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analyse de texte ch. 8 le bal bovary

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ORAL DU BAC MARS 2019
Flaubert – Madame Bovary : Première
partie, chapitre 8 – commentaire de texte
Emma Bovary qui a rêvé toute sa vie d’aventure et de grands sentiments et qui se morfond
avec son mari, Charles Bovary, « aussi plat qu’un trottoir », est enfin invitée à un bal, par le
marquis d’Andervilliers, au château de Vaubeyssard…
Quelques hommes (une quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans, disséminés parmi les
danseurs ou causant à l’entrée des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille,
quelles que fussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure.
Leurs habits, mieux faits, semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux, ramenés en
boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la
richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires1 du satin, le vernis
des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises.
Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris2 longs tombaient sur des cols
rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un large chiffre3, d’où sortait
une odeur suave. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque
chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la
quiétude de passions journellement4 assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait
cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles, dans
lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des chevaux de race et la
société des femmes perdues.
À trois pas d’Emma, un cavalier en habit bleu causait Italie avec une jeune femme pâle,
portant une parure de perles. Ils vantaient la grosseur des piliers de Saint-Pierre, Tivoli, le
Vésuve, Castellamare et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de lune. Emma
écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne comprenait pas. On
entourait un tout jeune homme qui avait battu, la semaine d’avant, Miss-Arabelle et Romulus,
et gagné deux mille louis à sauter un fossé, en Angleterre. L’un se plaignait de ses coureurs
qui engraissaient ; un autre, des fautes d’impression qui avaient dénaturé le nom de son
cheval.
L’air du bal était lourd ; les lampes pâlissaient. On refluait dans la salle de billard. Un
domestique monta sur une chaise et cassa deux vitres ; au bruit des éclats de verre, madame
Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans qui
regardaient. Alors le souvenir des Bertaux lui arriva. Elle revit la ferme, la mare bourbeuse,
son père en blouse sous les pommiers, et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant
avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie. Mais, aux fulgurations de l’heure présente,
sa vie passée, si nette jusqu’alors, s’évanouissait tout entière, et elle doutait presque de l’avoir
vécue. Elle était là ; puis autour du bal, il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le
reste. Elle mangeait alors une glace au marasquin5, qu’elle tenait de la main gauche dans une
coquille de vermeil, et fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents.
1
Les moires (du satin) : étoffe aux reflets changeants.
2
Favoris : ligne de barbe qu’on laisse pousser à partir des tempes de chaque coté du visage.
3
Un chiffre : des initiales.
4
Journellement : tous les jours.
5
Marasquin : liqueur à la cerise.
Commentaire Partie 1 chapitre VIII de Madame Bovary
Introduction
L’histoire tragique d’Emma Bovary, née Rouault, inspirée à Flaubert par un fait réel, est une
histoire universelle, celle du rêve de jeunesse qui se brise sur l’ennui de l’âge adulte.
Passionnée par la lecture des romans, passionnée par nature, Emma épouse, afin de quitter
son milieu paysan, un jeune médecin dont la carrière semble prometteuse, mais qui s’avérera
d’une médiocrité désespérante. Ainsi, pour tromper son ennui, elle trompera son mari, puis ne
voyant plus aucune possibilité de s’échapper, il finira par fuir définitivement, en ingurgitant
de l’arsenic.
Le bal décrit dans cette scène avait été longtemps rêvé et désiré par Emma. Le marquis
d’Andervilliers l’avait invitée, elle et son mari, au château de la Vaubeyssard, pour remercier
Charles de ses services. Attendue depuis toujours, il se révèle cependant décevant et joue un
rôle déterminant dans le processus de désillusion qui mène Emma au suicide.
En quoi cette scène de bal est-elle une désillusion aux conséquences tragiques ?
Pour le comprendre, nous étudierons dans une première partie la description du bal, ce qui
nous permettra dans une seconde partie de nous intéresser à la critique flaubertienne.
Développement
I.
Un bal fastueux
A.
