’Empire austro-hongrois, dont la capitale Vienne était alors à l’avant-garde de la
culture européenne dans des domaines très variés tels que la peinture, la
musique, la littérature, la philosophie, la médecine (notamment avec
Freud, le fondateur de la psychanalyse), l’économie et la fameuse « école
de Vienne » représentée par Carl Menger (Karklins-Marcay, 2004). Cette
période fut par ailleurs riche en conflits de grande ampleur (en premier
lieu les deux guerres mondiales) et de transformations politiques majeures,
telle la chute des empires (en premier lieu l’Empire austro-hongrois) et
l’émergence d’un État socialiste (l’Union soviétique). Sur le plan économique, la première moitié du XXe siècle fut également marquée par le
développement des grandes entreprises, via les marchés financiers, et l’arrivée à maturité des nouvelles technologies et sources d’énergie (électricité,
pétrole, automobile, aviation, etc.), transformations qui contribuèrent à
l’émergence progressive d’une consommation de masse liée au développement de l’urbanisation.
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En matière de théorie économique, l’école dite de « Vienne », fondée
par Carl Menger (1840-1921), eut une influence considérable dans la
formation de la théorie marginaliste, dont les deux autres protagonistes
majeurs sont l’anglais Stanley Jevons (1835-1882) et le français Léon
Walras (1834-1910). La révolution marginaliste fut porteuse de deux
changements majeurs : la théorie de l’utilité (qui remet en cause la valeur
travail définie par Ricardo et reprise par Marx) et le développement d’une
économie mathématique dont Walras fut l’un des principaux leaders.
L’école de Vienne s’opposait à l’école historique allemande qui refusait
l’existence de lois économiques historiques constantes dans le temps. À
l’université, l’étudiant Schumpeter reçut l’enseignement de von Wieser
(1851-1926) et de Böhm-Bawerk (1851-1914), qui succédèrent à Menger
et contribuèrent à développer la théorie marginaliste et l’économie mathématique. Il côtoya à la fois d’autres économistes libéraux, tel que von
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LES GRANDS AUTEURS EN ENTREPRENEURIAT ET PME
Mises1 (1881-1973), mais également de futurs théoriciens marxistes :
Hilferding (1877-1941), Bauer (1881-1938), mais aussi Kautsky (18541938).
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En dehors de cela, il occupa des postes importants dans la haute administration, pour des périodes très courtes. En 1918, il fut invité à participer à la Commission de socialisation allemande pour mettre en place une
stratégie de reconstruction de certaines industries de l’après-guerre. En
1919, il devient pour moins de sept mois ministre des Finances dans le
gouvernement socio-démocrate autrichien. Sa carrière en tant que banquier fut également très courte. Nommé en 1921 à la tête de la banque
Biedermann de Vienne, il fut licencié en 1924, suite à la restructuration
de la banque rendue nécessaire en raison de la crise financière qui toucha
l’Autriche en 1924. Schumpeter fut critiqué pour sa mauvaise gestion et
des investissements risqués. En 1925, après cet échec, il devient professeur
de finances publiques à l’université de Bonn grâce à ses relations.
Schumpeter se trouva ainsi très tôt confronté à des courants d’idées très
riches et très variées, qui contribuèrent à nourrir une pensée complexe et
originale. Ses échecs en tant que banquier et ministre ont très certainement contribué à façonner sa réflexion intellectuelle, de plus en plus pessimiste au regard de l’avenir du capitalisme.
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Schumpeter subit aussi indirectement l’influence de Keynes, dont
l’œuvre irradia très largement la théorie économique pendant les années
1920-30. Lorsque ce dernier publia son Traité sur la monnaie en 1930,
Schumpeter, qui travaillait à la rédaction d’un ouvrage sur la monnaie,
détruisit son manuscrit et abandonna son travail sur ce sujet, considérant
qu’il était incapable de mener un travail d’un niveau équivalent. Keynes
exerça par conséquent sur l’œuvre de Schumpeter une influence importante mais indirectement, car leurs sujets d’investigation étaient très différents. Par ailleurs, Schumpeter ne partageait pas l’avis négatif de Keynes
sur l’entrepreneur, que celui-ci assimilait volontiers à des esprits animaux.
Keynes, contrairement à Schumpeter, ne plaça pas le progrès technique au
centre de son cadre théorique, en privilégiant la demande, alors que
Schumpeter mettait l’accent sur l’offre créée par les entrepreneurs (Heertje,
2006).
1. L. von Mises défendait aussi une conception particulière de l’entrepreneur, qui est la force motrice du
processus du marché. Les entrepreneurs sont selon von Mises, « des gens qui cherchent à obtenir un
profit en tirant parti des différences dans les prix (2004, p. 150). L’entrepreneur de von Mises n’est pas
doté du charisme schumpétérien, puisque tout le monde peut être, selon ses dires, entrepreneur.
