Quand la chimiothérapie laisse des séquelles «Le job d’un oncologue qui administre une chimiothérapie, c’est d’amener son patient aussi proche de la mort que possible, sans pour autant le tuer. Le médecin sait pertinemment qu’en s’attaquant à la tumeur, il va rendre son patient très malade : chambouler son système digestif, faire tomber ses cheveux, miner son système immunitaire. Il doit fermer les yeux sur ces effets secondaires. C’est terrible, mais c’est exactement ce que tout bon oncologue doit faire.» Après tout, la plupart de ces effets secondaires ne sont que temporaires, poursuit Gary Bennett, professeur à l’Université McGill et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en contrôle de la douleur. Une fois la chimio terminée, les systèmes digestifs et immunitaires reprennent leurs droits et les cheveux finissent par repousser. Le hic, c’est que certains effets secondaires refusent obstinément de disparaître avec le temps. Nombre de survivants du cancer restent aux prises avec des douleurs neuropathiques pour le restant de leurs jours. Un fléau auquel Gary Bennett rêve de mettre fin. Une douleur irréversible Les quatre grandes classes de médicaments utilisées en chimiothérapie — les taxanes (qui comprennent entre autres le paclitaxel), les vinca-alcaloïdes (comme la vincristine), les inhibiteurs du protéasome (dont le bortezomib) ainsi que les agents à base de platine (comme l’oxaliplatine) – endommagent les nerfs du système nerveux périphérique. Ils attaquent plus spécifiquement les axones, ces longs prolongements des cellules nerveuses qui conduisent l’influx nerveux du bout des doigts ou des orteils jusqu’à la moelle épinière. Les dommages causés aux nerfs et les douleurs qu’ils provoquent sont si sévères qu’ils limitent la dose de chimiothérapie que l’on peut administrer à un patient. «Très souvent, les oncologues voient la tumeur se réduire au fil des traitements, mais sont forcés d’arrêter la thérapie», se désole Gary Bennett. gent certains humains à la suite de blessures. Ce modèle animal, qui a ouvert la voie à tout un champ de recherche, est connu mondialement sous le nom de «modèle de Bennett». Une dizaine d’années plus tard, alors qu’il était professeur à l’université Hahnemann de Philadelphie, Gary Bennett a répété l’exploit avec son étudiante au doctorat Rosemary Polomano. «Rosemary était infirmière spécialisée en oncologie, se rappellet-il. Elle connaissait les douleurs avec lesquelles luttaient les patients cancéreux. Pour explorer des pistes de solution, elle voulait créer un modèle animal qui reproduirait la pathologie.» Une fois les patients exposés à la douleur neuropathique, impossible de revenir en arrière. Même après des mois de repos, les douleurs restent vives. Ces patients ne pourront jamais subir un autre traitement chimiothérapeutique. Mission accomplie ! Les deux chercheurs ont découvert qu’en administrant de très faibles doses de paclitaxel à des rats, ils pouvaient provoquer chez l’animal les mêmes symptômes que ceux observés chez les humains. Une fois à l’Université McGill, Gary Bennett a obtenu des résultats similaires en administrant aux rats deux autres agents chimithérapeutiques : la vincristine et la l’oxaliplatine. Restait le gros du boulot : expliquer comment les médicaments endommagent les axones et envisager comment prévenir les dommages. Les rats pour modèles Une fausse piste Gary Bennett était déjà réputé dans le domaine de la recherche sur la douleur quand il a décidé de s’attaquer au problème. En 1987, alors qu’il était chercheur au National Institutes of Health des États-Unis, il avait réussi à reproduire chez le rat les douleurs neuropathiques qui affli- On sait que les agents chimiothérapeutiques agissent en prévenant la division des cellules tumorales. Plus spécifiquement, les molécules médicamenteuses s’attachent aux microtubules du fuseau mitotique. Plus spécifiquement aux protéines beta-tubulines, qui sont à la base des microtubules «Ce fuseau apparaît lorsque la cellule est sur le point de se diviser, explique le professeur Bennett. Il s’assure en quelque sorte que chaque