Le luxe et le rêve
Nous entrons dans un monde merveilleux de luxe qui correspond a priori aux
attentes d’Emma Bovary, qui répond à ses rêves romanesques. C’est sur le
luxe que se concentre la description : le luxe et la richesse des objets et des
personnes.
Ainsi, les « quelques hommes » qui « se distinguaient de la foule » présentent
toutes les marques habituelles de la richesse : des habits « mieux faits », « plus
souples », des cheveux « lustrés par des pommades plus fines ». L’usage
répété de l’adverbe « plus » esquisse un univers hyperbolique où tout est
exagéré. Les matières évoquées sont précieuses (« porcelaine », « satin »,
« mouchoirs brodés »), ainsi que la nourriture : « Elle mangeait alors une
glace au marasquin, qu’elle tenait de la main gauche dans une coquille de
vermeil ». La glace, évidemment, à cette époque, est un produit de luxe, et la
« coquille de vermeil » un objet rare (la nourriture tient une place importante
dans ce texte : le narrateur précise même que les hommes riches du début du
texte ont « un régime discret de nourritures exquises »).
Enfin, comme il fait trop chaud, et que « l’air du bal [est] lourd » (à cause des
fumées certainement), « un domestique monta sur une chaise et cassa deux
vitres » : summum d’une richesse qui est aussi un gaspillage.
Cette richesse s’oppose à la pauvreté de l’enfance d’Emma : les
« nourritures exquises » et la « glace au marasquin » contrastent avec « les
terrines de lait » qui reviennent alors à la mémoire de la jeune femme.
Enfin, les sujets des conversations tournent autour de voyages lointains
(« Italie », « Saint-Pierre », c’est-à-dire Rome, « Tivoli, le Vésuve,
Castellamare et les Cassines », « Gênes ») et d’activités réservées à l’élite :
l’équitation.
Voyages, richesse, luxe, Emma se confronte à la réalité de son rêve…
B.
Un monde de sensations
Dans cet univers magique, nous voyons donc que la primauté est donnée aux
sensations, contre la raison.
C’est un des passages qui nous permet à la fois de mieux comprendre le
personnage d’Emma Bovary mais aussi de nous attacher, de nous identifier
à elle.
En effet, ce ne sont pas des idées (toujours sujettes aux débats), mais des
sensations qui sont décrites par Flaubert : nous pénétronsla sensibilité
profonde du personnage. Nous sommes perdus avec elle dans ce monde
merveilleux. La vue est évidemment très présente, mais aussi l’ouïe (« Emma
écoutait », « au bruit des éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et
aperçut le jardin ») et même le goût, avec le « lait de la laiterie » et la « glace
au marasquin ».
C’est un monde indéterminé, où rien n’est précis, rien n’est rationnel. Les
groupes se dessinent de manière grossière : « Quelques hommes (une
quinzaine) de vingt-cinq à quarante ans, disséminés parmi les danseurs ou
causant à l’entrée des portes, se distinguaient de la foule par un air de famille,
quelles que fussent leurs différences d’âge, de toilette ou de figure. » Il y a
« quelques hommes » et une « foule ». Les invités, hommes et femmes, n’ont
pas de physionomies propres : ils sont décrits selon leurs attributs (habits et
manières), leur physique se limite à « un air de famille ». Ils sont désignés par
le pronom impersonnel « on » : « On entourait un tout jeune homme… »,
« L’un se plaignait de… ; un autre, de… ».
Les stimuli sensoriels sont si nombreux et puissants que madame Bovary s’y
perd, et ne parvient pas à s’inscrire dans la réalité du bal, dans son
déroulement.
C.
Un « topos » romanesque
Enfin, il faut rappeler que la « scène du bal » est un topos de la littérature,
c’est-à-dire un lieu commun, un épisode qui revient de manière traditionnelle
dans le roman. Qu’il nous suffise d’évoquer le grand classique de Madame de
La Fayette (que n’a pas manqué de lire Emma) La Princesse de Clèves où la
scène du bal est le cadre de la rencontre entre l’héroïne et le duc de Nemours.