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1.2. Fondements de la théorie schumpetérienne
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Schumpeter avait pour objectif de fonder une nouvelle économie et de
révolutionner la théorie économique à l’image de Marx et de Walras
(Boutillier, Uzunidis, 2012), soit deux économistes à partir desquels,
l’économiste autrichien s’est principalement positionné, en dépit des
influences multiples auxquelles nous venons de faire référence. Son objectif était d’élaborer un schéma d’analyse permettant de comprendre le
fonctionnement du capitalisme dans sa globalité et sur la longue période
(et par conséquent le processus par lequel il se transforme). Il témoigna
une forte admiration pour Walras, qui lui apparait comme « le plus grand
économiste » (Schumpeter, 1983, t. 3, p. 110)2, mais il regrettait l’incapacité de ce dernier à expliquer tant l’expansion que les crises économiques.
Il considérait Marx comme un « auteur difficile » (Schumpeter, 1983, t. 2,
p. 28), tout en soulignant son érudition et sa force intellectuelle. Il se
rapprocha de l’analyse de Marx avec Capitalisme, Socialisme et Démocratie,
sur le déclin du capitalisme. Cet intérêt pour l’œuvre de Marx réside sans
doute aussi en partie dans le fait qu’ils étaient issus l’un et l’autre d’une
culture germanique commune (Reisman, 2004). Mais, politiquement il
garda ses distances, et ne devint pas marxiste.
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Au début du XXe siècle, lorsque Schumpeter publie sa première œuvre
majeure, Théorie de l’évolution économique, la théorie marginaliste s’était
imposée depuis plusieurs décennies comme la nouvelle théorie économique, dans le prolongement de l’œuvre des économistes classiques. Ce
fut l’économiste américain, Thorstein Veblen (1857-1929) qui qualifia de
« néoclassique » ce groupe d’économistes de l’après-1870, pour dénoncer
leur manque d’imagination et leur prétention à dominer toute la théorie
économique. Très vite, Schumpeter prit ses distances vis-à-vis de la théorie
néo-classique, qui constitua l’enseignement qu’il reçut à l’université en
économie. Il contesta notamment le principe du circuit économique
(représentation statique de l’économie) et la concurrence pure et parfaite.
Mais, il était aussi familier des travaux des grands sociologues tels que
Sombart3, Durkheim, Simmel et surtout Weber. De ce dernier, il retient
notamment l’analyse des motivations de l’entrepreneur. L’originalité de la
pensée de Schumpeter réside dans le fait qu’elle est à la fois holiste et individualiste. Holiste parce qu’elle appréhende le fonctionnement du capita2. Schumpeter rencontra Walras en Suisse. Ce dernier le félicita pour son œuvre alors qu’il n’avait que
25 ans (Karklins-Marchay, 2004).
3. Schumpeter emprunta énormément à Sombart, sans toujours le reconnaître explicitement dans ses
écrits.
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LES GRANDS AUTEURS EN ENTREPRENEURIAT ET PME
lisme dans sa globalité. Individualiste, parce qu’elle met l’accent sur le rôle
d’un acteur particulier : l’entrepreneur. Et, c’est très certainement dans
cette dialectique entre le tout (analyse du capitalisme dans sa dimension
historique, qui le rapproche de Marx) et l’individu (analyse du comportement de l’individu, qui le rapproche de Walras et de Menger) que réside à
la fois la force et la faiblesse de l’œuvre de Schumpeter.
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2.1. Le profil de l’entrepreneur schumpétérien
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Dans Théorie de l’évolution économique, publié en 1911, Schumpeter
développe une analyse originale du capitalisme dont l’acteur incontesté est
l’entrepreneur. Celui-ci comble les lacunes du modèle walrasien.
L’entrepreneur schumpétérien s’inscrit dans une dynamique historique, en
perpétuelle évolution. Dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie, publié
en 1942, il se détourne de Walras au profit de Marx, en développant la
thèse de la disparition probable du capitalisme, consécutive à la bureaucratisation de la fonction entrepreneuriale et au développement des sociétés par actions qui induit une séparation entre propriétaire du capital (les
actionnaires) et les managers de l’entreprise ; thèse qui était embryonnaire
chez Marx, mais qui fut largement développée au cours des années 19001940, notamment par Veblen (1972) (« les propriétaires absentéistes ») et
Berle et Means (1932) (leur analyse du capitalisme américain devenu
managérial).
La position de Schumpeter vis-à-vis de Walras fut ambiguë. D’un côté,
il afficha une très grande admiration pour l’économiste français, tout en
condamnant le caractère statique de son modèle, qu’il appréhendait au
moyen du « circuit économique », réduisant l’entrepreneur à un rôle passif
de coordinateur des marchés. Mais, Schumpeter s’interroge aussi en substance sur le manque d’intérêt des économistes4 pour l’entrepreneur au
profit du capitaliste. Au fil des siècles, l’entrepreneur a pourtant pris une
place croissante dans l’économie, évolution qui est concomitante au développement du laisser-faire et aux théories économiques qui s’y rattachent.