cellule ‘fille’ sur le point de naître reçoive le bagage génétique qui lui est nécessaire. Une fois la tâche accomplie, le fuseau mitotique disparaît.» Les agents chimiothérapeutiques, en se liant aux microtubules, nuisent à ce travail et empêchent les cellules cancéreuses (parmi d’autres) de se diviser normalement. La communauté scientifique croyait avoir fait une percée importante il y a quelques années, en montrant que les axones des cellules nerveuses étaient aussi équipés de microtubules. Non pas pour la division cellulaire. Les cellules nerveuses, après tout, ne se divisent pas. «Dans les axones, les microtubules agissent plutôt comme un chemin de fer, précise Gary Bennett. Ils permettent le transport de molécules entre le système nerveux central et les extrémités des axones.» Les chercheurs ont déduit que les agents chimiothérapeutiques devaient s’attacher aux protéines beta-tubulines des microtubules des axones et nuire à leur opération. D’où l’apparition des douleurs neuropathiques. La théorie semblait parfaitement plausible… jusqu’à ce que Gary Bennett démontre le contraire. Les mitochondries sous la loupe À l’aide d’un microscope électronique, l’étudiante postdoctorale Sarah Flatters a photographié des coupes transversales de nerfs de rats qui souffraient de neuropathie induite par la chimiothérapie. Avec un facteur de grossissement de 30 000x, l’équipe a Le RQRD est l'un des réseaux de recherches financés par assemblé une image de plus de 2 mètres carrés montrant tout le nerf. À genou sur la photo placée sur le sol du laboratoire de McGill, Sarah Flatters a compté un à un les axones. «Tous étaient en vie est semblaient parfaitement normaux», raconte Gary Bennett. Sur une autre image, dont le facteur de grossissement était cette fois de 44 000x, l’étudiante a toutefois fait un constat marquant. Les mitochondries présentes par milliers à l’intérieur des axones étaient enflées. Plusieurs étaient même trouées de vacuoles. «Les mitochondries sont responsables de la fabrication de l’énergie à l’intérieur des cellules, rappelle le pro- Le chercheur croit que lorsque les agents chimiothérapeutiques se lient à cette beta-tubuline, la porte reste constamment ouverte. La production d’ATP est déstabilisée. En outre, les mitochondries se gonflent peu à peu. Prévenir les dommages Le professeur Bennett étudie présentement deux médicaments qui, il l’espère, pourraient aider à tenir la «porte» fermée : l’acetyl-L-carnitin et le Trophos 19622. Des essais préliminaires chez les rats ont montré que dans les deux cas, on pouvait renverser les dommages causés par les agents chimiothérapeutiques et soulager la douleur. En donnant les molécules avant l’administration de la chimiothérapie, il semble qu’on puisse même prévenir les dégâts. Reste à savoir si les deux molécules pourraient nuire au traitement chimiothérapeutique. «C’est la grande question. Si on protège les cellules nerveuses, mais que du même coup, on favorise la multiplication des cellules cancéreuses, on aura raté ©iStockphoto.com/drliwa la cible. Pour l’instant, nous avons quelques fesseur. Elles prennent les sucres et indices prometteurs pour le Trophos. les graisses, les brûlent et fabriquent Ça reste à confirmer.» de l’adénosine triphosphate (ATP), une molécule qui fournit l’énergie à Ces résultats suscitent-ils de l’espoir toutes les cellules du corps humain.» chez les oncologues? «C’est encore trop tôt, répond Gary Bennett. Mais si En fouillant dans la littérature, l’équipe nos prochains travaux sont conclude McGill a découvert un article expliants, c’est certain qu’ils seront quant que de la beta-tubuline (la prointéressés. Surtout si ça leur permet téine qui sert de base à la fabrication d’augmenter la dose de chimiode microtubules) se trouvait à la surthérapie administrée à leurs patients. face des mitochondries. Elle servirait Si on peut prévenir les neuropathies, à ouvrir et fermer un canal ionique ce sera un pas de géant vers des responsable du passage de molétraitements plus efficaces.» cules à travers la membrane du mitochondrie. Auteur: Dominique Forget Conception: Solutions Ink