Le bal est un moment de fête, qui est synonyme dans l’imaginaire d’Emma de
passion et d’aventure amoureuse. Il s’oppose dans le texte à la réalité des
« paysans » qui regardent par les fenêtres le bal, sans y participer. Monde
paysan dont est issu Emma… Le bal n’est pas ici l’occasion d’une
rencontre merveilleuse puisque Emma n’appartient pas au même monde. À
tel point qu’elle ne comprend pas ce que les gens se racontent : « Emma
écoutait de son autre oreille une conversation pleine de mots qu’elle ne
comprenait pas. » Elle est à la fois intruse et passive.
Flaubert actualise donc ce topos romanesque, le renouvelle, s’en joue, et
en fait le lieu d’un isolement de son héroïne : elle rêve, elle mange, elle se
souvient, mais elle ne participe pas au grand rêve.
[transition]
Monde du luxe, de la richesse, du divertissement, la scène du bal est à la fois
une découverte pour Emma et un topos littéraire pour le lecteur. C’est par là
que le doute vient s’insinuer sur la véritable valeur de cette description.
II.
La critique flaubertienne
A.
Un monde factice et malade
Il ne faut pas prendre cette description au pied de la lettre, mais l’interpréter :
ce monde de rêve est un monde surtout factice. Ce qui faisait rêver Emma
Bovary s’avère être un monde vide, fade et superflu, ce dont elle a plus ou
moins vaguement conscience.
C’est ce que révèlent le deuxième paragraphe et la description des invités. Ce
ne sont pas les qualités propres des invités qui sont ici décrites
(physionomies, pensées, réflexions, caractères), mais des attributs
secondaires : les objets, les matières, comme nous l’avons dit. Il y a une
même une automatisation de l’homme : « leur cou tournait à l’aise ». Ce
monde est factice parce que les gens qui le peuples le sont : ils n’ont pas d’âge
précis (« de vingt-cinq à quarante ans », « ceux qui commençaient à vieillir
avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage
des jeunes »), et par cette attention portée seulement aux matières et objets, ils
sont déshumanisés.
En plus, c’est la maladie qui règne sur ces êtres, comme le prouve cette pâleur
fantomatique qui revient dans toute le texte : « Ils avaient le teint de la
richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines », « une jeune
femme pâle ». Même le décor est contaminé par cette maladie : « les lampes
pâlissaient ».
Le symbole de ce trompe-l’œil généralisé est le bris de vitres à la fin de notre
passage. Le verre, comme la fenêtre (et même, si on pense à Lewis Carroll, le
« miroir », et ne sommes-nous pas dans un monde de « miroir aux
alouettes »?), sont les symboles de la frontière, de l’irréel. C’est quand on
brise la vitre que Emma retrouve ses origines, sa famille, d’où elle vient, la
matière épaisse du lait et de la crème…
Ces « éclats de verre » invitent le lecteur lui-même à traverser le texte pour en
comprendre le sens véritable (ce que Rabelais appelait déjà « la substantifique
moelle »).
B.
L’ironie
Mais ce qui permet surtout de faire sentir cette superficialité du bal et de ses
invités, c’est l’ironie.
Cette tonalité ironique traverse tout le texte (comme il traverse tout le
roman), mais nous pouvons relever quelques passages révélateurs.
D’abord, au début du texte, quand le narrateur relève « l’air de famille » des
hommes « disséminés parmi les danseurs ou causant à l’entrée des portes ».
Cette première remarque souligne à la fois l’entre-soi du monde aristocratique,
mais aussi les ressemblances exagérées entre les membres du même famille,
dues aux mariages consanguins (encore le thème de la maladie à travers la
dégénérescence).
Ensuite, dans le deuxième paragraphe, la description des mœurs des
aristocrates est particulièrement critique : « Ceux qui commençaient à vieillir
avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage
des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottait la quiétude de passions
journellement assouvies ; et, à travers leurs manières douces, perçait cette
brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles,
dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse, le maniement des
chevaux de race et la société des femmes perdues. » Ils sont blasés, ils sont
hypocrites (c’est ce que souligne l’antithèse entre « leurs manières douces »
et « cette brutalité particulière que communique la domination »), ils sont
« vains ».