En effet, privilégiant une approche historique de l’économie, Schumpeter
4. Schumpeter reconnaît clairement le rôle de Cantillon dans la théorie de l’entrepreneur, mais cet intérêt pour l’entrepreneur est aussi très certainement le produit de l’influence de son professeur von Wieser
et également des sociologues tels que Weber et Sombart.
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Joseph Aloïs Schumpeter
explique le processus qui conduit de la transformation de la société féodale
en société capitaliste. Ainsi, avec l’intellectuel laïc qui apparaît au cours de
la Renaissance, période marquée par le développement du commerce et de
l’activité manufacturière, se dessine l’homme d’affaires, le marchand, dont
le rôle dans l’économie fut croissant au fil des siècles.
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En s’appuyant sur l’histoire et l’actualité économiques, Schumpeter
dresse le portrait d’un entrepreneur prompt à relever des défis, une sorte
de héros nietzschéen, qui repousse la routine pour aller contre l’ordre économique établi. Ce faisant, il instrumentalise l’entrepreneur pour expliquer la dynamique du capitalisme ou selon ses dires « l’évolution économique » qu’il oppose au « circuit économique ». L’entrepreneur est l’agent
économique qui innove. Il n’est pas résolument certain de l’effet de sa
trouvaille, mais elle peut devenir un moyen de lui conférer provisoirement
(concurrence oblige) une position de monopole.
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D’une manière générique, l’entrepreneur est l’agent économique qui
réalise de « nouvelles combinaisons de facteurs de production » : 1/ fabrication d’un nouveau bien, 2/ introduction d’une nouvelle méthode de
production, 3/ ouverture d’un nouveau débouché, 4/ conquête d’une
nouvelle source de matières premières ou de produits semi-ouvrés et
5/ réalisation d’une nouvelle organisation du marché (ex. création d’une
situation de monopole). Cette définition assimile étroitement l’entrepreneur et l’innovation, tout en donnant à l’innovation une définition très
large qui s’apparente à autant d’opportunités de profit.
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Mais, au-delà de cette définition générique de l’entrepreneur, nous
pouvons esquisser à partir des deux œuvres principales de Schumpeter, le
portrait de l’entrepreneur et du capitalisme, dans lequel il est encastré
(Boutillier, Uzunidis, 1999) :
• L’entrepreneur est juridiquement indépendant, mais économiquement dépendant en raison des rapports de concurrence. Son
indépendance est aussi limitée par les difficultés auxquelles il peut
être confronté pour réunir les capitaux afin de démarrer son activité.
L’entrepreneur doit vaincre le conformisme du banquier, opinion
partagée avec l’économiste français Jean-Baptiste Say5 (1767-1832),
autre précurseur de la théorie de l’entrepreneur. Cette remarque
relative au rôle du banquier, permet à Schumpeter de distinguer
5. Schumpeter reconnaît à Say (avec Cantillon) son apport fondamental dans la théorie de l’entrepreneur,
en particulier en distinguant l’entrepreneur et le capitaliste. Mais, il considère la définition de
l’entrepreneur de Say trop succincte, puisque ce dernier définit la fonction d’entrepreneur comme étant
de combiner les facteurs de production en un organisme productif. Si Schumpeter considère que Say
n’est pas allé assez loin dans sa définition de l’entrepreneur (en la centrant sur l’entreprise), il souligne
son apport déterminant qui a permis de transformer une notion de sens commun en un outil scientifique
(Schumpeter, 1983, t. 2, p. 243).
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l’entrepreneur du capitaliste, et par conséquent le profit (rémunération de l’entrepreneur) et l’intérêt (rémunération du capitaliste). Le
rôle du banquier est fondamental puisque c’est celui-ci qui rend
possible l’exécution des nouvelles combinaisons.
• L’entrepreneur est un individu hors du commun, une sorte de
héros : l’entrepreneur réalise des nouvelles combinaisons des
facteurs de production. Il innove… Mais, ceci est « difficile et
accessible seulement à des personnes de qualité déterminées ».
Seules quelques personnes « ont les aptitudes voulues pour être chefs
dans une telle situation ». On n’est pas entrepreneur à vie. Un entrepreneur n’est entrepreneur que lorsqu’il réalise de nouvelles combinaisons de facteurs de production, non lorsqu’il gère son entreprise
au quotidien, « quelqu’un n’est en principe entrepreneur que s’il
exécute de nouvelles combinaisons ». Être entrepreneur ne se
résume pas à combiner les facteurs de production, activité qui peut
(paradoxalement ?) devenir routinière. Mais, seul l’entrepreneur
réalise de nouvelles combinaisons de facteurs de production.
L’entrepreneur relie donc la technique et l’économie en réalisant ses
nouvelles combinaisons de facteurs de production, sorte d’intermédiaire entre le savant qui produit la connaissance et l’ouvrier qui
l’applique à l’industrie, conformément à la définition que Say
donne de l’entrepreneur. Il est ainsi l’agent économique qui innove.
En ce sens, Schumpeter distingue clairement l’innovation et l’invention. L’invention, contrairement à l’innovation, peut se révéler stérile en matière de création d’entreprises et de richesses.
• La recherche du profit est secondaire, bien qu’elle ne soit pas
négligée. L’entrepreneur est une espèce de joueur pour qui la joie de
créer l’emporte sur la recherche intrinsèque du gain. Même si le
profit couronne le succès des nouvelles combinaisons de facteurs de
production. Il est l’expression de la valeur de la contribution de
l’entrepreneur à la production, comme le salaire pour le travailleur.
Mais, Schumpeter distingue aussi plusieurs profils d’entrepreneur
au regard de leur motivation : 1/ le bourgeois typique qui a hérité
d’une entreprise et qui en est le propriétaire ; 2/ le capitaine d’industrie qui possède les moyens de production et une influence sur les
actionnaires. Ici, la motivation n’est pas le profit mais la domination
sociale et la performance ; 3/ le dirigeant d’une entreprise qui est
motivé par la reconnaissance des autres ; 4/ le fondateur d’une
entreprise qui est le véritable entrepreneur et le plus créatif. C’est un
« calculateur génial » (l’expression est de Say) car il peut prévoir
mieux que les autres l’évolution du marché. Qualifier l’entrepreneur
schumpétérien de calculateur génial n’est cependant pas tout à fait
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exact, car les décisions prises par l’entrepreneur ne relèvent pas de la
rationalité walrasienne, mais d’une rationalité subjective qui se
fonde sur des facteurs psychologiques, selon la conception de
Menger (2011).
• L’entrepreneur n’est pas rationnel, au sens de l’homo œconomicus :
« l’entrepreneur typique ne se demande pas si chaque effort auquel
il se soumet, lui promet un « excédent de jouissance » suffisant. (…)
Il crée sans répit, car il ne peut rien faire d’autre (...) » (Schumpeter,
1935, p. 134). Il a du charisme et de l’autorité et sait s’imposer.
« L’importance de l’autorité n’est pas absente, il s’agit souvent de
surmonter des résistances locales, de conquérir des “relations” et de
faire supporter des épreuves de poids » (Schumpeter, 1935, p. 127).
Il se situe à l’extérieur des cercles d’affaires établis. Il est le
« révolutionnaire de l’économie – et le pionnier involontaire de la
révolution sociale et politique – ses propres collègues le renient (…)
si bien qu’il n’est pas reçu parfois dans le milieu des industriels
établis » (Schumpeter, 1935, p. 128). Se rapprochant de Weber
(1991), Schumpeter considère que l’entrepreneur se caractérise aussi
par un style de vie, un système moral d’éthique et de valeur.
• Diriger une entreprise ne fait pas d’un individu un entrepreneur. « (…) des paysans, des manœuvres, des personnes de profession libérale (…) mais aussi des “fabricants”, des “industriels” ou des
“commerçants” (…) ne sont pas nécessairement des entrepreneurs »
(Schumpeter, 1935, p. 107). Un inventeur n’est pas forcément un
entrepreneur, et inversement. « La fonction d’inventeur ou de technicien en général, et celle de l’entrepreneur ne coïncident pas »
(Schumpeter, 1935, p. 126). En dépit de leur caractère éphémère, le
chercheur peut identifier la « classe des entrepreneurs », soit le
groupe social dont le comportement correspond aux traits caractéristiques identifiés ci-dessus, mais sans se fonder sur la propriété des
moyens de production.
2.2. Dynamique entrepreneuriale et innovation
Le portrait ainsi tracé de l’entrepreneur s’apparente davantage à une
œuvre cubiste que figurative. Un entrepreneur à facettes multiples apparaît, tour à tour agent économique concret et esprit inconsistant. D’un
côté, Schumpeter s’ingénie à décrire l’individu-entrepreneur par un
ensemble de traits spécifiques (par exemple, son attitude à relever des
défis), de l’autre il est dans l’incapacité à trouver dans l’histoire économique, dans le monde des affaires, un individu correspondant point par
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point à cette description. L’entrepreneur décrit par Schumpeter manque
de consistance, parce que ce n’est pas l’entrepreneur en tant que tel qui
l’intéresse, mais ce qu’il représente et du même coup sa capacité à expliquer l’évolution économique. Il est impossible de trouver un individu qui
l’incarne de façon durable. Henry Ford n’est devenu un entrepreneur que
lorsqu’il créa le « model T » (Perroux, 1965). Galbraith (1968) se plaisait
à comparer l’existence du grand entrepreneur à l’aspi meblifera mâle qui
accomplit l’acte de procréation au prix de sa propre existence…
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Schumpeter relie l’innovation entrepreneuriale et l’évolution cyclique
du capitalisme en distinguant les entrepreneurs pionniers ou révolutionnaires et les imitateurs. Le lien entre « innovation », « entrepreneur » et
« cycle économique » est réalisé par l’idée d’une arrivée groupée des entrepreneurs dans un marché porteur créé par l’entrepreneur innovateur,
lequel est à l’origine de l’apparition de grappes d’innovation modifiant les
structures du système productif. Ce phénomène de saturation des marchés
par les entrepreneurs imitateurs est pour Schumpeter le début d’un cycle
long d’expansion. Les entrepreneurs pionniers jouent un rôle essentiel car
ils « suppriment les obstacles pour les autres non seulement dans la
branche de production où ils apparaissent, mais aussi, conformément à la
nature des obstacles, ils les suppriment ipso facto dans les autres branches
de la production ; l’exemple agit de lui-même ; (…) » (Schumpeter, 1935,
p. 331). Pour construire sa théorie des cycles, Schumpeter s’est notamment appuyé sur les travaux de Juglar, qu’il relie à ceux de Kondratieff
(chaque Kondratieff est formé de six Juglar) mais alors que Juglar fait
reposer la dynamique des cycles sur l’investissement, Schumpeter lui substitue les entrepreneurs. La crise est alors un phénomène normal, nécessaire, temporaire et inévitable (c’est l’autre phase du cycle). C’est un signe
d’adaptation du système au changement. En ce sens, Schumpeter se rapproche des travaux de Spiethoff (et de Tugan-Baranosky) qu’il tient en
haute estime et qui attribue au progrès technique un rôle relativement
important dans le mécanisme des crises.