Enfin, et c’est peut-être le passage à la fois le plus ironique et le plus drôle,
dans tout le troisième paragraphe quand sont reportées les conversations. En
effet, ces conversations ne sont qu’une accumulation de clichés vides de sens
ou d’intérêt : ce que ce « cavalier en habit bleu » et cette « jeune femme pâle »
admirent en Italie, c’est la « grosseur » des piliers…
Puis, nous avons une série d’autres clichés tout aussi vides : « Tivoli, le
Vésuve, Castellamere et les Cassines, les roses de Gênes, le Colisée au clair de
lune ». Les « roses » et le « clair de lune » qui font rêver les jeunes gens…
L’évocation des courses de chevaux est une critique également acerbe : « un
tout jeune qui (…) avait gagné deux mille louis à sauter un fossé » : le sport
hippique est réduit à « sauter un fossé ».
Derrière une description a priori positive, se dissimule donc des remarques
désapprobatrices.
C.
Une régression symptomatique
La finesse flaubertienne vient se concentrer sur cet événement tout à fait
particulier, et pourtant à première vue anodin, de la réminiscence, qui est une
forme de régression enfantine : « Alors le souvenir des Bertaux lui arriva.
Elle revit la ferme, la mare bourbeuse, son père en blouse sous les pommiers,
et elle se revit elle-même, comme autrefois, écrémant avec son doigt les
terrines de lait dans la laiterie. »
Outre le style indirect libre qui permet une liberté de propos (nous sommes à
la fois dans les pensées d’Emma – qui sont, pour l’époque, indécentes et qui
vaudront à Flaubert un procès – et dans celles du narrateur), nous avons ces
« fulgurations » de la réminiscence, qui est déjà une préfiguration des mises
en lumière de l’inconscience.
Ce surgissement du passé est déclenché par les bris de verre : « au bruit des
éclats de verre, madame Bovary tourna la tête et aperçut dans le jardin, contre
les carreaux, des faces de paysans qui regardaient. » Le rythme de la narration
s’accélère : on passe de l’imparfait au passé simple : « des faces de paysans
qui regardaient. Alors le souvenir des Berteaux lui arriva. » L’adverbe
« alors » marque bien une rupture qui est celle d’un choc. La phrase du
souvenir est à la fois marquée par des sonorités enfantines (une allitération
en [m] significative : « ferme », « mare », « pommiers », « elle-même, comme
autrefois, écrémant ») qui évoquent aussi le souvenir – absent – de la mère (la
« mare ») par rapport au père, et par les matières enfantines, premières,
presque fécales, qui sont évoquées : « écrémant avec son doigt les terrines de
lait dans la laiterie ». Le contraste est fort et plonge Emma dans une attitude
contemplative, passive : ce n’est plus la lumière qui domine, mais l’ombre
(« il n’y avait plus que de l’ombre, étalée sur tout le reste »), et le dernier geste
hésite entre la pâmoison de plaisir et une forme d’agonie qui préfigure celle
du drame final : elle « fermait à demi les yeux, la cuiller entre les dents ». Le
rêve d’Emma se brise contre la banalité du réel, contre la réalité de sa vie
passée et présente.
Conclusion
Ce passage qui apparaît d’abord comme une joyeuse scène de bal est en fait le prétexte pour
Flaubert de critiquer de manière acerbe le monde de l’aristocratie, comme il critique par
ailleurs la bourgeoisie, et même la paysannerie. Rien n’échappe à son ironie.
Mais, c’est dans l’évolution du personnage d’Emma, un passage clef : une désillusion quant à
un de ses plus grands rêves. Avec subtilité, Flaubert laisse percevoir cette discordance
irrémédiable entre Emma et le monde dans lequel elle vit : c’est un des épisodes qui la
conduiront jusqu’à l’issue fatale…
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