Mais, comment passer de l’entrepreneur au capitalisme ? L’entrepreneur
est, selon Schumpeter, le moteur de la « destruction créatrice » : « le capitalisme, (…) constitue, de par sa nature, un type ou une méthode de
transformation économique et, non seulement il n’est jamais stationnaire,
mais il ne pourrait jamais le devenir » (Schumpeter, 1979, p. 115-116).
Puis, il explique que « l’impulsion fondamentale qui met et maintient en
mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de
consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les
nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous
ces éléments créés par l’initiative capitaliste » (Schumpeter, 1979, p. 116).
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« Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale
du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter »
(Schumpeter, 1979, p. 116-117).
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Tout en cherchant à battre en brèche les fondements du modèle walrasien, l’entrepreneur schumpétérien reste pourtant relativement proche de
la définition walrasienne puisque Schumpeter définit l’entrepreneur
comme l’agent économique qui réalise des combinaisons de facteurs de
production, assimilant ainsi entrepreneur et fonction de production.
Mais, l’hypothèse d’atomicité du marché est balayée par la formation de
grandes entreprises. Certains entrepreneurs sont, pour une période donnée, plus performants que d’autres et sont à la tête de grandes entreprises.
L’hypothèse de transparence du marché est mise à mal par le comportement stratégique de l’entrepreneur. Sa réussite est étroitement liée à sa
capacité d’anticipation sur ses concurrents. Mais, à partir du moment où
ces hypothèses nodales tombent, que devient l’entrepreneur schumpetérien ? Peut-il survivre dans un monde où l’incertitude est permanente et
où les entreprises qui réussissent sont celles qui grandissent ? L’ensemble
de ces questions, conduit Schumpeter à se rapprocher de Marx.
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3.1. De l’entrepreneur à l’organisation
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Poursuivant l’analyse critique de l’œuvre de Walras (1988, 1990, 1992),
Schumpeter se plonge dans celle de Marx : la grande entreprise accroît son
emprise sur l’économie et la société. Schumpeter invente l’entrepreneur
pour dynamiser le modèle walrasien. Mais, il n’ignore pas que la taille des
firmes augmente. L’hypothèse de l’atomicité du marché est donc caduque.
Des monopoles et des oligopoles se forment. Petit à petit, l’organisation se
substitue à l’entrepreneur. Or dans le livre 1 du Capital, Marx explique que
les capitalistes dominants sont ceux qui sont capables de mobiliser les plus
grandes quantités de capital. D’où l’élimination progressive des plus faibles
(faillites, rachats, fusions). Le développement du capitalisme est porteur de
déséquilibre. Pour Marx, le capital appelle le capital puisque l’introduction
d’innovations techniques n’est possible que là où la production se réalise
sur une échelle importante. C’est un processus quasiment sans fin (mais
fragile, puisque bloqué périodiquement par les crises).
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L’accumulation du capital nourrit l’accumulation du capital. C’est
« l’attraction du capital par le capital » (Marx, 1976, livre 1, p. 447). La
dynamique de l’accumulation se matérialise à la fois par un processus de
concentration des capitaux entre les mains d’entrepreneurs privés et par la
multiplication des « foyers d’accumulation » qui se concurrencent et qui
sont nés de la dynamique même du processus d’accumulation. La concurrence contraint chaque capitaliste privé à accroître la productivité du travail
qu’il emploie, pour réduire ses coûts et donc ses prix et à conquérir de nouveaux marchés. L’introduction de nouvelles méthodes de production dans
l’entreprise nécessite l’accumulation préalable d’un capital. La concurrence
accélère le progrès technique en favorisant le renouvellement des moyens de
production avant qu’ils ne soient physiquement obsolètes : « (…) la concurrence, surtout quand il s’agit de bouleversements décisifs, impose le remplacement des vieux moyens de production par de nouveaux avant le terme
naturel de leur existence. Ce sont principalement les catastrophes, les crises
qui contraignent à ce genre de renouvellement prématuré de l’outillage de
l’exploitation sur une grande échelle sociale » (Marx, 1976, livre 2, p. 149).
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Sous la plume de Marx, les capitalistes ne sont plus des capitaines
d’industrie, des gagneurs, mais les pions d’une dynamique dont ils sont les
rouages passifs. La concurrence enfante le monopole. La concentration du
capital entre les mains des capitalistes individuels, engendrée par la
concurrence, impulse la centralisation du capital, elle-même provoquée
par la concurrence capitaliste. La taille des entreprises augmente.
L’empirisme de la gestion des premières entreprises est remplacé par des
méthodes d’organisation du travail nouvelles. Le développement du capitalisme avait entraîné l’élimination de petits producteurs indépendants.
L’accumulation continue et croissante du capital est concomitante avec le
développement d’activités nouvelles. Les innovations industrielles, organisationnelles et financières sont étroitement liées. La société par actions
donne au capitalisme les moyens de se développer sur une échelle toujours
plus importante. Le crédit accélère non seulement l’accumulation qu’il a
lui-même enfantée, mais contribue également au renouvellement du capital en favorisant la naissance d’innovations économisant le travail.
Schumpeter reprend dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie, l’argumentation de Marx sur la métamorphose de la concurrence en monopole.
Sombart, dont Schumpeter était aussi très proche, eut recourt à une formule imaginée, selon laquelle le « capitalisme prend du ventre ». Il souligne aussi que la concurrence parfaite n’a jamais existé que dans les
manuels, et critique le caractère a-historique des analyses néoclassiques. Le
monopole est la manifestation de la dynamique du capitalisme. Le processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme.
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3.2. Les murs s’effritent6…
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Ce n’est pas la disparition d’une forme de concurrence (ô combien
hypothétique) qui inquiète Schumpeter, mais la dislocation du cadre institutionnel du capitalisme, lequel repose sur la propriété privée et la
liberté de contracter. Selon ses dires, la question fondamentale des économistes ne doit pas être l’étude du fonctionnement du capitalisme au jour
le jour, mais doit être dynamique, en montrant comment il crée et détruit
des structures en fonction des obstacles qu’il doit franchir. Il souligne en
cela le caractère évolutionniste du capitalisme et l’apport de Marx sur ce
point : « le point essentiel à saisir consiste en ce que, quand nous traitons
du capitalisme, nous avons affaire à un processus d’évolution. Il peut
paraître singulier que d’aucuns puissent méconnaître une vérité aussi évidente et, au demeurant, depuis si longtemps mise en lumière par Karl
Marx » (Schumpeter, 1979, p. 115).
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Schumpeter refuse d’associer déclin de la concurrence et déclin du
capitalisme, parce que la concurrence est généralement parée de toutes les
vertus et le monopole de tous les vices. Le rejet du monopole ne doit pas
reposer sur le fait qu’il est inefficace sur le plan économique, mais parce
que « la structure politique d’une nation est grandement affectée par l’élimination d’une multitude de petites et moyennes entreprises (…), les
fondements mêmes de la propriété privée et la liberté de contracter se
dérobent dans un pays où les manifestations de ces droits disparaissent de
l’horizon moral du public ». Les grandes sociétés anonymes entraînent la
disparition de la « silhouette du propriétaire, et avec elle, l’œil du maître »
(Schumpeter, 1979, p. 192).
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Schumpeter pronostique le passage du capitalisme au… socialisme.
Cependant, l’entrepreneur disparaît, mais non l’entreprise, qui devient
une organisation complexe. Dans le chapitre 12 de Capitalisme, Socialisme
et Démocratie, Schumpeter (1979, p. 181) évoque « le crépuscule de la
fonction d’entrepreneur ». L’innovation devient une routine car le progrès
technique devient le fait « (…) d’équipes de spécialistes entraînés qui travaillent sur commande et dont les méthodes leur permettent de prévoir les
résultats pratiques de leurs recherches ». (Schumpeter, 1979, p. 181). Le
développement des grandes entreprises est intimement lié à celui du marché financier. La propriété individuelle se dissout, elle se présente désormais sous la forme d’un « simple paquets d’actions » qui se substitue « aux
murs et aux machines d’une usine, naguère si forte, du propriétaire sur son
bien, d’abord en affaiblissant son droit de regard et en limitant sa possibilité effective d’en jouir comme il l’entend ; ensuite parce que le possesseur
6. Titre du chapitre 12 de la deuxième partie de Capitalisme, Socialisme et Démocratie.
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d’un titre abstrait perd la volonté de combattre économiquement, politiquement, physiquement pour « son » usine, pour le contrôle direct de
cette usine et, s’il le faut, de mourir sur son deuil » (Schumpeter, 1979,
p. 194). Schumpeter reconnaît aussi que la société anonyme a donné au
capitalisme les moyens de se développer sur une échelle élargie, mais aussi,
qu’elle mine les fondements institutionnels du capitalisme. La société
anonyme « socialise la mentalité bourgeoise, elle rétrécit progressivement
la zone où peuvent s’exercer les initiatives capitalistes, bien plus, elle finira
par détruire les racines mêmes de ce régime » (Schumpeter, 1979, p. 212).
En se développant, le capitalisme « détruit son propre cadre institutionnel,
mais encore crée les conditions d’une évolution nouvelle. (…) Chaque fois
que la charpente capitaliste perd un de ses étançons, un obstacle au plan
socialiste disparaît simultanément. À ces deux égards, la vision de Marx
était juste » (Schumpeter, 1979, p. 220).
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« La plupart des arguments (...) peuvent se résumer dans la thèse marxiste
d’après laquelle le processus économique tend à se socialiser de lui-même – tout
en socialisant l’âme humaine (…). Les entreprises (…) sont contrôlées par un
petit nombre de grandes sociétés bureaucratisées (…). La propriété et la gestion
des entreprises se sont dépersonnalisées – l’appropriation ayant dégénéré en
détention d’actions et d’obligations et le poids du pouvoir ayant acquis une
mentalité analogue à celle des fonctionnaires » (Schumpeter, 1979, p. 293).
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Le capitalisme est-il condamné à disparaître avec la disparition de
l’entrepreneur ? Si Schumpeter cherche à marquer les consciences en
répondant positivement à la question, cette perspective l’effraie. Il écrit
que « Marx s’est trompé dans son pronostic des modalités d’effondrement
de la société capitaliste – mais il n’a pas eu tort de prédire qu’elle s’effondrerait finalement » (Schumpeter, 1979, p. 447). Il insiste fortement sur
le fait qu’il est un scientifique et que c’est à ce titre qu’il formule cette
conclusion, non en tant que penseur politique. De plus s’il met en avant
les mécanismes économiques de la transition (disparition de l’entrepreneur et « routinisation » de la fonction entrepreneuriale), d’un autre côté,
étudiant la situation en Union soviétique, où régnait alors le socialisme, il
note bien que le socialisme s’est imposé en Russie par une révolution politique et sociale. Le capitalisme russe n’était pas suffisamment mature. La
société américaine est-elle prête pour le socialisme ? Schumpeter ne le
pense pas. Le fermier propriétaire ou l’homme d’affaire, terreau de la
société américaine, s’y opposent. Pourtant, d’un autre côté, la classe des
affaires a très facilement (et très rapidement) accepté le New Deal.
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L’héritage que laisse Schumpeter est très important, mais relativement
récent. C’est en effet à partir des années quatre-vingt (en dépit cependant
de l’ouvrage que lui consacra François Perroux en 1965) que son œuvre fut
redécouverte par le biais de deux orientations majeures. D’une part la théorie évolutionniste et les travaux de Nelson et Winter en 1982, d’autre part
le renouveau de la théorie de l’entrepreneur.
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4.1. Renouveau de la théorie
évolutionniste… de la firme
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La théorie évolutionniste connaît un nouvel essor avec l’ouvrage de
Nelson et Winter (1982) et relancent ainsi une discussion sur la métaphore
biologique et l’analyse économique que Schumpeter rejetait. La théorie
évolutionniste de Nelson et Winter est centrée sur l’étude du capitalisme
des années soixante-dix/quatre-vingt, du capitalisme managérial qui
devient dominant à partir des années cinquante et que Galbraith (1968) et
Chandler (1977) ont minutieusement étudié, confirmant la conclusion
négative de Schumpeter, relative à la disparition de l’entrepreneur.
L’ouvrage de Nelson et Winter n’est pas en revanche centré sur l’entrepreneur, mais sur la (grande) entreprise laquelle s’inscrit dans un régime sociotechnique. Ils cherchent à appréhender l’évolution des firmes mais aussi du
capitalisme dans son ensemble, en mettant en évidence les forces inerties
(les routines) et celles de changement. Nelson et Winter transposent l’analyse de l’entrepreneur sur celle de la firme. La firme est en elle-même une
dynamique de changement car elle est l’entrepôt de connaissances technologiques et organisationnelles. Elle est à la recherche du profit (mais pas
forcément le profit maximum (cf. théorie de la rationalité limitée de
Simon)). Ces grandes firmes sont des firmes innovantes. C’est par ce
moyen qu’elles peuvent réaliser des profits et faire face à la concurrence.
Reprenant l’essence de la définition des nouvelles combinaisons de
Schumpeter, Nelson et Winter montrent clairement que l’innovation technologique et l’innovation organisationnelle sont étroitement liées.
Pour résumer cette bifurcation de la théorie évolutionniste de l’entrepreneur de Schumpeter vers l’entreprise, on peut considérer que les théories de la firme au cours du XXe siècle ont pris deux directions essentielles
(même si certaines de ces approches ont un statut hybride) : une partie des
économistes évolutionnistes, s’appuyant sur la remise en cause de la ratio-
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À l’heure actuelle, la théorie évolutionniste est devenue une grille de
lecture appliquée à l’ensemble des sciences sociales, telles que la sociologie,
la géographie ou l’entrepreneuriat (p. ex. Aldrich, 2011), signe certain de
l’intérêt théorique de cette grille d’analyse, qui ne doit pas devenir cependant une espèce de « prêt-à-penser ».
8
nalité parfaite, ont considéré les firmes comme des organisations complexes
dont il faut expliquer les processus décisionnels, la structure du pouvoir, les
facteurs de différentiation et l’évolution ; une autre partie a cherché à enrichir l’approche néoclassique fondée sur la rationalité parfaite en analysant
la firme non plus comme un agent mais comme un ensemble d’agents
reliés par contrats (un nœud de contrats) dont il faut comprendre la coordination. L’entreprise est ici celle qui effrayait Schumpeter, la firme managériale bureaucratique, qui sonnait le glas du capitalisme des temps
héroïques.
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4.2. Le renouveau de la théorie de
l’entrepreneur
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Depuis les années quatre-vingt et le ralentissement de la croissance économique dans les pays industrialisés, les travaux de Schumpeter ont connu
une actualité nouvelle au regard de son premier ouvrage avec la multiplication des travaux sur l’entrepreneur qui s’est traduite par une augmentation
exponentielle des travaux sur ce sujet (Landström, Lohrke, 2010). Cette
évolution s’inscrit dans le renouveau de la théorie libérale (notamment avec
la théorie de l’offre via par exemple l’ouvrage de George Gilder, 1985).
Mais depuis cette période, la théorie de l’entrepreneur a investi des
domaines très variés : outre l’économie et la gestion, la sociologie, la géographie ou bien encore la psychologie.
Cependant, si la théorie de l’entrepreneur renaît à partir des années
quatre-vingt (Boutillier, 2013), mettant en avant son rôle central en
matière de faiseurs d’innovations (au détriment des grandes entreprises
comme l’ont souligné Galbraith et Chandler) et la puissance du small is
beautiful, elle ne s’inscrit pas toujours directement dans l’analyse schumpetérienne. L’une des premières critiques fondamentales de la théorie schumpetérienne de l’entrepreneur remonte aux années vingt avec les travaux de
Kirzner (1997). Pour ce dernier, l’entrepreneur ne crée les opportunités ex
nihilo, mais découvre des opportunités préexistantes. Et c’est en définitive
à partir de ce diptyque Schumpeter/Kirzner que les théories de l’entrepreneur se sont développées à partir de la fin du XXe siècle avec par exemple
les travaux de Shane (2003) et d’Audretsch (2007). Dans la société entre-
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preneuriale actuelle, selon Audretsch, si les grandes entreprises n’ont pas
disparu, elles laissent place à l’initiative individuelle. L’entrepreneur profite
des occasions offertes par le progrès technique, mais aussi par les stratégies
d’innovation des firmes qui cherchent à expérimenter de nouvelles idées.
Le temps de l’entrepreneur héroïque, à l’origine d’un changement économique et social structurel, est révolu. Ce qui n’empêche pas l’émergence
d’entrepreneurs dans des secteurs qui donneront naissance à des trajectoires
d’innovation (ex. microélectronique-informatique, biotechnologies, etc.).
Ces innovations majeures révolutionnent les activités établies organisées
par le pouvoir politique et économique des institutions publiques et privées (réglementations, poids de grandes entreprises industrielles et financières, commandes publiques, etc.) L’entrepreneur actuel explore et exploite
les opportunités offertes par les grandes entreprises et par la politique
publique de promotion de l’entrepreneuriat pour devenir un entrepreneur
socialisé (Boutillier, Uzunidis, 2001).
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Au carrefour d’influences libérales et socialistes, Schumpeter construisit
une théorie économique originale. Son intérêt pour comprendre le fonctionnement du capitalisme (système économique dont il admirait la capacité à innover), mais aussi de construire une nouvelle théorie économique
(principalement pour se démarquer de la théorie marginaliste), il donna
corps à un nouveau héros économique, l’entrepreneur. Moteur de l’évolution économique, l’entrepreneur schumpétérien est l’agent économique
qui réalise de nouvelles combinaisons de facteurs de production, qui
constituent autant d’opportunités de profit. Ce faisant, Schumpeter ne
parvient pas à dépasser les limites du modèle walrasien (dont il fait la critique) car il est dans l’incapacité de trouver dans l’économie réelle, un
individu correspondant mot pour mot à sa définition. D’où sa pirouette :
on n’est pas entrepreneur à vie… Mais, l’entrepreneur, comme le capitalisme, évolue… et se transforme.
Travaux cités de l’auteur
Schumpeter, J.A. (1935), Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz-Sirey,
édition originale 1911.
Schumpeter, J.A. (1979), Capitalisme, Socialisme et démocratie, Paris, Payot, édition originale 1942.
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Autres références bibliographiques
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